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DANS LAQUELLE IL EST ÉTABLI QUE, MALGRÉ LEURS NOMS | Il y a un an à peu près qu’en faisant à la Bibliothèque
royale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai
par hasard sur les Mémoires de M. d’Artagnan, imprimés,—comme
la plus grande partie des ouvrages de cette époque,
où les auteurs tenaient à dire la vérité sans aller faire un tour
plus ou moins long à la Bastille,—à Amsterdam, chez Pierre
XVIII
Rouge. Le titre me séduisit: je les emportai chez moi, avec la
permission de M. le conservateur, bien entendu, et je les dévorai.Mon intention n’est pas de faire ici une analyse de ce curieux
ouvrage, et je me contenterai d’y renvoyer ceux de mes lecteurs
qui apprécient les tableaux d’époque. Ils y trouveront des portraits
crayonnés de main de maître; et, quoique ces esquisses
soient, pour la plupart du temps, tracées sur des portes de caserne
et sur des murs de cabaret, ils n’y reconnaîtront pas
moins, aussi ressemblantes que dans l’histoire de M. Anquetil,
les images de Louis XIII, d’Anne d’Autriche, de Richelieu, de
Mazarin et de la plupart des courtisans de l’époque.Mais, comme on le sait, ce qui frappe l’esprit capricieux du
poète n’est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs.
Or, tout en admirant, comme les autres les admireront sans
doute, les détails que nous avons signalés, la chose qui nous
préoccupa le plus est une chose à laquelle bien certainement
personne avant nous n’avait fait la moindre attention.D’Artagnan raconte qu’à sa première visite à M. de Tréville,
le capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre
trois jeunes gens servant dans l’illustre corps où il sollicitait
l’honneur d’être reçu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis.Nous l’avouons, ces trois noms étrangers nous frappèrent,
et il nous vint aussitôt à l’esprit qu’ils n’étaient que des pseudonymes
à l’aide desquels d’Artagnan avait déguisé des noms peut-être
illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d’emprunt
ne les avaient pas choisis eux-mêmes le jour où, par caprice, par
mécontentement ou par défaut de fortune, ils avaient endossé la
simple casaque de mousquetaire.Dès lors nous n’eûmes plus de repos que nous n’eussions
retrouvé, dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque
de ces noms extraordinaires qui avaient si fort éveillé notre
curiosité.XIX
Le seul catalogue des livres que nous lûmes pour arriver à
ce but remplirait un chapitre tout entier, ce qui serait peut-être
fort instructif, mais à coup sûr peu amusant pour nos lecteurs.
Nous nous contenterons donc de leur dire qu’au moment où,
découragé de tant d’investigations infructueuses, nous allions
abandonner notre recherche, nous trouvâmes enfin, guidé par
les conseils de notre illustre et savant ami Paulin Pâris, un manuscrit
in-folio, coté sous le no 4772 ou 4773, nous ne nous le
rappelons plus bien, ayant pour titre:«Mémoire de M. le comte de La Fère, concernant quelques-uns
des événements qui se passèrent en France vers la fin du
règne du roi Louis XIII et le commencement du règne du roi
Louis XIV.»On devine si notre joie fut grande, lorsqu’en feuilletant ce
manuscrit, notre dernier espoir, nous trouvâmes à la vingtième
page le nom d’Athos, à la vingt-septième le nom de Porthos, à
la trente et unième le nom d’Aramis.La découverte d’un manuscrit complètement inconnu, dans
une époque où la science historique est poussée à un si haut
degré, nous parut presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-nous
de solliciter la permission de le faire imprimer, dans le but
de nous présenter un jour avec le bagage des autres à l’Académie
des inscriptions et belles-lettres, si nous n’arrivions, chose
fort probable, à entrer à l’Académie française avec notre propre
bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement
accordée; ce que nous consignons ici pour donner un
démenti public aux malveillants qui prétendent que nous vivons
sous un gouvernement assez médiocrement disposé à l’endroit
des gens de lettres.Or, c’est la première partie de ce précieux manuscrit que
nous offrons aujourd’hui à nos lecteurs, en lui restituant le
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titre qui lui convient, prenant l’engagement, si, comme nous
n’en doutons pas, cette première partie obtient le succès qu’elle
mérite, de publier incessamment la seconde.En attendant, comme le parrain est un second père, nous
invitons le lecteur à s’en prendre à nous, et non au comte de La
Fère, de son plaisir ou de son ennui.Cela posé, passons à notre histoire. |
LES TROIS PRÉSENTS DE M. D’ARTAGNAN PÈRE | Le premier lundi du mois d’avril 1625, le bourg de Meung,
où naquit l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans
une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent
venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant
s’enfuir les femmes du côté de la Grande-Rue, entendant les
enfants crier sur le seuil des portes, se hâtaient d’endosser la
cuirasse, et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine
d’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient vers l’hôtellerie
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du Franc-Meunier, devant laquelle s’empressait, en grossissant
de minute en minute, un groupe compact, bruyant et
plein de curiosité. |
L’ANTICHAMBRE DE M. DE TRÉVILLE | M. de Troisville, comme s’appelait encore sa famille en Gascogne,
ou M. de Tréville, comme il avait fini par s’appeler lui-même
à Paris, avait réellement commencé comme d’Artagnan,
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c’est-à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d’audace,
d’esprit et d’entendement, qui fait que le plus pauvre gentillâtre
gascon reçoit souvent plus en ses espérances de l’héritage
paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ou berrichon
ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son bonheur
plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient
comme grêle, l’avaient hissé au sommet de cette échelle difficile
qu’on appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladé
quatre à quatre les échelons.Il était l’ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun
sait, la mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Tréville
l’avait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu’à
défaut d’argent comptant,—chose qui toute la vie manqua au
Béarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule
chose qu’il n’eût jamais besoin d’emprunter, c’est-à-dire avec
de l’esprit,—qu’à défaut d’argent comptant, disons-nous, il
l’avait autorisé, après la reddition de Paris, à prendre pour
armes un lion d’or passant sur gueules avec cette devise:
fidelis et fortis. C’était beaucoup pour l’honneur, mais c’était
médiocre pour le bien-être. Aussi, quand l’illustre compagnon
du grand Henri mourut, il laissa pour seul héritage, à M. son
fils, son épée et sa devise. Grâce à ce double don et au nom
sans tache qui l’accompagnait, M. de Tréville fut admis dans
la maison du jeune prince, où il servit si bien de son épée,
et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes
lames du royaume, avait l’habitude de dire que, s’il avait un
ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour
second, lui d’abord, et Tréville après, et peut-être même
avant lui.Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville,
attachement royal, attachement égoïste, c’est vrai, mais qui
n’en était pas moins un attachement. C’est que dans ces temps
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malheureux on cherchait fort à s’entourer d’hommes de la
trempe de Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise
l’épithète de fort, qui faisait la seconde partie de son exergue;
mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer l’épithète de
fidèle, qui en formait la première. Tréville était un de ces derniers;
c’était une de ces rares organisations, à l’intelligence
obéissante comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à l’œil
rapide, à la main prompte, à qui l’œil n’avait été donné que
pour voir si le roi était mécontent de quelqu’un, et la main
que pour frapper ce déplaisant quelqu’un, un Besme, un Maurevers,
un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin, à Tréville, il n’avait
manqué jusque-là que l’occasion; mais il la guettait, et il
se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais
elle passait à la portée de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de
Tréville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels étaient à
Louis XIII, pour le dévouement, ou plutôt pour le fanatisme, ce
que ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde écossaise
était à Louis XI.De son côté, et sous ce rapport, le cardinal n’était pas en
reste avec le roi. Quand il avait vu la formidable élite dont
Louis XIII s’entourait, ce second ou plutôt ce premier roi de
France avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses
mousquetaires, comme Louis XIII avait les siens, et l’on voyait
ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes
les provinces de France et même dans tous les États étrangers,
les hommes célèbres pour les grands coups d’épée. Aussi Richelieu
et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie
d’échecs, le soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun
vantait la tenue et le courage des siens; et tout en se prononçant
tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les
excitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un
véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la
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victoire des leurs. Ainsi du moins le disent les Mémoires d’un
homme qui fut dans quelques-unes de ces défaites et dans
beaucoup de ces victoires.Tréville avait pris le côté faible de son maître, et c’est à
cette adresse qu’il devait la longue et constante faveur d’un roi
qui n’a pas laissé la réputation d’avoir été très fidèle à ses
amitiés. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal
Armand Duplessis avec un air narquois qui hérissait de
colère la moustache grise de Son Éminence. Tréville entendait
admirablement bien la guerre de cette époque, où, quand on
ne vivait pas aux dépens de l’ennemi, on vivait aux dépens de
ses compatriotes: ses soldats formaient une légion de diables-à-quatre,
indisciplinée pour tout autre que pour lui.Débraillés, avinés, écorchés, les mousquetaires du roi, ou
plutôt ceux de M. de Tréville, s’épandaient dans les cabarets,
dans les promenades, dans les lieux publics, criant fort, et retroussant
leurs moustaches, faisant sonner leurs épées, heurtant
avec volupté les gardes de M. le Cardinal, quand ils les rencontraient;
puis dégainant en pleine rue, avec mille plaisanteries;
tués quelquefois, mais sûrs en ce cas d’être pleurés et vengés;
tuant souvent, et sûrs alors de ne pas moisir en prison, M. de
Tréville étant là pour les réclamer. Aussi M. de Tréville était-il
loué sur toutes les gammes par ces hommes qui l’adoraient,
et qui, tous gens de sac et de corde qu’ils étaient, tremblaient
devant lui comme des écoliers devant leur maître, obéissant
au moindre mot, et prêts à se faire tuer pour laver le moindre
reproche.M. de Tréville avait usé de ce levier puissant, pour le roi
d’abord et les amis du roi,—puis pour lui-même et pour ses
amis. Au reste, dans aucun des Mémoires de ce temps, qui a
laissé tant de Mémoires, on ne voit que ce digne gentilhomme
ait été accusé, même par ses ennemis, et il en avait autant
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parmi les gens de plume que chez les gens d’épée; nulle part
on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait été
accusé de se faire payer la coopération de ses séides. Avec un
rare génie d’intrigue, qui le rendait l’égal des plus forts intrigants,
il était resté honnête homme. Bien plus, en dépit des
grandes estocades qui déhanchent et des exercices pénibles
qui fatiguent, il était devenu un des plus galants coureurs de
ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiqués diseurs
de phœbus de son époque; on parlait des bonnes fortunes
de Tréville comme on avait parlé vingt ans auparavant de celles
de Bassompierre, et ce n’était pas peu dire. Le capitaine des
mousquetaires était donc admiré, craint et aimé, ce qui constitue
l’apogée des fortunes humaines.Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans
son vaste rayonnement; mais son père, soleil pluribus impar,
laissa sa splendeur personnelle à chacun de ses favoris, sa valeur
individuelle à chacun de ses courtisans. Outre le lever
du roi et celui du cardinal, on comptait alors à Paris plus de deux
cents petits levers un peu recherchés. Parmi les deux cents
petits levers, celui de Tréville était un des plus courus.La cour de son hôtel, situé rue du Vieux-Colombier, ressemblait
à un camp, et cela dès six heures du matin en été et
dès huit heures en hiver. Cinquante à soixante mousquetaires,
qui semblaient s’y relayer pour présenter un nombre toujours
imposant, s’y promenaient sans cesse armés en guerre et prêts
à tout. Le long d’un de ces grands escaliers sur l’emplacement
desquels notre civilisation bâtirait une maison tout entière,
montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient
après une faveur quelconque, les gentilshommes de province
avides d’être enrôlés, et les laquais chamarrés de toutes couleurs,
qui venaient apporter à M. de Tréville les messages de
leurs maîtres. Dans l’antichambre, sur de longues banquettes
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circulaires, reposaient les élus, c’est-à-dire ceux qui étaient
convoqués. Un bourdonnement durait là depuis le matin jusqu’au
soir, tandis que M. de Tréville, dans son cabinet contigu
à cette antichambre, recevait les visites, écoutait les plaintes,
donnait ses ordres, et, comme le roi à son balcon au Louvre,
n’avait qu’à se mettre à sa fenêtre pour passer la revue des
hommes et des armes.Le jour où d’Artagnan se présenta, l’assemblée était imposante,
surtout pour un provincial arrivant de sa province: il
est vrai que ce provincial était Gascon, et que surtout à cette
époque les compatriotes de d’Artagnan avaient la réputation de
ne point facilement se laisser intimider. En effet, une fois qu’on
avait franchi la porte massive, chevillée de longs clous à tête quadrangulaire,
on tombait au milieu d’une troupe de gens d’épée
qui se croisaient dans la cour, s’interpellant, se querellant et
jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes
ces vagues tourbillonnantes, il eût fallu être officier, grand
seigneur ou jolie femme.Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce désordre que
notre jeune homme avança, le cœur palpitant, rangeant sa
longue rapière le long de ses jambes maigres, et tenant une
main au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial
embarrassé qui veut faire bonne contenance. Avait-il dépassé
un groupe, alors il respirait plus librement; mais il
comprenait qu’on se retournait pour le regarder, et, pour la
première fois de sa vie, d’Artagnan, qui jusqu’à ce jour avait
une assez bonne opinion de lui-même, se trouva ridicule.Arrivé à l’escalier, ce fut pis encore: il y avait sur les premières
marches quatre mousquetaires qui se divertissaient à
l’exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camarades
attendaient sur le palier que leur tour vînt de prendre place à
la partie.28
Un d’eux, placé sur le degré supérieur, l’épée nue à la
main, empêchait ou du moins s’efforçait d’empêcher les trois
autres de monter.Ces trois autres
s’escrimaient
contre lui de leurs
épées fort agiles.
D’Artagnan prit
d’abord ces fers
pour des fleurets d’escrime, il les crut boutonnés: mais il reconnut
bientôt à certaines égratignures que chaque arme, au
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contraire, était affilée et aiguisée à souhait, et à chacune de
ces égratignures, non seulement les spectateurs, mais encore
les acteurs riaient comme des fous.Celui qui occupait le degré en ce moment tenait merveilleusement
ses adversaires en respect. On faisait cercle autour
d’eux: la condition portait qu’à chaque coup le touché quitterait
la partie, en perdant son tour d’audience au profit du toucheur.
En cinq minutes trois furent effleurés, l’un au poignet,
l’autre au menton, l’autre à l’oreille, par le défenseur du degré,
qui lui-même ne fut pas atteint; adresse qui lui valut, selon
les conventions arrêtées, trois tours de faveur.Si difficile, non pas qu’il fût, mais qu’il voulût être à étonner,
ce passe-temps étonna notre jeune voyageur; il avait vu
dans sa province, cette terre où s’échauffent cependant si
promptement les têtes, un peu plus de préliminaires aux duels,
et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte
de toutes celles qu’il avait ouïes jusqu’alors, même en Gascogne.
Il se crut transporté dans ce fameux pays des géants où
Gulliver alla depuis et eut si grand’peur; et cependant il n’était
pas au bout: restaient le palier et l’antichambre.Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires
de femmes, et dans l’antichambre des histoires de cour.
Sur le palier d’Artagnan rougit, dans l’antichambre il frissonna.
Son imagination éveillée et vagabonde, qui en Gascogne
le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre
et même quelquefois aux jeunes maîtresses, n’avait jamais
rêvé, même dans ses moments de délire, la moitié de ces merveilles
amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussées
des noms les plus connus et des détails les moins
voilés. Mais si son amour pour les bonnes mœurs fut choqué
sur le palier, son respect pour le cardinal fut scandalisé dans
l’antichambre. Là, à son grand étonnement, d’Artagnan
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entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler
l’Europe, et la vie privée du cardinal, que tant de hauts et puissants
seigneurs avaient été punis d’avoir tenté d’approfondir:
ce grand homme, révéré par M. d’Artagnan père, servait de
risée aux mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient ses
jambes cagneuses et son dos voûté; quelques-uns chantaient
des noëls sur madame d’Aiguillon, sa maîtresse, et madame
de Combalet, sa nièce, tandis que les autres liaient des parties
contre les pages et les gardes du cardinal-duc, toutes choses qui
paraissaient à d’Artagnan de monstrueuses impossibilités.Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout à
coup et à l’improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques,
une espèce de bâillon calfeutrait pour un moment
toutes ces bouches moqueuses; on regardait avec hésitation
autour de soi, et l’on semblait craindre l’indiscrétion de la
cloison du cabinet de M. de Tréville; mais bientôt une allusion
ramenait la conversation sur Son Éminence, et alors les
éclats reprenaient de plus belle, et la lumière n’était ménagée
sur aucune de ses actions.—Certes, voilà des gens qui vont tous être embastillés et
pendus, pensa d’Artagnan avec terreur, et moi, sans aucun
doute, avec eux, car du moment où je les ai écoutés et entendus,
je serai tenu pour leur complice. Que dirait monsieur
mon père, qui m’a si fort recommandé le respect du cardinal,
s’il me savait dans la société de pareils païens?Aussi, comme on s’en doute sans que je le dise, d’Artagnan
n’osait se livrer à la conversation; seulement il regardait de
tous ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement
ses cinq sens pour ne rien perdre, et, malgré sa confiance
dans les recommandations paternelles, il se sentait porté
par ses goûts et entraîné par ses instincts à louer plutôt qu’à
blâmer les choses inouïes qui se passaient là.31
Cependant, comme il était absolument étranger à la foule
des courtisans de M. de Tréville, et que c’était la première fois
qu’on l’apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu’il
désirait. A cette demande, d’Artagnan se nomma fort humblement,
s’appuya du titre de compatriote, et pria le valet de
chambre qui était venu lui faire cette question de demander
pour lui à M. de Tréville un moment d’audience, demande
que celui-ci promit d’un ton protecteur de transmettre en
temps et lieu.D’Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut
donc le loisir d’étudier un peu les costumes et les physionomies.Le centre du groupe le plus animé était un mousquetaire de
grande taille, d’une figure hautaine et d’une bizarrerie de costume
qui attirait sur lui l’attention générale. Il ne portait pas,
pour le moment, la casaque d’uniforme, qui, au reste, n’était
pas absolument obligatoire en cette époque de liberté moindre,
mais d’indépendance plus grande, mais un justaucorps
bleu de ciel, tant soit peu fané et râpé, et sur cet habit un
baudrier magnifique, en broderies d’or, et qui reluisait comme
les écailles dont l’eau se couvre au grand soleil. Un manteau
long de velours cramoisi tombait avec grâce sur ses épaules,
découvrant par devant seulement le splendide baudrier, auquel
pendait une gigantesque rapière.Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l’instant
même, se plaignait d’être enrhumé et toussait de temps en
temps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau, à ce
qu’il disait autour de lui, et tandis qu’il parlait du haut de sa
tête, en frisant dédaigneusement sa moustache, on admirait
avec enthousiasme le baudrier brodé, et d’Artagnan plus que
tout autre.—Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en
vient; c’est une folie, je le sais bien, mais c’est la mode. D’ailleurs,
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il faut bien employer à quelque chose l’argent de sa
légitime.—Ah! Porthos! s’écria un des assistants, n’essaye pas de
nous faire croire que ce baudrier
te vient de la générosité
paternelle: il t’aura été donné
par la dame voilée avec laquelle
je t’ai rencontré l’autre
dimanche vers la porte Saint-Honoré.—Non, sur mon honneur,
et foi de gentilhomme,
je l’ai
acheté moi-même,
et de
mes propres
deniers, répondit
celui
qu’on venait
de désigner
sous le nom
de Porthos.—Oui,
comme j’ai
acheté, moi,
dit un autre
mousquetaire,
cette bourse
neuve avec ce que ma maîtresse avait mis dans la vieille.—Vrai, dit Porthos, et la preuve c’est que je l’ai payé douze
pistoles.L’admiration redoubla, quoique le doute continuât d’exister.33
—N’est-ce pas, Aramis? fit Porthos se tournant vers un
autre mousquetaire.Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec
celui qui l’interrogeait et qui venait de le désigner sous le nom
d’Aramis: c’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois
ans à peine, à la figure naïve et doucereuse, à l’œil noir et
doux et aux joues roses et veloutées comme une pêche en automne;
sa moustache fine dessinait, sur sa lèvre supérieure,
une ligne d’une rectitude parfaite; ses mains semblaient
craindre de s’abaisser de peur que leurs veines ne se gonflassent,
et de temps en temps il se pinçait le bout des oreilles
pour les maintenir d’un incarnat tendre et transparent. D’habitude
il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans
bruit en montrant ses dents, qu’il avait belles et dont, comme
du reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin.
Il répondit par un signe de tête affirmatif à l’interpellation de
son ami.Cette affirmation parut avoir fixé tous les doutes à l’endroit
du baudrier; on continua donc de l’admirer, mais on n’en parla
plus; et par un de ces revirements rapides de la pensée la
conversation passa tout à coup à un autre sujet.—Que pensez-vous de ce que raconte l’écuyer de Chalais?
demanda un autre mousquetaire sans interpeller directement
personne, mais s’adressant au contraire à tout le monde.—Et que raconte-t-il? demanda Porthos d’un ton suffisant.—Il raconte qu’il a trouvé à Bruxelles Rochefort, l’âme
damnée du cardinal, déguisé en capucin; ce Rochefort maudit,
grâce à ce déguisement, avait joué M. de Laigues comme un
niais qu’il est.—Comme un vrai niais, dit Porthos; mais la chose est-elle
sûre?—Je la tiens d’Aramis, répondit le mousquetaire.34
—Vraiment?—Eh! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis, je vous l’ai
racontée à vous-même hier, n’en parlons donc plus.—N’en parlons plus, voilà votre opinion à vous, reprit
Porthos. N’en parlons plus! peste! comme vous concluez vite.
