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DANS LAQUELLE IL EST ÉTABLI QUE, MALGRÉ LEURS NOMS | Il y a un an à peu près qu’en faisant à la Bibliothèque
royale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai
par hasard sur les Mémoires de M. d’Artagnan, imprimés,—comme
la plus grande partie des ouvrages de cette époque,
où les auteurs tenaient à dire la vérité sans aller faire un tour
plus ou moins long à la Bastille,—à Amsterdam, chez Pierre
XVIII
Rouge. Le titre me séduisit: je les emportai chez moi, avec la
permission de M. le conservateur, bien entendu, et je les dévorai.Mon intention n’est pas de faire ici une analyse de ce curieux
ouvrage, et je me contenterai d’y renvoyer ceux de mes lecteurs
qui apprécient les tableaux d’époque. Ils y trouveront des portraits
crayonnés de main de maître; et, quoique ces esquisses
soient, pour la plupart du temps, tracées sur des portes de caserne
et sur des murs de cabaret, ils n’y reconnaîtront pas
moins, aussi ressemblantes que dans l’histoire de M. Anquetil,
les images de Louis XIII, d’Anne d’Autriche, de Richelieu, de
Mazarin et de la plupart des courtisans de l’époque.Mais, comme on le sait, ce qui frappe l’esprit capricieux du
poète n’est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs.
Or, tout en admirant, comme les autres les admireront sans
doute, les détails que nous avons signalés, la chose qui nous
préoccupa le plus est une chose à laquelle bien certainement
personne avant nous n’avait fait la moindre attention.D’Artagnan raconte qu’à sa première visite à M. de Tréville,
le capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre
trois jeunes gens servant dans l’illustre corps où il sollicitait
l’honneur d’être reçu, et ayant nom Athos, Porthos et Aramis.Nous l’avouons, ces trois noms étrangers nous frappèrent,
et il nous vint aussitôt à l’esprit qu’ils n’étaient que des pseudonymes
à l’aide desquels d’Artagnan avait déguisé des noms peut-être
illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d’emprunt
ne les avaient pas choisis eux-mêmes le jour où, par caprice, par
mécontentement ou par défaut de fortune, ils avaient endossé la
simple casaque de mousquetaire.Dès lors nous n’eûmes plus de repos que nous n’eussions
retrouvé, dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque
de ces noms extraordinaires qui avaient si fort éveillé notre
curiosité.XIX
Le seul catalogue des livres que nous lûmes pour arriver à
ce but remplirait un chapitre tout entier, ce qui serait peut-être
fort instructif, mais à coup sûr peu amusant pour nos lecteurs.
Nous nous contenterons donc de leur dire qu’au moment où,
découragé de tant d’investigations infructueuses, nous allions
abandonner notre recherche, nous trouvâmes enfin, guidé par
les conseils de notre illustre et savant ami Paulin Pâris, un manuscrit
in-folio, coté sous le no 4772 ou 4773, nous ne nous le
rappelons plus bien, ayant pour titre:«Mémoire de M. le comte de La Fère, concernant quelques-uns
des événements qui se passèrent en France vers la fin du
règne du roi Louis XIII et le commencement du règne du roi
Louis XIV.»On devine si notre joie fut grande, lorsqu’en feuilletant ce
manuscrit, notre dernier espoir, nous trouvâmes à la vingtième
page le nom d’Athos, à la vingt-septième le nom de Porthos, à
la trente et unième le nom d’Aramis.La découverte d’un manuscrit complètement inconnu, dans
une époque où la science historique est poussée à un si haut
degré, nous parut presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-nous
de solliciter la permission de le faire imprimer, dans le but
de nous présenter un jour avec le bagage des autres à l’Académie
des inscriptions et belles-lettres, si nous n’arrivions, chose
fort probable, à entrer à l’Académie française avec notre propre
bagage. Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement
accordée; ce que nous consignons ici pour donner un
démenti public aux malveillants qui prétendent que nous vivons
sous un gouvernement assez médiocrement disposé à l’endroit
des gens de lettres.Or, c’est la première partie de ce précieux manuscrit que
nous offrons aujourd’hui à nos lecteurs, en lui restituant le
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titre qui lui convient, prenant l’engagement, si, comme nous
n’en doutons pas, cette première partie obtient le succès qu’elle
mérite, de publier incessamment la seconde.En attendant, comme le parrain est un second père, nous
invitons le lecteur à s’en prendre à nous, et non au comte de La
Fère, de son plaisir ou de son ennui.Cela posé, passons à notre histoire. |
LES TROIS PRÉSENTS DE M. D’ARTAGNAN PÈRE | Le premier lundi du mois d’avril 1625, le bourg de Meung,
où naquit l’auteur du Roman de la Rose, semblait être dans
une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent
venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant
s’enfuir les femmes du côté de la Grande-Rue, entendant les
enfants crier sur le seuil des portes, se hâtaient d’endosser la
cuirasse, et, appuyant leur contenance quelque peu incertaine
d’un mousquet ou d’une pertuisane, se dirigeaient vers l’hôtellerie
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du Franc-Meunier, devant laquelle s’empressait, en grossissant
de minute en minute, un groupe compact, bruyant et
plein de curiosité. |
L’ANTICHAMBRE DE M. DE TRÉVILLE | M. de Troisville, comme s’appelait encore sa famille en Gascogne,
ou M. de Tréville, comme il avait fini par s’appeler lui-même
à Paris, avait réellement commencé comme d’Artagnan,
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c’est-à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d’audace,
d’esprit et d’entendement, qui fait que le plus pauvre gentillâtre
gascon reçoit souvent plus en ses espérances de l’héritage
paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ou berrichon
ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son bonheur
plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient
comme grêle, l’avaient hissé au sommet de cette échelle difficile
qu’on appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladé
quatre à quatre les échelons.Il était l’ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun
sait, la mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Tréville
l’avait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu’à
défaut d’argent comptant,—chose qui toute la vie manqua au
Béarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule
chose qu’il n’eût jamais besoin d’emprunter, c’est-à-dire avec
de l’esprit,—qu’à défaut d’argent comptant, disons-nous, il
l’avait autorisé, après la reddition de Paris, à prendre pour
armes un lion d’or passant sur gueules avec cette devise:
fidelis et fortis. C’était beaucoup pour l’honneur, mais c’était
médiocre pour le bien-être. Aussi, quand l’illustre compagnon
du grand Henri mourut, il laissa pour seul héritage, à M. son
fils, son épée et sa devise. Grâce à ce double don et au nom
sans tache qui l’accompagnait, M. de Tréville fut admis dans
la maison du jeune prince, où il servit si bien de son épée,
et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes
lames du royaume, avait l’habitude de dire que, s’il avait un
ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour
second, lui d’abord, et Tréville après, et peut-être même
avant lui.Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville,
attachement royal, attachement égoïste, c’est vrai, mais qui
n’en était pas moins un attachement. C’est que dans ces temps
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malheureux on cherchait fort à s’entourer d’hommes de la
trempe de Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise
l’épithète de fort, qui faisait la seconde partie de son exergue;
mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer l’épithète de
fidèle, qui en formait la première. Tréville était un de ces derniers;
c’était une de ces rares organisations, à l’intelligence
obéissante comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à l’œil
rapide, à la main prompte, à qui l’œil n’avait été donné que
pour voir si le roi était mécontent de quelqu’un, et la main
que pour frapper ce déplaisant quelqu’un, un Besme, un Maurevers,
un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin, à Tréville, il n’avait
manqué jusque-là que l’occasion; mais il la guettait, et il
se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais
elle passait à la portée de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de
Tréville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels étaient à
Louis XIII, pour le dévouement, ou plutôt pour le fanatisme, ce
que ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde écossaise
était à Louis XI.De son côté, et sous ce rapport, le cardinal n’était pas en
reste avec le roi. Quand il avait vu la formidable élite dont
Louis XIII s’entourait, ce second ou plutôt ce premier roi de
France avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses
mousquetaires, comme Louis XIII avait les siens, et l’on voyait
ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes
les provinces de France et même dans tous les États étrangers,
les hommes célèbres pour les grands coups d’épée. Aussi Richelieu
et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie
d’échecs, le soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun
vantait la tenue et le courage des siens; et tout en se prononçant
tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les
excitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un
véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la
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victoire des leurs. Ainsi du moins le disent les Mémoires d’un
homme qui fut dans quelques-unes de ces défaites et dans
beaucoup de ces victoires.Tréville avait pris le côté faible de son maître, et c’est à
cette adresse qu’il devait la longue et constante faveur d’un roi
qui n’a pas laissé la réputation d’avoir été très fidèle à ses
amitiés. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal
Armand Duplessis avec un air narquois qui hérissait de
colère la moustache grise de Son Éminence. Tréville entendait
admirablement bien la guerre de cette époque, où, quand on
ne vivait pas aux dépens de l’ennemi, on vivait aux dépens de
ses compatriotes: ses soldats formaient une légion de diables-à-quatre,
indisciplinée pour tout autre que pour lui.Débraillés, avinés, écorchés, les mousquetaires du roi, ou
plutôt ceux de M. de Tréville, s’épandaient dans les cabarets,
dans les promenades, dans les lieux publics, criant fort, et retroussant
leurs moustaches, faisant sonner leurs épées, heurtant
avec volupté les gardes de M. le Cardinal, quand ils les rencontraient;
puis dégainant en pleine rue, avec mille plaisanteries;
tués quelquefois, mais sûrs en ce cas d’être pleurés et vengés;
tuant souvent, et sûrs alors de ne pas moisir en prison, M. de
Tréville étant là pour les réclamer. Aussi M. de Tréville était-il
loué sur toutes les gammes par ces hommes qui l’adoraient,
et qui, tous gens de sac et de corde qu’ils étaient, tremblaient
devant lui comme des écoliers devant leur maître, obéissant
au moindre mot, et prêts à se faire tuer pour laver le moindre
reproche.M. de Tréville avait usé de ce levier puissant, pour le roi
d’abord et les amis du roi,—puis pour lui-même et pour ses
amis. Au reste, dans aucun des Mémoires de ce temps, qui a
laissé tant de Mémoires, on ne voit que ce digne gentilhomme
ait été accusé, même par ses ennemis, et il en avait autant
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parmi les gens de plume que chez les gens d’épée; nulle part
on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait été
accusé de se faire payer la coopération de ses séides. Avec un
rare génie d’intrigue, qui le rendait l’égal des plus forts intrigants,
il était resté honnête homme. Bien plus, en dépit des
grandes estocades qui déhanchent et des exercices pénibles
qui fatiguent, il était devenu un des plus galants coureurs de
ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiqués diseurs
de phœbus de son époque; on parlait des bonnes fortunes
de Tréville comme on avait parlé vingt ans auparavant de celles
de Bassompierre, et ce n’était pas peu dire. Le capitaine des
mousquetaires était donc admiré, craint et aimé, ce qui constitue
l’apogée des fortunes humaines.Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans
son vaste rayonnement; mais son père, soleil pluribus impar,
laissa sa splendeur personnelle à chacun de ses favoris, sa valeur
individuelle à chacun de ses courtisans. Outre le lever
du roi et celui du cardinal, on comptait alors à Paris plus de deux
cents petits levers un peu recherchés. Parmi les deux cents
petits levers, celui de Tréville était un des plus courus.La cour de son hôtel, situé rue du Vieux-Colombier, ressemblait
à un camp, et cela dès six heures du matin en été et
dès huit heures en hiver. Cinquante à soixante mousquetaires,
qui semblaient s’y relayer pour présenter un nombre toujours
imposant, s’y promenaient sans cesse armés en guerre et prêts
à tout. Le long d’un de ces grands escaliers sur l’emplacement
desquels notre civilisation bâtirait une maison tout entière,
montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient
après une faveur quelconque, les gentilshommes de province
avides d’être enrôlés, et les laquais chamarrés de toutes couleurs,
qui venaient apporter à M. de Tréville les messages de
leurs maîtres. Dans l’antichambre, sur de longues banquettes
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circulaires, reposaient les élus, c’est-à-dire ceux qui étaient
convoqués. Un bourdonnement durait là depuis le matin jusqu’au
soir, tandis que M. de Tréville, dans son cabinet contigu
à cette antichambre, recevait les visites, écoutait les plaintes,
donnait ses ordres, et, comme le roi à son balcon au Louvre,
n’avait qu’à se mettre à sa fenêtre pour passer la revue des
hommes et des armes.Le jour où d’Artagnan se présenta, l’assemblée était imposante,
surtout pour un provincial arrivant de sa province: il
est vrai que ce provincial était Gascon, et que surtout à cette
époque les compatriotes de d’Artagnan avaient la réputation de
ne point facilement se laisser intimider. En effet, une fois qu’on
avait franchi la porte massive, chevillée de longs clous à tête quadrangulaire,
on tombait au milieu d’une troupe de gens d’épée
qui se croisaient dans la cour, s’interpellant, se querellant et
jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes
ces vagues tourbillonnantes, il eût fallu être officier, grand
seigneur ou jolie femme.Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce désordre que
notre jeune homme avança, le cœur palpitant, rangeant sa
longue rapière le long de ses jambes maigres, et tenant une
main au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial
embarrassé qui veut faire bonne contenance. Avait-il dépassé
un groupe, alors il respirait plus librement; mais il
comprenait qu’on se retournait pour le regarder, et, pour la
première fois de sa vie, d’Artagnan, qui jusqu’à ce jour avait
une assez bonne opinion de lui-même, se trouva ridicule.Arrivé à l’escalier, ce fut pis encore: il y avait sur les premières
marches quatre mousquetaires qui se divertissaient à
l’exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camarades
attendaient sur le palier que leur tour vînt de prendre place à
la partie.28
Un d’eux, placé sur le degré supérieur, l’épée nue à la
main, empêchait ou du moins s’efforçait d’empêcher les trois
autres de monter.Ces trois autres
s’escrimaient
contre lui de leurs
épées fort agiles.
D’Artagnan prit
d’abord ces fers
pour des fleurets d’escrime, il les crut boutonnés: mais il reconnut
bientôt à certaines égratignures que chaque arme, au
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contraire, était affilée et aiguisée à souhait, et à chacune de
ces égratignures, non seulement les spectateurs, mais encore
les acteurs riaient comme des fous.Celui qui occupait le degré en ce moment tenait merveilleusement
ses adversaires en respect. On faisait cercle autour
d’eux: la condition portait qu’à chaque coup le touché quitterait
la partie, en perdant son tour d’audience au profit du toucheur.
En cinq minutes trois furent effleurés, l’un au poignet,
l’autre au menton, l’autre à l’oreille, par le défenseur du degré,
qui lui-même ne fut pas atteint; adresse qui lui valut, selon
les conventions arrêtées, trois tours de faveur.Si difficile, non pas qu’il fût, mais qu’il voulût être à étonner,
ce passe-temps étonna notre jeune voyageur; il avait vu
dans sa province, cette terre où s’échauffent cependant si
promptement les têtes, un peu plus de préliminaires aux duels,
et la gasconnade de ces quatre joueurs lui parut la plus forte
de toutes celles qu’il avait ouïes jusqu’alors, même en Gascogne.
Il se crut transporté dans ce fameux pays des géants où
Gulliver alla depuis et eut si grand’peur; et cependant il n’était
pas au bout: restaient le palier et l’antichambre.Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires
de femmes, et dans l’antichambre des histoires de cour.
Sur le palier d’Artagnan rougit, dans l’antichambre il frissonna.