Comment! le cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler
sa correspondance par un traître, un brigand, un pendard; fait,
avec l’aide de cet espion et grâce à cette correspondance, couper
le cou à Chalais, sous le stupide prétexte qu’il a voulu
tuer le roi et marier Monsieur avec la reine! Personne ne savait
un mot de cette énigme, vous nous l’apprenez hier, à la
grande satisfaction de tous, et quand nous sommes encore tout
ébahis de cette nouvelle, vous venez nous dire aujourd’hui:
N’en parlons plus!—Parlons-en donc; voyons, puisque vous le désirez, reprit
Aramis avec patience.—Ce Rochefort, s’écria Porthos, si j’étais l’écuyer du pauvre
Chalais, passerait avec moi un vilain moment.—Et vous, vous passeriez un triste quart d’heure avec le
duc Rouge, reprit Aramis.—Ah! le duc Rouge! bravo, bravo, le duc Rouge! répondit
Porthos en battant des mains et en approuvant de la tête. Le
duc Rouge est charmant. Je répandrai le mot, mon cher, soyez
tranquille. A-t-il de l’esprit, cet Aramis! Quel malheur que
vous n’ayez pu suivre votre vocation, mon cher! quel délicieux
abbé vous eussiez fait!—Oh! ce n’est qu’un retard momentané, reprit Aramis, un
jour je le serai; vous savez bien, Porthos, que je continue
d’étudier la théologie pour cela.—Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tôt
ou tard.—Tôt, dit Aramis.35
—Il n’attend qu’une chose pour le décider tout à fait et
pour reprendre sa soutane, qui est pendue derrière son uniforme,
reprit un mousquetaire.—Et quelle chose attend-il? demanda un autre.—Il attend que la reine ait donné un héritier à la couronne
de France.—Ne plaisantons pas là-dessus, messieurs, dit Porthos;
grâce à Dieu, la reine est encore d’âge à le donner.—On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis,
avec un rire narquois qui donnait à cette phrase, si simple
en apparence, une signification passablement scandaleuse.—Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit
Porthos, et votre manie d’esprit vous entraîne toujours
au delà des bornes; si M. de Tréville vous entendait, vous
seriez mal venu de parler ainsi.—Allez-vous me faire la leçon, Porthos! s’écria Aramis,
dans l’œil doux duquel on vit passer comme un éclair.—Mon cher, soyez mousquetaire ou abbé. Soyez l’un ou
l’autre, mais pas l’un et l’autre, reprit Porthos. Tenez, Athos
vous l’a dit encore l’autre jour: vous mangez à tous les râteliers.
Ah! ne nous fâchons pas, je vous prie, ce serait inutile,
vous savez bien ce qui est convenu entre vous, Athos et moi.
Vous allez bien chez madame d’Aiguillon, et vous lui faites la
cour; vous allez chez madame de Bois-Tracy, la cousine de
madame de Chevreuse, et vous passez pour être fort avant dans
les bonnes grâces de la dame. Oh! mon Dieu, n’avouez pas votre
bonheur, on ne vous demande pas votre secret, on connaît
votre discrétion. Mais puisque vous possédez cette vertu, que
diable, faites-en usage à l’endroit de Sa Majesté. S’occupe
qui voudra et comme on voudra du roi et du cardinal; mais
la reine est sacrée, et si l’on en parle, que ce soit en bien.—Porthos, vous êtes prétentieux comme Narcisse, je vous
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en préviens, répondit Aramis; vous savez que je hais la morale,
excepté quand elle est faite par Athos. Quant à vous,
mon cher, vous avez un trop magnifique baudrier pour être bien
fort là-dessus. Je serai abbé s’il me convient; en attendant, je
suis mousquetaire: en cette qualité, je dis ce qu’il me plaît, et
en ce moment il me plaît de vous dire que vous m’impatientez.—Aramis!—Porthos!—Eh! messieurs! messieurs! s’écria-t-on autour d’eux.—M. de Tréville attend monsieur d’Artagnan, interrompit
le laquais en ouvrant la porte du cabinet.A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte,
chacun se tut, et au milieu du silence général le jeune
Gascon traversa l’antichambre dans une partie de sa longueur
et entra chez le capitaine des mousquetaires, se félicitant
de tout son cœur d’échapper aussi à point à la fin de cette
bizarre querelle.37 |
L’AUDIENCE | M. de Tréville était pour le moment de fort méchante
humeur; néanmoins, il salua poliment le jeune homme, qui
s’inclina jusqu’à terre, et il sourit en recevant son compliment,
dont l’accent béarnais lui rappela à la fois sa jeunesse et son
pays, double souvenir qui fait sourire l’homme à tous les âges.
Mais se rapprochant presque aussitôt de l’antichambre et faisant
à d’Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander
la permission d’en finir avec les autres avant de commencer
avec lui, il appela trois fois en grossissant la voix à chaque
fois, de sorte qu’il parcourut tous les tons intervallaires entre
l’accent impératif et l’accent irrité:—Athos! Porthos! Aramis!Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons déjà fait
connaissance et qui répondaient aux deux derniers de ces trois
noms, quittèrent aussitôt les groupes dont ils faisaient partie,
et s’avancèrent vers le cabinet, dont la porte se referma derrière
eux dès qu’ils en eurent franchi le seuil. Leur contenance,
bien qu’elle ne fût pas tout à fait tranquille, excita cependant,
par son laisser aller à la fois plein de dignité et de soumission,
l’admiration de d’Artagnan, qui voyait dans ces hommes des
demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armé de
toutes ses foudres.Quand les deux mousquetaires furent entrés, quand la porte
fut refermée derrière eux, quand le murmure bourdonnant de
l’antichambre, auquel l’appel qui venait d’être fait avait sans
doute donné un nouvel aliment, eut recommencé; quand enfin
38
M. de Tréville eut trois ou quatre fois arpenté, silencieux et
le sourcil froncé, toute la longueur de son cabinet, passant
chaque fois devant Porthos et Aramis, raides et muets comme à
la parade, il s’arrêta tout à coup en face d’eux, et les couvrant
des pieds à la tête d’un regard irrité:—Savez-vous ce que m’a dit le roi, s’écria-t-il, et cela pas
plus tard qu’hier au soir; le savez-vous, messieurs?—Non, répondirent après un instant de silence les deux
mousquetaires; non, monsieur, nous l’ignorons.—Mais j’espère que vous nous ferez l’honneur de nous
le dire, ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus
gracieuse révérence.—Il m’a dit qu’il recruterait désormais ses mousquetaires
parmi les gardes de M. le Cardinal!—Parmi les gardes de M. le Cardinal! et pourquoi cela?
demanda vivement Porthos.—Parce qu’il voyait bien que sa piquette avait besoin d’être
ragaillardie par un mélange de bon vin.Les deux mousquetaires rougirent jusqu’au blanc des yeux.
D’Artagnan ne savait où il en était et eût voulu être à cent
pieds sous terre.—Oui, oui, continua M. de Tréville en s’animant, et Sa
Majesté avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les
mousquetaires font triste figure à la cour. M. le cardinal racontait
hier au jeu du roi, avec un air de condoléance qui me déplut
fort, qu’avant-hier ces damnés mousquetaires, ces diables-à-quatre,
il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui
me déplut encore davantage; ces pourfendeurs, ajoutait-il en
me regardant de son œil de chat-tigre, s’étaient attardés rue
Férou, dans un cabaret, et qu’une ronde de ses gardes, j’ai cru
qu’il allait me rire au nez, avait été forcée d’arrêter les perturbateurs.
Morbleu! vous devez en savoir quelque chose! Arrêter
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des mousquetaires! Vous en étiez, vous autres, ne vous en défendez
pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nommés.
Voilà bien ma faute, oui, ma faute, puisque c’est moi qui choisis
mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable
m’avez-vous demandé la casaque quand vous alliez être si bien
sous la soutane? Voyons, vous, Porthos, n’avez-vous un si beau
baudrier d’or que pour y suspendre une épée de paille? Et
Athos! je ne vois pas Athos. Où est-il?—Monsieur, répondit tristement Aramis, il est malade, fort
malade.—Malade, fort malade, dites-vous? et de quelle maladie?—On craint que ce ne soit de la petite vérole, monsieur,
répondit Porthos, voulant mêler à son tour un mot à la conversation,
et ce qui serait très fâcheux, en ce que très certainement
cela gâterait son visage.—De la petite vérole! Voilà encore une glorieuse histoire
que vous me contez là, Porthos!—Malade de la petite vérole
à son âge?—Non pas!... mais blessé sans doute, tué peut-être.—Ah!
si je le savais! Sangdieu! messieurs les mousquetaires,
je n’entends pas que l’on hante ainsi les mauvais
lieux, qu’on se prenne de querelle dans la rue et qu’on joue de
l’épée dans les carrefours. Je ne veux pas enfin qu’on prête à
rire aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens,
tranquilles, adroits, qui ne se mettent jamais dans le cas d’être
arrêtés, et qui d’ailleurs ne se laisseraient pas arrêter, eux!—j’en
suis sûr.—Ils aimeraient mieux mourir sur place que de
faire un pas en arrière.—Se sauver, détaler, fuir, c’est bon
pour les mousquetaires du roi, cela!Porthos et Aramis frémissaient de rage. Ils auraient volontiers
étranglé M. de Tréville, si au fond de tout cela ils n’avaient
pas senti que c’était le grand amour qu’il leur portait qui le
faisait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient
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les lèvres jusqu’au sang et serraient de toute leur force
la garde de leur épée. Au dehors on avait entendu appeler,
comme nous l’avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l’on avait
deviné, à l’accent de la voix de M. de Tréville, qu’il était en
colère. Dix têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie et
pâlissaient de fureur, car leurs oreilles collées à la porte ne
perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs
bouches répétaient au fur et à mesure les paroles insultantes
du capitaine à toute la population de l’antichambre. En un
instant, depuis la porte du cabinet jusqu’à la porte de la rue,
tout l’hôtel fut en ébullition.—Ah! les mousquetaires du roi se font arrêter par les
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gardes de M. le cardinal, continua M. de Tréville aussi furieux
à l’intérieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les
plongeant une à une pour ainsi dire et comme autant de coups
de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. Ah! six gardes
de Son Éminence arrêtent six mousquetaires de Sa Majesté!
Morbleu! j’ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre; je
donne ma démission de capitaine des mousquetaires du roi
pour demander une lieutenance dans les gardes du cardinal,
et s’il me refuse, morbleu! je me fais abbé.A ces paroles, le murmure de l’extérieur devint une explosion:
partout on n’entendait que jurons et blasphèmes. Les
morbleu! les sangdieu! les morts de tous les diables! se croisaient
dans l’air. D’Artagnan cherchait une tapisserie derrière
laquelle se cacher, et se sentait une envie démesurée de se
fourrer sous la table.—Eh bien! mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vérité
est que nous étions six contre six, mais nous avons été pris
en traître, et, avant que nous eussions eu le temps de tirer nos
épées, deux d’entre nous étaient tombés morts, et Athos, blessé
grièvement, ne valait guère mieux. Car vous le connaissez,
Athos, eh bien! capitaine, il a essayé de se relever deux fois,
et il est retombé deux fois. Cependant, nous ne nous sommes
pas rendus, non! on nous a entraînés de force. En chemin nous
nous sommes sauvés. Quant à Athos, on l’avait cru mort et on
l’a laissé bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant
pas qu’il valût la peine d’être emporté. Voilà l’histoire.
Que diable, capitaine! on ne gagne pas toutes les batailles. Le
grand Pompée a perdu celle de Pharsale, et le roi François Ier,
qui, à ce que j’ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.—Et j’ai l’honneur de vous assurer que j’en ai tué un avec
sa propre épée, dit Aramis, car la mienne s’est brisée à la
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première parade.—Tué ou poignardé, monsieur, comme il
vous sera agréable.—Je ne savais pas cela, reprit M. de Tréville d’un ton un
peu radouci. M. le cardinal avait exagéré, à ce que je vois.—Mais, de grâce, monsieur, continua Aramis, qui, voyant
son capitaine s’apaiser, osait hasarder une prière, de grâce,
monsieur, ne dites pas qu’Athos lui-même est blessé: il serait
au désespoir que cela parvînt aux oreilles du roi, et comme la
blessure est des plus graves, attendu qu’après avoir traversé
l’épaule elle pénètre dans la poitrine, il serait à craindre...Au même instant la portière se souleva, et une tête noble et
belle, mais affreusement pâle, parut sous la frange.—Athos! s’écrièrent les deux mousquetaires.—Athos! répéta M. de Tréville lui-même.—Vous m’avez mandé, monsieur, dit Athos à M. de Tréville
d’une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m’avez demandé,
à ce que m’ont dit nos camarades, et je m’empresse
de me rendre à vos ordres; voilà, monsieur, que me voulez-vous?Et à ces mots le mousquetaire, en tenue irréprochable, sanglé
comme de coutume, entra d’un pas ferme dans le cabinet.
M. de Tréville, ému jusqu’au fond du cœur de cette preuve de
courage, se précipita vers lui.—J’étais en train de dire à ces messieurs, ajouta-t-il, que
je défends à mes mousquetaires d’exposer leurs jours sans nécessité,
car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait
que ses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre.
Votre main, Athos.Et sans attendre que le nouveau venu répondît de lui-même
à cette preuve d’affection, M. de Tréville saisissait sa
main droite et la lui serrait de toutes ses forces, sans s’apercevoir
qu’Athos, quel que fût son empire sur lui-même, laissait
43
échapper un mouvement de douleur et pâlissait encore, ce
que l’on aurait pu croire impossible.La porte était restée entr’ouverte, tant l’arrivée d’Athos,
dont, malgré le secret gardé, la blessure était connue de tous,
avait produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit
les derniers mots du capitaine, et deux ou trois têtes, entraînées
par l’enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la
tapisserie. Sans doute M. de Tréville allait réprimer par de
vives paroles cette infraction aux lois de l’étiquette, lorsqu’il
sentit tout à coup la main d’Athos se crisper dans la sienne,
et qu’en portant les yeux sur lui, il s’aperçut qu’il allait s’évanouir.
Au même instant, Athos, qui avait rassemblé toutes ses
forces pour lutter contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba
sur le parquet comme s’il fût mort.—Un chirurgien! cria M. de Tréville. Le mien, celui du roi,
le meilleur! Un chirurgien! ou, sangdieu! mon brave Athos va
trépasser.Aux cris de M. de Tréville tout le monde se précipita dans
son cabinet sans qu’il songeât à en fermer la porte à personne,
chacun s’empressant autour du blessé. Mais tout cet empressement
eût été inutile si le docteur demandé ne se fût trouvé
dans l’hôtel même; il fendit la foule, s’approcha d’Athos toujours
évanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement
le gênaient fort, il demanda comme première chose et comme
la plus urgente que le mousquetaire fût emporté dans une
chambre voisine. Aussitôt M. de Tréville ouvrit une porte et
montra le chemin à Porthos et à Aramis, qui emportèrent leur
camarade dans leurs bras. Derrière ce groupe marchait le
chirurgien, et derrière le chirurgien la porte se referma.Alors le cabinet de M. de Tréville, ce lieu ordinairement
si respecté, devint momentanément une succursale de l’antichambre.
Chacun discourait, pérorait, parlait haut, jurant,
44
sacrant, donnant le cardinal et ses gardes à tous les diables.Un instant après, Porthos et Aramis rentrèrent; le chirurgien
et M. de Tréville
seuls étaient restés près du
blessé.Enfin M. de Tréville rentra
à son tour. Le blessé avait
repris connaissance; le chirurgien
déclarait que l’état du mousquetaire
n’avait rien qui pût inquiéter
ses amis, sa faiblesse ayant été purement
et simplement occasionnée par la perte de son sang.Puis M. de Tréville fit un signe de la main, et chacun
se retira, excepté d’Artagnan, qui n’oubliait point qu’il avait
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audience, et qui, avec sa ténacité de Gascon, était demeuré à
la même place.Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermée,
M. de Tréville se retourna et se trouva seul avec le jeune
homme. L’événement qui venait d’arriver lui avait quelque peu
fait perdre le fil de ses idées. Il s’informa de ce que lui voulait
l’obstiné solliciteur. D’Artagnan alors se nomma, et M. de Tréville,
se rappelant d’un seul coup tous ses souvenirs du présent
et du passé, se trouva au courant de sa situation.—Pardon, lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote,
mais je vous avais parfaitement oublié. Que voulez-vous!
un capitaine n’est rien qu’un père de famille chargé
d’une plus grande responsabilité qu’un père de famille ordinaire.
Les soldats sont de grands enfants; mais comme je tiens
à ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal,
soient exécutés...D’Artagnan ne put dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de
Tréville jugea qu’il n’avait point affaire à un sot, et venant
droit au fait, tout en changeant de conversation:—J’ai beaucoup aimé M. votre père, dit-il. Que puis-je
faire pour son fils? Hâtez-vous, mon temps n’est pas à moi.—Monsieur, dit d’Artagnan, en quittant Tarbes et en venant
ici je me proposais de vous demander, en souvenir de
cette amitié dont vous n’avez pas perdu mémoire, une casaque
de mousquetaire; mais après tout ce que je vois depuis deux
heures, je comprends qu’une telle faveur serait énorme, et je
tremble de ne point la mériter.—C’est une faveur en effet, jeune homme, répondit M. de
Tréville; mais elle ne peut pas être si fort au-dessus de vous
que vous le croyez ou que vous avez l’air de le croire. Toutefois,
une décision de Sa Majesté a prévu ce cas; et je vous annonce
avec regret qu’on ne reçoit personne mousquetaire avant
46
l’épreuve préalable de quelques campagnes, de certaines actions
d’éclat, ou d’un service de deux ans dans quelque autre régiment
moins favorisé que le nôtre.D’Artagnan s’inclina sans répondre. Il se sentait encore
plus avide d’endosser l’uniforme de mousquetaire depuis qu’il
y avait de si grandes difficultés à l’obtenir.—Mais, continua Tréville, en fixant sur son compatriote un
regard si perçant qu’on eût dit qu’il voulait lire jusqu’au fond
de son cœur; mais, en faveur de votre père, mon ancien compagnon,
comme je vous l’ai dit, je veux faire quelque chose
pour vous, jeune homme. Nos cadets de Béarn ne sont ordinairement
pas riches, et je doute que les choses aient fort
changé de face depuis mon départ de la province. Vous ne
devez donc pas avoir de trop, pour vivre, de l’argent que vous
avez apporté avec vous.D’Artagnan se redressa d’un air fier qui voulait dire qu’il ne
demandait l’aumône à personne.—C’est bien, jeune homme, c’est bien, continua Tréville,
je connais ces airs-là; je suis venu à Paris avec quatre écus
dans ma poche et je me serais battu avec quiconque m’aurait
dit que je n’étais pas en état d’acheter le Louvre.D’Artagnan se redressa de plus en plus; grâce à la vente de
son cheval, il commençait sa carrière avec quatre écus de plus
que M. de Tréville n’avait commencé la sienne.—Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce
que vous avez, si forte que soit cette somme; mais vous devez
avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui
conviennent à un gentilhomme. J’écrirai dès aujourd’hui une
lettre au directeur de l’Académie royale, et dès demain il vous
recevra sans rétribution aucune. Ne refusez pas cette petite
douceur. Nos gentilshommes les mieux nés et les plus riches la
sollicitent quelquefois sans pouvoir l’obtenir. Vous apprendrez
47
le manège du cheval, l’escrime et la danse; vous y ferez de
bonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrez
me voir pour me dire où vous en êtes et si je puis faire quelque
chose pour vous.D’Artagnan, tout étranger qu’il fût encore aux façons de
cour, s’aperçut de la froideur de cet accueil.—Hélas, monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation
que mon père m’avait remise pour vous me fait
défaut aujourd’hui!—En effet, répondit M. de Tréville, je m’étonne que vous
ayez entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligé,
notre seule ressource à nous autres Béarnais.—Je l’avais, monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme,
s’écria d’Artagnan, mais on me l’a perfidement dérobé.Et il raconta toute la scène de Meung, dépeignit le gentilhomme
inconnu dans ses moindres détails, le tout avec une
chaleur, une vérité, qui charmèrent M. de Tréville.—Voilà qui est étrange, dit ce dernier en méditant; vous
aviez donc parlé de moi tout haut?—Oui, monsieur, sans doute j’avais commis cette imprudence;
que voulez-vous, un nom comme le vôtre devait me
servir de bouclier en route: jugez si je me suis mis souvent à
couvert!La flatterie était fort de mise alors, et M. de Tréville aimait
l’encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc
s’empêcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce
sourire s’effaça bientôt, et revenant de lui-même à l’aventure
de Meung:—Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n’avait-il pas
une légère cicatrice à la joue?—Oui, comme le ferait l’éraflure d’une balle.—N’était-ce pas un homme de belle mine?48
—Oui.—De haute taille?—Oui.—Pâle de teint et brun de poil?—Oui, oui, c’est cela. Comment se fait-il, monsieur, que
vous connaissiez cet homme? Ah! si jamais je le retrouve, et
je le retrouverai, je vous le jure, fût-ce en enfer...—Il attendait une femme? continua Tréville.—Il est du moins parti après avoir causé un instant avec
celle qu’il attendait.—Vous ne savez pas quel était le sujet de leur conversation?—Il lui remettait une boîte, lui disait que cette boîte contenait
ses instructions, et lui recommandait de ne l’ouvrir qu’à
Londres.—Cette femme était Anglaise?—Il l’appelait milady.—C’est lui! murmura Tréville, c’est lui! je le croyais encore
à Bruxelles!—Oh! monsieur, si vous savez quel est cet homme, s’écria
d’Artagnan, indiquez-moi qui il est et d’où il est, puis je vous
tiens quitte de tout, même de votre promesse de me faire entrer
dans les mousquetaires; car avant toute chose je veux me
venger.—Gardez-vous-en bien, jeune homme, s’écria Tréville; si
vous le voyez venir, au contraire, d’un côté de la rue, passez
de l’autre! Ne vous heurtez pas à pareil rocher; il vous briserait
comme un verre.—Cela n’empêche pas, dit d’Artagnan, que si jamais je le
retrouve...—En attendant, reprit Tréville, ne le cherchez pas si j’ai
un conseil à vous donner.49
Tout à coup Tréville s’arrêta, frappé d’un soupçon subit.
Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur
pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui
avait dérobé la lettre de son père, cette haine ne cachait-elle
pas quelque perfidie? ce jeune homme n’était-il pas envoyé
par Son Éminence? ne venait-il pas pour lui tendre quelque
piège? Ce prétendu d’Artagnan n’était-il pas un émissaire du
cardinal qu’on cherchait à introduire dans sa maison, et qu’on
avait placé près de lui pour surprendre sa confiance et pour le
perdre plus tard, comme cela s’était mille fois pratiqué! Il
regarda d’Artagnan plus fixement encore cette seconde fois
que la première. Il fut médiocrement rassuré par l’aspect de
cette physionomie pétillante d’esprit astucieux et d’humilité
affectée.—Je sais bien qu’il est Gascon, pensa-t-il; mais il peut l’être
aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, éprouvons-le.
Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils
de mon ancien ami, car je tiens pour vraie l’histoire de cette
lettre perdue, je veux, dis-je, pour réparer la froideur que vous
avez d’abord remarquée dans mon accueil, vous découvrir les
secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs
amis; leurs apparents démêlés ne sont que pour tromper
les sots. Je ne prétends pas qu’un compatriote, un joli cavalier,
un brave garçon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces
feintises, et donne comme un niais dans le panneau, à la suite
de tant d’autres qui s’y sont perdus. Songez bien que je suis
dévoué à ces deux maîtres tout-puissants, et que jamais mes
démarches sérieuses n’auront d’autre but que le service du roi
et celui de M. le cardinal, un des plus illustres génies que
la France ait produits. Maintenant, jeune homme, réglez-vous
là-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations,
soit d’instinct même, quelqu’une de ces inimitiés contre le
50
cardinal, telles que nous les voyons éclater chez les gentilshommes,
dites-moi adieu et quittons-nous. Je vous aiderai en
mille circonstances, mais sans vous attacher à ma personne.
J’espère que ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami;
car vous êtes jusqu’à présent le seul jeune homme à qui j’aie
parlé comme je le fais.Tréville se disait à part lui:—Si le cardinal m’a dépêché ce jeune renard, il n’aura
certes pas manqué, lui qui sait à quel point je l’exècre, de
dire à son espion que le meilleur moyen de me faire la cour
est de me dire pis que pendre de lui; aussi, malgré mes protestations,
le rusé compère va-t-il me répondre bien certainement
qu’il a l’Éminence en horreur.Il en fut tout autrement que s’y attendait Tréville, d’Artagnan
répondit avec la plus grande simplicité:—Monsieur, j’arrive à Paris avec des intentions toutes semblables.
Mon père m’a recommandé de ne souffrir rien que
du roi, de M. le cardinal et de vous, qu’il tient pour les trois
premiers de France.D’Artagnan ajoutait M. de Tréville aux deux autres, comme
on peut s’en apercevoir; mais il pensait que cette adjonction
ne devait rien gâter.—J’ai donc la plus grande vénération pour M. le cardinal,
continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant
mieux pour moi, monsieur, si vous me parlez, comme vous le
dites, avec franchise; car alors vous me ferez l’honneur d’estimer
cette ressemblance de goût; mais si vous avez eu quelque
défiance, bien naturelle d’ailleurs, je sens que je me perds en
disant la vérité; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de
m’estimer, et c’est à quoi je tiens plus qu’à toute chose au
monde.M. de Tréville fut surpris au dernier point. Tant de pénétration,
51
tant de franchise enfin, causait de l’admiration, mais ne
levait pas entièrement ses doutes: plus ce jeune homme était
supérieur aux autres jeunes gens, plus il était à redouter s’il se
trompait. Néanmoins il serra la main à d’Artagnan, et lui dit:—Vous êtes un honnête garçon, mais en ce moment je
ne puis faire que ce que je vous ai offert tout à l’heure. Mon
hôtel vous sera toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander
à toute heure et par conséquent saisir toutes les occasions,
vous obtiendrez probablement ce que vous désirez obtenir.—C’est-à-dire, monsieur, reprit d’Artagnan, que vous attendez
que je m’en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille,
ajouta-t-il avec la familiarité du Gascon, vous n’attendrez pas
longtemps.Et il salua pour se retirer, comme si désormais le reste
le regardait.—Mais attendez donc, dit M. de Tréville en l’arrêtant, je
vous ai promis une lettre pour le directeur de l’Académie.
Êtes-vous trop fier pour l’accepter, mon jeune gentilhomme?—Non, monsieur, dit d’Artagnan; je vous réponds qu’il
n’en sera pas de celle-ci comme de l’autre. Je la garderai si
bien, qu’elle arrivera, je vous le jure, à son adresse, et malheur
à celui qui tenterait de me l’enlever!M. de Tréville sourit à cette fanfaronnade; et laissant son
jeune compatriote dans l’embrasure de la fenêtre où ils se
trouvaient et où ils avaient causé ensemble, il alla s’asseoir à
une table et se mit à écrire la lettre de recommandation promise.
Pendant ce temps, d’Artagnan, qui n’avait rien de mieux
à faire, se mit à battre une marche contre les carreaux,
regardant les mousquetaires qui s’en allaient les uns après
les autres, et les suivant du regard jusqu’à ce qu’ils eussent
disparu au tournant de la rue.M. de Tréville, après avoir écrit la lettre, la cacheta, et, se
52
levant, s’approcha du jeune homme pour la lui donner; mais
au moment même où d’Artagnan étendait la main pour la recevoir,
M. de Tréville fut bien étonné de voir son protégé faire
un soubresaut, rougir de colère et s’élancer hors du cabinet
en criant:—Ah sangdieu! il ne m’échappera pas, cette fois.—Et qui cela? demanda M. de Tréville.—Lui, mon voleur! répondit d’Artagnan. Ah! traître!Et il disparut.—Diable de fou? murmura M. de Tréville. A moins toutefois,
ajouta-t-il, que ce ne soit une manière adroite de s’esquiver,
en voyant qu’il a manqué son coup.53 |
L’ÉPAULE D’ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS, | D’Artagnan, furieux, avait traversé l’antichambre en trois
bonds et s’élançait sur l’escalier, dont il comptait descendre
les degrés quatre à quatre, lorsque, emporté dans sa course,
il alla donner tête baissée dans un mousquetaire qui sortait
de chez M. de Tréville par une porte
de dégagement, et le heurtant du
front à l’épaule, lui fit pousser un
cri ou plutôt un hurlement.—Excusez-moi, dit
d’Artagnan essayant de
reprendre sa course, excusez-moi,
mais je suis
pressé.A peine avait-il descendu
le premier escalier,
qu’un poignet de fer
le saisit par son écharpe
et l’arrêta.—Vous êtes pressé! s’écria
le mousquetaire, pâle comme
un linceul; sous ce prétexte vous me heurtez, vous dites:
«Excusez-moi», et vous croyez que cela suffit? Pas tout à fait,
mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu
M. de Tréville nous parler un peu cavalièrement aujourd’hui,
54
que l’on peut nous traiter comme il nous parle? Détrompez-vous,
compagnon; vous n’êtes pas M. de Tréville, vous.—Ma foi, répliqua d’Artagnan, qui reconnut Athos, lequel,
après le pansement opéré par le docteur, regagnait son appartement;
ma foi, je ne l’ai pas fait exprès, et, ne l’ayant pas
fait exprès, j’ai dit: «Excusez-moi.» Il me semble donc que
c’est assez. Je vous répète cependant, et cette fois c’est
trop peut-être, parole d’honneur, je suis pressé, très pressé.
Lâchez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller où j’ai
affaire.—Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n’êtes pas poli.
On voit que vous venez de loin.D’Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre degrés, mais
à la remarque d’Athos il s’arrêta court.—Morbleu, monsieur! dit-il, de si loin que je vienne, ce
n’est pas vous qui me donnerez une leçon de belles manières,
je vous préviens.—Peut-être, dit Athos.—Ah! si je n’étais pas si pressé, s’écria d’Artagnan, et si
je ne courais pas après quelqu’un...—Monsieur l’homme pressé, vous me trouverez sans courir,
moi, entendez-vous!—Et où cela, s’il vous plaît?—Près des Carmes-Deschaux.—A quelle heure?—Vers midi.—Vers midi, c’est bien, j’y serai.—Tâchez de ne pas me faire attendre, car à midi un quart
je vous couperai les oreilles à la course.—Bon! lui cria d’Artagnan; on y sera à midi moins dix
minutes.Et il se mit à courir comme si le diable l’emportait, espérant
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retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne
devait pas avoir conduit bien loin.Mais à la porte de la rue causait Porthos avec un soldat aux
gardes. Entre les deux causeurs il y avait juste l’espace d’un
homme. D’Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s’élança
pour passer comme une flèche entre eux deux. Mais
d’Artagnan avait compté sans le vent. Comme il allait passer,
le vent s’engouffra dans le long manteau de Porthos, et d’Artagnan
vint donner droit dans le manteau. Sans doute Porthos
avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle
de son vêtement, car, au lieu de laisser aller le pan
qu’il tenait, il tira à lui, de sorte que d’Artagnan s’enroula dans
ce velours par un mouvement de rotation qu’explique la résistance
de l’obstiné Porthos.D’Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir
de dessous le manteau qui l’aveuglait et chercha son chemin
dans le pli. Il redoutait surtout d’avoir porté atteinte à la fraîcheur
du magnifique baudrier que nous connaissons; mais
en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez collé entre
les deux épaules de Porthos, c’est-à-dire précisément sur le
baudrier.Hélas! comme la plupart des choses de ce monde, qui n’ont
pour elles que l’apparence, le baudrier était d’or par devant
et de simple buffle par derrière. Porthos, en vrai glorieux qu’il
était, ne pouvant avoir un baudrier d’or tout entier, en avait
au moins la moitié: on comprenait dès lors la nécessité du
rhume et l’urgence du manteau.—Vertubleu! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se
débarrasser de d’Artagnan, qui lui grouillait dans le dos, vous
êtes donc enragé, de vous jeter comme cela sur les gens!—Excusez-moi, dit d’Artagnan reparaissant sous l’épaule
du géant, mais je suis très pressé, je cours après quelqu’un, et...56
—Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par
hasard? demanda Porthos.—Non, répondit d’Artagnan piqué, non, et grâce à mes
yeux je vois même ce que ne voient pas les autres.Porthos comprit ou ne comprit
pas, toujours est-il que, se laissant
aller à sa colère:—Monsieur, dit-il, vous vous
ferez étriller, je
vous en préviens,
si vous vous frottez
ainsi aux mousquetaires.—Étriller, monsieur!
dit d’Artagnan,
le mot est
dur.—C’est celui
qui convient à un
homme habitué à
regarder en face
ses ennemis.—Ah, pardieu!
je sais bien
que vous ne tournez pas le dos aux
vôtres, vous.Et le jeune homme, enchanté
de son espièglerie, s’éloigna en riant à gorge déployée.Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipiter
sur d’Artagnan.—Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n’aurez
plus votre manteau.57
—A une heure donc, derrière le Luxembourg.—Très bien, à une heure, répondit d’Artagnan en tournant
l’angle de la rue.Mais ni dans la rue qu’il venait de parcourir, ni dans celle
qu’il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si
doucement qu’eût marché l’inconnu, il avait gagné du chemin;
peut-être aussi était-il entré dans quelque maison. D’Artagnan
s’informa de lui à tous ceux qu’il rencontra, descendit jusqu’au
bac, remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge; mais rien,
absolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en
ce sens qu’à mesure que la sueur inondait son front, son cœur
se refroidissait.Il se mit alors à réfléchir sur les événements qui venaient
de se passer; ils étaient nombreux et néfastes: il était onze
heures du matin à peine, et déjà la matinée lui avait rapporté
la disgrâce de M. de Tréville, qui ne pouvait manquer de
trouver un peu cavalière la façon dont d’Artagnan l’avait
quitté.En outre, il avait ramassé deux bons duels avec deux hommes
capables de tuer chacun trois d’Artagnan, avec deux
mousquetaires enfin, c’est-à-dire avec deux de ces êtres qu’il
estimait si fort, qu’il les mettait dans sa pensée et dans son
cœur au-dessus de tous les autres hommes.La conjoncture était triste. Sûr d’être tué par Athos, on
comprend que le jeune homme ne s’inquiétait pas beaucoup de
Porthos. Pourtant, comme l’espérance est la dernière chose
qui s’éteint dans le cœur de l’homme, il en arriva à espérer
qu’il pourrait survivre, avec des blessures terribles bien entendu,
à ces deux duels, et en cas de survivance, il se fit pour
l’avenir les réprimandes suivantes:—Quel écervelé je fais, et quel butor je suis! Ce brave et
malheureux Athos était blessé juste à l’épaule contre laquelle
58
je m’en vais, moi, donner de la tête comme un bélier. La seule
chose qui m’étonne, c’est qu’il ne m’ait pas tué raide;—il en
avait le droit, et la douleur que je lui ai causée a dû être
atroce. Quant à Porthos,—oh! quant à Porthos, ma foi, c’est
plus drôle.Et malgré lui le jeune homme se mit à rire, tout en
regardant néanmoins si ce rire isolé, et sans cause aux yeux
de ceux qui le voyaient rire, n’allait pas blesser quelque
passant.—Quant à Porthos, c’est plus drôle; mais je n’en suis pas
moins un misérable étourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens
sans dire gare! non! et va-t-on leur regarder sous le manteau
pour y voir ce qui n’y est pas! Il m’eût pardonné bien certainement;
il m’eût pardonné si je n’eusse pas été lui parler de
ce maudit baudrier, à mots couverts, c’est vrai; oui, couverts
joliment! Ah! maudit Gascon que je suis, je ferais de l’esprit
dans la poêle à frire. Allons, d’Artagnan, mon ami, continua-t-il
se parlant à lui-même avec toute l’aménité qu’il croyait se
devoir, si tu en réchappes, ce qui n’est pas probable, il s’agit
d’être à l’avenir d’une politesse parfaite. Désormais il faut
qu’on t’admire, qu’on te cite comme modèle. Être prévenant
et poli, ce n’est pas être lâche. Regardez plutôt Aramis: Aramis,
c’est la douceur, c’est la grâce en personne. Eh bien! personne
s’est-il jamais avisé de dire qu’Aramis était un lâche? Non, bien
certainement, et désormais je veux en tout point me modeler
sur lui. Ah! justement le voici.D’Artagnan, tout en marchant et en monologuant, était arrivé
à quelques pas de l’hôtel d’Aiguillon, et devant cet hôtel
il avait aperçu Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes
des gardes du roi. De son côté, Aramis aperçut d’Artagnan;
mais comme il n’oubliait point que c’était devant ce
jeune homme que M. de Tréville s’était si fort emporté le matin
59
et qu’un témoin des reproches que les mousquetaires avaient
reçus ne lui était d’aucune façon agréable, il fit semblant de
ne pas le voir. D’Artagnan, tout entier au contraire à ses plans
de conciliation et de courtoisie, s’approcha des quatre jeunes
gens en leur faisant un grand salut accompagné du plus gracieux
sourire. Aramis inclina légèrement la tête, mais ne sourit
point. Tous quatre, au reste, interrompirent à l’instant même
leur conversation.D’Artagnan n’était pas assez niais pour ne point s’apercevoir
qu’il était de trop; mais il n’était pas encore assez rompu aux
façons du beau monde pour se tirer galamment d’une situation
fausse comme l’est en général celle d’un homme qui est venu
se mêler à des gens qu’il connaît à peine, et à une conversation
qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-même un moyen
de faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu’il remarqua
qu’Aramis avait laissé tomber son mouchoir et, par
mégarde sans doute, avait mis le pied dessus, le moment lui
parut arrivé de réparer son inconvenance: il se baissa, et, de
l’air le plus gracieux qu’il put trouver, il tira le mouchoir de
dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci
fît pour le retenir, et lui dit en le lui remettant:—Je crois, monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez
fâché de perdre.Le mouchoir était en effet richement brodé et portait une
couronne et des armes à l’un de ses coins. Aramis rougit excessivement
et arracha plutôt qu’il ne prit le mouchoir des mains
du Gascon.—Ah! ah! s’écria un des gardes, diras-tu encore, discret
Aramis, que tu es mal avec madame de Bois-Tracy, quand
cette gracieuse dame a l’obligeance de te prêter ses mouchoirs!Aramis lança à d’Artagnan un de ces regards qui font
60
comprendre à un homme qu’il vient de s’acquérir un ennemi
mortel; puis reprenant son air doucereux:—Vous vous trompez, messieurs, dit-il, ce mouchoir n’est
pas à moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de
me le remettre plutôt qu’à l’un de vous, et la preuve de ce que
j’ai dit, c’est que voici le mien dans ma
poche.A ces mots il tira son propre mouchoir,
mouchoir fort élégant aussi, et de
fine batiste, quoique la batiste fût fort
chère à cette époque,
mais mouchoir sans
broderie, sans armes,
et orné d’un
seul chiffre, celui de
son propriétaire.Cette fois d’Artagnan
ne souffla
pas mot, il avait
reconnu sa bévue;
mais les
amis d’Aramis
ne se laissèrent
pas convaincre
par ses dénégations
et l’un
d’eux, s’adressant au jeune mousquetaire avec un sérieux affecté:—Si cela était, dit-il, ainsi que tu le prétends, je serais forcé,
mon cher Aramis, de te le redemander; car, comme tu le sais,
Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu’on fasse
trophée des effets de sa femme.—Tu demandes cela mal, répondit Aramis; et tout en
61
reconnaissant la justesse de ta réclamation quant au fond, je
refuserais à cause de la forme.—Le fait est, hasarda timidement d’Artagnan, que je n’ai
pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait
le pied dessus, voilà tout, et j’ai pensé que, puisqu’il avait le
pied dessus, le mouchoir était à lui.—Et vous vous êtes trompé, mon cher monsieur, répondit
froidement Aramis, peu sensible à la réparation.Puis, se retournant vers celui des gardes qui s’était déclaré
l’ami de Bois-Tracy:—D’ailleurs, continua-t-il, je réfléchis, mon cher intime
de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que
tu peux l’être toi-même; de sorte qu’à la rigueur ce mouchoir
peut aussi bien être sorti de ta poche que de la mienne.—Non, sur mon honneur! s’écria le garde de Sa Majesté.—Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et
alors il y aura évidemment un de nous deux qui mentira. Tiens,
faisons mieux, Montaran, prenons-en chacun la moitié.—Du mouchoir?—Oui.—Parfaitement, s’écrièrent les deux autres gardes; le jugement
du roi Salomon. Décidément, Aramis, tu es plein de sagesse.Les jeunes gens éclatèrent de rire, et, comme on le pense
bien, l’affaire n’eut pas d’autre suite. Au bout d’un instant, la
conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, après
s’être cordialement serré la main, tirèrent, les trois gardes de
leur côté, et Aramis du sien.—Voilà le moment de faire ma paix avec ce galant homme,
se dit à part lui d’Artagnan, qui s’était tenu un peu à l’écart
pendant toute la dernière partie de cette conversation.Et, sur ce bon sentiment, se rapprochant d’Aramis, qui
s’éloignait sans faire autrement attention à lui:62
—Monsieur, lui dit-il, vous m’excuserez, je l’espère.—Ah! monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de
vous faire observer que vous n’avez point agi en cette circonstance
comme un galant homme le devait faire.—Quoi, monsieur! s’écria d’Artagnan, vous supposez...—Je suppose, monsieur, que vous n’êtes pas un sot, et que
vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu’on ne
marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable,
Paris n’est point pavé de batiste!—Monsieur, vous avez tort de chercher à m’humilier, dit
d’Artagnan, chez qui le naturel querelleur commençait à parler
plus haut que les résolutions pacifiques. Je suis de Gascogne,
c’est vrai, et, puisque vous le savez, je n’aurai pas besoin
de vous dire que les Gascons sont peu endurants; de sorte que
lorsqu’ils se sont excusés une fois, fût-ce d’une sottise, ils sont
convaincus qu’ils ont déjà fait moitié plus qu’ils ne devaient faire.—Monsieur, ce que je vous en dis, répondit Aramis, n’est
point pour vous chercher une querelle. Dieu merci! je ne suis
pas un spadassin, et n’étant mousquetaire que par intérim, je
ne me bats que lorsque j’y suis forcé, et toujours avec une
grande répugnance; mais cette fois l’affaire est grave, car voici
une dame compromise par vous.—Par nous, c’est-à-dire, s’écria d’Artagnan.—Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le
mouchoir?—Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber?—J’ai dit et je répète, monsieur, que ce mouchoir n’est
point sorti de ma poche.—Eh bien! vous en avez menti deux fois, monsieur, car
je l’en ai vu sortir, moi!—Ah! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon! eh
bien! je vous apprendrai à vivre.63
—Et moi je vous renverrai à votre messe, monsieur l’abbé,
Dégainez, s’il vous plaît, à l’instant même.—Non pas, s’il vous plaît, mon bel ami, non pas ici, du
moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l’hôtel
d’Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal? Qui me
dit que ce n’est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer
ma tête? Or, j’y tiens ridiculement, à ma tête, attendu
qu’elle me semble aller assez correctement à mes épaules.