Son imagination éveillée et vagabonde, qui en Gascogne
le rendait redoutable aux jeunes femmes de chambre
et même quelquefois aux jeunes maîtresses, n’avait jamais
rêvé, même dans ses moments de délire, la moitié de ces merveilles
amoureuses et le quart de ces prouesses galantes, rehaussées
des noms les plus connus et des détails les moins
voilés. Mais si son amour pour les bonnes mœurs fut choqué
sur le palier, son respect pour le cardinal fut scandalisé dans
l’antichambre. Là, à son grand étonnement, d’Artagnan
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entendait critiquer tout haut la politique qui faisait trembler
l’Europe, et la vie privée du cardinal, que tant de hauts et puissants
seigneurs avaient été punis d’avoir tenté d’approfondir:
ce grand homme, révéré par M. d’Artagnan père, servait de
risée aux mousquetaires de M. de Tréville, qui raillaient ses
jambes cagneuses et son dos voûté; quelques-uns chantaient
des noëls sur madame d’Aiguillon, sa maîtresse, et madame
de Combalet, sa nièce, tandis que les autres liaient des parties
contre les pages et les gardes du cardinal-duc, toutes choses qui
paraissaient à d’Artagnan de monstrueuses impossibilités.Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout à
coup et à l’improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques,
une espèce de bâillon calfeutrait pour un moment
toutes ces bouches moqueuses; on regardait avec hésitation
autour de soi, et l’on semblait craindre l’indiscrétion de la
cloison du cabinet de M. de Tréville; mais bientôt une allusion
ramenait la conversation sur Son Éminence, et alors les
éclats reprenaient de plus belle, et la lumière n’était ménagée
sur aucune de ses actions.—Certes, voilà des gens qui vont tous être embastillés et
pendus, pensa d’Artagnan avec terreur, et moi, sans aucun
doute, avec eux, car du moment où je les ai écoutés et entendus,
je serai tenu pour leur complice. Que dirait monsieur
mon père, qui m’a si fort recommandé le respect du cardinal,
s’il me savait dans la société de pareils païens?Aussi, comme on s’en doute sans que je le dise, d’Artagnan
n’osait se livrer à la conversation; seulement il regardait de
tous ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement
ses cinq sens pour ne rien perdre, et, malgré sa confiance
dans les recommandations paternelles, il se sentait porté
par ses goûts et entraîné par ses instincts à louer plutôt qu’à
blâmer les choses inouïes qui se passaient là.31
Cependant, comme il était absolument étranger à la foule
des courtisans de M. de Tréville, et que c’était la première fois
qu’on l’apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu’il
désirait. A cette demande, d’Artagnan se nomma fort humblement,
s’appuya du titre de compatriote, et pria le valet de
chambre qui était venu lui faire cette question de demander
pour lui à M. de Tréville un moment d’audience, demande
que celui-ci promit d’un ton protecteur de transmettre en
temps et lieu.D’Artagnan, un peu revenu de sa surprise première, eut
donc le loisir d’étudier un peu les costumes et les physionomies.Le centre du groupe le plus animé était un mousquetaire de
grande taille, d’une figure hautaine et d’une bizarrerie de costume
qui attirait sur lui l’attention générale. Il ne portait pas,
pour le moment, la casaque d’uniforme, qui, au reste, n’était
pas absolument obligatoire en cette époque de liberté moindre,
mais d’indépendance plus grande, mais un justaucorps
bleu de ciel, tant soit peu fané et râpé, et sur cet habit un
baudrier magnifique, en broderies d’or, et qui reluisait comme
les écailles dont l’eau se couvre au grand soleil. Un manteau
long de velours cramoisi tombait avec grâce sur ses épaules,
découvrant par devant seulement le splendide baudrier, auquel
pendait une gigantesque rapière.Ce mousquetaire venait de descendre de garde à l’instant
même, se plaignait d’être enrhumé et toussait de temps en
temps avec affectation. Aussi avait-il pris le manteau, à ce
qu’il disait autour de lui, et tandis qu’il parlait du haut de sa
tête, en frisant dédaigneusement sa moustache, on admirait
avec enthousiasme le baudrier brodé, et d’Artagnan plus que
tout autre.—Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en
vient; c’est une folie, je le sais bien, mais c’est la mode. D’ailleurs,
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il faut bien employer à quelque chose l’argent de sa
légitime.—Ah! Porthos! s’écria un des assistants, n’essaye pas de
nous faire croire que ce baudrier
te vient de la générosité
paternelle: il t’aura été donné
par la dame voilée avec laquelle
je t’ai rencontré l’autre
dimanche vers la porte Saint-Honoré.—Non, sur mon honneur,
et foi de gentilhomme,
je l’ai
acheté moi-même,
et de
mes propres
deniers, répondit
celui
qu’on venait
de désigner
sous le nom
de Porthos.—Oui,
comme j’ai
acheté, moi,
dit un autre
mousquetaire,
cette bourse
neuve avec ce que ma maîtresse avait mis dans la vieille.—Vrai, dit Porthos, et la preuve c’est que je l’ai payé douze
pistoles.L’admiration redoubla, quoique le doute continuât d’exister.33
—N’est-ce pas, Aramis? fit Porthos se tournant vers un
autre mousquetaire.Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec
celui qui l’interrogeait et qui venait de le désigner sous le nom
d’Aramis: c’était un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois
ans à peine, à la figure naïve et doucereuse, à l’œil noir et
doux et aux joues roses et veloutées comme une pêche en automne;
sa moustache fine dessinait, sur sa lèvre supérieure,
une ligne d’une rectitude parfaite; ses mains semblaient
craindre de s’abaisser de peur que leurs veines ne se gonflassent,
et de temps en temps il se pinçait le bout des oreilles
pour les maintenir d’un incarnat tendre et transparent. D’habitude
il parlait peu et lentement, saluait beaucoup, riait sans
bruit en montrant ses dents, qu’il avait belles et dont, comme
du reste de sa personne, il semblait prendre le plus grand soin.
Il répondit par un signe de tête affirmatif à l’interpellation de
son ami.Cette affirmation parut avoir fixé tous les doutes à l’endroit
du baudrier; on continua donc de l’admirer, mais on n’en parla
plus; et par un de ces revirements rapides de la pensée la
conversation passa tout à coup à un autre sujet.—Que pensez-vous de ce que raconte l’écuyer de Chalais?
demanda un autre mousquetaire sans interpeller directement
personne, mais s’adressant au contraire à tout le monde.—Et que raconte-t-il? demanda Porthos d’un ton suffisant.—Il raconte qu’il a trouvé à Bruxelles Rochefort, l’âme
damnée du cardinal, déguisé en capucin; ce Rochefort maudit,
grâce à ce déguisement, avait joué M. de Laigues comme un
niais qu’il est.—Comme un vrai niais, dit Porthos; mais la chose est-elle
sûre?—Je la tiens d’Aramis, répondit le mousquetaire.34
—Vraiment?—Eh! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis, je vous l’ai
racontée à vous-même hier, n’en parlons donc plus.—N’en parlons plus, voilà votre opinion à vous, reprit
Porthos. N’en parlons plus! peste! comme vous concluez vite.
Comment! le cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler
sa correspondance par un traître, un brigand, un pendard; fait,
avec l’aide de cet espion et grâce à cette correspondance, couper
le cou à Chalais, sous le stupide prétexte qu’il a voulu
tuer le roi et marier Monsieur avec la reine! Personne ne savait
un mot de cette énigme, vous nous l’apprenez hier, à la
grande satisfaction de tous, et quand nous sommes encore tout
ébahis de cette nouvelle, vous venez nous dire aujourd’hui:
N’en parlons plus!—Parlons-en donc; voyons, puisque vous le désirez, reprit
Aramis avec patience.—Ce Rochefort, s’écria Porthos, si j’étais l’écuyer du pauvre
Chalais, passerait avec moi un vilain moment.—Et vous, vous passeriez un triste quart d’heure avec le
duc Rouge, reprit Aramis.—Ah! le duc Rouge! bravo, bravo, le duc Rouge! répondit
Porthos en battant des mains et en approuvant de la tête. Le
duc Rouge est charmant. Je répandrai le mot, mon cher, soyez
tranquille. A-t-il de l’esprit, cet Aramis! Quel malheur que
vous n’ayez pu suivre votre vocation, mon cher! quel délicieux
abbé vous eussiez fait!—Oh! ce n’est qu’un retard momentané, reprit Aramis, un
jour je le serai; vous savez bien, Porthos, que je continue
d’étudier la théologie pour cela.—Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tôt
ou tard.—Tôt, dit Aramis.35
—Il n’attend qu’une chose pour le décider tout à fait et
pour reprendre sa soutane, qui est pendue derrière son uniforme,
reprit un mousquetaire.—Et quelle chose attend-il? demanda un autre.—Il attend que la reine ait donné un héritier à la couronne
de France.—Ne plaisantons pas là-dessus, messieurs, dit Porthos;
grâce à Dieu, la reine est encore d’âge à le donner.—On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis,
avec un rire narquois qui donnait à cette phrase, si simple
en apparence, une signification passablement scandaleuse.—Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit
Porthos, et votre manie d’esprit vous entraîne toujours
au delà des bornes; si M. de Tréville vous entendait, vous
seriez mal venu de parler ainsi.—Allez-vous me faire la leçon, Porthos! s’écria Aramis,
dans l’œil doux duquel on vit passer comme un éclair.—Mon cher, soyez mousquetaire ou abbé. Soyez l’un ou
l’autre, mais pas l’un et l’autre, reprit Porthos. Tenez, Athos
vous l’a dit encore l’autre jour: vous mangez à tous les râteliers.
Ah! ne nous fâchons pas, je vous prie, ce serait inutile,
vous savez bien ce qui est convenu entre vous, Athos et moi.
Vous allez bien chez madame d’Aiguillon, et vous lui faites la
cour; vous allez chez madame de Bois-Tracy, la cousine de
madame de Chevreuse, et vous passez pour être fort avant dans
les bonnes grâces de la dame. Oh! mon Dieu, n’avouez pas votre
bonheur, on ne vous demande pas votre secret, on connaît
votre discrétion. Mais puisque vous possédez cette vertu, que
diable, faites-en usage à l’endroit de Sa Majesté. S’occupe
qui voudra et comme on voudra du roi et du cardinal; mais
la reine est sacrée, et si l’on en parle, que ce soit en bien.—Porthos, vous êtes prétentieux comme Narcisse, je vous
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en préviens, répondit Aramis; vous savez que je hais la morale,
excepté quand elle est faite par Athos. Quant à vous,
mon cher, vous avez un trop magnifique baudrier pour être bien
fort là-dessus. Je serai abbé s’il me convient; en attendant, je
suis mousquetaire: en cette qualité, je dis ce qu’il me plaît, et
en ce moment il me plaît de vous dire que vous m’impatientez.—Aramis!—Porthos!—Eh! messieurs! messieurs! s’écria-t-on autour d’eux.—M. de Tréville attend monsieur d’Artagnan, interrompit
le laquais en ouvrant la porte du cabinet.A cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte,
chacun se tut, et au milieu du silence général le jeune
Gascon traversa l’antichambre dans une partie de sa longueur
et entra chez le capitaine des mousquetaires, se félicitant
de tout son cœur d’échapper aussi à point à la fin de cette
bizarre querelle.37 |
L’AUDIENCE | M. de Tréville était pour le moment de fort méchante
humeur; néanmoins, il salua poliment le jeune homme, qui
s’inclina jusqu’à terre, et il sourit en recevant son compliment,
dont l’accent béarnais lui rappela à la fois sa jeunesse et son
pays, double souvenir qui fait sourire l’homme à tous les âges.
Mais se rapprochant presque aussitôt de l’antichambre et faisant
à d’Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander
la permission d’en finir avec les autres avant de commencer
avec lui, il appela trois fois en grossissant la voix à chaque
fois, de sorte qu’il parcourut tous les tons intervallaires entre
l’accent impératif et l’accent irrité:—Athos! Porthos! Aramis!Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons déjà fait
connaissance et qui répondaient aux deux derniers de ces trois
noms, quittèrent aussitôt les groupes dont ils faisaient partie,
et s’avancèrent vers le cabinet, dont la porte se referma derrière
eux dès qu’ils en eurent franchi le seuil. Leur contenance,
bien qu’elle ne fût pas tout à fait tranquille, excita cependant,
par son laisser aller à la fois plein de dignité et de soumission,
l’admiration de d’Artagnan, qui voyait dans ces hommes des
demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armé de
toutes ses foudres.Quand les deux mousquetaires furent entrés, quand la porte
fut refermée derrière eux, quand le murmure bourdonnant de
l’antichambre, auquel l’appel qui venait d’être fait avait sans
doute donné un nouvel aliment, eut recommencé; quand enfin
38
M. de Tréville eut trois ou quatre fois arpenté, silencieux et
le sourcil froncé, toute la longueur de son cabinet, passant
chaque fois devant Porthos et Aramis, raides et muets comme à
la parade, il s’arrêta tout à coup en face d’eux, et les couvrant
des pieds à la tête d’un regard irrité:—Savez-vous ce que m’a dit le roi, s’écria-t-il, et cela pas
plus tard qu’hier au soir; le savez-vous, messieurs?—Non, répondirent après un instant de silence les deux
mousquetaires; non, monsieur, nous l’ignorons.—Mais j’espère que vous nous ferez l’honneur de nous
le dire, ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus
gracieuse révérence.—Il m’a dit qu’il recruterait désormais ses mousquetaires
parmi les gardes de M. le Cardinal!—Parmi les gardes de M. le Cardinal! et pourquoi cela?
demanda vivement Porthos.—Parce qu’il voyait bien que sa piquette avait besoin d’être
ragaillardie par un mélange de bon vin.Les deux mousquetaires rougirent jusqu’au blanc des yeux.
D’Artagnan ne savait où il en était et eût voulu être à cent
pieds sous terre.—Oui, oui, continua M. de Tréville en s’animant, et Sa
Majesté avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les
mousquetaires font triste figure à la cour. M. le cardinal racontait
hier au jeu du roi, avec un air de condoléance qui me déplut
fort, qu’avant-hier ces damnés mousquetaires, ces diables-à-quatre,
il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui
me déplut encore davantage; ces pourfendeurs, ajoutait-il en
me regardant de son œil de chat-tigre, s’étaient attardés rue
Férou, dans un cabaret, et qu’une ronde de ses gardes, j’ai cru
qu’il allait me rire au nez, avait été forcée d’arrêter les perturbateurs.
Morbleu! vous devez en savoir quelque chose! Arrêter
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des mousquetaires! Vous en étiez, vous autres, ne vous en défendez
pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nommés.
Voilà bien ma faute, oui, ma faute, puisque c’est moi qui choisis
mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable
m’avez-vous demandé la casaque quand vous alliez être si bien
sous la soutane? Voyons, vous, Porthos, n’avez-vous un si beau
baudrier d’or que pour y suspendre une épée de paille? Et
Athos! je ne vois pas Athos. Où est-il?—Monsieur, répondit tristement Aramis, il est malade, fort
malade.—Malade, fort malade, dites-vous? et de quelle maladie?—On craint que ce ne soit de la petite vérole, monsieur,
répondit Porthos, voulant mêler à son tour un mot à la conversation,
et ce qui serait très fâcheux, en ce que très certainement
cela gâterait son visage.—De la petite vérole! Voilà encore une glorieuse histoire
que vous me contez là, Porthos!—Malade de la petite vérole
à son âge?—Non pas!... mais blessé sans doute, tué peut-être.—Ah!
si je le savais! Sangdieu! messieurs les mousquetaires,
je n’entends pas que l’on hante ainsi les mauvais
lieux, qu’on se prenne de querelle dans la rue et qu’on joue de
l’épée dans les carrefours. Je ne veux pas enfin qu’on prête à
rire aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens,
tranquilles, adroits, qui ne se mettent jamais dans le cas d’être
arrêtés, et qui d’ailleurs ne se laisseraient pas arrêter, eux!—j’en
suis sûr.—Ils aimeraient mieux mourir sur place que de
faire un pas en arrière.—Se sauver, détaler, fuir, c’est bon
pour les mousquetaires du roi, cela!Porthos et Aramis frémissaient de rage. Ils auraient volontiers
étranglé M. de Tréville, si au fond de tout cela ils n’avaient
pas senti que c’était le grand amour qu’il leur portait qui le
faisait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient
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les lèvres jusqu’au sang et serraient de toute leur force
la garde de leur épée. Au dehors on avait entendu appeler,
comme nous l’avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l’on avait
deviné, à l’accent de la voix de M. de Tréville, qu’il était en
colère. Dix têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie et
pâlissaient de fureur, car leurs oreilles collées à la porte ne
perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs
bouches répétaient au fur et à mesure les paroles insultantes
du capitaine à toute la population de l’antichambre. En un
instant, depuis la porte du cabinet jusqu’à la porte de la rue,
tout l’hôtel fut en ébullition.—Ah! les mousquetaires du roi se font arrêter par les
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gardes de M. le cardinal, continua M. de Tréville aussi furieux
à l’intérieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les
plongeant une à une pour ainsi dire et comme autant de coups
de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. Ah! six gardes
de Son Éminence arrêtent six mousquetaires de Sa Majesté!
Morbleu! j’ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre; je
donne ma démission de capitaine des mousquetaires du roi
pour demander une lieutenance dans les gardes du cardinal,
et s’il me refuse, morbleu! je me fais abbé.A ces paroles, le murmure de l’extérieur devint une explosion:
partout on n’entendait que jurons et blasphèmes. Les
morbleu! les sangdieu! les morts de tous les diables! se croisaient
dans l’air. D’Artagnan cherchait une tapisserie derrière
laquelle se cacher, et se sentait une envie démesurée de se
fourrer sous la table.—Eh bien! mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vérité
est que nous étions six contre six, mais nous avons été pris
en traître, et, avant que nous eussions eu le temps de tirer nos
épées, deux d’entre nous étaient tombés morts, et Athos, blessé
grièvement, ne valait guère mieux. Car vous le connaissez,
Athos, eh bien! capitaine, il a essayé de se relever deux fois,
et il est retombé deux fois. Cependant, nous ne nous sommes
pas rendus, non! on nous a entraînés de force. En chemin nous
nous sommes sauvés. Quant à Athos, on l’avait cru mort et on
l’a laissé bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant
pas qu’il valût la peine d’être emporté. Voilà l’histoire.
Que diable, capitaine! on ne gagne pas toutes les batailles. Le
grand Pompée a perdu celle de Pharsale, et le roi François Ier,
qui, à ce que j’ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu
cependant celle de Pavie.—Et j’ai l’honneur de vous assurer que j’en ai tué un avec
sa propre épée, dit Aramis, car la mienne s’est brisée à la
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première parade.—Tué ou poignardé, monsieur, comme il
vous sera agréable.—Je ne savais pas cela, reprit M. de Tréville d’un ton un
peu radouci. M. le cardinal avait exagéré, à ce que je vois.—Mais, de grâce, monsieur, continua Aramis, qui, voyant
son capitaine s’apaiser, osait hasarder une prière, de grâce,
monsieur, ne dites pas qu’Athos lui-même est blessé: il serait
au désespoir que cela parvînt aux oreilles du roi, et comme la
blessure est des plus graves, attendu qu’après avoir traversé
l’épaule elle pénètre dans la poitrine, il serait à craindre...Au même instant la portière se souleva, et une tête noble et
belle, mais affreusement pâle, parut sous la frange.—Athos! s’écrièrent les deux mousquetaires.—Athos! répéta M. de Tréville lui-même.—Vous m’avez mandé, monsieur, dit Athos à M. de Tréville
d’une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m’avez demandé,
à ce que m’ont dit nos camarades, et je m’empresse
de me rendre à vos ordres; voilà, monsieur, que me voulez-vous?Et à ces mots le mousquetaire, en tenue irréprochable, sanglé
comme de coutume, entra d’un pas ferme dans le cabinet.
M. de Tréville, ému jusqu’au fond du cœur de cette preuve de
courage, se précipita vers lui.—J’étais en train de dire à ces messieurs, ajouta-t-il, que
je défends à mes mousquetaires d’exposer leurs jours sans nécessité,
car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait
que ses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre.
Votre main, Athos.Et sans attendre que le nouveau venu répondît de lui-même
à cette preuve d’affection, M. de Tréville saisissait sa
main droite et la lui serrait de toutes ses forces, sans s’apercevoir
qu’Athos, quel que fût son empire sur lui-même, laissait
43
échapper un mouvement de douleur et pâlissait encore, ce
que l’on aurait pu croire impossible.La porte était restée entr’ouverte, tant l’arrivée d’Athos,
dont, malgré le secret gardé, la blessure était connue de tous,
avait produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit
les derniers mots du capitaine, et deux ou trois têtes, entraînées
par l’enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la
tapisserie. Sans doute M. de Tréville allait réprimer par de
vives paroles cette infraction aux lois de l’étiquette, lorsqu’il
sentit tout à coup la main d’Athos se crisper dans la sienne,
et qu’en portant les yeux sur lui, il s’aperçut qu’il allait s’évanouir.
Au même instant, Athos, qui avait rassemblé toutes ses
forces pour lutter contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba
sur le parquet comme s’il fût mort.—Un chirurgien! cria M. de Tréville. Le mien, celui du roi,
le meilleur! Un chirurgien! ou, sangdieu! mon brave Athos va
trépasser.Aux cris de M. de Tréville tout le monde se précipita dans
son cabinet sans qu’il songeât à en fermer la porte à personne,
chacun s’empressant autour du blessé. Mais tout cet empressement
eût été inutile si le docteur demandé ne se fût trouvé
dans l’hôtel même; il fendit la foule, s’approcha d’Athos toujours
évanoui, et, comme tout ce bruit et tout ce mouvement
le gênaient fort, il demanda comme première chose et comme
la plus urgente que le mousquetaire fût emporté dans une
chambre voisine. Aussitôt M. de Tréville ouvrit une porte et
montra le chemin à Porthos et à Aramis, qui emportèrent leur
camarade dans leurs bras. Derrière ce groupe marchait le
chirurgien, et derrière le chirurgien la porte se referma.Alors le cabinet de M. de Tréville, ce lieu ordinairement
si respecté, devint momentanément une succursale de l’antichambre.
Chacun discourait, pérorait, parlait haut, jurant,
44
sacrant, donnant le cardinal et ses gardes à tous les diables.Un instant après, Porthos et Aramis rentrèrent; le chirurgien
et M. de Tréville
seuls étaient restés près du
blessé.Enfin M. de Tréville rentra
à son tour. Le blessé avait
repris connaissance; le chirurgien
déclarait que l’état du mousquetaire
n’avait rien qui pût inquiéter
ses amis, sa faiblesse ayant été purement
et simplement occasionnée par la perte de son sang.Puis M. de Tréville fit un signe de la main, et chacun
se retira, excepté d’Artagnan, qui n’oubliait point qu’il avait
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audience, et qui, avec sa ténacité de Gascon, était demeuré à
la même place.Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermée,
M. de Tréville se retourna et se trouva seul avec le jeune
homme. L’événement qui venait d’arriver lui avait quelque peu
fait perdre le fil de ses idées. Il s’informa de ce que lui voulait
l’obstiné solliciteur. D’Artagnan alors se nomma, et M. de Tréville,
se rappelant d’un seul coup tous ses souvenirs du présent
et du passé, se trouva au courant de sa situation.—Pardon, lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote,
mais je vous avais parfaitement oublié. Que voulez-vous!
un capitaine n’est rien qu’un père de famille chargé
d’une plus grande responsabilité qu’un père de famille ordinaire.
Les soldats sont de grands enfants; mais comme je tiens
à ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal,
soient exécutés...D’Artagnan ne put dissimuler un sourire. A ce sourire, M. de
Tréville jugea qu’il n’avait point affaire à un sot, et venant
droit au fait, tout en changeant de conversation:—J’ai beaucoup aimé M. votre père, dit-il. Que puis-je
faire pour son fils? Hâtez-vous, mon temps n’est pas à moi.—Monsieur, dit d’Artagnan, en quittant Tarbes et en venant
ici je me proposais de vous demander, en souvenir de
cette amitié dont vous n’avez pas perdu mémoire, une casaque
de mousquetaire; mais après tout ce que je vois depuis deux
heures, je comprends qu’une telle faveur serait énorme, et je
tremble de ne point la mériter.—C’est une faveur en effet, jeune homme, répondit M. de
Tréville; mais elle ne peut pas être si fort au-dessus de vous
que vous le croyez ou que vous avez l’air de le croire. Toutefois,
une décision de Sa Majesté a prévu ce cas; et je vous annonce
avec regret qu’on ne reçoit personne mousquetaire avant
46
l’épreuve préalable de quelques campagnes, de certaines actions
d’éclat, ou d’un service de deux ans dans quelque autre régiment
moins favorisé que le nôtre.D’Artagnan s’inclina sans répondre. Il se sentait encore
plus avide d’endosser l’uniforme de mousquetaire depuis qu’il
y avait de si grandes difficultés à l’obtenir.—Mais, continua Tréville, en fixant sur son compatriote un
regard si perçant qu’on eût dit qu’il voulait lire jusqu’au fond
de son cœur; mais, en faveur de votre père, mon ancien compagnon,
comme je vous l’ai dit, je veux faire quelque chose
pour vous, jeune homme. Nos cadets de Béarn ne sont ordinairement
pas riches, et je doute que les choses aient fort
changé de face depuis mon départ de la province. Vous ne
devez donc pas avoir de trop, pour vivre, de l’argent que vous
avez apporté avec vous.D’Artagnan se redressa d’un air fier qui voulait dire qu’il ne
demandait l’aumône à personne.—C’est bien, jeune homme, c’est bien, continua Tréville,
je connais ces airs-là; je suis venu à Paris avec quatre écus
dans ma poche et je me serais battu avec quiconque m’aurait
dit que je n’étais pas en état d’acheter le Louvre.D’Artagnan se redressa de plus en plus; grâce à la vente de
son cheval, il commençait sa carrière avec quatre écus de plus
que M. de Tréville n’avait commencé la sienne.—Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce
que vous avez, si forte que soit cette somme; mais vous devez
avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui
conviennent à un gentilhomme. J’écrirai dès aujourd’hui une
lettre au directeur de l’Académie royale, et dès demain il vous
recevra sans rétribution aucune. Ne refusez pas cette petite
douceur. Nos gentilshommes les mieux nés et les plus riches la
sollicitent quelquefois sans pouvoir l’obtenir. Vous apprendrez
47
le manège du cheval, l’escrime et la danse; vous y ferez de
bonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrez
me voir pour me dire où vous en êtes et si je puis faire quelque
chose pour vous.D’Artagnan, tout étranger qu’il fût encore aux façons de
cour, s’aperçut de la froideur de cet accueil.—Hélas, monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation
que mon père m’avait remise pour vous me fait
défaut aujourd’hui!—En effet, répondit M. de Tréville, je m’étonne que vous
ayez entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligé,
notre seule ressource à nous autres Béarnais.—Je l’avais, monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme,
s’écria d’Artagnan, mais on me l’a perfidement dérobé.Et il raconta toute la scène de Meung, dépeignit le gentilhomme
inconnu dans ses moindres détails, le tout avec une
chaleur, une vérité, qui charmèrent M. de Tréville.—Voilà qui est étrange, dit ce dernier en méditant; vous
aviez donc parlé de moi tout haut?—Oui, monsieur, sans doute j’avais commis cette imprudence;
que voulez-vous, un nom comme le vôtre devait me
servir de bouclier en route: jugez si je me suis mis souvent à
couvert!La flatterie était fort de mise alors, et M. de Tréville aimait
l’encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc
s’empêcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce
sourire s’effaça bientôt, et revenant de lui-même à l’aventure
de Meung:—Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n’avait-il pas
une légère cicatrice à la joue?—Oui, comme le ferait l’éraflure d’une balle.—N’était-ce pas un homme de belle mine?48
—Oui.—De haute taille?—Oui.—Pâle de teint et brun de poil?—Oui, oui, c’est cela. Comment se fait-il, monsieur, que
vous connaissiez cet homme? Ah! si jamais je le retrouve, et
je le retrouverai, je vous le jure, fût-ce en enfer...—Il attendait une femme? continua Tréville.—Il est du moins parti après avoir causé un instant avec
celle qu’il attendait.—Vous ne savez pas quel était le sujet de leur conversation?—Il lui remettait une boîte, lui disait que cette boîte contenait
ses instructions, et lui recommandait de ne l’ouvrir qu’à
Londres.—Cette femme était Anglaise?—Il l’appelait milady.—C’est lui! murmura Tréville, c’est lui! je le croyais encore
à Bruxelles!—Oh! monsieur, si vous savez quel est cet homme, s’écria
d’Artagnan, indiquez-moi qui il est et d’où il est, puis je vous
tiens quitte de tout, même de votre promesse de me faire entrer
dans les mousquetaires; car avant toute chose je veux me
venger.—Gardez-vous-en bien, jeune homme, s’écria Tréville; si
vous le voyez venir, au contraire, d’un côté de la rue, passez
de l’autre! Ne vous heurtez pas à pareil rocher; il vous briserait
comme un verre.—Cela n’empêche pas, dit d’Artagnan, que si jamais je le
retrouve...—En attendant, reprit Tréville, ne le cherchez pas si j’ai
un conseil à vous donner.49
Tout à coup Tréville s’arrêta, frappé d’un soupçon subit.
Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur
pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui
avait dérobé la lettre de son père, cette haine ne cachait-elle
pas quelque perfidie? ce jeune homme n’était-il pas envoyé
par Son Éminence? ne venait-il pas pour lui tendre quelque
piège? Ce prétendu d’Artagnan n’était-il pas un émissaire du
cardinal qu’on cherchait à introduire dans sa maison, et qu’on
avait placé près de lui pour surprendre sa confiance et pour le
perdre plus tard, comme cela s’était mille fois pratiqué! Il
regarda d’Artagnan plus fixement encore cette seconde fois
que la première. Il fut médiocrement rassuré par l’aspect de
cette physionomie pétillante d’esprit astucieux et d’humilité
affectée.—Je sais bien qu’il est Gascon, pensa-t-il; mais il peut l’être
aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, éprouvons-le.
Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils
de mon ancien ami, car je tiens pour vraie l’histoire de cette
lettre perdue, je veux, dis-je, pour réparer la froideur que vous
avez d’abord remarquée dans mon accueil, vous découvrir les
secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs
amis; leurs apparents démêlés ne sont que pour tromper
les sots. Je ne prétends pas qu’un compatriote, un joli cavalier,
un brave garçon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces
feintises, et donne comme un niais dans le panneau, à la suite
de tant d’autres qui s’y sont perdus. Songez bien que je suis
dévoué à ces deux maîtres tout-puissants, et que jamais mes
démarches sérieuses n’auront d’autre but que le service du roi
et celui de M. le cardinal, un des plus illustres génies que
la France ait produits. Maintenant, jeune homme, réglez-vous
là-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations,
soit d’instinct même, quelqu’une de ces inimitiés contre le
50
cardinal, telles que nous les voyons éclater chez les gentilshommes,
dites-moi adieu et quittons-nous. Je vous aiderai en
mille circonstances, mais sans vous attacher à ma personne.
J’espère que ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami;
car vous êtes jusqu’à présent le seul jeune homme à qui j’aie
parlé comme je le fais.Tréville se disait à part lui:—Si le cardinal m’a dépêché ce jeune renard, il n’aura
certes pas manqué, lui qui sait à quel point je l’exècre, de
dire à son espion que le meilleur moyen de me faire la cour
est de me dire pis que pendre de lui; aussi, malgré mes protestations,
le rusé compère va-t-il me répondre bien certainement
qu’il a l’Éminence en horreur.Il en fut tout autrement que s’y attendait Tréville, d’Artagnan
répondit avec la plus grande simplicité:—Monsieur, j’arrive à Paris avec des intentions toutes semblables.