Je veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout
doucement, dans un endroit clos et couvert, là où vous ne
puissiez vous vanter de votre mort à personne.—Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez
votre mouchoir, qu’il vous appartienne ou non; peut-être aurez-vous
l’occasion de vous en servir.—Monsieur est Gascon? demanda Aramis.—Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence.—La prudence, monsieur, est une vertu assez inutile aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d’Église;
et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens
à rester prudent. A deux heures j’aurai l’honneur de vous
attendre à l’hôtel de M. de Tréville. Là, je vous indiquerai les
bons endroits.Les deux jeunes gens se saluèrent, puis Aramis s’éloigna
en remontant la rue qui menait au Luxembourg, tandis que
d’Artagnan, voyant que l’heure s’avançait, prenait le chemin
des Carmes-Deschaux, tout en disant à part:—Décidément, je n’en puis pas revenir; mais au moins, si
je suis tué, je serai tué par un mousquetaire.64 |
LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES | D’Artagnan ne connaissait personne à Paris. Il alla donc au
rendez-vous d’Athos sans amener de second, résolu de se contenter
de ceux qu’aurait choisis son adversaire. D’ailleurs son
intention était formelle de faire au brave mousquetaire toutes
les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu’il ne
résultât de ce duel ce qui résulte toujours de fâcheux dans une
affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se
bat contre un adversaire blessé et affaibli: vaincu il double
le triomphe de son antagoniste; vainqueur, il est accusé de
forfaiture et de facile audace.Au reste, ou nous avons mal exposé le caractère de notre
chercheur d’aventures, ou notre lecteur a déjà dû remarquer
que d’Artagnan n’était point un homme ordinaire. Aussi, tout
en se répétant à lui-même que sa mort était inévitable, il ne
se résigna point à mourir tout doucettement comme un autre
moins courageux et moins modéré que lui eût fait à sa place.
Il réfléchit aux différents caractères de ceux avec lesquels il
allait se battre et commença à voir plus clair dans sa situation.
Il espérait, grâce aux excuses loyales qu’il lui réservait, se
faire un ami d’Athos, dont l’air grand seigneur et la mine austère
lui agréaient fort. Il se flattait de faire peur à Porthos
avec l’aventure du baudrier, qu’il pouvait, s’il n’était pas tué
sur le coup, raconter à tout le monde, récit qui, poussé adroitement
à l’effet, devait couvrir Porthos de ridicule; enfin quant
au sournois Aramis, il n’en avait pas très grand’peur, et en
65
supposant qu’il arrivât jusqu’à lui, il se chargeait de l’expédier
bel et bien, ou du moins, en frappant au visage, comme César
avait recommandé de faire aux soldats de Pompée, d’endommager
à tout jamais cette beauté dont il était si fier.Ensuite il y avait chez d’Artagnan ce fonds inébranlable de
résolution qu’avaient déposé dans son cœur les conseils de son
père, conseils dont la substance était: «Ne rien souffrir de
personne que du roi, du cardinal et de M. de Tréville.» Il
vola donc plutôt qu’il ne marcha vers le couvent des Carmes
déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque,
sorte de bâtiment sans fenêtres, bordé de prés arides, succursale
du Pré-aux-Clercs, et qui servait d’ordinaire aux rencontres des
gens qui n’avaient pas de temps à perdre.Lorsque d’Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui
s’étendait au pied de ce monastère, Athos attendait depuis cinq
minutes seulement, et midi sonnait. Il était donc ponctuel
comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste à l’égard
des duels n’avait rien à dire.Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure,
quoiqu’elle eut été pansée à neuf par le chirurgien de M. de
Tréville, s’était assis sur une borne et attendait son adversaire
avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l’abandonnaient
jamais. A l’aspect de d’Artagnan, il se leva et fit
poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son côté,
n’aborda son adversaire que le chapeau à la main et sa plume
traînant jusqu’à terre.—Monsieur, dit Athos, j’ai fait prévenir deux de mes amis
qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point
encore arrivés. Je m’étonne qu’ils tardent: ce n’est pas leur
habitude.—Je n’ai pas de seconds, moi, monsieur, dit d’Artagnan,
car, arrivé d’hier seulement à Paris, je n’y connais encore personne
66
que M. de Tréville, auquel j’ai été recommandé par mon
père, qui a l’honneur d’être quelque peu de ses amis.Athos réfléchit un instant.—Vous ne connaissez que M. de Tréville? demanda-t-il.—Oui, monsieur, je ne connais que lui.—Ah çà mais, continua Athos, parlant moitié à lui-même
et moitié à d’Artagnan, ah çà mais, si je vous
tue, j’aurai l’air d’un mangeur d’enfants, moi!—Pas trop, monsieur, répondit d’Artagnan
avec un salut qui ne
manquait pas de dignité;
pas trop, puisque vous
me faites l’honneur de
tirer l’épée contre moi
avec une blessure
dont vous
devez être fort
incommodé.—Très incommodé, sur
ma parole
et vous m’avez fait
un mal du diable, je
dois le dire; mais
je prendrai la main
gauche, c’est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez
donc pas que je vous fasse une grâce, je tire proprement des deux
mains; et il y aura même désavantage pour vous: un gaucher est
très gênant pour les gens qui ne sont pas prévenus. Je regrette
de ne pas vous avoir fait part plus tôt de cette circonstance.—Vous êtes vraiment, monsieur, dit d’Artagnan en s’inclinant
de nouveau, d’une courtoisie dont je vous suis on ne peut
plus reconnaissant.67
—Vous me rendez confus, répondit Athos avec son air de
gentilhomme; causons donc d’autre chose, je vous prie, à
moins que cela ne vous soit désagréable. Ah! sangbleu! que
vous m’avez fait mal! l’épaule me brûle.—Si vous vouliez permettre... dit d’Artagnan avec timidité.—Quoi, monsieur?—J’ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume
qui me vient de ma mère, et dont j’ai fait l’épreuve sur moi-même.—Eh bien?—Eh bien, je suis sûr qu’en moins de trois jours ce baume
vous guérirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez
guéri, eh bien! monsieur, ce me serait toujours un grand honneur
d’être votre homme.D’Artagnan dit ces mots avec une simplicité qui faisait
honneur à sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte à son
courage.—Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une proposition qui
me plaît, non pas que je l’accepte, mais elle sent son gentilhomme
d’une lieue. C’est ainsi que parlaient et faisaient ces
preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit
chercher à se modeler. Malheureusement nous ne sommes
plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de
M. le cardinal, et d’ici à trois jours on saurait, si bien gardé que
soit le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre,
et l’on s’opposerait à notre combat. Ah çà mais, ces flâneurs
ne viendront donc pas?—Si vous êtes pressé, monsieur, dit d’Artagnan à Athos
avec la même simplicité qu’un instant auparavant il lui avait
proposé de remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé
et qu’il vous plaise de m’expédier tout de suite, ne vous gênez
pas, je vous en prie.68
—Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant
un gracieux signe de tête à d’Artagnan, il n’est point d’un
homme sans cervelle, et il est à coup sûr d’un homme de cœur.
Monsieur, j’aime les hommes de votre trempe et je vois que si
nous ne nous tuons pas l’un l’autre, j’aurai plus tard un vrai
plaisir dans votre conversation. Attendons ces messieurs, je
vous prie, j’ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah! en
voici un, je crois.En effet, au bout de la rue de Vaugirard, commençait à
apparaître le gigantesque Porthos.—Quoi! s’écria d’Artagnan, votre premier témoin est
M. Porthos.—Oui, cela vous contrarie-t-il?—Non, aucunement.—Et voici le second.D’Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos et reconnut
Aramis.—Quoi! s’écria-t-il d’un accent plus étonné que la première
fois, votre second témoin est M. Aramis?—Sans doute, ne savez-vous pas qu’on ne nous voit jamais
l’un sans l’autre et qu’on nous appelle dans les mousquetaires
et dans les gardes, à la cour et à la ville: Athos, Porthos et
Aramis ou les trois inséparables? Après cela, comme vous arrivez
de Dax ou de Pau...—De Tarbes, dit d’Artagnan.—Il vous est permis d’ignorer ce détail, dit Athos.—Ma foi, dit d’Artagnan, vous êtes bien nommés, messieurs,
et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du
moins que votre union n’est point fondée sur les contrastes.Pendant ce temps, Porthos s’était rapproché, avait salué de
la main Athos; puis se retournant vers d’Artagnan, il était
resté tout étonné.69
Disons en passant qu’il avait changé de baudrier et quitté
son manteau.—Ah! ah! fit-il, qu’est-ce que cela?—C’est avec monsieur que je me bats, dit Athos en montrant
de la main d’Artagnan, et en le saluant du même geste.—C’est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.—Mais à une heure seulement, répondit d’Artagnan.—Et moi aussi, c’est avec monsieur que je me bats, dit
Aramis en arrivant à son tour sur le terrain.—Mais à deux heures seulement, fit d’Artagnan avec le
même calme.—Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos? demanda
Aramis.—Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à l’épaule; et
toi, Porthos?—Ma foi, je me bats parce que je me bats, répondit
Porthos en rougissant.Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les
lèvres du Gascon.—Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune
homme.—Et toi, Aramis? demanda Athos.—Moi, je me bats pour cause de théologie, répondit
Aramis tout en faisant signe à d’Artagnan qu’il le priait de
tenir secrète la cause de son duel.Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de d’Artagnan.—Vraiment, dit Athos.—Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne
sommes pas d’accord, dit le Gascon.—Décidément, c’est un homme d’esprit, murmura Athos.—Et maintenant que vous êtes rassemblés, messieurs,
70
dit d’Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses.A ce mot d’excuses, un nuage passa sur le front d’Athos, un
sourire hautain glissa sur les lèvres de Porthos, et un signe
négatif fut la réponse d’Aramis.—Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d’Artagnan en
relevant sa tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de
soleil qui en dorait les lignes fines et hardies, je vous demande
excuse dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette à tous
trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui ôte
beaucoup de sa valeur à votre créance, monsieur Porthos,
et ce qui rend la vôtre à peu près nulle, monsieur Aramis. Et
maintenant, messieurs, je vous le répète, excusez-moi, mais de
cela seulement, et en garde!A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir,
d’Artagnan tira son épée.Le sang lui était monté à la tête, et dans ce moment il eût tiré
son épée contre tous les mousquetaires du royaume, comme
il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis.Il était midi et un quart. Le soleil était à son zénith, et l’emplacement
choisi pour être le théâtre du duel se trouvait exposé
à toute son ardeur.—Il fait très chaud, dit Athos en tirant son épée à son tour,
et cependant je ne saurais ôter mon pourpoint; car, tout à
l’heure encore, j’ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais
de gêner monsieur en lui montrant du sang qu’il ne m’aurait
pas tiré lui-même.—C’est vrai, monsieur, dit d’Artagnan, et tiré par un autre
ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du
regret le sang d’un aussi brave gentilhomme; je me battrai
donc en pourpoint comme vous.—Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme
cela et songez que nous attendons notre tour.71
—Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à
dire de pareilles incongruités, interrompit Aramis. Quant à
moi, je trouve les choses que ces messieurs se disent fort bien
dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes.—Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en se mettant
en garde.—J’attendais vos ordres, dit d’Artagnan en croisant le fer.Mais les deux rapières avaient à peine résonné en se touchant,
qu’une escouade des gardes de Son Éminence, commandée
par M. de Jussac, se montra à l’angle du couvent.—Les gardes du cardinal! s’écrièrent à la fois Porthos et
Aramis. L’épée au fourreau, messieurs! l’épée au fourreau!Mais il était trop tard. Les deux combattants avaient été vus
dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.—Holà! cria Jussac en s’avançant vers eux et en faisant
signe à ses hommes d’en faire autant, holà! mousquetaires, on
se bat donc ici? Et les édits, qu’en faisons-nous?—Vous êtes bien généreux, messieurs les gardes, dit Athos
plein de rancune, car Jussac était l’un des agresseurs de
l’avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous réponds,
moi, que nous nous garderions bien de vous en empêcher.
Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sans
prendre aucune peine.—Messieurs, dit Jussac, c’est avec grand regret que je vous
déclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout.
Rengainez donc, s’il vous plaît, et nous suivez.—Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un
grand plaisir que nous obéirions à votre gracieuse invitation si
cela dépendait de nous; mais malheureusement la chose est
impossible: M. de Tréville nous l’a défendu. Passez donc votre
chemin, c’est ce que vous avez de mieux à faire.72
Cette raillerie exaspéra Jussac.—Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous désobéissez.—Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes
que trois; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir
ici, car, je le déclare, je ne reparais pas vaincu devant le
capitaine.Athos, Porthos et Aramis se rapprochèrent à l’instant les
uns des autres pendant que Jussac alignait ses soldats.Ce seul moment suffit à d’Artagnan pour prendre son parti:
c’était là un de ces événements qui décident de la vie d’un
homme, c’était un choix à faire entre le roi et le cardinal; ce
choix fait, il fallait y persévérer. Se battre, c’est-à-dire désobéir
à la loi, c’est-à-dire risquer sa tête, c’est-à-dire se faire
d’un seul coup l’ennemi d’un ministre plus puissant que le roi
lui-même; voilà ce qu’entrevit le jeune homme, et, disons-le à
sa louange, il n’hésita point une seconde. Se tournant donc
vers Athos et ses amis:—Messieurs, dit-il, je reprendrai, s’il vous plaît, quelque
chose à vos paroles. Vous avez dit que vous n’étiez que trois,
mais il me semble, à moi, que nous sommes quatre.—Mais vous n’êtes pas des nôtres, dit Porthos.—C’est vrai, répondit d’Artagnan; je n’ai pas l’habit mais
j’ai l’âme. Mon cœur est mousquetaire, je le sens bien, monsieur,
et cela m’entraîne.—Écartez-vous, jeune homme! cria Jussac, qui sans doute
à ses gestes et à l’expression de son visage avait deviné le dessein
de d’Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons.
Sauvez votre peau; allez vite.D’Artagnan ne bougea point.—Décidément, vous êtes un joli garçon, dit Athos, en serrant
la main du jeune homme.—Allons, allons! prenons un parti, reprit Jussac.73
—Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque
chose.—Monsieur est plein de générosité, dit Athos.Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d’Artagnan, et
redoutaient son inexpérience.—Nous ne serions que trois, dont un blessé, plus un enfant,
reprit Athos, et l’on n’en dira pas moins que nous étions quatre
hommes.—Oui, mais reculer! dit Porthos.—C’est difficile, reprit Athos.D’Artagnan comprit leur irrésolution.—Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure
sur l’honneur que je ne veux pas m’en aller d’ici si nous
sommes vaincus.—Comment vous appelle-t-on, mon brave? dit Athos.—D’Artagnan, monsieur.—Eh bien! Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan, en avant!
cria Athos.—Eh bien! voyons, messieurs, vous décidez-vous à vous
décider? cria pour la troisième fois Jussac.—C’est fait, messieurs, dit Athos.—Et quel parti prenez-vous? demanda Jussac.—Nous allons avoir l’honneur de vous charger, répondit
Aramis en levant son chapeau d’une main et tirant son épée
de l’autre.—Ah! vous résistez! s’écria Jussac.—Sangdieu! cela vous étonne?Et les neuf combattants se précipitèrent les uns sur les
autres avec une furie qui n’excluait pas une certaine méthode.Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal; Porthos
eut Bicarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.74
Quant à d’Artagnan, il se trouva lancé contre Jussac lui-même.Le cœur du jeune Gascon battait à lui briser la poitrine,
non pas de peur, Dieu merci, il n’en avait pas l’ombre, mais
d’émulation; il se battait comme un tigre en fureur, tournant
dix fois autour de son adversaire, changeant vingt fois ses
gardes et son terrain. Jussac était, comme on le disait alors,
friand de la lame, et avait fort pratiqué, cependant il avait
toutes les peines du monde à se défendre contre un adversaire
75
qui, agile et bondissant s’écartait à tout moment des règles
reçues, attaquant de tous
côtés à la fois, et tout cela en
parant en homme qui a le plus
grand respect pour son épiderme.Enfin cette lutte finit
par faire perdre
patience à Jussac.
Furieux d’être tenu
en échec par celui
qu’il avait regardé
comme un enfant, il
s’échauffa et commença
à faire des
fautes. D’Artagnan, qui, à défaut
de la pratique, avait une
profonde théorie, redoubla d’agilité. Jussac, voulant
en finir, porta un coup terrible à son adversaire en se fendant
76
à fond; mais celui-ci para prime, et tandis que Jussac se relevait,
se glissant comme un serpent sous son fer, il lui passa
son épée au travers du corps, Jussac tomba comme une
masse.D’Artagnan jeta alors un coup d’œil inquiet et rapide sur le
champ de bataille.Aramis avait déjà tué un de ses adversaires; mais l’autre
le pressait vivement. Cependant, Aramis était en bonne condition
et pouvait encore se défendre.Bicarat et Porthos venaient de faire coup fourré. Porthos
avait reçu un coup d’épée au travers du bras, et Bicarat au
travers de la cuisse. Mais comme ni l’une ni l’autre des deux
blessures n’était grave, ils ne s’en escrimaient qu’avec plus
d’acharnement.Athos, blessé de nouveau par Cahusac, pâlissait à vue
d’œil, mais il ne reculait pas d’une semelle: il avait seulement
changé son épée de main, et se battait de la main
gauche.D’Artagnan, selon les lois du duel de cette époque, pouvait
secourir quelqu’un; pendant qu’il cherchait du regard
celui de ses compagnons qui avait besoin de son aide, il
surprit un coup d’œil d’Athos. Ce coup d’œil était d’une éloquence
sublime. Athos serait mort plutôt que d’appeler au
secours; mais il pouvait regarder, et du regard demander
un appui.D’Artagnan le devina, fit un bond terrible, et tomba sur
le flanc de Cahusac en criant:—A moi, monsieur le garde, je vous tue!Cahusac se retourna; il était temps. Athos, que son extrême
courage soutenait seul, tomba sur un genou.—Sangdieu! criait-il à d’Artagnan, ne le tuez pas, jeune
homme, je vous en prie; j’ai une vieille affaire à terminer avec
77
lui, quand je serai guéri et bien portant. Désarmez-le seulement,
liez-lui l’épée. C’est cela. Bien! très bien!Cette exclamation était arrachée à Athos par l’épée de Cahusac,
qui sautait à vingt pas de lui. D’Artagnan et Cahusac
s’élancèrent ensemble, l’un pour la ressaisir, l’autre pour s’en
emparer; mais d’Artagnan, plus leste, arriva le premier et mit
le pied dessus.Cahusac courut à celui des gardes qu’avait tué Aramis,
s’empara de sa rapière, et voulut revenir à d’Artagnan; mais
sur son chemin il rencontra Athos, qui, pendant cette halte
d’un instant que lui avait procurée d’Artagnan, avait repris
haleine, et qui, de crainte que d’Artagnan ne lui tuât son ennemi,
voulait recommencer le combat.D’Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de
ne pas le laisser faire. En effet, quelques secondes après,
Cahusac tomba la gorge traversée d’un coup d’épée.Au même instant Aramis appuyait son épée contre la poitrine
de son adversaire renversé, et le forçait à demander
merci.Restaient Porthos et Bicarat. Porthos faisait mille fanfaronnades,
demandant à Bicarat quelle heure il pouvait bien être,
et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait
d’obtenir son frère dans le régiment de Navarre; mais, tout en
raillant, il ne gagnait rien. Bicarat était un de ces hommes
de fer qui ne tombent que morts.Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et
prendre tous les combattants blessés ou non, royalistes ou cardinalistes.
Athos, Aramis et d’Artagnan entourèrent Bicarat et
le sommèrent de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec
un coup d’épée qui lui traversait la cuisse, Bicarat voulait
tenir; mais Jussac, qui s’était relevé sur son coude, lui cria
de se rendre. Bicarat était un Gascon comme d’Artagnan; il fit
78
la sourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades,
trouvant le temps de désigner, du bout de son épée, une place à
terre:—Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra
Bicarat, seul de ceux qui sont avec lui.—Mais ils sont quatre contre toi; finis-en, je te l’ordonne.—Ah! si tu l’ordonnes, c’est
autre chose, dit Bicarat; comme
tu es mon brigadier,
je dois obéir.Et, en faisant
un bond en arrière,
il cassa son
épée sur son genou
pour ne pas
la rendre, en jeta
les morceaux par-dessus
le mur
du couvent et se
croisa les bras en
sifflant un air cardinaliste.La bravoure est toujours respectée, même chez un ennemi.
Les mousquetaires saluèrent Bicarat de leurs épées et les
remirent au fourreau. D’Artagnan en fit autant, puis aidé de
Bicarat, le seul qui fût resté debout, il porta sous le porche
du couvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d’Aramis
qui n’était que blessé. Le quatrième, comme nous l’avons dit,
était mort. Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre
épées sur cinq, ils s’acheminèrent ivres de joie vers l’hôtel de
M. de Tréville.On les voyait entrelacés, tenant toute la largeur de la rue,
79
et accostant chaque mousquetaire qu’ils rencontraient, si bien
qu’à la fin ce fut une marche triomphale. Le cœur de d’Artagnan
nageait dans l’ivresse,
il marchait entre Athos et
Porthos en les étreignant
tendrement.—Si je ne suis pas
encore mousquetaire, dit-il
à ses nouveaux amis en
franchissant la porte de l’hôtel de M. de Tréville, au moins me
voilà reçu apprenti, n’est-ce pas?80 |
SA MAJESTÉ LE ROI LOUIS TREIZIÈME | L’affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup
tout haut contre ses mousquetaires et les félicita tout bas;
mais comme il n’y avait pas de temps à perdre pour prévenir
le roi, M. de Tréville s’empressa de se rendre au Louvre. Il
était déjà trop tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et
l’on dit à M. de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait
recevoir en ce moment. Le soir M. de Tréville revint au jeu du
roi. Le roi gagnait, et, comme Sa Majesté était fort avare, elle
était d’excellente humeur; aussi, du plus loin que le roi aperçut
Tréville:—Venez ici, monsieur le capitaine, dit-il, venez, que je
vous gronde; savez-vous que Son Éminence est venue me faire
des plaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle
émotion, que ce soir Son Éminence en est malade. Ah çà
mais, ce sont des gens à pendre, que vos mousquetaires.—Non, sire, répondit Tréville, qui vit du premier coup
d’œil comment la chose allait tourner; non, tout au contraire,
ce sont de bonnes créatures, douces comme des agneaux, et
qui n’ont qu’un désir, je m’en ferai garant: c’est que leur épée
ne sorte du fourreau que pour le service de Votre Majesté.
Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont sans
cesse à leur chercher querelle, et, pour l’honneur même du
corps, les pauvres jeunes gens sont obligés de se défendre.—Écoutez monsieur de Tréville! dit le roi, écoutez! ne
dirait-on pas qu’il parle d’une communauté religieuse! En
vérité, mon cher capitaine, j’ai envie de vous ôter votre brevet,
81
et de le donner à mademoiselle de Chemerault, à laquelle j’ai
promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai
ainsi sur parole. On m’appelle Louis le Juste, monsieur de
Tréville, et tout à l’heure, tout à l’heure nous verrons.—Ah! c’est parce que je me fie à cette justice, sire, que
j’attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de
Votre Majesté.—Attendez donc, monsieur, attendez donc, dit le roi, je
ne vous ferai pas longtemps attendre.En effet la chance tournait, et, comme le roi commençait à
perdre ce qu’il avait gagné, il n’était pas fâché de trouver un
prétexte pour faire,—qu’on nous passe cette expression de
joueur, dont, nous l’avouons, nous ne connaissons pas l’origine,—pour
faire charlemagne. Le roi se leva donc au bout
d’un instant, et mettant dans sa poche l’argent qui était devant
lui et dont la majeure partie venait de son gain:—La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle
à M. de Tréville pour affaire d’importance. Ah!... j’avais
quatre-vingts louis devant moi; mettez la même somme, afin
que ceux qui ont perdu n’aient point à se plaindre. La justice
avant tout.Puis, se retournant vers M. de Tréville et marchant avec
lui vers l’embrasure d’une fenêtre:—Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont
les gardes de l’Éminentissime qui ont été chercher querelle à
vos mousquetaires?—Oui, sire, comme toujours.—Et comment la chose est-elle venue, voyons? car, vous le
savez, mon cher capitaine, il faut qu’un juge écoute les deux
parties.—Ah! mon Dieu! de la façon la plus simple et la plus naturelle.
Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majesté
82
connaît de nom, et dont elle a plus d’une fois apprécié le dévouement,
et qui ont, je puis l’affirmer au roi, son service fort à
cœur; trois de mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos
et Aramis, avaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet
de Gascogne que je leur avais recommandé le matin même.
La partie allait avoir lieu à Saint-Germain, je crois, et ils
s’étaient donné rendez-vous aux Carmes-Deschaux, lorsqu’elle
fut troublée par M. de Jussac et MM. Cahusac, Bicarat, et deux
autres gardes qui ne venaient certes pas là en si nombreuse
compagnie sans mauvaise intention contre les édits.—Ah! ah! vous m’y faites penser, dit le roi: sans doute ils
venaient pour se battre eux-mêmes.—Je ne les accuse pas, sire, mais je laisse Votre Majesté apprécier
ce que peuvent aller faire cinq hommes armés dans un
lieu aussi désert que le sont les environs du couvent des Carmes.—Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez raison.—Alors quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changé
d’idée et ils ont oublié leur haine particulière pour la haine de
corps; car Votre Majesté n’ignore pas que les mousquetaires,
qui sont au roi, et rien qu’au roi, sont les ennemis naturels des
gardes qui sont à M. le Cardinal.—Oui, Tréville, oui, dit le roi mélancoliquement, et c’est
bien triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France,
deux têtes à la royauté; mais tout cela finira, Tréville, tout cela
finira. Vous dites donc que les gardes ont cherché querelle aux
mousquetaires.—Je dis qu’il est probable que les choses se sont passées
ainsi, mais je n’en jure pas, sire. Vous savez combien la vérité
est difficile à connaître, et à moins d’être doué de cet instinct
admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste...—Et vous avez raison, Tréville; mais ils n’étaient pas seuls,
vos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant.83
—Oui, sire, et un homme blessé, de sorte que trois mousquetaires
du roi, dont un blessé, et un enfant, non seulement
ont tenu tête à cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal,
mais encore en ont porté quatre à terre.—Mais c’est une victoire, cela! s’écria le roi tout rayonnant;
une victoire complète!—Oui, sire, aussi
complète que celle du
Pont de Cé.—Quatre hommes
dont un blessé, et un
enfant, dites-vous?—Un jeune homme
à peine; lequel s’est
même si parfaitement
conduit en cette occasion,
que je prendrai la
liberté de le recommander
à Votre Majesté.—Comment s’appelle-t-il?—D’Artagnan, sire.
C’est le fils d’un de mes
plus anciens amis; le
fils d’un homme qui a
fait avec le roi votre
père, de glorieuse mémoire, la guerre de partisan.—Et vous dites qu’il s’est bien conduit, ce jeune homme?
Racontez-moi cela, Tréville; vous savez que j’aime les récits
de guerre et de combat.Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en se
posant sur la hanche.84
—Sire, reprit Tréville, comme je vous l’ai dit, M. d’Artagnan
est presque un enfant, et, comme il n’a pas l’honneur
d’être mousquetaire, il était en habit bourgeois; les gardes de
M. le cardinal, reconnaissant sa grande jeunesse, et de plus
qu’il était étranger au corps, l’invitèrent donc à se retirer avant
qu’ils attaquassent.—Alors, vous voyez bien, Tréville, interrompit le roi, que
ce sont eux qui ont attaqué.—C’est juste, sire: ainsi plus de doute; ils le sommèrent
donc de se retirer; mais il répondit qu’il était mousquetaire
de cœur et tout à Sa Majesté, qu’ainsi donc il resterait avec
messieurs les mousquetaires.—Brave jeune homme! murmura le roi.—En effet, il demeura avec eux; et Votre Majesté a là un
si ferme champion, que ce fut lui qui donna à Jussac ce terrible
coup d’épée qui met si fort en colère M. le cardinal.—C’est lui qui a blessé Jussac? s’écria le roi; lui, un enfant!
Ceci, Tréville, c’est impossible.—C’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté.—Jussac, une des premières lames du royaume!—Eh bien, sire! il a trouvé son maître.—Je veux voir ce jeune homme, Tréville, je veux le voir,
et si l’on peut faire quelque chose, eh bien! nous nous en occuperons.—Quand Votre Majesté daignera-t-elle le recevoir?—Demain à midi, Tréville.—L’amènerai-je seul?—Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux
les remercier tous à la fois; les hommes dévoués sont rares,
Tréville, et il faut récompenser le dévouement.—A midi, sire, nous serons au Louvre.85
—Ah! par le petit escalier, Tréville, par le petit escalier.
Il est inutile que le cardinal sache.—Oui, sire.—Vous comprenez, Tréville, un édit est toujours un édit;
il est défendu de se battre, au bout du compte.—Mais cette rencontre, sire, sort tout à fait des conditions
ordinaires d’un duel, c’est une rixe, et la preuve, c’est qu’ils
étaient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires
et M. d’Artagnan.—C’est juste, dit le roi; mais n’importe, Tréville, venez
toujours par le petit escalier.Tréville sourit. Mais comme c’était déjà beaucoup pour lui
d’avoir obtenu de cet enfant qu’il se révoltât contre son maître,
il salua respectueusement le roi, et, avec son agrément, prit
congé de lui.Dès le soir même les trois mousquetaires furent prévenus
de l’honneur qui leur était accordé. Comme ils connaissaient
depuis longtemps le roi, ils n’en furent pas trop échauffés; mais
d’Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune
à venir, et passa la nuit à faire des rêves d’or. Aussi, dès huit
heures du matin, était-il chez Athos.D’Artagnan trouva le mousquetaire tout habillé et prêt à
sortir. Comme on n’avait rendez-vous chez le roi qu’à midi, il
avait formé le projet, avec Porthos et Aramis, d’aller faire une
partie de paume dans un tripot situé tout près des écuries du
Luxembourg. Athos invita d’Artagnan à les suivre, et, malgré
son ignorance de ce jeu, auquel il n’avait jamais joué, celui-ci
accepta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures
du matin jusqu’à midi.Les deux mousquetaires étaient déjà arrivés et pelotaient
ensemble. Athos, qui était très fort à tous les exercices du corps,
passa avec d’Artagnan du côté opposé, et leur fit défi. Mais au
86
premier mouvement qu’il essaya, quoiqu’il jouât de la main
gauche, il comprit que sa blessure était encore trop récente
pour lui permettre un pareil exercice. D’Artagnan resta donc
seul, et comme il déclara qu’il était encore trop maladroit pour
soutenir une partie en règle, on continua seulement de s’envoyer
des balles sans compter le jeu. Mais une de ces balles,
lancée par le poignet herculéen de Porthos, passa si près du
visage de d’Artagnan, qu’il pensa que si, au lieu de passer à
côté, elle eût donné dedans, son audience était probablement
perdue, attendu qu’il lui eût été de toute impossibilité de se présenter
chez le roi. Or, comme de cette audience, dans son imagination
gasconne, dépendait tout son avenir, il salua poliment
Porthos et Aramis, déclarant qu’il ne reprendrait la partie que
lorsqu’il serait en état de leur tenir tête, et il s’en revint
prendre place près de la corde et dans la galerie.Malheureusement pour d’Artagnan, parmi les spectateurs
se trouvait un garde de Son Éminence, lequel, tout échauffé
encore de la défaite de ses compagnons, arrivée la veille seulement,
s’était promis de saisir la première occasion de la venger.
Il crut donc que cette occasion était venue, et, s’adressant
à son voisin:—Il n’est pas étonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu
peur d’une balle, c’est sans doute un apprenti mousquetaire.D’Artagnan se retourna comme si un serpent l’eût mordu
et regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolent
propos.—Pardieu! reprit celui-ci en frisant insolemment sa moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit monsieur,
j’ai dit ce que j’ai dit.—Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos
paroles aient besoin d’explication, répondit d’Artagnan à voix
basse, je vous prierai de me suivre.87
—Et quand cela? demanda le garde avec le même air railleur.—Tout de suite, s’il vous plaît.—Et vous savez qui je suis sans doute?—Moi, je l’ignore complètement, et je ne m’en inquiète guère.—Et vous avez tort, car,
si vous saviez
mon nom, peut-être
seriez-vous
moins pressé.—Comment
vous appelez-vous?—Bernajoux,
pour vous
servir.—Eh bien!
monsieur Bernajoux,
dit tranquillement
d’Artagnan, je vais
vous attendre sur
la porte.—Allez, monsieur,
je vous
suis.—Ne vous pressez pas trop, monsieur, qu’on ne s’aperçoive
pas que nous sortons ensemble; vous comprenez que, pour ce
que nous allons faire, trop de monde nous gênerait.—C’est bien, répondit le garde, étonné que son nom n’eût
pas produit plus d’effet sur le jeune homme.En effet, le nom de Bernajoux était connu de tout le monde,
88
de d’Artagnan seul excepté, peut-être; car c’était un de ceux
qui figuraient le plus souvent dans les rixes journalières que
tous les édits du roi et du cardinal n’avaient pu réprimer.Porthos et Aramis étaient si occupés de leur partie, et Athos
les regardait avec tant d’attention, qu’ils ne virent pas même
sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu’il l’avait dit au
garde de Son Éminence, s’arrêta sur la porte; un instant après
celui-ci descendit à son tour. Comme d’Artagnan n’avait pas
de temps à perdre, vu l’audience du roi, qui était fixée à midi,
il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue était déserte:—Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien heureux pour
vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n’avoir affaire
qu’à un apprenti mousquetaire; cependant, soyez tranquille,
je ferai de mon mieux. En garde!—Mais, dit celui que d’Artagnan provoquait ainsi, il me
semble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions
mieux derrière l’abbaye de Saint-Germain ou dans le Pré-aux-Clercs.—Ce que vous dites est plein de sens, répondit d’Artagnan;
malheureusement j’ai peu de temps à moi, ayant un rendez-vous
à midi juste. En garde donc, monsieur, en garde.Bernajoux n’était pas homme à se faire répéter deux fois un
pareil compliment. Au même instant son épée brilla à sa main
et il fondit sur son adversaire, que grâce à sa grande jeunesse
il espérait intimider.Mais d’Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et
tout frais émoulu de sa victoire, tout gonflé de sa future
faveur, il était résolu à ne pas reculer d’un pas: aussi les deux
fers se trouvèrent-ils engagés jusqu’à la garde et comme d’Artagnan
tenait ferme à sa place, ce fut son adversaire qui fit un
pas de retraite. Mais d’Artagnan saisit le moment où, dans ce
89
mouvement, le fer de Bernajoux déviait de la ligne, il dégagea,
se fendit et toucha son adversaire à l’épaule. Aussitôt d’Artagnan,
à son tour, fit un pas de retraite et releva son épée;
mais Bernajoux lui cria que ce n’était rien, et se fendant aveuglément
sur lui, il s’enferra de lui-même. Cependant, comme
il ne tombait pas, comme il ne se déclarait pas vaincu, mais que
seulement il rompait du côté de l’hôtel de M. de La Trémouille,
au service duquel il avait un parent, d’Artagnan, ignorant lui-même
la gravité de la dernière blessure que son adversaire
avait reçue, le pressait vivement, et sans doute allait l’achever
d’un troisième coup, lorsque la rumeur qui s’élevait de la rue
s’étant étendue jusqu’au jeu de paume, deux des amis du garde,
qui l’avaient entendu échanger quelques paroles avec d’Artagnan,
et qui l’avaient vu sortir à la suite de ces paroles, se
précipitèrent l’épée à la main hors du tripot et tombèrent sur
le vainqueur. Mais aussitôt Athos, Porthos et Aramis parurent
à leur tour, et au moment où les deux gardes attaquaient leur
jeune camarade, les forcèrent à se retourner. En ce moment,
Bernajoux tomba; et comme les gardes étaient seulement deux
contre quatre, ils se mirent à crier: «A nous, l’hôtel de La Trémouille!»
A ces cris, tout ce qui était dans l’hôtel sortit, se
ruant sur les quatre compagnons, qui de leur côté se mirent
à crier: «A nous, mousquetaires!»Ce cri était ordinairement entendu; car on savait les mousquetaires
ennemis de Son Éminence, et on les aimait pour la
haine qu’ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres
compagnies que celles appartenant au duc Rouge, comme l’avait
appelé Aramis, prenaient-ils en général parti dans ces
sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois
gardes de la compagnie de M. des Essarts, qui passaient, deux
vinrent donc en aide aux quatre compagnons, tandis que
l’autre courait à l’hôtel de M. de Tréville, criant: «A nous
90
mousquetaires, à nous!» Comme d’habitude, l’hôtel de M. de
Tréville était plein de soldats de cette arme, qui accoururent au
secours de leurs camarades;
la mêlée devint générale,
mais la force était aux mousquetaires:
les gardes du
cardinal et les gens de M. de
La Trémouille se retirèrent
dans l’hôtel, dont ils fermèrent
les portes assez à
temps pour empêcher que
leurs ennemis n’y fissent
irruption en même temps
qu’eux. Quant au blessé,
il y avait été tout d’abord
transporté et, comme nous
l’avons dit, en fort mauvais état.91
L’agitation était à son comble parmi les mousquetaires et
leurs alliés, et l’on délibérait déjà si, pour punir l’insolence
qu’avaient eue les domestiques de M. de La Trémouille, de
faire une sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait
pas le feu à son hôtel. La proposition en avait été faite et accueillie
avec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures
sonnèrent; d’Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur
audience, et, comme ils eussent regretté que l’on fît un si beau
coup sans eux, ils parvinrent à calmer les têtes. On se contenta
donc de jeter quelques pavés dans les portes, mais les
portes résistèrent: alors on se lassa; d’ailleurs ceux qui devaient
être regardés comme les chefs de l’entreprise avaient
depuis un instant quitté le groupe et s’acheminaient vers
l’hôtel de M. de Tréville, qui les attendait, déjà au courant de
cette algarade.—Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant,
et tâchons de voir le roi avant qu’il soit prévenu par le
cardinal; nous lui raconterons la chose comme une suite de
l’affaire d’hier, et les deux passeront ensemble.M. de Tréville, accompagné des quatre jeunes gens, s’achemina
donc vers le Louvre; mais, au grand étonnement du capitaine
des mousquetaires, on lui annonça que le roi était allé
courre le cerf dans la forêt de Saint-Germain. M. de Tréville
se fit répéter deux fois cette nouvelle, et à chaque fois ses compagnons
virent son visage rembrunir.—Est-ce que Sa Majesté, demanda-t-il, avait dès hier le
projet de faire cette chasse?—Non, Votre Excellence, répondit le valet de chambre,
c’est le grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu’on
avait détourné cette nuit un cerf à son intention. Il a d’abord
répondu qu’il n’irait pas, puis il n’a pas su résister au plaisir
que lui promettait cette chasse, et après le dîner il est parti.92
—Et le roi a-t-il vu le cardinal? demanda M. de Tréville.—Selon toute probabilité, répondit le valet de chambre,
car j’ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Éminence,
j’ai demandé où elle allait, et l’on m’a répondu: A Saint-Germain.—Nous sommes prévenus, dit M. de Tréville. Messieurs, je
verrai le roi ce soir; mais, quant à vous, je ne vous conseille pas
de vous y hasarder.L’avis était trop raisonnable et surtout venait d’un homme
qui connaissait trop bien le roi pour que les quatre jeunes
gens essayassent de le combattre. M. de Tréville les invita
donc à rentrer chacun chez eux et à attendre de ses nouvelles.En entrant à son hôtel, M. de Tréville songea qu’il fallait
prendre date en portant plainte le premier. Il envoya un
de ses domestiques chez M. de La Trémouille avec une lettre
dans laquelle il le priait de mettre hors de chez lui le garde
de M. le cardinal, et de réprimander ses gens de l’audace
qu’ils avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires.
Mais M. de La Trémouille, déjà prévenu par son écuyer, dont,
comme on le sait, Bernajoux était le parent, lui fit répondre
que ce n’était ni à M. de Tréville ni à ses mousquetaires de se
plaindre, mais bien au contraire à lui, dont les mousquetaires
avaient chargé les gens et avaient voulu brûler l’hôtel. Or,
comme le débat entre ces deux seigneurs eût pu durer longtemps,
chacun devant naturellement s’entêter dans son opinion,
M. de Tréville avisa un expédient qui avait pour but de
tout terminer: c’était d’aller trouver lui-même M. de La Trémouille.Il se rendit donc aussitôt à son hôtel et se fit annoncer.Les deux seigneurs se saluèrent poliment, car, s’il n’y avait
pas amitié entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux
93
étaient gens de cœur et d’honneur; et comme M. de La Trémouille,
protestant, et voyant rarement le roi, n’était d’aucun
parti, il n’apportait en général dans ses relations sociales
aucune prévention. Cette fois, néanmoins, son accueil, quoique
poli, fut plus froid que d’habitude.—Monsieur, dit M. de Tréville, nous croyons avoir à nous
plaindre chacun l’un de l’autre, et je suis venu moi-même
pour que nous tirions de compagnie cette affaire au clair.—Volontiers, répondit M. de La Trémouille; mais je vous
préviens que je suis bien renseigné, et tout le tort est à vos
mousquetaires.—Vous êtes un homme trop juste et trop raisonnable, monsieur,
dit M. de Tréville, pour ne pas accepter la proposition
que je vais vous faire.—Faites, monsieur, j’écoute.—Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre
écuyer?—Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup d’épée qu’il a
reçu dans le bras, et qui n’est pas autrement dangereux, il en
a encore ramassé un autre qui lui a traversé le poumon, de
sorte que le médecin en dit de pauvres choses.—Mais le blessé a-t-il conservé sa connaissance?—Parfaitement.—Parle-t-il?—Avec difficulté, mais il parle.—Eh bien, monsieur! rendons-nous près de lui; adjurons-le,
au nom du Dieu devant lequel il va être appelé peut-être,
de dire la vérité. Je le prends pour juge dans sa propre cause,
monsieur, et ce qu’il dira je le croirai.M. de La Trémouille réfléchit un instant, puis, comme il
était difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.94
Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé.
Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient
lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il
était trop faible, et, épuisé par l’effort
qu’il avait fait, il retomba presque
sans connaissance.M. de La Trémouille s’approcha
de lui et lui fit respirer des
sels qui le rappelèrent
à la vie.