Mon père m’a recommandé de ne souffrir rien que
du roi, de M. le cardinal et de vous, qu’il tient pour les trois
premiers de France.D’Artagnan ajoutait M. de Tréville aux deux autres, comme
on peut s’en apercevoir; mais il pensait que cette adjonction
ne devait rien gâter.—J’ai donc la plus grande vénération pour M. le cardinal,
continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant
mieux pour moi, monsieur, si vous me parlez, comme vous le
dites, avec franchise; car alors vous me ferez l’honneur d’estimer
cette ressemblance de goût; mais si vous avez eu quelque
défiance, bien naturelle d’ailleurs, je sens que je me perds en
disant la vérité; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de
m’estimer, et c’est à quoi je tiens plus qu’à toute chose au
monde.M. de Tréville fut surpris au dernier point. Tant de pénétration,
51
tant de franchise enfin, causait de l’admiration, mais ne
levait pas entièrement ses doutes: plus ce jeune homme était
supérieur aux autres jeunes gens, plus il était à redouter s’il se
trompait. Néanmoins il serra la main à d’Artagnan, et lui dit:—Vous êtes un honnête garçon, mais en ce moment je
ne puis faire que ce que je vous ai offert tout à l’heure. Mon
hôtel vous sera toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander
à toute heure et par conséquent saisir toutes les occasions,
vous obtiendrez probablement ce que vous désirez obtenir.—C’est-à-dire, monsieur, reprit d’Artagnan, que vous attendez
que je m’en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille,
ajouta-t-il avec la familiarité du Gascon, vous n’attendrez pas
longtemps.Et il salua pour se retirer, comme si désormais le reste
le regardait.—Mais attendez donc, dit M. de Tréville en l’arrêtant, je
vous ai promis une lettre pour le directeur de l’Académie.
Êtes-vous trop fier pour l’accepter, mon jeune gentilhomme?—Non, monsieur, dit d’Artagnan; je vous réponds qu’il
n’en sera pas de celle-ci comme de l’autre. Je la garderai si
bien, qu’elle arrivera, je vous le jure, à son adresse, et malheur
à celui qui tenterait de me l’enlever!M. de Tréville sourit à cette fanfaronnade; et laissant son
jeune compatriote dans l’embrasure de la fenêtre où ils se
trouvaient et où ils avaient causé ensemble, il alla s’asseoir à
une table et se mit à écrire la lettre de recommandation promise.
Pendant ce temps, d’Artagnan, qui n’avait rien de mieux
à faire, se mit à battre une marche contre les carreaux,
regardant les mousquetaires qui s’en allaient les uns après
les autres, et les suivant du regard jusqu’à ce qu’ils eussent
disparu au tournant de la rue.M. de Tréville, après avoir écrit la lettre, la cacheta, et, se
52
levant, s’approcha du jeune homme pour la lui donner; mais
au moment même où d’Artagnan étendait la main pour la recevoir,
M. de Tréville fut bien étonné de voir son protégé faire
un soubresaut, rougir de colère et s’élancer hors du cabinet
en criant:—Ah sangdieu! il ne m’échappera pas, cette fois.—Et qui cela? demanda M. de Tréville.—Lui, mon voleur! répondit d’Artagnan. Ah! traître!Et il disparut.—Diable de fou? murmura M. de Tréville. A moins toutefois,
ajouta-t-il, que ce ne soit une manière adroite de s’esquiver,
en voyant qu’il a manqué son coup.53 |
L’ÉPAULE D’ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS, | D’Artagnan, furieux, avait traversé l’antichambre en trois
bonds et s’élançait sur l’escalier, dont il comptait descendre
les degrés quatre à quatre, lorsque, emporté dans sa course,
il alla donner tête baissée dans un mousquetaire qui sortait
de chez M. de Tréville par une porte
de dégagement, et le heurtant du
front à l’épaule, lui fit pousser un
cri ou plutôt un hurlement.—Excusez-moi, dit
d’Artagnan essayant de
reprendre sa course, excusez-moi,
mais je suis
pressé.A peine avait-il descendu
le premier escalier,
qu’un poignet de fer
le saisit par son écharpe
et l’arrêta.—Vous êtes pressé! s’écria
le mousquetaire, pâle comme
un linceul; sous ce prétexte vous me heurtez, vous dites:
«Excusez-moi», et vous croyez que cela suffit? Pas tout à fait,
mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu
M. de Tréville nous parler un peu cavalièrement aujourd’hui,
54
que l’on peut nous traiter comme il nous parle? Détrompez-vous,
compagnon; vous n’êtes pas M. de Tréville, vous.—Ma foi, répliqua d’Artagnan, qui reconnut Athos, lequel,
après le pansement opéré par le docteur, regagnait son appartement;
ma foi, je ne l’ai pas fait exprès, et, ne l’ayant pas
fait exprès, j’ai dit: «Excusez-moi.» Il me semble donc que
c’est assez. Je vous répète cependant, et cette fois c’est
trop peut-être, parole d’honneur, je suis pressé, très pressé.
Lâchez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller où j’ai
affaire.—Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n’êtes pas poli.
On voit que vous venez de loin.D’Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre degrés, mais
à la remarque d’Athos il s’arrêta court.—Morbleu, monsieur! dit-il, de si loin que je vienne, ce
n’est pas vous qui me donnerez une leçon de belles manières,
je vous préviens.—Peut-être, dit Athos.—Ah! si je n’étais pas si pressé, s’écria d’Artagnan, et si
je ne courais pas après quelqu’un...—Monsieur l’homme pressé, vous me trouverez sans courir,
moi, entendez-vous!—Et où cela, s’il vous plaît?—Près des Carmes-Deschaux.—A quelle heure?—Vers midi.—Vers midi, c’est bien, j’y serai.—Tâchez de ne pas me faire attendre, car à midi un quart
je vous couperai les oreilles à la course.—Bon! lui cria d’Artagnan; on y sera à midi moins dix
minutes.Et il se mit à courir comme si le diable l’emportait, espérant
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retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne
devait pas avoir conduit bien loin.Mais à la porte de la rue causait Porthos avec un soldat aux
gardes. Entre les deux causeurs il y avait juste l’espace d’un
homme. D’Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s’élança
pour passer comme une flèche entre eux deux. Mais
d’Artagnan avait compté sans le vent. Comme il allait passer,
le vent s’engouffra dans le long manteau de Porthos, et d’Artagnan
vint donner droit dans le manteau. Sans doute Porthos
avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle
de son vêtement, car, au lieu de laisser aller le pan
qu’il tenait, il tira à lui, de sorte que d’Artagnan s’enroula dans
ce velours par un mouvement de rotation qu’explique la résistance
de l’obstiné Porthos.D’Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir
de dessous le manteau qui l’aveuglait et chercha son chemin
dans le pli. Il redoutait surtout d’avoir porté atteinte à la fraîcheur
du magnifique baudrier que nous connaissons; mais
en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez collé entre
les deux épaules de Porthos, c’est-à-dire précisément sur le
baudrier.Hélas! comme la plupart des choses de ce monde, qui n’ont
pour elles que l’apparence, le baudrier était d’or par devant
et de simple buffle par derrière. Porthos, en vrai glorieux qu’il
était, ne pouvant avoir un baudrier d’or tout entier, en avait
au moins la moitié: on comprenait dès lors la nécessité du
rhume et l’urgence du manteau.—Vertubleu! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se
débarrasser de d’Artagnan, qui lui grouillait dans le dos, vous
êtes donc enragé, de vous jeter comme cela sur les gens!—Excusez-moi, dit d’Artagnan reparaissant sous l’épaule
du géant, mais je suis très pressé, je cours après quelqu’un, et...56
—Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par
hasard? demanda Porthos.—Non, répondit d’Artagnan piqué, non, et grâce à mes
yeux je vois même ce que ne voient pas les autres.Porthos comprit ou ne comprit
pas, toujours est-il que, se laissant
aller à sa colère:—Monsieur, dit-il, vous vous
ferez étriller, je
vous en préviens,
si vous vous frottez
ainsi aux mousquetaires.—Étriller, monsieur!
dit d’Artagnan,
le mot est
dur.—C’est celui
qui convient à un
homme habitué à
regarder en face
ses ennemis.—Ah, pardieu!
je sais bien
que vous ne tournez pas le dos aux
vôtres, vous.Et le jeune homme, enchanté
de son espièglerie, s’éloigna en riant à gorge déployée.Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipiter
sur d’Artagnan.—Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n’aurez
plus votre manteau.57
—A une heure donc, derrière le Luxembourg.—Très bien, à une heure, répondit d’Artagnan en tournant
l’angle de la rue.Mais ni dans la rue qu’il venait de parcourir, ni dans celle
qu’il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si
doucement qu’eût marché l’inconnu, il avait gagné du chemin;
peut-être aussi était-il entré dans quelque maison. D’Artagnan
s’informa de lui à tous ceux qu’il rencontra, descendit jusqu’au
bac, remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge; mais rien,
absolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en
ce sens qu’à mesure que la sueur inondait son front, son cœur
se refroidissait.Il se mit alors à réfléchir sur les événements qui venaient
de se passer; ils étaient nombreux et néfastes: il était onze
heures du matin à peine, et déjà la matinée lui avait rapporté
la disgrâce de M. de Tréville, qui ne pouvait manquer de
trouver un peu cavalière la façon dont d’Artagnan l’avait
quitté.En outre, il avait ramassé deux bons duels avec deux hommes
capables de tuer chacun trois d’Artagnan, avec deux
mousquetaires enfin, c’est-à-dire avec deux de ces êtres qu’il
estimait si fort, qu’il les mettait dans sa pensée et dans son
cœur au-dessus de tous les autres hommes.La conjoncture était triste. Sûr d’être tué par Athos, on
comprend que le jeune homme ne s’inquiétait pas beaucoup de
Porthos. Pourtant, comme l’espérance est la dernière chose
qui s’éteint dans le cœur de l’homme, il en arriva à espérer
qu’il pourrait survivre, avec des blessures terribles bien entendu,
à ces deux duels, et en cas de survivance, il se fit pour
l’avenir les réprimandes suivantes:—Quel écervelé je fais, et quel butor je suis! Ce brave et
malheureux Athos était blessé juste à l’épaule contre laquelle
58
je m’en vais, moi, donner de la tête comme un bélier. La seule
chose qui m’étonne, c’est qu’il ne m’ait pas tué raide;—il en
avait le droit, et la douleur que je lui ai causée a dû être
atroce. Quant à Porthos,—oh! quant à Porthos, ma foi, c’est
plus drôle.Et malgré lui le jeune homme se mit à rire, tout en
regardant néanmoins si ce rire isolé, et sans cause aux yeux
de ceux qui le voyaient rire, n’allait pas blesser quelque
passant.—Quant à Porthos, c’est plus drôle; mais je n’en suis pas
moins un misérable étourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens
sans dire gare! non! et va-t-on leur regarder sous le manteau
pour y voir ce qui n’y est pas! Il m’eût pardonné bien certainement;
il m’eût pardonné si je n’eusse pas été lui parler de
ce maudit baudrier, à mots couverts, c’est vrai; oui, couverts
joliment! Ah! maudit Gascon que je suis, je ferais de l’esprit
dans la poêle à frire. Allons, d’Artagnan, mon ami, continua-t-il
se parlant à lui-même avec toute l’aménité qu’il croyait se
devoir, si tu en réchappes, ce qui n’est pas probable, il s’agit
d’être à l’avenir d’une politesse parfaite. Désormais il faut
qu’on t’admire, qu’on te cite comme modèle. Être prévenant
et poli, ce n’est pas être lâche. Regardez plutôt Aramis: Aramis,
c’est la douceur, c’est la grâce en personne. Eh bien! personne
s’est-il jamais avisé de dire qu’Aramis était un lâche? Non, bien
certainement, et désormais je veux en tout point me modeler
sur lui. Ah! justement le voici.D’Artagnan, tout en marchant et en monologuant, était arrivé
à quelques pas de l’hôtel d’Aiguillon, et devant cet hôtel
il avait aperçu Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes
des gardes du roi. De son côté, Aramis aperçut d’Artagnan;
mais comme il n’oubliait point que c’était devant ce
jeune homme que M. de Tréville s’était si fort emporté le matin
59
et qu’un témoin des reproches que les mousquetaires avaient
reçus ne lui était d’aucune façon agréable, il fit semblant de
ne pas le voir. D’Artagnan, tout entier au contraire à ses plans
de conciliation et de courtoisie, s’approcha des quatre jeunes
gens en leur faisant un grand salut accompagné du plus gracieux
sourire. Aramis inclina légèrement la tête, mais ne sourit
point. Tous quatre, au reste, interrompirent à l’instant même
leur conversation.D’Artagnan n’était pas assez niais pour ne point s’apercevoir
qu’il était de trop; mais il n’était pas encore assez rompu aux
façons du beau monde pour se tirer galamment d’une situation
fausse comme l’est en général celle d’un homme qui est venu
se mêler à des gens qu’il connaît à peine, et à une conversation
qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-même un moyen
de faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu’il remarqua
qu’Aramis avait laissé tomber son mouchoir et, par
mégarde sans doute, avait mis le pied dessus, le moment lui
parut arrivé de réparer son inconvenance: il se baissa, et, de
l’air le plus gracieux qu’il put trouver, il tira le mouchoir de
dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci
fît pour le retenir, et lui dit en le lui remettant:—Je crois, monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez
fâché de perdre.Le mouchoir était en effet richement brodé et portait une
couronne et des armes à l’un de ses coins. Aramis rougit excessivement
et arracha plutôt qu’il ne prit le mouchoir des mains
du Gascon.—Ah! ah! s’écria un des gardes, diras-tu encore, discret
Aramis, que tu es mal avec madame de Bois-Tracy, quand
cette gracieuse dame a l’obligeance de te prêter ses mouchoirs!Aramis lança à d’Artagnan un de ces regards qui font
60
comprendre à un homme qu’il vient de s’acquérir un ennemi
mortel; puis reprenant son air doucereux:—Vous vous trompez, messieurs, dit-il, ce mouchoir n’est
pas à moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de
me le remettre plutôt qu’à l’un de vous, et la preuve de ce que
j’ai dit, c’est que voici le mien dans ma
poche.A ces mots il tira son propre mouchoir,
mouchoir fort élégant aussi, et de
fine batiste, quoique la batiste fût fort
chère à cette époque,
mais mouchoir sans
broderie, sans armes,
et orné d’un
seul chiffre, celui de
son propriétaire.Cette fois d’Artagnan
ne souffla
pas mot, il avait
reconnu sa bévue;
mais les
amis d’Aramis
ne se laissèrent
pas convaincre
par ses dénégations
et l’un
d’eux, s’adressant au jeune mousquetaire avec un sérieux affecté:—Si cela était, dit-il, ainsi que tu le prétends, je serais forcé,
mon cher Aramis, de te le redemander; car, comme tu le sais,
Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu’on fasse
trophée des effets de sa femme.—Tu demandes cela mal, répondit Aramis; et tout en
61
reconnaissant la justesse de ta réclamation quant au fond, je
refuserais à cause de la forme.—Le fait est, hasarda timidement d’Artagnan, que je n’ai
pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait
le pied dessus, voilà tout, et j’ai pensé que, puisqu’il avait le
pied dessus, le mouchoir était à lui.—Et vous vous êtes trompé, mon cher monsieur, répondit
froidement Aramis, peu sensible à la réparation.Puis, se retournant vers celui des gardes qui s’était déclaré
l’ami de Bois-Tracy:—D’ailleurs, continua-t-il, je réfléchis, mon cher intime
de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que
tu peux l’être toi-même; de sorte qu’à la rigueur ce mouchoir
peut aussi bien être sorti de ta poche que de la mienne.—Non, sur mon honneur! s’écria le garde de Sa Majesté.—Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole, et
alors il y aura évidemment un de nous deux qui mentira. Tiens,
faisons mieux, Montaran, prenons-en chacun la moitié.—Du mouchoir?—Oui.—Parfaitement, s’écrièrent les deux autres gardes; le jugement
du roi Salomon. Décidément, Aramis, tu es plein de sagesse.Les jeunes gens éclatèrent de rire, et, comme on le pense
bien, l’affaire n’eut pas d’autre suite. Au bout d’un instant, la
conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, après
s’être cordialement serré la main, tirèrent, les trois gardes de
leur côté, et Aramis du sien.—Voilà le moment de faire ma paix avec ce galant homme,
se dit à part lui d’Artagnan, qui s’était tenu un peu à l’écart
pendant toute la dernière partie de cette conversation.Et, sur ce bon sentiment, se rapprochant d’Aramis, qui
s’éloignait sans faire autrement attention à lui:62
—Monsieur, lui dit-il, vous m’excuserez, je l’espère.—Ah! monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de
vous faire observer que vous n’avez point agi en cette circonstance
comme un galant homme le devait faire.—Quoi, monsieur! s’écria d’Artagnan, vous supposez...—Je suppose, monsieur, que vous n’êtes pas un sot, et que
vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu’on ne
marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable,
Paris n’est point pavé de batiste!—Monsieur, vous avez tort de chercher à m’humilier, dit
d’Artagnan, chez qui le naturel querelleur commençait à parler
plus haut que les résolutions pacifiques. Je suis de Gascogne,
c’est vrai, et, puisque vous le savez, je n’aurai pas besoin
de vous dire que les Gascons sont peu endurants; de sorte que
lorsqu’ils se sont excusés une fois, fût-ce d’une sottise, ils sont
convaincus qu’ils ont déjà fait moitié plus qu’ils ne devaient faire.—Monsieur, ce que je vous en dis, répondit Aramis, n’est
point pour vous chercher une querelle. Dieu merci! je ne suis
pas un spadassin, et n’étant mousquetaire que par intérim, je
ne me bats que lorsque j’y suis forcé, et toujours avec une
grande répugnance; mais cette fois l’affaire est grave, car voici
une dame compromise par vous.—Par nous, c’est-à-dire, s’écria d’Artagnan.—Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le
mouchoir?—Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber?—J’ai dit et je répète, monsieur, que ce mouchoir n’est
point sorti de ma poche.—Eh bien! vous en avez menti deux fois, monsieur, car
je l’en ai vu sortir, moi!—Ah! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon! eh
bien! je vous apprendrai à vivre.63
—Et moi je vous renverrai à votre messe, monsieur l’abbé,
Dégainez, s’il vous plaît, à l’instant même.—Non pas, s’il vous plaît, mon bel ami, non pas ici, du
moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l’hôtel
d’Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal? Qui me
dit que ce n’est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer
ma tête? Or, j’y tiens ridiculement, à ma tête, attendu
qu’elle me semble aller assez correctement à mes épaules.