Alors M. de Tréville,
ne voulant
pas qu’on pût l’accuser
d’avoir influencé
le malade,
invita M. de La Trémouille à l’interroger lui-même.Ce qu’avait prévu M. de Tréville arriva. Placé entre la vie et
la mort comme l’était Bernajoux, il n’eut pas même l’idée de
95
taire un instant la vérité; et il raconta aux deux seigneurs
les choses exactement, telles qu’elles s’étaient passées.C’était tout ce que voulait M. de Tréville; il souhaita à Bernajoux
une prompte convalescence, prit congé de M. de La
Trémouille, rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre
amis qu’il les attendait à dîner.M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, tout anti-cardinaliste
d’ailleurs. On comprend donc que la conversation
roula pendant tout le dîner sur les deux échecs que venaient
d’éprouver les gardes de Son Éminence. Or, comme d’Artagnan
avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui
que tombèrent toutes les félicitations, qu’Athos, Porthos et
Aramis lui abandonnèrent, non seulement en bons camarades,
mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour
pour lui laisser le sien.Vers six heures, M. de Tréville annonça qu’il était tenu
d’aller au Louvre; mais comme l’heure de l’audience accordée
par Sa Majesté était passée, au lieu de réclamer l’entrée par
le petit escalier, il se plaça avec les quatre jeunes gens dans
l’antichambre. Le roi n’était pas encore revenu de la chasse.
Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure à peine,
mêlés à la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s’ouvrirent
et qu’on annonça Sa Majesté.A cette annonce, d’Artagnan se sentit frémir jusqu’à la
moelle des os. L’instant qui allait suivre devait, selon toute probabilité,
décider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils
avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi.Louis XIII parut, marchant le premier; il était en costume
de chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant
un fouet à la main. Au premier coup d’œil, d’Artagnan
jugea que l’esprit du roi était à l’orage.Cette disposition, toute visible qu’elle était chez Sa Majesté,
96
n’empêcha pas les courtisans de se ranger sur son passage:
dans les antichambres royales, mieux vaut encore être vu
d’un œil irrité que de ne pas être vu du tout. Les trois mousquetaires
n’hésitèrent donc pas et firent un pas en avant, tandis
que d’Artagnan au contraire restait caché derrière eux;
mais quoique le roi connût personnellement Athos, Porthos et
Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler,
et comme s’il ne les avait jamais vus. Quant à M. de Tréville,
lorsque les yeux du roi s’arrêtèrent un instant sur lui, il soutint
ce regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui détourna
la vue; après quoi, tout en grommelant, Sa Majesté
rentra dans son appartement.—Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne
serons pas encore faits chevaliers de l’ordre cette fois-ci.—Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville; et si au bout
de dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez à mon
hôtel: car il sera inutile que vous m’attendiez plus longtemps.Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart
d’heure, vingt minutes; et, voyant que M. de Tréville ne
reparaissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait
arriver.M. de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi,
et avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise sur
un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce
qui ne l’avait pas empêché de lui demander avec le plus grand
flegme des nouvelles de sa santé.—Mauvaise, monsieur, mauvaise, répondit le roi, je m’ennuie.C’était en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent
prenait un de ses courtisans, l’attirait à une fenêtre et lui disait:
Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble.97
—Comment! Votre Majesté s’ennuie! dit M. de Tréville.
N’a-t-elle donc pas pris aujourd’hui le plaisir de la chasse?—Beau plaisir, monsieur! Tout dégénère, sur mon âme, et
je ne sais si c’est le gibier qui n’a plus de voie ou les chiens
qui n’ont plus de nez. Nous lançons un cerf dix-cors, nous le
courons six heures, et quand il est prêt à tenir, quand Saint-Simon
met déjà le cor à sa bouche pour sonner l’hallali,
toute la meute prend le change et s’emporte sur un daguet.
Vous verrez que je serai obligé de renoncer à la chasse à courre
comme j’ai renoncé à la chasse au vol. Ah! je suis un roi bien
malheureux, monsieur de Tréville! Je n’avais plus qu’un gerfaut,
il est mort avant-hier.—En effet, sire, je comprends votre désespoir, et le malheur
est grand; mais il vous reste encore, ce me semble, bon
nombre de faucons, d’éperviers et de tiercelets.—Et pas un homme pour les instruire; les fauconniers
s’en vont, il n’y a plus que moi qui connaisse l’art de la vénerie.
Après moi tout sera dit, et l’on chassera avec des traquenards,
des pièges, des trappes. Si j’avais le temps encore
de former des élèves! mais oui, M. le cardinal est là qui ne
me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l’Espagne,
qui me parle de l’Autriche, qui me parle de l’Angleterre! Ah!
à propos de M. le cardinal, monsieur de Tréville, je ne suis pas
content de vous.M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il connaissait
le roi de longue main; il avait compris que toutes ses plaintes
n’étaient qu’une préface, une espèce d’excitation pour s’encourager
lui-même, et que c’était où il était arrivé enfin qu’il en
voulait venir.—Et en quoi ai-je été assez malheureux pour déplaire à
Votre Majesté? demanda M. de Tréville en feignant le plus profond
étonnement.98
—Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur? continua
le roi sans répondre directement à la question de M. de
Tréville: est-ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de
mes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme, émeuvent
tout un quartier et veulent brûler Paris sans que vous en
disiez un mot? Mais au reste, continua le roi, sans doute que
je me hâte de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont
en prison et que vous venez m’annoncer que justice est faite.—Sire, répondit tranquillement M. de Tréville, je viens
vous la demander au contraire.—Et contre qui? s’écria le roi.—Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.—Ah! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N’allez-vous pas
me dire que vos trois mousquetaires damnés, Athos, Porthos
et Aramis et votre cadet de Béarn, ne se sont pas jetés comme
des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l’ont pas maltraité
de telle façon qu’il est probable qu’il est en train de trépasser à
cette heure! N’allez-vous pas dire qu’ensuite ils n’ont pas fait
le siège de l’hôtel du duc de La Trémouille, et qu’ils n’ont point
voulu le brûler! Ce qui n’aurait peut-être pas été un très grand
malheur en temps de guerre, vu que c’est un nid de huguenots;
mais ce qui, en temps de paix, est un fâcheux exemple. Dites,
n’allez-vous pas nier tout cela?—Et qui vous a fait ce beau récit, sire? demanda tranquillement
M. de Tréville.—Qui m’a fait ce beau récit, monsieur! et qui voulez-vous
que ce soit, si ce n’est celui qui veille quand je dors, qui travaille
quand je m’amuse, qui mène tout au dedans et au dehors
du royaume, en France comme en Europe?—Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de
Tréville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de
Sa Majesté.99
—Non, monsieur; je veux parler du soutien de l’État, de
mon seul serviteur, de mon ami, de M. le cardinal.—Son Éminence n’est pas Sa Sainteté, sire.—Qu’entendez-vous par là, monsieur?—Qu’il n’y a que le pape qui soit infaillible et que cette
infaillibilité ne s’étend pas aux cardinaux.—Vous voulez dire qu’il me trompe, vous voulez dire qu’il
me trahit. Vous l’accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement
que vous l’accusez.—Non, sire; mais je dis qu’il se trompe lui-même; je dis
qu’il a été mal renseigné; je dis qu’il a eu hâte d’accuser les
mousquetaires de Votre Majesté, pour lesquels il est injuste,
et qu’il n’a pas été puiser ses renseignements aux bonnes
sources.—L’accusation vient de M. de La Trémouille, du duc lui-même.
Que répondez-vous à cela?—Je pourrais répondre, sire, qu’il est trop intéressé dans
la question pour être un témoin impartial; mais loin de là,
sire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m’en
rapporterai à lui, mais à une condition, sire.—Laquelle?—C’est que Votre Majesté le fera venir, l’interrogera, mais
elle-même, en tête à tête, sans témoins, et que je reverrai Votre
Majesté aussitôt qu’elle aura reçu le duc.—Oui-da! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que
dira M. de La Trémouille?—Oui, sire.—Vous accepterez son jugement?—Sans doute.—Et vous vous soumettrez aux réparations qu’il exigera?—Parfaitement.—La Chesnaye! fit le roi. La Chesnaye!100
Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se
tenait toujours à la porte, entra.—La Chesnaye! dit le roi, qu’on aille à l’instant même me
querir M. de La Trémouille; je veux lui parler ce soir.—Votre Majesté veut-elle bien me donner sa parole qu’elle
ne verra personne entre M. de La Trémouille et moi.—Personne, foi de gentilhomme.—A demain, sire, alors.—A demain, monsieur.—A quelle heure, s’il plaît à Votre Majesté?—A l’heure que vous voudrez.—Mais en venant par trop matin, je crains de réveiller
Votre Majesté.—Me réveiller? Est-ce que je dors? Je ne dors plus, monsieur;
je rêve quelquefois, voilà tout. Venez donc d’aussi bon
matin que vous voudrez, à sept heures; mais gare à vous si
vos mousquetaires sont coupables.—Si mes mousquetaires sont coupables, sire, les coupables
seront remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d’eux
selon son bon plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chose
de plus? qu’elle parle, je suis prêt à lui obéir.—Non, monsieur, non. A demain donc, monsieur, à
demain.—Dieu garde jusque-là Votre Majesté!Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal encore;
il avait fait prévenir dès le soir même ses trois mousquetaires
et leur compagnon de se trouver chez lui à six heures et
demie du matin. Il les emmena avec lui, sans leur rien affirmer,
sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur
et même la sienne tenaient à un coup de dés.Arrivé au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi
était toujours irrité contre eux, ils s’éloigneraient sans être
101
vus; si le roi consentait à les recevoir, on n’aurait qu’à les
faire appeler.En arrivant dans l’antichambre particulière du roi, M. de
Tréville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu’on n’avait pas
rencontré le duc de La Trémouille la veille au soir à son hôtel,
qu’il était rentré trop tard pour se présenter au Louvre, qu’il
venait seulement d’arriver, et qu’il était à cette heure chez le roi.Cette circonstance plut beaucoup à M. de Tréville, qui, de
cette façon, fut certain qu’aucune suggestion étrangère ne se
glisserait entre la déposition de M. de La Trémouille et lui.En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la porte
du cabinet du roi s’ouvrit, et que M. de Tréville en vit sortir le
duc de La Trémouille, lequel vint à lui et dit:—Monsieur de Tréville, Sa Majesté vient de m’envoyer
querir pour savoir comment les choses se sont passées hier
matin à mon hôtel. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que la
faute est à mes gens, et que je suis prêt à vous en faire mes
excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et
me tenir toujours pour un de vos amis.—Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j’étais si plein de
confiance dans votre loyauté, que je n’avais pas voulu, près de
Sa Majesté, d’autre défenseur que vous-même. Je vois que je ne
m’étais pas abusé, et je vous remercie de ce qu’il y a encore en
France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que
j’ai dit de vous.—C’est bien, c’est bien! dit le roi, qui avait écouté tous ces
compliments entre les deux portes; seulement, dites-lui, Tréville,
puisqu’il se prétend un de vos amis, que moi aussi je
voudrais être des siens, mais qu’il me néglige; qu’il y a tantôt
trois ans que je ne l’ai vu, et que je ne le vois que quand je
l’envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part; car ce sont de
ces choses qu’un roi ne peut dire lui-même.102
—Merci, sire, merci, dit le duc; mais que Votre Majesté
croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour
M. de Tréville, que ce ne sont point ceux qu’elle voit à toute
heure du jour qui lui sont le plus dévoués.—Ah! vous avez entendu ce que j’ai dit; tant mieux, duc,
tant mieux, dit le roi en s’avançant jusque sur la porte. Ah!
c’est vous, Tréville! où sont vos mousquetaires? Je vous avais
dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l’avez-vous pas
fait?—Ils sont en bas, sire, et avec votre congé La Chesnaye va
leur dire de monter.—Oui, oui, qu’ils viennent tout de suite; il va être huit
heures, et à neuf heures j’attends une visite. Allez, monsieur
le duc, et revenez surtout. Entrez, Tréville.Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait la porte,
les trois mousquetaires et d’Artagnan, conduits par La Chesnaye,
apparaissaient au haut de l’escalier.—Venez, mes braves, dit le roi, venez; j’ai à vous gronder.Les mousquetaires s’approchèrent en s’inclinant; d’Artagnan
les suivait par derrière.—Comment diable! continua le roi, à vous quatre, sept
gardes de Son Éminence mis hors de combat en deux jours.
C’est trop, messieurs, c’est trop. A ce compte-là, Son Éminence
serait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines,
et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Un,
par hasard, je ne dis pas; mais sept en deux jours, je le répète,
c’est trop, c’est beaucoup trop.—Aussi, dit M. de Tréville, Votre Majesté voit qu’ils
viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses.—Tout contrits et tout repentants! Hum! fit le roi, je ne
me fie point à leurs faces hypocrites; il y a surtout là-bas une
figure de Gascon. Venez ici, monsieur.103
D’Artagnan, qui comprit que c’était à lui que le compliment
s’adressait, s’approcha en prenant son air le plus désespéré.—Eh bien! que me disiez-vous donc, que c’était un jeune
homme? c’est un enfant, monsieur de Tréville, un véritable
enfant! Et c’est celui-là qui a donné ce rude coup d’épée à
Jussac?—Et ces deux beaux coups d’épée à Bernajoux.—Véritablement!—Sans compter, dit Athos, que s’il ne m’avait pas tiré des
mains de Bicarat, je n’aurais très certainement pas l’honneur
de faire en ce moment ma très humble révérence à Votre Majesté.—Mais c’est donc un véritable démon, que ce Béarnais,
ventre saint-gris! monsieur de Tréville? comme eût dit le roi
mon père. A ce métier-là, on doit trouer force pourpoints et
briser force épées. Or les Gascons sont toujours pauvres, n’est-ce
pas?—Sire, je dois dire qu’on n’a pas encore trouvé des mines
d’or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dût bien
ce miracle en récompense de la manière dont ils ont soutenu
les prétentions du roi votre père.—Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m’ont fait
roi moi-même, n’est-ce pas, Tréville, puisque je suis le fils de
mon père? Eh bien! à la bonne heure, je ne dis pas non. La
Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches,
vous trouverez quarante pistoles; et si vous les trouvez, apportez-les-moi.
Et maintenant, voyons, jeune homme, la main
sur la conscience, comment cela s’est-il passé?D’Artagnan raconta l’aventure de la veille dans tous ses
détails: comment, n’ayant pas pu dormir de la joie qu’il
éprouvait à voir Sa Majesté, il était arrivé chez ses amis trois
104
heures avant l’heure de l’audience; comment ils étaient allés
ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu’il avait manifestée
de recevoir une balle au visage, il avait été raillé par
Bernajoux, lequel avait
failli payer cette raillerie
de la perte de la
vie, et M. de La Trémouille,
qui n’y était
pour rien, de la perte
de son hôtel.—C’est bien cela,
murmurait le roi; oui,
c’est ainsi que le duc
m’a raconté la
chose. Pauvre
cardinal! sept
hommes en
deux jours
et de ses plus
chers; mais
c’est assez comme
cela, messieurs,
entendez-vous!
c’est assez: vous
avez pris votre
revanche de la
rue Férou, et au delà; vous devez être satisfaits.—Si Votre Majesté l’est, dit Tréville, nous le sommes.—Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignée d’or
de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d’Artagnan:
Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction.A cette époque, les idées de fierté qui sont de mise de nos
105
jours n’étaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait
de la main à la main de l’argent du roi, et n’en était pas
le moins du monde humilié. D’Artagnan mit donc les quarante
pistoles dans sa poche sans faire aucune façon, et en remerciant
tout au contraire grandement Sa Majesté.—Là, dit le roi en regardant sa pendule, là, et maintenant
qu’il est huit heures et demie, retirez-vous; car je vous l’ai dit,
j’attends quelqu’un à neuf heures. Merci de votre dévouement,
messieurs. J’y puis compter, n’est-ce pas?—Oh! sire! s’écrièrent d’une même voix les quatre compagnons,
nous nous ferions couper en morceaux pour Votre
Majesté.—Bien, bien; mais restez entiers: cela vaut mieux, et vous
me serez plus utiles. Tréville, ajouta le roi à demi-voix pendant
que les autres se retiraient, comme vous n’avez pas de
place dans les mousquetaires et que d’ailleurs pour entrer
dans ce corps nous avons décidé qu’il fallait faire un noviciat,
placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de
M. des Essarts, votre beau-frère. Ah pardieu! Tréville, je me
réjouis de la grimace que va faire le cardinal: il sera furieux,
mais cela m’est égal, je suis dans mon droit.Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et s’en vint
rejoindre ses mousquetaires, qu’il trouva partageant avec d’Artagnan
les quarante pistoles.Et le cardinal, comme l’avait dit Sa Majesté, fut effectivement
furieux, si furieux, que pendant huit jours il abandonna
le jeu du roi, ce qui n’empêchait pas le roi de lui faire la plus
charmante mine du monde, et toutes les fois qu’il le rencontrait
de lui demander de sa voix la plus caressante:—Eh bien, monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre
Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont à vous?106 |
L’INTÉRIEUR DES MOUSQUETAIRES | Lorsque d’Artagnan fut hors
du Louvre, et qu’il consulta ses
amis sur l’emploi qu’il devait faire
de sa part des quarante
pistoles, Athos lui
conseilla de commander
un bon repas
à la Pomme-de-Pin,
Porthos
de prendre un laquais,
et Aramis de
se faire une maîtresse
convenable.Le repas fut exécuté le jour
même, et le laquais y servit à
table. Le repas avait été commandé
par Athos, et le laquais
fourni par Porthos. C’était un
Picard que le glorieux mousquetaire
avait embauché le jour même
et à cette occasion sur le pont de
la Tournelle, pendant qu’il faisait des
ronds en crachant dans l’eau.Porthos avait prétendu que cette occupation
était la preuve d’une organisation réfléchie et contemplative,
et il l’avait emmené sans autre recommandation. La
107
grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il se
crut engagé, avait séduit Planchet,—c’était le nom du Picard;—il
y eut chez lui un léger désappointement lorsqu’il vit que
la place était déjà prise par un confrère nommé Mousqueton, et
lorsque Porthos lui eut signifié que son état de maison, quoique
grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu’il lui fallait
entrer au service de d’Artagnan. Cependant lorsqu’il assista au
dîner que donnait son maître et qu’il vit celui-ci tirer en payant
une poignée d’or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia
le ciel d’être tombé en la possession d’un pareil Crésus; il
persévéra dans cette opinion jusqu’après le festin, des reliefs
duquel il répara de longues abstinences. Mais en faisant le soir
le lit de son maître, les chimères de Planchet s’évanouirent.
Le lit était le seul de l’appartement, qui se composait d’une
antichambre et d’une chambre à coucher. Planchet coucha dans
l’antichambre sur une couverture tirée du lit de d’Artagnan,
et dont d’Artagnan se passa depuis.Athos de son côté avait un valet qu’il avait dressé à son
service d’une façon toute particulière et que l’on appelait Grimaud.
Il était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons
d’Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu’il vivait dans
la plus profonde intimité avec ses compagnons Porthos et
Aramis, ceux-ci se rappelaient l’avoir vu sourire souvent;
mais jamais ils ne l’avaient entendu rire. Ses paroles étaient
brèves et expressives, disant toujours ce qu’elles voulaient dire,
rien de plus: pas d’enjolivements, pas de broderies, pas
d’arabesques. Sa conversation était un fait sans aucun épisode.Quoique Athos eût à peine trente ans et fût d’une grande
beauté de corps et d’esprit, personne ne lui connaissait de maîtresse.
Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n’empêchait
pas qu’on en parlât devant lui, quoiqu’il fût facile de voir
que ce genre de conversation, auquel il ne se mêlait que par
108
des mots amers et des aperçus misanthropiques, lui était parfaitement
désagréable. Sa réserve, sa sauvagerie et son mutisme
en faisaient presque un vieillard; il avait donc, pour ne point
déroger à ses habitudes, habitué Grimaud à lui obéir sur un
simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne
lui parlait que dans des circonstances
suprêmes.Quelquefois Grimaud, qui craignait
son maître comme le
feu, tout en ayant pour
sa personne un grand
attachement et pour son
génie une grande vénération
croyait avoir parfaitement
compris ce
qu’il désirait, s’élançait
pour exécuter l’ordre
reçu et faisait précisément
le contraire.
Alors Athos haussait les
épaules, et, sans se
mettre en colère, rossait
Grimaud. Ces jours-là il
parlait un peu.Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractère tout opposé
à celui d’Athos: non seulement il parlait beaucoup, mais
il parlait haut; peu lui importait au reste, il faut lui rendre
cette justice, qu’on l’écoutât ou non; il parlait pour le plaisir
de parler et pour le plaisir de s’entendre, il parlait de toutes
choses excepté de sciences, excipant à cet endroit de la haine
invétérée que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants.
Il avait moins grand air qu’Athos, et le sentiment de son
109
infériorité à ce sujet l’avait, dans le commencement de leur
liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu’il
s’était alors efforcé de dépasser par ses splendides toilettes.
Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par
la façon dont il rejetait la tête en arrière et avançait le pied,
Athos prenait à l’instant même la place qui lui était due et reléguait
le fastueux Porthos au second rang. Porthos s’en consolait
en remplissant l’antichambre de M. de Tréville et les corps
de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes, tandis
qu’Athos ne parlait jamais des siennes; et, pour le moment,
après avoir passé de la noblesse de robe à la noblesse d’épée, de
la robine à la baronne, il n’était question de rien moins pour
Porthos que d’une princesse étrangère qui lui voulait un bien
énorme.Un vieux proverbe dit: «Tel maître tel valet.» Passons
donc du valet d’Athos à celui de Porthos, de Grimaud à
Mousqueton.Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé
le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore
de Mousqueton. Il était entré au service de Porthos à la condition
qu’il serait habillé et logé seulement, mais d’une façon
magnifique; il ne réclamait que deux heures par jour pour les
consacrer à une industrie qui devait pourvoir à tous ses autres
besoins. Porthos avait accepté le marché; la chose lui allait à
merveille. Il faisait tailler à Mousqueton des pourpoints dans
ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et grâce à
un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes à neuf
en les retournant, et dont la femme était soupçonnée de vouloir
faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques, Mousqueton
faisait à la suite de son maître fort bonne figure.Quant à Aramis dont nous croyons avoir suffisamment exposé
le caractère, caractère du reste que comme celui de ses
110
compagnons nous pourrons suivre dans son développement,
son laquais s’appelait Bazin. Grâce à l’espérance qu’avait son
maître d’entrer un jour dans les
ordres, il était toujours vêtu
de noir, comme doit l’être le
serviteur d’un homme d’église. C’était un Berrichon de trente-cinq
à quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant à
lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maître,
111
faisant à la rigueur pour deux un dîner de peu de plats, mais
excellents. Au reste, muet, aveugle, sourd, et d’une fidélité à
toute épreuve.Maintenant que nous connaissons, superficiellement du
moins, les maîtres et les valets, passons aux demeures occupées
par chacun d’eux.Athos habitait rue Férou, à deux pas du Luxembourg; son
appartement se composait de deux petites chambres; fort proprement
meublées, dans une maison garnie dont l’hôtesse encore
jeune et véritablement encore belle lui faisait inutilement
les doux yeux. Quelques fragments d’une grande splendeur passée
éclataient çà et là aux murailles de ce modeste logement:
c’était une épée, par exemple, richement damasquinée, qui remontait
pour la façon à l’époque de François Ier, et dont la poignée
seule, incrustée de pierres précieuses, pouvait valoir deux
cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus
grande détresse, Athos n’avait jamais consenti à engager ou à
vendre. Cette épée avait longtemps fait l’ambition de Porthos.
Porthos aurait donné dix années de sa vie pour posséder cette
épée.Un jour qu’il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya
même de l’emprunter à Athos. Athos, sans rien dire, vida ses
poches, ramassa tous ses bijoux, bourses, aiguillettes et chaînes
d’or, il offrit tout à Porthos; mais quant à l’épée, lui dit-il,
elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que lorsque
son maître quitterait lui-même son logement. Outre son épée
il y avait encore un portrait représentant un seigneur du temps
de Henri III, vêtu avec la plus grande élégance, et qui portait
l’ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines
similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur,
chevalier des ordres du roi, était son ancêtre.Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux mêmes armes
112
que l’épée et le portrait, faisait un milieu de cheminée qui
jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait
toujours la clé de ce coffre sur lui. Mais un jour il l’avait
ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s’assurer que ce
coffre ne contenait que des lettres et des papiers: des lettres
d’amour et des papiers de famille sans doute.Porthos habitait un appartement très vaste et d’une très
somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois
qu’il passait avec quelque ami devant ses fenêtres, à l’une desquelles
Mousqueton se tenait toujours en grande livrée, Porthos
levait la tête et la main, et disait: Voilà ma demeure. Mais jamais
on ne le trouvait chez lui, jamais il n’invitait personne à
y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce que cette
somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d’un
boudoir, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher,
laquelle chambre, située comme le reste de l’appartement au
rez-de-chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux
et impénétrable aux yeux du voisinage.Reste d’Artagnan, mais nous savons comment il était logé,
et nous avons déjà fait connaissance avec son laquais, maître
Planchet.D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme
le sont, du reste, les gens qui ont le génie de l’intrigue, fit tous
ses efforts pour savoir ce qu’étaient au juste Athos, Porthos et
Aramis; car sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens
cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait
son grand seigneur d’une lieue. Il s’adressa donc à Porthos pour
avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis
pour connaître Porthos.Malheureusement Porthos lui-même ne savait de la vie de
son silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On disait
113
qu’il avait eu de grands malheurs dans ses histoires amoureuses,
et qu’une affreuse trahison avait empoisonné à jamais la
vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison? tout le
monde l’ignorait.Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tréville
savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, avait une
vie facile à connaître. On voyait à travers sa personne vaniteuse
et indiscrète comme à travers un cristal. Seulement il
fallait bien se garder de croire tout le bien qu’il disait de lui.Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret,
c’était un garçon tout confit de mystères, répondant peu aux
questions qu’on lui faisait sur les autres, et éludant celles que
l’on faisait sur lui-même. Un jour d’Artagnan, après l’avoir
longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit
qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une
princesse, voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les aventures
amoureuses de son interlocuteur.—Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez
des baronnes, des comtesses et des princesses des autres?—Pardon, interrompit Aramis, j’ai parlé parce que Porthos
en parle lui-même, parce qu’il a crié toutes ces belles
choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d’Artagnan,
que si je les tenais d’une autre source ou qu’il me
les eût confiées, il n’y aurait pas eu de confesseur plus discret
que moi.—Je n’en doute pas, reprit d’Artagnan; mais enfin, il me
semble que vous-même vous êtes assez familier avec les armoiries,
témoin certain mouchoir brodé auquel je dois l’honneur
de votre connaissance.Aramis cette fois ne se fâcha point, mais il prit son air le
plus modeste et répondit affectueusement:—Mon cher, n’oubliez pas que je veux être d’Église, et que
114
je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous
avez vu ne m’était point confié, mais il avait été oublié chez
moi par un de mes amis. J’ai dû le recueillir pour ne pas les
compromettre, lui et la dame qu’il aime. Pour moi, je n’ai
point et ne veux point avoir de maîtresse, suivant en cela
l’exemple très judicieux d’Athos, qui n’en a pas plus que moi.—Mais que diable? vous n’êtes pas abbé, puisque vous êtes
mousquetaire.—Mousquetaire par intérim, mon cher, comme dit le cardinal,
mousquetaire contre mon gré, mais homme d’Église
dans le cœur, croyez-moi. Athos et Porthos m’ont fourré là
dedans pour m’occuper: j’ai eu, au moment d’être ordonné,
une petite difficulté avec... Mais cela ne vous inquiète guère,
et je vous prends un temps précieux.—Point du tout, cela m’intéresse fort, s’écria d’Artagnan,
et je n’ai pour le moment absolument rien à faire.—Oui, mais moi j’ai mon bréviaire à dire, répondit Aramis,
puis quelques vers à composer, que m’a demandés
madame d’Aiguillon; ensuite je dois passer rue Saint-Honoré,
afin d’acheter du rouge pour madame de Chevreuse: vous
voyez, mon cher ami, que, si rien ne vous presse, je suis très
pressé, moi.Et Aramis tendit affectueusement la main à son jeune compagnon
et prit congé de lui.D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se donnât, en savoir
davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti
de croire dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé,
espérant des révélations plus sûres et plus étendues de l’avenir.
En attendant, il considéra Athos comme un Achille, Porthos
comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.Au reste la vie des quatre jeunes gens était joyeuse: Athos
jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n’empruntait
115
jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût sans cesse
à leur service; et lorsqu’il avait joué sur parole, il faisait toujours
réveiller son créancier à six heures du matin pour lui
payer sa dette de la veille.Porthos avait des fougues: ces jours-là, s’il gagnait, on le
voyait insolent et splendide; s’il perdait, il disparaissait complètement
pendant quelques jours, après lesquels il reparaissait
le visage blême et la mine allongée, mais avec de l’argent
dans ses poches.Aramis ne jouait jamais. C’était bien le plus mauvais
mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir. Il
avait toujours besoin de travailler. Quelquefois, au milieu
d’un dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin et
dans la chaleur de la conversation, croyait que l’on en avait
encore pour deux ou trois heures à rester à table, Aramis regardait
sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait
congé de la société pour aller, disait-il, consulter un casuiste
avec lequel il avait rendez-vous. D’autres fois, il retournait
à son logis pour écrire une thèse, et priait ses amis de ne pas
le distraire.Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélancolique,
si bienséant à sa noble figure, et Porthos buvait en jurant
qu’Aramis ne serait jamais qu’un curé de village.Planchet, le valet de d’Artagnan, supporta noblement la
bonne fortune; il recevait trente sous par jour, et pendant un
mois il revenait au logis gai comme un pinson et affable envers
son maître. Quand le vent de l’adversité commença à souffler
sur le ménage de la rue des Fossoyeurs, c’est-à-dire quand les
quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangées ou à peu
près, il commença des plaintes qu’Athos trouva nauséabondes,
Porthos indécentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc
à d’Artagnan de congédier le drôle, Porthos voulait qu’on le
116
bâtonnât auparavant, et Aramis prétendit qu’un maître ne
devait entendre que les compliments qu’on fait de lui.—Cela vous est bien aisé à dire, reprit d’Artagnan: à vous,
Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui défendez de parler,
et qui, par conséquent, n’avez jamais de mauvaises paroles
avec lui; à vous, Porthos, qui menez un train magnifique
et qui êtes un dieu pour votre valet Mousqueton; à vous
enfin, Aramis, qui toujours distrait par vos études théologiques,
inspirez un profond respect à votre serviteur Bazin,
homme doux et religieux; mais moi qui suis sans consistance
et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni même
garde, moi, que ferais-je pour inspirer de l’affection, de la terreur
ou du respect à Planchet?—La chose est grave, répondirent les trois amis; c’est une
affaire d’intérieur; il en est des valets comme des femmes, il
faut les mettre tout de suite sur le pied où l’on désire qu’ils
restent. Réfléchissez donc.D’Artagnan réfléchit et se résolut à rouer Planchet par provision,
ce qui fut exécuté avec la conscience que d’Artagnan
mettait en toutes choses; puis, après l’avoir bien rossé, il lui
défendit de quitter son service sans sa permission; «car, ajouta-t-il,
l’avenir ne peut me faire faute; j’attends inévitablement
des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes près
de moi, et je suis trop bon maître pour te faire manquer ta fortune
en t’accordant le congé que tu me demandes.»Cette manière d’agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires
pour la politique de d’Artagnan. Planchet fut également
saisi d’admiration et ne parla plus de s’en aller.La vie des quatre jeunes gens était devenue commune;
d’Artagnan, qui n’avait aucune habitude, puisqu’il arrivait de sa
province et tombait au milieu d’un monde tout nouveau pour
lui, prit aussitôt les habitudes de ses amis.117
On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en été,
et l’on allait prendre le mot d’ordre et l’air des affaires chez
M. de Tréville. D’Artagnan, bien qu’il ne fût pas mousquetaire,
en faisait le service avec une ponctualité touchante: il était
toujours de garde parce qu’il tenait toujours compagnie à celui
de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait à
l’hôtel des mousquetaires et chacun le tenait pour un bon
camarade; M. de Tréville, qui l’avait apprécié du premier coup
d’œil, et qui lui portait une véritable affection, ne cessait de le
recommander au roi.De leur côté, les trois mousquetaires aimaient fort leur
118
jeune camarade. L’amitié qui unissait ces quatre hommes et le
besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel,
soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisait sans cesse courir
l’un après l’autre comme des ombres; et l’on rencontrait
toujours les inséparables se cherchant du Luxembourg à la
place Saint-Sulpice et de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.En attendant, les promesses de M. de Tréville allaient leur
train. Un beau jour le roi commanda à M. le chevalier des Essarts
de prendre d’Artagnan comme cadet dans sa compagnie
des gardes. D’Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu’il
eût voulu, au prix de dix années de son existence, troquer
contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de Tréville promit
cette faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait
être abrégé, au reste, si l’occasion se présentait pour d’Artagnan
de rendre quelque service au roi ou de faire quelque
action d’éclat. D’Artagnan se retira sur cette promesse et dès le
lendemain commença son service.Alors ce fut le tour d’Athos, de Porthos et d’Aramis de monter
la garde avec d’Artagnan quand il était de garde. La compagnie
de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes
au lieu d’un le jour où elle prit d’Artagnan. |
UNE INTRIGUE DE COUR | Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que
toutes les choses de ce monde, après avoir eu un commencement
avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons
étaient tombés dans la gêne. D’abord Athos avait soutenu
119
pendant quelque temps l’association de ses propres deniers.
Porthos lui avait succédé, et, grâce à une de ces disparitions
auxquelles on était habitué, il avait pendant près de quinze jours
encore subvenu aux besoins de tout le monde; enfin était arrivé
le tour d’Aramis qui s’était exécuté de bonne grâce, et qui
était parvenu, disait-il, en vendant ses livres de théologie, à se
procurer quelques pistoles.On eut alors, comme d’habitude, recours à M. de Tréville,
qui fit quelques avances sur la solde; mais ces avances ne pouvaient
pas conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient
déjà force comptes arriérés, et un garde qui n’en avait pas encore.Enfin quand on vit qu’on allait manquer tout à fait, on rassembla
dans un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos
joua. Malheureusement il était dans une mauvaise veine: il perdit
tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole.Alors la gêne devint de la détresse; on vit les affamés suivis
de leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant
chez leurs amis du dehors tous les dîners qu’ils purent trouver;
car, suivant l’avis d’Aramis, on devait dans la prospérité semer
des repas à droite et à gauche pour en récolter quelques-uns
dans la disgrâce.Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois ses amis
avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit également
jouir ses camarades. Aramis en eut huit, c’était un homme,
comme on a déjà pu s’en apercevoir, qui faisait peu de bruit
et beaucoup de besogne.Quant à d’Artagnan, qui ne connaissait encore personne
dans la capitale, il ne trouva qu’un déjeuner de chocolat chez
un prêtre de son pays, et un dîner chez un cornette des gardes.
Il mena son armée chez le prêtre, auquel on dévora sa provision
de deux mois, et chez le cornette, qui fit des merveilles;
120
mais, comme le disait Planchet, on ne mange toujours qu’une
fois, même quand on mange beaucoup.D’Artagnan se trouva
donc assez humilié de
n’avoir eu qu’un repas
et demi, car le déjeuner chez le
prêtre ne pouvait compter que
pour un demi-repas, à offrir à ses compagnons,
en échange des festins que s’étaient procurés Athos, Porthos
121
et Aramis. Il se croyait à charge à la société, oubliant dans sa
bonne foi toute juvénile qu’il avait nourri cette société pendant
un mois, et son esprit préoccupé se mit à travailler activement.
Il réfléchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves,
entreprenants et actifs, devait avoir un autre but que des promenades
déhanchées, des leçons d’escrime et des lazzis plus
ou moins spirituels.En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dévoués
les uns aux autres depuis la bourse jusqu’à la vie, quatre
hommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, exécutant
isolément ou ensemble les résolutions prises en commun;
quatre bras menaçant les quatre points cardinaux ou se tournant
vers un seul point, devaient inévitablement, soit dans
l’ombre, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchée,
soit par la ruse, soit par la force, s’ouvrir un chemin vers le
but qu’ils voulaient atteindre, si bien défendu ou si éloigné
qu’il fût. La seule chose qui étonna d’Artagnan, c’est que ses
compagnons n’eussent point songé à cela.Il y songeait, lui, et sérieusement même, se creusant la cervelle
pour trouver une direction à cette force unique quatre
fois multipliée avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec
le levier que cherchait Archimède, on ne parvînt à soulever le
monde, lorsque l’on frappa doucement à la porte. D’Artagnan
réveilla Planchet et lui ordonna d’ouvrir.Que de cette phrase, d’Artagnan réveilla Planchet, le lecteur
n’aille pas augurer qu’il faisait nuit ou que le jour n’était point
encore venu. Non! quatre heures venaient de sonner. Planchet,
deux heures auparavant, était venu demander à dîner à son
maître, lequel lui avait répondu par le proverbe: «Qui dort
dîne.» Et Planchet dînait en dormant.Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait
l’air d’un bourgeois.122
Planchet, pour son dessert, eût bien voulu entendre la conversation,
mais le bourgeois déclara à d’Artagnan que ce qu’il
avait à lui dire étant important et confidentiel, il désirait demeurer
en tête à tête avec lui.D’Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur.Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux
hommes se regardèrent comme pour faire une connaissance
préalable, après quoi d’Artagnan s’inclina en signe qu’il écoutait.—J’ai entendu parler de M. d’Artagnan comme d’un jeune
homme fort brave, dit le bourgeois, et cette réputation dont il
jouit à juste titre m’a décidé à lui confier un secret.—Parlez, monsieur, parlez, dit d’Artagnan, qui, d’instinct,
flaira quelque chose d’avantageux.Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua:—J’ai ma femme qui est lingère chez la reine, monsieur,
et qui ne manque ni de sagesse ni de beauté. On me l’a fait
épouser, voilà bientôt trois ans, quoiqu’elle n’eût qu’un petit
avoir, parce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine,
est son parrain et la protège...—Eh bien! monsieur? demanda d’Artagnan.—Eh bien! reprit le bourgeois, eh bien! monsieur, ma
femme a été enlevée hier au matin, comme elle sortait de sa
chambre de travail.—Et par qui votre femme a-t-elle été enlevée?—Je n’en sais rien sûrement, monsieur, mais je soupçonne
quelqu’un.—Et quelle est cette personne que vous soupçonnez?—Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.—Diable!—Mais voulez-vous que je vous dise, monsieur, continua le
bourgeois, je suis convaincu qu’il y a moins d’amour que de
politique dans tout cela.123
—Moins d’amour que de politique, reprit d’Artagnan d’un
air fort réfléchi, et que soupçonnez-vous?—Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupçonne...—Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande
absolument rien, moi. C’est vous qui êtes venu. C’est vous qui
m’avez dit que vous aviez un secret à me confier. Faites donc à
votre guise, il est encore temps de vous retirer.—Non, monsieur, non, vous m’avez l’air d’un honnête jeune
homme, et j’aurai confiance en vous. Je crois donc que ce
n’est pas à cause de ses amours que ma femme a été arrêtée,
mais à cause de celles d’une plus grande dame qu’elle.—Ah! ah! serait-ce à cause des amours de madame de
Bois-Tracy? fit d’Artagnan, qui voulut avoir l’air, vis-à-vis de
son bourgeois, d’être au courant des affairés de la cour.—Plus haut, monsieur, plus haut.—De madame d’Aiguillon?—Plus haut encore.—De madame de Chevreuse?—Plus haut, beaucoup plus haut!—De la... d’Artagnan s’arrêta.—Oui, monsieur, répondit si bas, qu’à peine si on put
l’entendre, le bourgeois épouvanté.—Et avec qui?—Avec qui cela peut-il être, si ce n’est avec le duc de...—Le duc de...—Oui, monsieur! répondit le bourgeois, en donnant à sa
voix une intonation plus sourde encore.—Mais comment savez-vous tout cela, vous?—Ah! comment je le sais?—Oui, comment le savez-vous? Pas de demi-confidence,
ou... vous comprenez.124
—Je le sais par ma femme, monsieur, par ma femme elle-même.—Qui le sait, elle... par qui?—Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu’elle était la
filleule de M. de La Porte, l’homme de confiance de la reine.