Je veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout
doucement, dans un endroit clos et couvert, là où vous ne
puissiez vous vanter de votre mort à personne.—Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez
votre mouchoir, qu’il vous appartienne ou non; peut-être aurez-vous
l’occasion de vous en servir.—Monsieur est Gascon? demanda Aramis.—Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence.—La prudence, monsieur, est une vertu assez inutile aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d’Église;
et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens
à rester prudent. A deux heures j’aurai l’honneur de vous
attendre à l’hôtel de M. de Tréville. Là, je vous indiquerai les
bons endroits.Les deux jeunes gens se saluèrent, puis Aramis s’éloigna
en remontant la rue qui menait au Luxembourg, tandis que
d’Artagnan, voyant que l’heure s’avançait, prenait le chemin
des Carmes-Deschaux, tout en disant à part:—Décidément, je n’en puis pas revenir; mais au moins, si
je suis tué, je serai tué par un mousquetaire.64 |
LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES | D’Artagnan ne connaissait personne à Paris. Il alla donc au
rendez-vous d’Athos sans amener de second, résolu de se contenter
de ceux qu’aurait choisis son adversaire. D’ailleurs son
intention était formelle de faire au brave mousquetaire toutes
les excuses convenables, mais sans faiblesse, craignant qu’il ne
résultât de ce duel ce qui résulte toujours de fâcheux dans une
affaire de ce genre, quand un homme jeune et vigoureux se
bat contre un adversaire blessé et affaibli: vaincu il double
le triomphe de son antagoniste; vainqueur, il est accusé de
forfaiture et de facile audace.Au reste, ou nous avons mal exposé le caractère de notre
chercheur d’aventures, ou notre lecteur a déjà dû remarquer
que d’Artagnan n’était point un homme ordinaire. Aussi, tout
en se répétant à lui-même que sa mort était inévitable, il ne
se résigna point à mourir tout doucettement comme un autre
moins courageux et moins modéré que lui eût fait à sa place.
Il réfléchit aux différents caractères de ceux avec lesquels il
allait se battre et commença à voir plus clair dans sa situation.
Il espérait, grâce aux excuses loyales qu’il lui réservait, se
faire un ami d’Athos, dont l’air grand seigneur et la mine austère
lui agréaient fort. Il se flattait de faire peur à Porthos
avec l’aventure du baudrier, qu’il pouvait, s’il n’était pas tué
sur le coup, raconter à tout le monde, récit qui, poussé adroitement
à l’effet, devait couvrir Porthos de ridicule; enfin quant
au sournois Aramis, il n’en avait pas très grand’peur, et en
65
supposant qu’il arrivât jusqu’à lui, il se chargeait de l’expédier
bel et bien, ou du moins, en frappant au visage, comme César
avait recommandé de faire aux soldats de Pompée, d’endommager
à tout jamais cette beauté dont il était si fier.Ensuite il y avait chez d’Artagnan ce fonds inébranlable de
résolution qu’avaient déposé dans son cœur les conseils de son
père, conseils dont la substance était: «Ne rien souffrir de
personne que du roi, du cardinal et de M. de Tréville.» Il
vola donc plutôt qu’il ne marcha vers le couvent des Carmes
déchaussés, ou plutôt Deschaux, comme on disait à cette époque,
sorte de bâtiment sans fenêtres, bordé de prés arides, succursale
du Pré-aux-Clercs, et qui servait d’ordinaire aux rencontres des
gens qui n’avaient pas de temps à perdre.Lorsque d’Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui
s’étendait au pied de ce monastère, Athos attendait depuis cinq
minutes seulement, et midi sonnait. Il était donc ponctuel
comme la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste à l’égard
des duels n’avait rien à dire.Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure,
quoiqu’elle eut été pansée à neuf par le chirurgien de M. de
Tréville, s’était assis sur une borne et attendait son adversaire
avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne l’abandonnaient
jamais. A l’aspect de d’Artagnan, il se leva et fit
poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son côté,
n’aborda son adversaire que le chapeau à la main et sa plume
traînant jusqu’à terre.—Monsieur, dit Athos, j’ai fait prévenir deux de mes amis
qui me serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point
encore arrivés. Je m’étonne qu’ils tardent: ce n’est pas leur
habitude.—Je n’ai pas de seconds, moi, monsieur, dit d’Artagnan,
car, arrivé d’hier seulement à Paris, je n’y connais encore personne
66
que M. de Tréville, auquel j’ai été recommandé par mon
père, qui a l’honneur d’être quelque peu de ses amis.Athos réfléchit un instant.—Vous ne connaissez que M. de Tréville? demanda-t-il.—Oui, monsieur, je ne connais que lui.—Ah çà mais, continua Athos, parlant moitié à lui-même
et moitié à d’Artagnan, ah çà mais, si je vous
tue, j’aurai l’air d’un mangeur d’enfants, moi!—Pas trop, monsieur, répondit d’Artagnan
avec un salut qui ne
manquait pas de dignité;
pas trop, puisque vous
me faites l’honneur de
tirer l’épée contre moi
avec une blessure
dont vous
devez être fort
incommodé.—Très incommodé, sur
ma parole
et vous m’avez fait
un mal du diable, je
dois le dire; mais
je prendrai la main
gauche, c’est mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez
donc pas que je vous fasse une grâce, je tire proprement des deux
mains; et il y aura même désavantage pour vous: un gaucher est
très gênant pour les gens qui ne sont pas prévenus. Je regrette
de ne pas vous avoir fait part plus tôt de cette circonstance.—Vous êtes vraiment, monsieur, dit d’Artagnan en s’inclinant
de nouveau, d’une courtoisie dont je vous suis on ne peut
plus reconnaissant.67
—Vous me rendez confus, répondit Athos avec son air de
gentilhomme; causons donc d’autre chose, je vous prie, à
moins que cela ne vous soit désagréable. Ah! sangbleu! que
vous m’avez fait mal! l’épaule me brûle.—Si vous vouliez permettre... dit d’Artagnan avec timidité.—Quoi, monsieur?—J’ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume
qui me vient de ma mère, et dont j’ai fait l’épreuve sur moi-même.—Eh bien?—Eh bien, je suis sûr qu’en moins de trois jours ce baume
vous guérirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez
guéri, eh bien! monsieur, ce me serait toujours un grand honneur
d’être votre homme.D’Artagnan dit ces mots avec une simplicité qui faisait
honneur à sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte à son
courage.—Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une proposition qui
me plaît, non pas que je l’accepte, mais elle sent son gentilhomme
d’une lieue. C’est ainsi que parlaient et faisaient ces
preux du temps de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit
chercher à se modeler. Malheureusement nous ne sommes
plus au temps du grand empereur. Nous sommes au temps de
M. le cardinal, et d’ici à trois jours on saurait, si bien gardé que
soit le secret, on saurait, dis-je, que nous devons nous battre,
et l’on s’opposerait à notre combat. Ah çà mais, ces flâneurs
ne viendront donc pas?—Si vous êtes pressé, monsieur, dit d’Artagnan à Athos
avec la même simplicité qu’un instant auparavant il lui avait
proposé de remettre le duel à trois jours, si vous êtes pressé
et qu’il vous plaise de m’expédier tout de suite, ne vous gênez
pas, je vous en prie.68
—Voilà encore un mot qui me plaît, dit Athos en faisant
un gracieux signe de tête à d’Artagnan, il n’est point d’un
homme sans cervelle, et il est à coup sûr d’un homme de cœur.
Monsieur, j’aime les hommes de votre trempe et je vois que si
nous ne nous tuons pas l’un l’autre, j’aurai plus tard un vrai
plaisir dans votre conversation. Attendons ces messieurs, je
vous prie, j’ai tout le temps, et cela sera plus correct. Ah! en
voici un, je crois.En effet, au bout de la rue de Vaugirard, commençait à
apparaître le gigantesque Porthos.—Quoi! s’écria d’Artagnan, votre premier témoin est
M. Porthos.—Oui, cela vous contrarie-t-il?—Non, aucunement.—Et voici le second.D’Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos et reconnut
Aramis.—Quoi! s’écria-t-il d’un accent plus étonné que la première
fois, votre second témoin est M. Aramis?—Sans doute, ne savez-vous pas qu’on ne nous voit jamais
l’un sans l’autre et qu’on nous appelle dans les mousquetaires
et dans les gardes, à la cour et à la ville: Athos, Porthos et
Aramis ou les trois inséparables? Après cela, comme vous arrivez
de Dax ou de Pau...—De Tarbes, dit d’Artagnan.—Il vous est permis d’ignorer ce détail, dit Athos.—Ma foi, dit d’Artagnan, vous êtes bien nommés, messieurs,
et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du
moins que votre union n’est point fondée sur les contrastes.Pendant ce temps, Porthos s’était rapproché, avait salué de
la main Athos; puis se retournant vers d’Artagnan, il était
resté tout étonné.69
Disons en passant qu’il avait changé de baudrier et quitté
son manteau.—Ah! ah! fit-il, qu’est-ce que cela?—C’est avec monsieur que je me bats, dit Athos en montrant
de la main d’Artagnan, et en le saluant du même geste.—C’est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.—Mais à une heure seulement, répondit d’Artagnan.—Et moi aussi, c’est avec monsieur que je me bats, dit
Aramis en arrivant à son tour sur le terrain.—Mais à deux heures seulement, fit d’Artagnan avec le
même calme.—Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos? demanda
Aramis.—Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à l’épaule; et
toi, Porthos?—Ma foi, je me bats parce que je me bats, répondit
Porthos en rougissant.Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les
lèvres du Gascon.—Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune
homme.—Et toi, Aramis? demanda Athos.—Moi, je me bats pour cause de théologie, répondit
Aramis tout en faisant signe à d’Artagnan qu’il le priait de
tenir secrète la cause de son duel.Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de d’Artagnan.—Vraiment, dit Athos.—Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne
sommes pas d’accord, dit le Gascon.—Décidément, c’est un homme d’esprit, murmura Athos.—Et maintenant que vous êtes rassemblés, messieurs,
70
dit d’Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses.A ce mot d’excuses, un nuage passa sur le front d’Athos, un
sourire hautain glissa sur les lèvres de Porthos, et un signe
négatif fut la réponse d’Aramis.—Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d’Artagnan en
relevant sa tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de
soleil qui en dorait les lignes fines et hardies, je vous demande
excuse dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette à tous
trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui ôte
beaucoup de sa valeur à votre créance, monsieur Porthos,
et ce qui rend la vôtre à peu près nulle, monsieur Aramis. Et
maintenant, messieurs, je vous le répète, excusez-moi, mais de
cela seulement, et en garde!A ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir,
d’Artagnan tira son épée.Le sang lui était monté à la tête, et dans ce moment il eût tiré
son épée contre tous les mousquetaires du royaume, comme
il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis.Il était midi et un quart. Le soleil était à son zénith, et l’emplacement
choisi pour être le théâtre du duel se trouvait exposé
à toute son ardeur.—Il fait très chaud, dit Athos en tirant son épée à son tour,
et cependant je ne saurais ôter mon pourpoint; car, tout à
l’heure encore, j’ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais
de gêner monsieur en lui montrant du sang qu’il ne m’aurait
pas tiré lui-même.—C’est vrai, monsieur, dit d’Artagnan, et tiré par un autre
ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du
regret le sang d’un aussi brave gentilhomme; je me battrai
donc en pourpoint comme vous.—Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme
cela et songez que nous attendons notre tour.71
—Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à
dire de pareilles incongruités, interrompit Aramis. Quant à
moi, je trouve les choses que ces messieurs se disent fort bien
dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes.—Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en se mettant
en garde.—J’attendais vos ordres, dit d’Artagnan en croisant le fer.Mais les deux rapières avaient à peine résonné en se touchant,
qu’une escouade des gardes de Son Éminence, commandée
par M. de Jussac, se montra à l’angle du couvent.—Les gardes du cardinal! s’écrièrent à la fois Porthos et
Aramis. L’épée au fourreau, messieurs! l’épée au fourreau!Mais il était trop tard. Les deux combattants avaient été vus
dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.—Holà! cria Jussac en s’avançant vers eux et en faisant
signe à ses hommes d’en faire autant, holà! mousquetaires, on
se bat donc ici? Et les édits, qu’en faisons-nous?—Vous êtes bien généreux, messieurs les gardes, dit Athos
plein de rancune, car Jussac était l’un des agresseurs de
l’avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous réponds,
moi, que nous nous garderions bien de vous en empêcher.
Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sans
prendre aucune peine.—Messieurs, dit Jussac, c’est avec grand regret que je vous
déclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout.
Rengainez donc, s’il vous plaît, et nous suivez.—Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un
grand plaisir que nous obéirions à votre gracieuse invitation si
cela dépendait de nous; mais malheureusement la chose est
impossible: M. de Tréville nous l’a défendu. Passez donc votre
chemin, c’est ce que vous avez de mieux à faire.72
Cette raillerie exaspéra Jussac.—Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous désobéissez.—Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes
que trois; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir
ici, car, je le déclare, je ne reparais pas vaincu devant le
capitaine.Athos, Porthos et Aramis se rapprochèrent à l’instant les
uns des autres pendant que Jussac alignait ses soldats.Ce seul moment suffit à d’Artagnan pour prendre son parti:
c’était là un de ces événements qui décident de la vie d’un
homme, c’était un choix à faire entre le roi et le cardinal; ce
choix fait, il fallait y persévérer. Se battre, c’est-à-dire désobéir
à la loi, c’est-à-dire risquer sa tête, c’est-à-dire se faire
d’un seul coup l’ennemi d’un ministre plus puissant que le roi
lui-même; voilà ce qu’entrevit le jeune homme, et, disons-le à
sa louange, il n’hésita point une seconde. Se tournant donc
vers Athos et ses amis:—Messieurs, dit-il, je reprendrai, s’il vous plaît, quelque
chose à vos paroles. Vous avez dit que vous n’étiez que trois,
mais il me semble, à moi, que nous sommes quatre.—Mais vous n’êtes pas des nôtres, dit Porthos.—C’est vrai, répondit d’Artagnan; je n’ai pas l’habit mais
j’ai l’âme. Mon cœur est mousquetaire, je le sens bien, monsieur,
et cela m’entraîne.—Écartez-vous, jeune homme! cria Jussac, qui sans doute
à ses gestes et à l’expression de son visage avait deviné le dessein
de d’Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons.
Sauvez votre peau; allez vite.D’Artagnan ne bougea point.—Décidément, vous êtes un joli garçon, dit Athos, en serrant
la main du jeune homme.—Allons, allons! prenons un parti, reprit Jussac.73
—Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque
chose.—Monsieur est plein de générosité, dit Athos.Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d’Artagnan, et
redoutaient son inexpérience.—Nous ne serions que trois, dont un blessé, plus un enfant,
reprit Athos, et l’on n’en dira pas moins que nous étions quatre
hommes.—Oui, mais reculer! dit Porthos.—C’est difficile, reprit Athos.D’Artagnan comprit leur irrésolution.—Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure
sur l’honneur que je ne veux pas m’en aller d’ici si nous
sommes vaincus.—Comment vous appelle-t-on, mon brave? dit Athos.—D’Artagnan, monsieur.—Eh bien! Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan, en avant!
cria Athos.—Eh bien! voyons, messieurs, vous décidez-vous à vous
décider? cria pour la troisième fois Jussac.—C’est fait, messieurs, dit Athos.—Et quel parti prenez-vous? demanda Jussac.—Nous allons avoir l’honneur de vous charger, répondit
Aramis en levant son chapeau d’une main et tirant son épée
de l’autre.—Ah! vous résistez! s’écria Jussac.—Sangdieu! cela vous étonne?Et les neuf combattants se précipitèrent les uns sur les
autres avec une furie qui n’excluait pas une certaine méthode.Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal; Porthos
eut Bicarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.74
Quant à d’Artagnan, il se trouva lancé contre Jussac lui-même.Le cœur du jeune Gascon battait à lui briser la poitrine,
non pas de peur, Dieu merci, il n’en avait pas l’ombre, mais
d’émulation; il se battait comme un tigre en fureur, tournant
dix fois autour de son adversaire, changeant vingt fois ses
gardes et son terrain. Jussac était, comme on le disait alors,
friand de la lame, et avait fort pratiqué, cependant il avait
toutes les peines du monde à se défendre contre un adversaire
75
qui, agile et bondissant s’écartait à tout moment des règles
reçues, attaquant de tous
côtés à la fois, et tout cela en
parant en homme qui a le plus
grand respect pour son épiderme.Enfin cette lutte finit
par faire perdre
patience à Jussac.
Furieux d’être tenu
en échec par celui
qu’il avait regardé
comme un enfant, il
s’échauffa et commença
à faire des
fautes. D’Artagnan, qui, à défaut
de la pratique, avait une
profonde théorie, redoubla d’agilité. Jussac, voulant
en finir, porta un coup terrible à son adversaire en se fendant
76
à fond; mais celui-ci para prime, et tandis que Jussac se relevait,
se glissant comme un serpent sous son fer, il lui passa
son épée au travers du corps, Jussac tomba comme une
masse.D’Artagnan jeta alors un coup d’œil inquiet et rapide sur le
champ de bataille.Aramis avait déjà tué un de ses adversaires; mais l’autre
le pressait vivement. Cependant, Aramis était en bonne condition
et pouvait encore se défendre.Bicarat et Porthos venaient de faire coup fourré. Porthos
avait reçu un coup d’épée au travers du bras, et Bicarat au
travers de la cuisse. Mais comme ni l’une ni l’autre des deux
blessures n’était grave, ils ne s’en escrimaient qu’avec plus
d’acharnement.Athos, blessé de nouveau par Cahusac, pâlissait à vue
d’œil, mais il ne reculait pas d’une semelle: il avait seulement
changé son épée de main, et se battait de la main
gauche.D’Artagnan, selon les lois du duel de cette époque, pouvait
secourir quelqu’un; pendant qu’il cherchait du regard
celui de ses compagnons qui avait besoin de son aide, il
surprit un coup d’œil d’Athos. Ce coup d’œil était d’une éloquence
sublime. Athos serait mort plutôt que d’appeler au
secours; mais il pouvait regarder, et du regard demander
un appui.D’Artagnan le devina, fit un bond terrible, et tomba sur
le flanc de Cahusac en criant:—A moi, monsieur le garde, je vous tue!Cahusac se retourna; il était temps. Athos, que son extrême
courage soutenait seul, tomba sur un genou.—Sangdieu! criait-il à d’Artagnan, ne le tuez pas, jeune
homme, je vous en prie; j’ai une vieille affaire à terminer avec
77
lui, quand je serai guéri et bien portant. Désarmez-le seulement,
liez-lui l’épée. C’est cela. Bien! très bien!Cette exclamation était arrachée à Athos par l’épée de Cahusac,
qui sautait à vingt pas de lui. D’Artagnan et Cahusac
s’élancèrent ensemble, l’un pour la ressaisir, l’autre pour s’en
emparer; mais d’Artagnan, plus leste, arriva le premier et mit
le pied dessus.Cahusac courut à celui des gardes qu’avait tué Aramis,
s’empara de sa rapière, et voulut revenir à d’Artagnan; mais
sur son chemin il rencontra Athos, qui, pendant cette halte
d’un instant que lui avait procurée d’Artagnan, avait repris
haleine, et qui, de crainte que d’Artagnan ne lui tuât son ennemi,
voulait recommencer le combat.D’Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de
ne pas le laisser faire. En effet, quelques secondes après,
Cahusac tomba la gorge traversée d’un coup d’épée.Au même instant Aramis appuyait son épée contre la poitrine
de son adversaire renversé, et le forçait à demander
merci.Restaient Porthos et Bicarat. Porthos faisait mille fanfaronnades,
demandant à Bicarat quelle heure il pouvait bien être,
et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait
d’obtenir son frère dans le régiment de Navarre; mais, tout en
raillant, il ne gagnait rien. Bicarat était un de ces hommes
de fer qui ne tombent que morts.Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et
prendre tous les combattants blessés ou non, royalistes ou cardinalistes.
Athos, Aramis et d’Artagnan entourèrent Bicarat et
le sommèrent de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec
un coup d’épée qui lui traversait la cuisse, Bicarat voulait
tenir; mais Jussac, qui s’était relevé sur son coude, lui cria
de se rendre. Bicarat était un Gascon comme d’Artagnan; il fit
78
la sourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades,
trouvant le temps de désigner, du bout de son épée, une place à
terre:—Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra
Bicarat, seul de ceux qui sont avec lui.—Mais ils sont quatre contre toi; finis-en, je te l’ordonne.—Ah! si tu l’ordonnes, c’est
autre chose, dit Bicarat; comme
tu es mon brigadier,
je dois obéir.Et, en faisant
un bond en arrière,
il cassa son
épée sur son genou
pour ne pas
la rendre, en jeta
les morceaux par-dessus
le mur
du couvent et se
croisa les bras en
sifflant un air cardinaliste.La bravoure est toujours respectée, même chez un ennemi.
Les mousquetaires saluèrent Bicarat de leurs épées et les
remirent au fourreau. D’Artagnan en fit autant, puis aidé de
Bicarat, le seul qui fût resté debout, il porta sous le porche
du couvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d’Aramis
qui n’était que blessé. Le quatrième, comme nous l’avons dit,
était mort. Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre
épées sur cinq, ils s’acheminèrent ivres de joie vers l’hôtel de
M. de Tréville.On les voyait entrelacés, tenant toute la largeur de la rue,
79
et accostant chaque mousquetaire qu’ils rencontraient, si bien
qu’à la fin ce fut une marche triomphale. Le cœur de d’Artagnan
nageait dans l’ivresse,
il marchait entre Athos et
Porthos en les étreignant
tendrement.—Si je ne suis pas
encore mousquetaire, dit-il
à ses nouveaux amis en
franchissant la porte de l’hôtel de M. de Tréville, au moins me
voilà reçu apprenti, n’est-ce pas?80 |
SA MAJESTÉ LE ROI LOUIS TREIZIÈME | L’affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup
tout haut contre ses mousquetaires et les félicita tout bas;
mais comme il n’y avait pas de temps à perdre pour prévenir
le roi, M. de Tréville s’empressa de se rendre au Louvre. Il
était déjà trop tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et
l’on dit à M. de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait
recevoir en ce moment. Le soir M. de Tréville revint au jeu du
roi. Le roi gagnait, et, comme Sa Majesté était fort avare, elle
était d’excellente humeur; aussi, du plus loin que le roi aperçut
Tréville:—Venez ici, monsieur le capitaine, dit-il, venez, que je
vous gronde; savez-vous que Son Éminence est venue me faire
des plaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle
émotion, que ce soir Son Éminence en est malade. Ah çà
mais, ce sont des gens à pendre, que vos mousquetaires.—Non, sire, répondit Tréville, qui vit du premier coup
d’œil comment la chose allait tourner; non, tout au contraire,
ce sont de bonnes créatures, douces comme des agneaux, et
qui n’ont qu’un désir, je m’en ferai garant: c’est que leur épée
ne sorte du fourreau que pour le service de Votre Majesté.
Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont sans
cesse à leur chercher querelle, et, pour l’honneur même du
corps, les pauvres jeunes gens sont obligés de se défendre.—Écoutez monsieur de Tréville! dit le roi, écoutez! ne
dirait-on pas qu’il parle d’une communauté religieuse! En
vérité, mon cher capitaine, j’ai envie de vous ôter votre brevet,
81
et de le donner à mademoiselle de Chemerault, à laquelle j’ai
promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai
ainsi sur parole. On m’appelle Louis le Juste, monsieur de
Tréville, et tout à l’heure, tout à l’heure nous verrons.—Ah! c’est parce que je me fie à cette justice, sire, que
j’attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de
Votre Majesté.—Attendez donc, monsieur, attendez donc, dit le roi, je
ne vous ferai pas longtemps attendre.En effet la chance tournait, et, comme le roi commençait à
perdre ce qu’il avait gagné, il n’était pas fâché de trouver un
prétexte pour faire,—qu’on nous passe cette expression de
joueur, dont, nous l’avouons, nous ne connaissons pas l’origine,—pour
faire charlemagne. Le roi se leva donc au bout
d’un instant, et mettant dans sa poche l’argent qui était devant
lui et dont la majeure partie venait de son gain:—La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle
à M. de Tréville pour affaire d’importance. Ah!... j’avais
quatre-vingts louis devant moi; mettez la même somme, afin
que ceux qui ont perdu n’aient point à se plaindre. La justice
avant tout.Puis, se retournant vers M. de Tréville et marchant avec
lui vers l’embrasure d’une fenêtre:—Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont
les gardes de l’Éminentissime qui ont été chercher querelle à
vos mousquetaires?—Oui, sire, comme toujours.—Et comment la chose est-elle venue, voyons? car, vous le
savez, mon cher capitaine, il faut qu’un juge écoute les deux
parties.—Ah! mon Dieu! de la façon la plus simple et la plus naturelle.
Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majesté
82
connaît de nom, et dont elle a plus d’une fois apprécié le dévouement,
et qui ont, je puis l’affirmer au roi, son service fort à
cœur; trois de mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos
et Aramis, avaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet
de Gascogne que je leur avais recommandé le matin même.
La partie allait avoir lieu à Saint-Germain, je crois, et ils
s’étaient donné rendez-vous aux Carmes-Deschaux, lorsqu’elle
fut troublée par M. de Jussac et MM. Cahusac, Bicarat, et deux
autres gardes qui ne venaient certes pas là en si nombreuse
compagnie sans mauvaise intention contre les édits.—Ah! ah! vous m’y faites penser, dit le roi: sans doute ils
venaient pour se battre eux-mêmes.—Je ne les accuse pas, sire, mais je laisse Votre Majesté apprécier
ce que peuvent aller faire cinq hommes armés dans un
lieu aussi désert que le sont les environs du couvent des Carmes.—Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez raison.—Alors quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changé
d’idée et ils ont oublié leur haine particulière pour la haine de
corps; car Votre Majesté n’ignore pas que les mousquetaires,
qui sont au roi, et rien qu’au roi, sont les ennemis naturels des
gardes qui sont à M. le Cardinal.—Oui, Tréville, oui, dit le roi mélancoliquement, et c’est
bien triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France,
deux têtes à la royauté; mais tout cela finira, Tréville, tout cela
finira. Vous dites donc que les gardes ont cherché querelle aux
mousquetaires.—Je dis qu’il est probable que les choses se sont passées
ainsi, mais je n’en jure pas, sire. Vous savez combien la vérité
est difficile à connaître, et à moins d’être doué de cet instinct
admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste...—Et vous avez raison, Tréville; mais ils n’étaient pas seuls,
vos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant.83
—Oui, sire, et un homme blessé, de sorte que trois mousquetaires
du roi, dont un blessé, et un enfant, non seulement
ont tenu tête à cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal,
mais encore en ont porté quatre à terre.—Mais c’est une victoire, cela! s’écria le roi tout rayonnant;
une victoire complète!—Oui, sire, aussi
complète que celle du
Pont de Cé.—Quatre hommes
dont un blessé, et un
enfant, dites-vous?—Un jeune homme
à peine; lequel s’est
même si parfaitement
conduit en cette occasion,
que je prendrai la
liberté de le recommander
à Votre Majesté.—Comment s’appelle-t-il?—D’Artagnan, sire.
C’est le fils d’un de mes
plus anciens amis; le
fils d’un homme qui a
fait avec le roi votre
père, de glorieuse mémoire, la guerre de partisan.—Et vous dites qu’il s’est bien conduit, ce jeune homme?
Racontez-moi cela, Tréville; vous savez que j’aime les récits
de guerre et de combat.Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en se
posant sur la hanche.84
—Sire, reprit Tréville, comme je vous l’ai dit, M. d’Artagnan
est presque un enfant, et, comme il n’a pas l’honneur
d’être mousquetaire, il était en habit bourgeois; les gardes de
M. le cardinal, reconnaissant sa grande jeunesse, et de plus
qu’il était étranger au corps, l’invitèrent donc à se retirer avant
qu’ils attaquassent.—Alors, vous voyez bien, Tréville, interrompit le roi, que
ce sont eux qui ont attaqué.—C’est juste, sire: ainsi plus de doute; ils le sommèrent
donc de se retirer; mais il répondit qu’il était mousquetaire
de cœur et tout à Sa Majesté, qu’ainsi donc il resterait avec
messieurs les mousquetaires.—Brave jeune homme! murmura le roi.—En effet, il demeura avec eux; et Votre Majesté a là un
si ferme champion, que ce fut lui qui donna à Jussac ce terrible
coup d’épée qui met si fort en colère M. le cardinal.—C’est lui qui a blessé Jussac? s’écria le roi; lui, un enfant!
Ceci, Tréville, c’est impossible.—C’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté.—Jussac, une des premières lames du royaume!—Eh bien, sire! il a trouvé son maître.—Je veux voir ce jeune homme, Tréville, je veux le voir,
et si l’on peut faire quelque chose, eh bien! nous nous en occuperons.—Quand Votre Majesté daignera-t-elle le recevoir?—Demain à midi, Tréville.—L’amènerai-je seul?—Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux
les remercier tous à la fois; les hommes dévoués sont rares,
Tréville, et il faut récompenser le dévouement.—A midi, sire, nous serons au Louvre.85
—Ah! par le petit escalier, Tréville, par le petit escalier.