Eh bien, M. de La Porte l’avait mise près de Sa Majesté pour
que notre pauvre reine au moins eût quelqu’un à qui se fier,
abandonnée comme elle l’est par le roi, espionnée comme elle
l’est par le cardinal, trahie comme elle l’est par tous.—Ah! ah! voilà qui se dessine, dit d’Artagnan.—Or ma femme est venue il y a quatre jours, monsieur;
125
une de ses conditions était qu’elle devait me venir voir deux
fois la semaine; car, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire,
ma femme m’aime beaucoup; ma femme est donc venue, et m’a
confié que la reine, en ce moment-ci, avait de grandes craintes.—Vraiment?—Oui. M. le cardinal, à ce qu’il paraît, la poursuit et la
persécute plus que jamais, il ne peut pas lui pardonner l’histoire
de la sarabande. Vous savez l’histoire de la sarabande?—Pardieu, si je la sais! répondit d’Artagnan, qui ne savait
rien du tout, mais qui voulait avoir l’air d’être au courant.—De sorte que, maintenant, ce n’est plus de la haine, c’est
de la vengeance.—Vraiment?—Et la reine croit...—Eh bien, que croit la reine?—Elle croit que l’on a écrit à M. le duc de Buckingham en
son nom.—Au nom de la reine?—Oui, pour le faire venir à Paris, et une fois venu à Paris,
pour l’attirer dans quelque piège.—Diable! mais votre femme, mon cher monsieur, qu’a-t-elle
à faire dans tout cela?—On connaît son dévouement pour la reine, et l’on veut
ou l’éloigner de sa maîtresse, ou l’intimider pour avoir les secrets
de Sa Majesté, ou la séduire pour se servir d’elle comme
d’un espion.—C’est probable, dit d’Artagnan; mais l’homme qui l’a
enlevée, le connaissez-vous?—Je vous ai dit que je croyais le connaître.—Son nom?—Je ne le sais pas; ce que je sais seulement, c’est que c’est
une créature du cardinal, son âme damnée.126
—Mais vous l’avez vu?—Oui, ma femme me l’a montré un jour.—A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaître?—Oh! certainement, c’est un seigneur de haute mine, poil
noir, teint basané, œil perçant, dents blanches, et une cicatrice
à la tempe.—Une cicatrice à la tempe! s’écria d’Artagnan, et avec cela
dents blanches, œil perçant, teint basané, poil noir, et haute
mine; c’est mon homme de Meung!—C’est votre homme, dites-vous?—Oui, oui; mais cela ne fait rien à la chose. Non, je me
trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire; si votre
homme est le mien, je ferai d’un coup deux vengeances, voilà
tout; mais où rejoindre cet homme?—Je n’en sais rien.—Vous n’avez aucun renseignement sur sa demeure?—Aucun; un jour que je reconduisais ma femme au
Louvre, il en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l’a
fait voir.—Diable! diable! murmura d’Artagnan, tout ceci est bien
vague; par qui avez-vous su l’enlèvement de votre femme?—Par M. de La Porte.—Vous a-t-il donné quelque détail?—Il n’en avait aucun.—Et vous n’avez rien appris d’un autre côté?—Si fait, j’ai reçu...—Quoi?—Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande
imprudence?—Vous revenez encore là-dessus; cependant je vous ferai
observer que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.127
—Aussi je ne recule pas, mordieu! s’écria le bourgeois en
jurant pour se monter la tête. D’ailleurs, foi de Bonacieux...—Vous vous appelez Bonacieux? interrompit d’Artagnan.—Oui, c’est mon nom.—Vous disiez donc, foi de Bonacieux! pardon si je vous ai
interrompu; mais il me semblait que ce nom ne m’était pas
inconnu.—C’est possible, monsieur. Je suis votre propriétaire.—Ah! ah! fit d’Artagnan en se soulevant à demi et en
saluant, vous êtes mon propriétaire?—Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous
êtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations
vous avez oublié de me payer mon loyer; comme, dis-je,
je ne vous ai pas tourmenté un seul instant, j’ai pensé que
vous auriez égard à ma délicatesse.—Comment donc, mon cher monsieur Bonacieux, reprit
d’Artagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour
un pareil procédé, et que, comme je vous l’ai dit, si je puis
vous être bon à quelque chose...—Je vous crois, monsieur, je vous crois, et comme j’allais
vous le dire, foi de Bonacieux! j’ai confiance en vous.—Achevez donc ce que vous avez commencé à me dire.Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le présenta à
d’Artagnan.—Une lettre! fit le jeune homme.—Que j’ai reçue ce matin.D’Artagnan l’ouvrit, et comme le jour commençait à baisser,
il s’approcha de la fenêtre. Le bourgeois le suivit.«Ne cherchez pas votre femme, lut d’Artagnan; elle
vous sera rendue quand on n’aura plus besoin d’elle. Si vous
faites une seule démarche pour la retrouver, vous êtes
perdu.»128
—Voilà qui est positif, continua d’Artagnan; mais après
tout ce n’est qu’une menace.—Oui; mais cette menace m’épouvante; moi, monsieur,
je ne suis pas homme d’épée du tout, et j’ai peur de la Bastille.—Hum! fit d’Artagnan; mais c’est que je ne me soucie pas
plus de la Bastille que vous, moi. S’il ne s’agissait que d’un
coup d’épée, passe encore.—Cependant, monsieur, j’avais bien compté sur vous dans
cette occasion.—Oui?—Vous voyant sans cesse entouré de mousquetaires à l’air
fort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires étaient
ceux de M. de Tréville, et par conséquent des ennemis du
cardinal, j’avais pensé que vous et vos amis, tout en rendant
justice à notre pauvre reine, seriez enchantés de jouer un
mauvais tour à Son Éminence.—Sans doute.—Et puis j’avais pensé que me devant trois mois de loyer
dont je ne vous ai jamais parlé...—Oui, oui, vous m’avez déjà donné cette raison, et je la
trouve excellente.—Comptant de plus, tant que vous me ferez l’honneur de
rester chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer à venir...—Très bien.—Et ajoutez à cela, si besoin est, comptant vous offrir une
cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilité, vous vous
trouviez gêné en ce moment.—A merveille; mais vous êtes donc riche, mon cher monsieur
Bonacieux?—Je suis à mon aise, monsieur, c’est le mot; j’ai amassé
quelque chose comme deux ou trois mille écus de rente dans
le commerce de la mercerie, et surtout en plaçant quelques
129
fonds sur le dernier voyage du célèbre navigateur Jean Mocquet;
de sorte que, vous comprenez, monsieur... Ah! mais...
s’écria le bourgeois.—Quoi? demanda d’Artagnan.—Que vois-je là?—Où?—Dans la rue, en face de vos fenêtres,
dans l’embrasure
de cette porte:
un homme enveloppé
dans un manteau.—C’est lui! s’écrièrent
à la fois d’Artagnan
et le bourgeois,
chacun d’eux,
en même temps,
ayant reconnu son
homme.—Ah! cette fois-ci,
s’écria d’Artagnan
en sautant sur son
épée, cette fois-ci il
ne m’échappera pas.Et tirant son épée
du fourreau, il se précipita hors de l’appartement.Sur l’escalier il rencontra Athos et Porthos qui le venaient
voir. Ils s’écartèrent, d’Artagnan passa entre eux comme un trait.—Ah çà! où cours-tu ainsi? lui crièrent à la fois les deux
mousquetaires.—L’homme de Meung! répondit d’Artagnan, et il disparut.D’Artagnan avait plus d’une fois raconté à ses amis son
aventure avec l’inconnu, ainsi que l’apparition de la belle
130
voyageuse à laquelle cet homme avait pu confier une si importante
missive.L’avis d’Athos avait été que d’Artagnan avait perdu sa lettre
dans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui, et au portrait que
d’Artagnan avait fait de l’inconnu ce ne pouvait être qu’un
gentilhomme, un gentilhomme devait être incapable de cette
bassesse, de voler une lettre.Porthos n’avait vu dans tout cela qu’un rendez-vous amoureux
donné par une dame à un cavalier ou par un cavalier à
une dame, et qu’était venue troubler la présence de d’Artagnan
et de son cheval jaune.Aramis avait dit que ces sortes de choses étant mystérieuses,
mieux valait ne point les approfondir.Ils comprirent donc, sur les quelques mots échappés à d’Artagnan,
de quelle affaire il était question, et comme ils pensèrent
qu’après avoir rejoint son homme ou l’avoir perdu de vue,
d’Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils continuèrent
leur chemin.Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de d’Artagnan, la
chambre était vide: le propriétaire, craignant les suites de la
rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme
et l’inconnu, avait, par suite de l’exposition qu’il avait faite lui-même
de son caractère, jugé qu’il était prudent de décamper. |
D’ARTAGNAN SE DESSINE | Comme l’avaient prévu Athos et Porthos, au bout d’une
demi-heure d’Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manqué
son homme, qui avait disparu comme par enchantement.
131
D’Artagnan avait couru, l’épée à la main, toutes les rues environnantes,
mais il n’avait rien trouvé qui ressemblât à celui
qu’il cherchait, puis enfin il en était revenu à la chose par laquelle
il aurait du commencer peut-être, et qui était de frapper
à la porte contre laquelle l’inconnu était appuyé; mais c’était
inutilement qu’il avait dix ou douze fois de suite fait résonner
le marteau, personne n’avait répondu, et des voisins qui, attirés
par le bruit, étaient accourus sur le seuil de leur porte ou
avaient mis le nez à leurs fenêtres, lui avaient assuré que cette
maison, dont au reste toutes les ouvertures étaient closes, était
depuis six mois complètement inhabitée.Pendant que d’Artagnan courait les rues et frappait aux
portes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte
qu’en revenant chez lui d’Artagnan trouva la réunion au grand
complet.—Eh bien? dirent ensemble les trois mousquetaires en
voyant entrer d’Artagnan la sueur sur le front et la figure
bouleversée par la colère.—Eh bien! s’écria celui-ci en jetant son épée sur le lit, il
faut que cet homme soit le diable en personne; il a disparu
comme un fantôme, comme une ombre, comme un spectre.—Croyez-vous aux apparitions? demanda Athos à Porthos.—Moi, je ne crois qu’à ce que j’ai vu, et, comme je n’ai
jamais vu d’apparitions, je n’y crois pas.—La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d’y croire: l’ombre
de Samuel apparut à Saül, et c’est un article de foi que
je serais fâché de voir mettre en doute, Porthos.—Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre,
illusion ou réalité, cet homme est né pour ma damnation, car
sa fuite nous fait manquer une affaire superbe, messieurs, une
affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut-être plus à
gagner.132
—Comment cela? dirent à la fois Porthos et Aramis.Quant à Athos, fidèle à son système de mutisme, il se contenta
d’interroger d’Artagnan du regard.—Planchet, dit d’Artagnan à son domestique, qui passait
en ce moment la tête par la porte entre-bâillée pour tâcher de
surprendre quelques bribes de la conversation, descendez chez
mon propriétaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer
une demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency, c’est
celui que je préfère.—Ah çà! mais vous avez donc crédit ouvert chez votre propriétaire?
demanda Porthos.—Oui, répondit d’Artagnan, à compter d’aujourd’hui, et
soyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons
querir d’autre.—Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.—J’ai toujours dit que d’Artagnan était la forte tête de
nous quatre, fit Athos, qui, après avoir émis cette opinion, à
laquelle d’Artagnan répondit par un salut, retomba aussitôt
dans son silence accoutumé.—Mais enfin, voyons, qu’y a-t-il? demanda Porthos.—Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, à
moins que l’honneur de quelque dame ne se trouve exposé
par cette confidence; auquel cas vous ferez mieux de la garder
pour vous.—Soyez tranquilles, répondit d’Artagnan, l’honneur de
personne n’aura à se plaindre de ce que j’ai à vous dire.Et alors il raconta mot pour mot à ses amis ce qui venait de
se passer entre lui et son hôte, et comment l’homme qui avait
enlevé la femme du digne propriétaire était le même avec
lequel il avait eu maille à partir à l’hôtellerie du Franc-Meunier.—Votre affaire n’est pas mauvaise, dit Athos, après avoir
133
goûté le vin en connaisseur et indiqué d’un signe de tête qu’il
le trouvait bon, et l’on pourra tirer à ce brave homme cinquante
à soixante pistoles. Maintenant, reste à savoir si cinquante
à soixante pistoles valent la peine de risquer quatre
têtes.—Mais faites attention, s’écria d’Artagnan, qu’il y a une
femme dans cette affaire, une femme
enlevée, une femme qu’on menace
sans doute, qu’on torture peut-être, et tout cela parce qu’elle
est fidèle à sa maîtresse!—Prenez garde, d’Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous
vous échauffez un peu trop à mon avis sur le sort de madame
Bonacieux. La femme a été créée pour notre perte, et c’est
d’elle que nous viennent toutes nos misères.Athos, à cette sentence d’Aramis, fronça le sourcil et se
mordit les lèvres.—Ce n’est point de madame Bonacieux que je m’inquiète,
s’écria d’Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne,
que le cardinal persécute, et qui voit tomber, les unes après
les autres, les têtes de tous ses amis.134
—Pourquoi aime-t-elle ce que nous détestons le plus au
monde, les Espagnols et les Anglais?—L’Espagne est sa patrie, répondit d’Artagnan, et il est
tout simple qu’elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la
même terre qu’elle. Quant au second reproche que vous lui
faites, j’ai entendu dire qu’elle aimait non pas les Anglais, mais
un Anglais.—Eh! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais
était bien digne d’être aimé. Je n’ai jamais vu plus grand air
que le sien.—Sans compter qu’il s’habille comme personne, dit Porthos.
J’étais au Louvre le jour où il a semé ses perles, et, pardieu,
j’en ai ramassé deux que j’ai bien vendues dix pistoles
pièce. Et toi, Aramis, le connais-tu?—Aussi bien que vous, messieurs, car j’étais de ceux qui
l’ont arrêté dans le jardin d’Amiens, où m’avait introduit M. de
Putange, l’écuyer de la reine. J’étais au séminaire à cette
époque, et l’aventure me parut cruelle pour le roi.—Ce qui ne m’empêcherait pas, dit d’Artagnan, si je savais
où est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de
le conduire près de la reine, ne fût-ce que pour faire enrager
M. le cardinal; car notre véritable, notre seul, notre éternel
ennemi, messieurs, c’est le cardinal, et si nous pouvions
trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel, j’avoue
que j’y engagerais volontiers ma tête.—Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d’Artagnan, que la
reine pensait qu’on avait fait venir Buckingham sur un faux avis?—Elle en a peur.—Attendez donc, dit Aramis.—Quoi? demanda Porthos.—Allez toujours, je cherche à me rappeler des circonstances.135
—Et maintenant je suis convaincu, dit d’Artagnan, que
l’enlèvement de cette femme de la reine se rattache aux événements
dont nous parlons, et peut-être à la présence de M. de
Buckingham à Paris.—Le Gascon est plein d’idées, dit Porthos avec admiration.—J’aime beaucoup l’entendre parler, dit Athos, son patois
m’amuse.—Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.—Écoutons Aramis, dirent les trois amis.—Hier, je me trouvais chez un savant docteur en théologie
que je consulte quelquefois pour mes études...Athos sourit.—Il habite un quartier désert, continua Aramis: ses
goûts, sa profession, l’exigent. Or, au moment où je sortais de
chez lui...Ici Aramis s’arrêta.—Eh bien? demandèrent ses auditeurs, au moment où vous
sortiez de chez lui?Aramis parut faire un effort sur lui-même, comme un
homme qui, en plein courant de mensonge, se voit arrêter par
quelque obstacle imprévu; mais les yeux de ses trois compagnons
étaient fixés sur lui, leurs oreilles attendaient béantes,
il n’y avait pas moyen de reculer.—Ce docteur a une nièce, continua Aramis.—Ah! il a une nièce! interrompit Porthos.—Dame fort respectable, dit Aramis.Les trois amis se mirent à rire.—Ah! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous
ne saurez rien.—Nous sommes croyants comme des mahométistes et
muets comme des catafalques, dit Athos.—Je continue donc, reprit Aramis. Cette nièce vient quelquefois
136
voir son oncle; or, elle s’y trouvait hier en même
temps que moi, par hasard, et je dus m’offrir pour la conduire
à son carrosse.—Ah! elle a un carrosse, la nièce du docteur? interrompit
Porthos, dont un des défauts était une grande incontinence de
langue; belle connaissance, mon ami.—Porthos, reprit Aramis, je vous ai déjà fait observer plus
d’une fois que vous êtes fort indiscret, et que cela vous nuit
près des femmes.—Messieurs, messieurs, s’écria d’Artagnan, qui entrevoyait
le fond de l’aventure, la chose est sérieuse; tâchons donc de ne
pas plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez.—Tout à coup un homme grand, brun, aux manières de
gentilhomme... tenez, dans le genre du vôtre, d’Artagnan.—Le même peut-être, dit celui-ci.—C’est possible, continua Aramis... s’approcha de moi,
accompagné de cinq ou six hommes qui le suivaient à dix pas
en arrière, et, du ton le plus poli: «Monsieur le duc, me
dit-il, et vous madame,» continua-t-il en s’adressant à la
dame que j’avais sous le bras...—A la nièce du docteur?—Silence donc, Porthos! dit Athos, vous êtes insupportable.—«Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans essayer
la moindre résistance, sans faire le moindre bruit.»—Il vous avait pris pour Buckingham! s’écria d’Artagnan.—Je le crois, répondit Aramis.—Mais cette dame? demanda Porthos.—Il l’avait prise pour la reine! dit d’Artagnan.—Justement, répondit Aramis.—Le Gascon est le diable! s’écria Athos, rien ne lui
échappe.—Le fait est, dit Porthos, qu’Aramis est de la taille et
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a quelque chose de la tournure du beau duc: mais cependant
il me semble que l’habit de mousquetaire...—J’avais un manteau énorme, dit Aramis.—Au mois de juillet, diable! fit Porthos, est-ce que le
docteur craint que tu ne sois reconnu?—Je comprends encore, dit Athos, que l’espion se soit
laissé prendre par la tournure; mais le visage...—J’avais un grand chapeau, dit Aramis.—Oh! mon Dieu, s’écria Porthos, que de précautions pour
étudier la théologie!—Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, ne perdons pas
notre temps à badiner; éparpillons-nous et cherchons la femme
du mercier, c’est la clé de l’intrigue.—Une femme de condition si inférieure! vous croyez,
d’Artagnan? fit Porthos en allongeant les lèvres avec mépris.—C’est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la
reine. Ne vous l’ai-je pas dit, messieurs? Et d’ailleurs c’est
peut-être un calcul de Sa Majesté d’avoir été cette fois chercher
ses appuis si bas. Les hautes têtes se voient de loin, et le
cardinal a bonne vue.—Eh bien! dit Porthos, faites d’abord prix avec le mercier,
et bon prix.—C’est inutile, dit d’Artagnan, car je crois que s’il ne
nous paye pas, nous serons assez payés d’un autre côté.En ce moment, un bruit précipité de pas retentit dans l’escalier,
la porte s’ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier
s’élança dans la chambre où se tenait le conseil.—Ah! messieurs, s’écria-t-il, sauvez-moi, au nom du ciel,
sauvez-moi! Il y a là quatre hommes qui viennent pour m’arrêter;
sauvez-moi, sauvez-moi!Porthos et Aramis se levèrent.—Un moment, s’écria d’Artagnan en leur faisant signe de
138
repousser au fourreau leurs épées a demi tirées; un moment,
ce n’est pas du courage qu’il faut ici, c’est de la prudence.—Cependant, s’écria Porthos, nous ne laisserons pas...—Vous laisserez faire d’Artagnan, dit Athos, c’est, je le répète,
la forte tête de nous tous, et moi, pour mon compte, je
déclare que je lui obéis. Fais ce que tu voudras, d’Artagnan.En ce moment les quatre gardes apparurent à la porte de
l’antichambre, et, voyant quatre mousquetaires debout et l’épée
au côté, hésitèrent à aller plus loin.—Entrez, messieurs, entrez, cria d’Artagnan; vous êtes ici
chez moi, et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi et
de monsieur le cardinal.—Alors, messieurs, vous ne vous opposerez pas à ce que
nous exécutions les ordres que nous avons reçus? demanda
celui qui paraissait le chef de l’escouade.—Au contraire, messieurs, et nous vous prêterions main-forte,
si besoin était.—Mais que dit-il donc? marmotta Porthos.—Tu es un niais, dit Athos, silence!—Mais vous m’avez promis... dit tout bas le pauvre mercier.—Nous ne pouvons vous sauver qu’en restant libres, répondit
rapidement et tout bas d’Artagnan, et si nous faisons
mine de vous défendre, on nous arrête avec vous.—Il me semble, cependant...—Venez, messieurs, venez, dit tout haut d’Artagnan; je n’ai
aucun motif de défendre monsieur. Je l’ai vu aujourd’hui pour
la première fois, et encore à quelle occasion, il vous le dira
lui-même, pour me venir réclamer le prix de mon loyer. Est-ce
vrai, monsieur Bonacieux? Répondez?—C’est la vérité pure, s’écria le mercier, mais monsieur ne
vous dit pas...139
—Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la
reine surtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver.
Allez, allez, messieurs, emmenez cet homme!Et d’Artagnan poussa le mercier tout étourdi aux mains des
gardes, en lui disant:—Vous êtes un maraud, mon cher; vous venez me demander
de l’argent, à moi! à un mousquetaire! En prison!
Messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison, et gardez-le
sous clé le plus longtemps possible, cela me donnera du temps
pour payer.Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent
leur proie.Au moment où ils descendaient, d’Artagnan frappa sur
l’épaule du chef:—Ne boirai-je pas à votre santé et vous à la mienne? dit-il
en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu’il tenait
de la libéralité de M. Bonacieux.—Ce sera bien de l’honneur pour moi, dit le chef des
sbires, et j’accepte avec reconnaissance.—Donc, à la vôtre, monsieur... comment vous nommez-vous?—Boisrenard.—Monsieur Boisrenard!—A la vôtre, mon gentilhomme: comment vous nommez-vous,
à votre tour, s’il vous plaît?—D’Artagnan.—A la vôtre, monsieur!—Et par-dessus toutes celles-là, s’écria d’Artagnan comme
emporté par son enthousiasme, à celle du roi et du cardinal.Le chef des sbires eût peut-être douté de la sincérité de
d’Artagnan si le vin eût été mauvais, mais le vin était bon, il
fut convaincu.140—Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite là? dit
Porthos lorsque l’alguazil en chef eut rejoint ses compagnons,
et que les quatre amis se
trouvèrent seuls. Fi donc!
quatre mousquetaires laisser
arrêter au milieu d’eux un malheureux qui crie à l’aide! Un
gentilhomme trinquer avec un recors!141
—Porthos, dit Aramis, Athos t’a déjà prévenu que tu étais
un niais, et je me range de son avis. D’Artagnan, tu es un
grand homme, et quand tu seras à la place de M. de Tréville,
je te demande ta protection pour me faire avoir une abbaye.—Ah çà! je m’y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que
d’Artagnan vient de faire?—Je le crois parbleu
bien, dit Athos; non
seulement j’approuve
ce qu’il
vient de faire,
mais encore je
l’en félicite.—Et maintenant,
messieurs,
dit d’Artagnan
sans se donner
la peine d’expliquer
sa conduite
à Porthos, tous
pour un, un pour tous, c’est notre devise, n’est-ce pas?Vaincu par l’exemple, maugréant tout bas, Porthos étendit
la main, et les quatre amis répétèrent d’une seule voix la formule
dictée par d’Artagnan:—Tous pour un, un pour tous.—C’est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit
d’Artagnan comme s’il n’avait fait autre chose que de commander
toute sa vie, et attention, car, à partir de ce moment, vous
voilà aux prises avec le cardinal.142 |
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