Il est inutile que le cardinal sache.—Oui, sire.—Vous comprenez, Tréville, un édit est toujours un édit;
il est défendu de se battre, au bout du compte.—Mais cette rencontre, sire, sort tout à fait des conditions
ordinaires d’un duel, c’est une rixe, et la preuve, c’est qu’ils
étaient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires
et M. d’Artagnan.—C’est juste, dit le roi; mais n’importe, Tréville, venez
toujours par le petit escalier.Tréville sourit. Mais comme c’était déjà beaucoup pour lui
d’avoir obtenu de cet enfant qu’il se révoltât contre son maître,
il salua respectueusement le roi, et, avec son agrément, prit
congé de lui.Dès le soir même les trois mousquetaires furent prévenus
de l’honneur qui leur était accordé. Comme ils connaissaient
depuis longtemps le roi, ils n’en furent pas trop échauffés; mais
d’Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune
à venir, et passa la nuit à faire des rêves d’or. Aussi, dès huit
heures du matin, était-il chez Athos.D’Artagnan trouva le mousquetaire tout habillé et prêt à
sortir. Comme on n’avait rendez-vous chez le roi qu’à midi, il
avait formé le projet, avec Porthos et Aramis, d’aller faire une
partie de paume dans un tripot situé tout près des écuries du
Luxembourg. Athos invita d’Artagnan à les suivre, et, malgré
son ignorance de ce jeu, auquel il n’avait jamais joué, celui-ci
accepta, ne sachant que faire de son temps, depuis neuf heures
du matin jusqu’à midi.Les deux mousquetaires étaient déjà arrivés et pelotaient
ensemble. Athos, qui était très fort à tous les exercices du corps,
passa avec d’Artagnan du côté opposé, et leur fit défi. Mais au
86
premier mouvement qu’il essaya, quoiqu’il jouât de la main
gauche, il comprit que sa blessure était encore trop récente
pour lui permettre un pareil exercice. D’Artagnan resta donc
seul, et comme il déclara qu’il était encore trop maladroit pour
soutenir une partie en règle, on continua seulement de s’envoyer
des balles sans compter le jeu. Mais une de ces balles,
lancée par le poignet herculéen de Porthos, passa si près du
visage de d’Artagnan, qu’il pensa que si, au lieu de passer à
côté, elle eût donné dedans, son audience était probablement
perdue, attendu qu’il lui eût été de toute impossibilité de se présenter
chez le roi. Or, comme de cette audience, dans son imagination
gasconne, dépendait tout son avenir, il salua poliment
Porthos et Aramis, déclarant qu’il ne reprendrait la partie que
lorsqu’il serait en état de leur tenir tête, et il s’en revint
prendre place près de la corde et dans la galerie.Malheureusement pour d’Artagnan, parmi les spectateurs
se trouvait un garde de Son Éminence, lequel, tout échauffé
encore de la défaite de ses compagnons, arrivée la veille seulement,
s’était promis de saisir la première occasion de la venger.
Il crut donc que cette occasion était venue, et, s’adressant
à son voisin:—Il n’est pas étonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu
peur d’une balle, c’est sans doute un apprenti mousquetaire.D’Artagnan se retourna comme si un serpent l’eût mordu
et regarda fixement le garde qui venait de tenir cet insolent
propos.—Pardieu! reprit celui-ci en frisant insolemment sa moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit monsieur,
j’ai dit ce que j’ai dit.—Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos
paroles aient besoin d’explication, répondit d’Artagnan à voix
basse, je vous prierai de me suivre.87
—Et quand cela? demanda le garde avec le même air railleur.—Tout de suite, s’il vous plaît.—Et vous savez qui je suis sans doute?—Moi, je l’ignore complètement, et je ne m’en inquiète guère.—Et vous avez tort, car,
si vous saviez
mon nom, peut-être
seriez-vous
moins pressé.—Comment
vous appelez-vous?—Bernajoux,
pour vous
servir.—Eh bien!
monsieur Bernajoux,
dit tranquillement
d’Artagnan, je vais
vous attendre sur
la porte.—Allez, monsieur,
je vous
suis.—Ne vous pressez pas trop, monsieur, qu’on ne s’aperçoive
pas que nous sortons ensemble; vous comprenez que, pour ce
que nous allons faire, trop de monde nous gênerait.—C’est bien, répondit le garde, étonné que son nom n’eût
pas produit plus d’effet sur le jeune homme.En effet, le nom de Bernajoux était connu de tout le monde,
88
de d’Artagnan seul excepté, peut-être; car c’était un de ceux
qui figuraient le plus souvent dans les rixes journalières que
tous les édits du roi et du cardinal n’avaient pu réprimer.Porthos et Aramis étaient si occupés de leur partie, et Athos
les regardait avec tant d’attention, qu’ils ne virent pas même
sortir leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu’il l’avait dit au
garde de Son Éminence, s’arrêta sur la porte; un instant après
celui-ci descendit à son tour. Comme d’Artagnan n’avait pas
de temps à perdre, vu l’audience du roi, qui était fixée à midi,
il jeta les yeux autour de lui, et voyant que la rue était déserte:—Ma foi, dit-il à son adversaire, il est bien heureux pour
vous, quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n’avoir affaire
qu’à un apprenti mousquetaire; cependant, soyez tranquille,
je ferai de mon mieux. En garde!—Mais, dit celui que d’Artagnan provoquait ainsi, il me
semble que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions
mieux derrière l’abbaye de Saint-Germain ou dans le Pré-aux-Clercs.—Ce que vous dites est plein de sens, répondit d’Artagnan;
malheureusement j’ai peu de temps à moi, ayant un rendez-vous
à midi juste. En garde donc, monsieur, en garde.Bernajoux n’était pas homme à se faire répéter deux fois un
pareil compliment. Au même instant son épée brilla à sa main
et il fondit sur son adversaire, que grâce à sa grande jeunesse
il espérait intimider.Mais d’Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et
tout frais émoulu de sa victoire, tout gonflé de sa future
faveur, il était résolu à ne pas reculer d’un pas: aussi les deux
fers se trouvèrent-ils engagés jusqu’à la garde et comme d’Artagnan
tenait ferme à sa place, ce fut son adversaire qui fit un
pas de retraite. Mais d’Artagnan saisit le moment où, dans ce
89
mouvement, le fer de Bernajoux déviait de la ligne, il dégagea,
se fendit et toucha son adversaire à l’épaule. Aussitôt d’Artagnan,
à son tour, fit un pas de retraite et releva son épée;
mais Bernajoux lui cria que ce n’était rien, et se fendant aveuglément
sur lui, il s’enferra de lui-même. Cependant, comme
il ne tombait pas, comme il ne se déclarait pas vaincu, mais que
seulement il rompait du côté de l’hôtel de M. de La Trémouille,
au service duquel il avait un parent, d’Artagnan, ignorant lui-même
la gravité de la dernière blessure que son adversaire
avait reçue, le pressait vivement, et sans doute allait l’achever
d’un troisième coup, lorsque la rumeur qui s’élevait de la rue
s’étant étendue jusqu’au jeu de paume, deux des amis du garde,
qui l’avaient entendu échanger quelques paroles avec d’Artagnan,
et qui l’avaient vu sortir à la suite de ces paroles, se
précipitèrent l’épée à la main hors du tripot et tombèrent sur
le vainqueur. Mais aussitôt Athos, Porthos et Aramis parurent
à leur tour, et au moment où les deux gardes attaquaient leur
jeune camarade, les forcèrent à se retourner. En ce moment,
Bernajoux tomba; et comme les gardes étaient seulement deux
contre quatre, ils se mirent à crier: «A nous, l’hôtel de La Trémouille!»
A ces cris, tout ce qui était dans l’hôtel sortit, se
ruant sur les quatre compagnons, qui de leur côté se mirent
à crier: «A nous, mousquetaires!»Ce cri était ordinairement entendu; car on savait les mousquetaires
ennemis de Son Éminence, et on les aimait pour la
haine qu’ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres
compagnies que celles appartenant au duc Rouge, comme l’avait
appelé Aramis, prenaient-ils en général parti dans ces
sortes de querelles pour les mousquetaires du roi. De trois
gardes de la compagnie de M. des Essarts, qui passaient, deux
vinrent donc en aide aux quatre compagnons, tandis que
l’autre courait à l’hôtel de M. de Tréville, criant: «A nous
90
mousquetaires, à nous!» Comme d’habitude, l’hôtel de M. de
Tréville était plein de soldats de cette arme, qui accoururent au
secours de leurs camarades;
la mêlée devint générale,
mais la force était aux mousquetaires:
les gardes du
cardinal et les gens de M. de
La Trémouille se retirèrent
dans l’hôtel, dont ils fermèrent
les portes assez à
temps pour empêcher que
leurs ennemis n’y fissent
irruption en même temps
qu’eux. Quant au blessé,
il y avait été tout d’abord
transporté et, comme nous
l’avons dit, en fort mauvais état.91
L’agitation était à son comble parmi les mousquetaires et
leurs alliés, et l’on délibérait déjà si, pour punir l’insolence
qu’avaient eue les domestiques de M. de La Trémouille, de
faire une sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait
pas le feu à son hôtel. La proposition en avait été faite et accueillie
avec enthousiasme, lorsque heureusement onze heures
sonnèrent; d’Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur
audience, et, comme ils eussent regretté que l’on fît un si beau
coup sans eux, ils parvinrent à calmer les têtes. On se contenta
donc de jeter quelques pavés dans les portes, mais les
portes résistèrent: alors on se lassa; d’ailleurs ceux qui devaient
être regardés comme les chefs de l’entreprise avaient
depuis un instant quitté le groupe et s’acheminaient vers
l’hôtel de M. de Tréville, qui les attendait, déjà au courant de
cette algarade.—Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant,
et tâchons de voir le roi avant qu’il soit prévenu par le
cardinal; nous lui raconterons la chose comme une suite de
l’affaire d’hier, et les deux passeront ensemble.M. de Tréville, accompagné des quatre jeunes gens, s’achemina
donc vers le Louvre; mais, au grand étonnement du capitaine
des mousquetaires, on lui annonça que le roi était allé
courre le cerf dans la forêt de Saint-Germain. M. de Tréville
se fit répéter deux fois cette nouvelle, et à chaque fois ses compagnons
virent son visage rembrunir.—Est-ce que Sa Majesté, demanda-t-il, avait dès hier le
projet de faire cette chasse?—Non, Votre Excellence, répondit le valet de chambre,
c’est le grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu’on
avait détourné cette nuit un cerf à son intention. Il a d’abord
répondu qu’il n’irait pas, puis il n’a pas su résister au plaisir
que lui promettait cette chasse, et après le dîner il est parti.92
—Et le roi a-t-il vu le cardinal? demanda M. de Tréville.—Selon toute probabilité, répondit le valet de chambre,
car j’ai vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Éminence,
j’ai demandé où elle allait, et l’on m’a répondu: A Saint-Germain.—Nous sommes prévenus, dit M. de Tréville. Messieurs, je
verrai le roi ce soir; mais, quant à vous, je ne vous conseille pas
de vous y hasarder.L’avis était trop raisonnable et surtout venait d’un homme
qui connaissait trop bien le roi pour que les quatre jeunes
gens essayassent de le combattre. M. de Tréville les invita
donc à rentrer chacun chez eux et à attendre de ses nouvelles.En entrant à son hôtel, M. de Tréville songea qu’il fallait
prendre date en portant plainte le premier. Il envoya un
de ses domestiques chez M. de La Trémouille avec une lettre
dans laquelle il le priait de mettre hors de chez lui le garde
de M. le cardinal, et de réprimander ses gens de l’audace
qu’ils avaient eue de faire leur sortie contre les mousquetaires.
Mais M. de La Trémouille, déjà prévenu par son écuyer, dont,
comme on le sait, Bernajoux était le parent, lui fit répondre
que ce n’était ni à M. de Tréville ni à ses mousquetaires de se
plaindre, mais bien au contraire à lui, dont les mousquetaires
avaient chargé les gens et avaient voulu brûler l’hôtel. Or,
comme le débat entre ces deux seigneurs eût pu durer longtemps,
chacun devant naturellement s’entêter dans son opinion,
M. de Tréville avisa un expédient qui avait pour but de
tout terminer: c’était d’aller trouver lui-même M. de La Trémouille.Il se rendit donc aussitôt à son hôtel et se fit annoncer.Les deux seigneurs se saluèrent poliment, car, s’il n’y avait
pas amitié entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux
93
étaient gens de cœur et d’honneur; et comme M. de La Trémouille,
protestant, et voyant rarement le roi, n’était d’aucun
parti, il n’apportait en général dans ses relations sociales
aucune prévention. Cette fois, néanmoins, son accueil, quoique
poli, fut plus froid que d’habitude.—Monsieur, dit M. de Tréville, nous croyons avoir à nous
plaindre chacun l’un de l’autre, et je suis venu moi-même
pour que nous tirions de compagnie cette affaire au clair.—Volontiers, répondit M. de La Trémouille; mais je vous
préviens que je suis bien renseigné, et tout le tort est à vos
mousquetaires.—Vous êtes un homme trop juste et trop raisonnable, monsieur,
dit M. de Tréville, pour ne pas accepter la proposition
que je vais vous faire.—Faites, monsieur, j’écoute.—Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre
écuyer?—Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup d’épée qu’il a
reçu dans le bras, et qui n’est pas autrement dangereux, il en
a encore ramassé un autre qui lui a traversé le poumon, de
sorte que le médecin en dit de pauvres choses.—Mais le blessé a-t-il conservé sa connaissance?—Parfaitement.—Parle-t-il?—Avec difficulté, mais il parle.—Eh bien, monsieur! rendons-nous près de lui; adjurons-le,
au nom du Dieu devant lequel il va être appelé peut-être,
de dire la vérité. Je le prends pour juge dans sa propre cause,
monsieur, et ce qu’il dira je le croirai.M. de La Trémouille réfléchit un instant, puis, comme il
était difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.94
Tous deux descendirent dans la chambre où était le blessé.
Celui-ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient
lui faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il
était trop faible, et, épuisé par l’effort
qu’il avait fait, il retomba presque
sans connaissance.M. de La Trémouille s’approcha
de lui et lui fit respirer des
sels qui le rappelèrent
à la vie.
Alors M. de Tréville,
ne voulant
pas qu’on pût l’accuser
d’avoir influencé
le malade,
invita M. de La Trémouille à l’interroger lui-même.Ce qu’avait prévu M. de Tréville arriva. Placé entre la vie et
la mort comme l’était Bernajoux, il n’eut pas même l’idée de
95
taire un instant la vérité; et il raconta aux deux seigneurs
les choses exactement, telles qu’elles s’étaient passées.C’était tout ce que voulait M. de Tréville; il souhaita à Bernajoux
une prompte convalescence, prit congé de M. de La
Trémouille, rentra à son hôtel et fit aussitôt prévenir les quatre
amis qu’il les attendait à dîner.M. de Tréville recevait fort bonne compagnie, tout anti-cardinaliste
d’ailleurs. On comprend donc que la conversation
roula pendant tout le dîner sur les deux échecs que venaient
d’éprouver les gardes de Son Éminence. Or, comme d’Artagnan
avait été le héros de ces deux journées, ce fut sur lui
que tombèrent toutes les félicitations, qu’Athos, Porthos et
Aramis lui abandonnèrent, non seulement en bons camarades,
mais en hommes qui avaient eu assez souvent leur tour
pour lui laisser le sien.Vers six heures, M. de Tréville annonça qu’il était tenu
d’aller au Louvre; mais comme l’heure de l’audience accordée
par Sa Majesté était passée, au lieu de réclamer l’entrée par
le petit escalier, il se plaça avec les quatre jeunes gens dans
l’antichambre. Le roi n’était pas encore revenu de la chasse.
Nos jeunes gens attendaient depuis une demi-heure à peine,
mêlés à la foule des courtisans, lorsque toutes les portes s’ouvrirent
et qu’on annonça Sa Majesté.A cette annonce, d’Artagnan se sentit frémir jusqu’à la
moelle des os. L’instant qui allait suivre devait, selon toute probabilité,
décider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixèrent-ils
avec angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi.Louis XIII parut, marchant le premier; il était en costume
de chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant
un fouet à la main. Au premier coup d’œil, d’Artagnan
jugea que l’esprit du roi était à l’orage.Cette disposition, toute visible qu’elle était chez Sa Majesté,
96
n’empêcha pas les courtisans de se ranger sur son passage:
dans les antichambres royales, mieux vaut encore être vu
d’un œil irrité que de ne pas être vu du tout. Les trois mousquetaires
n’hésitèrent donc pas et firent un pas en avant, tandis
que d’Artagnan au contraire restait caché derrière eux;
mais quoique le roi connût personnellement Athos, Porthos et
Aramis, il passa devant eux sans les regarder, sans leur parler,
et comme s’il ne les avait jamais vus. Quant à M. de Tréville,
lorsque les yeux du roi s’arrêtèrent un instant sur lui, il soutint
ce regard avec tant de fermeté, que ce fut le roi qui détourna
la vue; après quoi, tout en grommelant, Sa Majesté
rentra dans son appartement.—Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne
serons pas encore faits chevaliers de l’ordre cette fois-ci.—Attendez ici dix minutes, dit M. de Tréville; et si au bout
de dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez à mon
hôtel: car il sera inutile que vous m’attendiez plus longtemps.Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart
d’heure, vingt minutes; et, voyant que M. de Tréville ne
reparaissait point, ils sortirent fort inquiets de ce qui allait
arriver.M. de Tréville était entré hardiment dans le cabinet du roi,
et avait trouvé Sa Majesté de très méchante humeur, assise sur
un fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce
qui ne l’avait pas empêché de lui demander avec le plus grand
flegme des nouvelles de sa santé.—Mauvaise, monsieur, mauvaise, répondit le roi, je m’ennuie.C’était en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent
prenait un de ses courtisans, l’attirait à une fenêtre et lui disait:
Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble.97
—Comment! Votre Majesté s’ennuie! dit M. de Tréville.
N’a-t-elle donc pas pris aujourd’hui le plaisir de la chasse?—Beau plaisir, monsieur! Tout dégénère, sur mon âme, et
je ne sais si c’est le gibier qui n’a plus de voie ou les chiens
qui n’ont plus de nez. Nous lançons un cerf dix-cors, nous le
courons six heures, et quand il est prêt à tenir, quand Saint-Simon
met déjà le cor à sa bouche pour sonner l’hallali,
toute la meute prend le change et s’emporte sur un daguet.
Vous verrez que je serai obligé de renoncer à la chasse à courre
comme j’ai renoncé à la chasse au vol. Ah! je suis un roi bien
malheureux, monsieur de Tréville! Je n’avais plus qu’un gerfaut,
il est mort avant-hier.—En effet, sire, je comprends votre désespoir, et le malheur
est grand; mais il vous reste encore, ce me semble, bon
nombre de faucons, d’éperviers et de tiercelets.—Et pas un homme pour les instruire; les fauconniers
s’en vont, il n’y a plus que moi qui connaisse l’art de la vénerie.
Après moi tout sera dit, et l’on chassera avec des traquenards,
des pièges, des trappes. Si j’avais le temps encore
de former des élèves! mais oui, M. le cardinal est là qui ne
me laisse pas un instant de repos, qui me parle de l’Espagne,
qui me parle de l’Autriche, qui me parle de l’Angleterre! Ah!
à propos de M. le cardinal, monsieur de Tréville, je ne suis pas
content de vous.M. de Tréville attendait le roi à cette chute. Il connaissait
le roi de longue main; il avait compris que toutes ses plaintes
n’étaient qu’une préface, une espèce d’excitation pour s’encourager
lui-même, et que c’était où il était arrivé enfin qu’il en
voulait venir.—Et en quoi ai-je été assez malheureux pour déplaire à
Votre Majesté? demanda M. de Tréville en feignant le plus profond
étonnement.98
—Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur? continua
le roi sans répondre directement à la question de M. de
Tréville: est-ce pour cela que je vous ai nommé capitaine de
mes mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme, émeuvent
tout un quartier et veulent brûler Paris sans que vous en
disiez un mot? Mais au reste, continua le roi, sans doute que
je me hâte de vous accuser, sans doute que les perturbateurs sont
en prison et que vous venez m’annoncer que justice est faite.—Sire, répondit tranquillement M. de Tréville, je viens
vous la demander au contraire.—Et contre qui? s’écria le roi.—Contre les calomniateurs, dit M. de Tréville.—Ah! voilà qui est nouveau, reprit le roi. N’allez-vous pas
me dire que vos trois mousquetaires damnés, Athos, Porthos
et Aramis et votre cadet de Béarn, ne se sont pas jetés comme
des furieux sur le pauvre Bernajoux, et ne l’ont pas maltraité
de telle façon qu’il est probable qu’il est en train de trépasser à
cette heure! N’allez-vous pas dire qu’ensuite ils n’ont pas fait
le siège de l’hôtel du duc de La Trémouille, et qu’ils n’ont point
voulu le brûler! Ce qui n’aurait peut-être pas été un très grand
malheur en temps de guerre, vu que c’est un nid de huguenots;
mais ce qui, en temps de paix, est un fâcheux exemple. Dites,
n’allez-vous pas nier tout cela?—Et qui vous a fait ce beau récit, sire? demanda tranquillement
M. de Tréville.—Qui m’a fait ce beau récit, monsieur! et qui voulez-vous
que ce soit, si ce n’est celui qui veille quand je dors, qui travaille
quand je m’amuse, qui mène tout au dedans et au dehors
du royaume, en France comme en Europe?—Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de
Tréville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de
Sa Majesté.99
—Non, monsieur; je veux parler du soutien de l’État, de
mon seul serviteur, de mon ami, de M. le cardinal.—Son Éminence n’est pas Sa Sainteté, sire.—Qu’entendez-vous par là, monsieur?—Qu’il n’y a que le pape qui soit infaillible et que cette
infaillibilité ne s’étend pas aux cardinaux.—Vous voulez dire qu’il me trompe, vous voulez dire qu’il
me trahit. Vous l’accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement
que vous l’accusez.—Non, sire; mais je dis qu’il se trompe lui-même; je dis
qu’il a été mal renseigné; je dis qu’il a eu hâte d’accuser les
mousquetaires de Votre Majesté, pour lesquels il est injuste,
et qu’il n’a pas été puiser ses renseignements aux bonnes
sources.—L’accusation vient de M. de La Trémouille, du duc lui-même.
Que répondez-vous à cela?—Je pourrais répondre, sire, qu’il est trop intéressé dans
la question pour être un témoin impartial; mais loin de là,
sire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m’en
rapporterai à lui, mais à une condition, sire.—Laquelle?—C’est que Votre Majesté le fera venir, l’interrogera, mais
elle-même, en tête à tête, sans témoins, et que je reverrai Votre
Majesté aussitôt qu’elle aura reçu le duc.—Oui-da! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que
dira M. de La Trémouille?—Oui, sire.—Vous accepterez son jugement?—Sans doute.—Et vous vous soumettrez aux réparations qu’il exigera?—Parfaitement.—La Chesnaye! fit le roi. La Chesnaye!100
Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se
tenait toujours à la porte, entra.—La Chesnaye! dit le roi, qu’on aille à l’instant même me
querir M. de La Trémouille; je veux lui parler ce soir.—Votre Majesté veut-elle bien me donner sa parole qu’elle
ne verra personne entre M. de La Trémouille et moi.—Personne, foi de gentilhomme.—A demain, sire, alors.—A demain, monsieur.—A quelle heure, s’il plaît à Votre Majesté?—A l’heure que vous voudrez.—Mais en venant par trop matin, je crains de réveiller
Votre Majesté.—Me réveiller? Est-ce que je dors? Je ne dors plus, monsieur;
je rêve quelquefois, voilà tout. Venez donc d’aussi bon
matin que vous voudrez, à sept heures; mais gare à vous si
vos mousquetaires sont coupables.—Si mes mousquetaires sont coupables, sire, les coupables
seront remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d’eux
selon son bon plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chose
de plus? qu’elle parle, je suis prêt à lui obéir.—Non, monsieur, non. A demain donc, monsieur, à
demain.—Dieu garde jusque-là Votre Majesté!Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal encore;
il avait fait prévenir dès le soir même ses trois mousquetaires
et leur compagnon de se trouver chez lui à six heures et
demie du matin. Il les emmena avec lui, sans leur rien affirmer,
sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur
et même la sienne tenaient à un coup de dés.Arrivé au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi
était toujours irrité contre eux, ils s’éloigneraient sans être
101
vus; si le roi consentait à les recevoir, on n’aurait qu’à les
faire appeler.En arrivant dans l’antichambre particulière du roi, M. de
Tréville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu’on n’avait pas
rencontré le duc de La Trémouille la veille au soir à son hôtel,
qu’il était rentré trop tard pour se présenter au Louvre, qu’il
venait seulement d’arriver, et qu’il était à cette heure chez le roi.Cette circonstance plut beaucoup à M. de Tréville, qui, de
cette façon, fut certain qu’aucune suggestion étrangère ne se
glisserait entre la déposition de M. de La Trémouille et lui.En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la porte
du cabinet du roi s’ouvrit, et que M. de Tréville en vit sortir le
duc de La Trémouille, lequel vint à lui et dit:—Monsieur de Tréville, Sa Majesté vient de m’envoyer
querir pour savoir comment les choses se sont passées hier
matin à mon hôtel. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que la
faute est à mes gens, et que je suis prêt à vous en faire mes
excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et
me tenir toujours pour un de vos amis.—Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j’étais si plein de
confiance dans votre loyauté, que je n’avais pas voulu, près de
Sa Majesté, d’autre défenseur que vous-même. Je vois que je ne
m’étais pas abusé, et je vous remercie de ce qu’il y a encore en
France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que
j’ai dit de vous.—C’est bien, c’est bien! dit le roi, qui avait écouté tous ces
compliments entre les deux portes; seulement, dites-lui, Tréville,
puisqu’il se prétend un de vos amis, que moi aussi je
voudrais être des siens, mais qu’il me néglige; qu’il y a tantôt
trois ans que je ne l’ai vu, et que je ne le vois que quand je
l’envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part; car ce sont de
ces choses qu’un roi ne peut dire lui-même.102
—Merci, sire, merci, dit le duc; mais que Votre Majesté
croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour
M. de Tréville, que ce ne sont point ceux qu’elle voit à toute
heure du jour qui lui sont le plus dévoués.—Ah! vous avez entendu ce que j’ai dit; tant mieux, duc,
tant mieux, dit le roi en s’avançant jusque sur la porte. Ah!
c’est vous, Tréville! où sont vos mousquetaires? Je vous avais
dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l’avez-vous pas
fait?—Ils sont en bas, sire, et avec votre congé La Chesnaye va
leur dire de monter.—Oui, oui, qu’ils viennent tout de suite; il va être huit
heures, et à neuf heures j’attends une visite. Allez, monsieur
le duc, et revenez surtout. Entrez, Tréville.Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait la porte,
les trois mousquetaires et d’Artagnan, conduits par La Chesnaye,
apparaissaient au haut de l’escalier.—Venez, mes braves, dit le roi, venez; j’ai à vous gronder.Les mousquetaires s’approchèrent en s’inclinant; d’Artagnan
les suivait par derrière.—Comment diable! continua le roi, à vous quatre, sept
gardes de Son Éminence mis hors de combat en deux jours.
C’est trop, messieurs, c’est trop. A ce compte-là, Son Éminence
serait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines,
et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Un,
par hasard, je ne dis pas; mais sept en deux jours, je le répète,
c’est trop, c’est beaucoup trop.—Aussi, dit M. de Tréville, Votre Majesté voit qu’ils
viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses.—Tout contrits et tout repentants! Hum! fit le roi, je ne
me fie point à leurs faces hypocrites; il y a surtout là-bas une
figure de Gascon. Venez ici, monsieur.103
D’Artagnan, qui comprit que c’était à lui que le compliment
s’adressait, s’approcha en prenant son air le plus désespéré.—Eh bien! que me disiez-vous donc, que c’était un jeune
homme? c’est un enfant, monsieur de Tréville, un véritable
enfant! Et c’est celui-là qui a donné ce rude coup d’épée à
Jussac?—Et ces deux beaux coups d’épée à Bernajoux.—Véritablement!—Sans compter, dit Athos, que s’il ne m’avait pas tiré des
mains de Bicarat, je n’aurais très certainement pas l’honneur
de faire en ce moment ma très humble révérence à Votre Majesté.—Mais c’est donc un véritable démon, que ce Béarnais,
ventre saint-gris! monsieur de Tréville? comme eût dit le roi
mon père. A ce métier-là, on doit trouer force pourpoints et
briser force épées. Or les Gascons sont toujours pauvres, n’est-ce
pas?—Sire, je dois dire qu’on n’a pas encore trouvé des mines
d’or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur leur dût bien
ce miracle en récompense de la manière dont ils ont soutenu
les prétentions du roi votre père.—Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m’ont fait
roi moi-même, n’est-ce pas, Tréville, puisque je suis le fils de
mon père? Eh bien! à la bonne heure, je ne dis pas non. La
Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches,
vous trouverez quarante pistoles; et si vous les trouvez, apportez-les-moi.
Et maintenant, voyons, jeune homme, la main
sur la conscience, comment cela s’est-il passé?D’Artagnan raconta l’aventure de la veille dans tous ses
détails: comment, n’ayant pas pu dormir de la joie qu’il
éprouvait à voir Sa Majesté, il était arrivé chez ses amis trois
104
heures avant l’heure de l’audience; comment ils étaient allés
ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu’il avait manifestée
de recevoir une balle au visage, il avait été raillé par
Bernajoux, lequel avait
failli payer cette raillerie
de la perte de la
vie, et M. de La Trémouille,
qui n’y était
pour rien, de la perte
de son hôtel.—C’est bien cela,
murmurait le roi; oui,
c’est ainsi que le duc
m’a raconté la
chose. Pauvre
cardinal! sept
hommes en
deux jours
et de ses plus
chers; mais
c’est assez comme
cela, messieurs,
entendez-vous!
c’est assez: vous
avez pris votre
revanche de la
rue Férou, et au delà; vous devez être satisfaits.—Si Votre Majesté l’est, dit Tréville, nous le sommes.—Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignée d’or
de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d’Artagnan:
Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction.A cette époque, les idées de fierté qui sont de mise de nos
105
jours n’étaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait
de la main à la main de l’argent du roi, et n’en était pas
le moins du monde humilié. D’Artagnan mit donc les quarante
pistoles dans sa poche sans faire aucune façon, et en remerciant
tout au contraire grandement Sa Majesté.—Là, dit le roi en regardant sa pendule, là, et maintenant
qu’il est huit heures et demie, retirez-vous; car je vous l’ai dit,
j’attends quelqu’un à neuf heures. Merci de votre dévouement,
messieurs. J’y puis compter, n’est-ce pas?—Oh! sire! s’écrièrent d’une même voix les quatre compagnons,
nous nous ferions couper en morceaux pour Votre
Majesté.—Bien, bien; mais restez entiers: cela vaut mieux, et vous
me serez plus utiles. Tréville, ajouta le roi à demi-voix pendant
que les autres se retiraient, comme vous n’avez pas de
place dans les mousquetaires et que d’ailleurs pour entrer
dans ce corps nous avons décidé qu’il fallait faire un noviciat,
placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de
M. des Essarts, votre beau-frère. Ah pardieu! Tréville, je me
réjouis de la grimace que va faire le cardinal: il sera furieux,
mais cela m’est égal, je suis dans mon droit.Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et s’en vint
rejoindre ses mousquetaires, qu’il trouva partageant avec d’Artagnan
les quarante pistoles.Et le cardinal, comme l’avait dit Sa Majesté, fut effectivement
furieux, si furieux, que pendant huit jours il abandonna
le jeu du roi, ce qui n’empêchait pas le roi de lui faire la plus
charmante mine du monde, et toutes les fois qu’il le rencontrait
de lui demander de sa voix la plus caressante:—Eh bien, monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre
Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont à vous?106 |
L’INTÉRIEUR DES MOUSQUETAIRES | Lorsque d’Artagnan fut hors
du Louvre, et qu’il consulta ses
amis sur l’emploi qu’il devait faire
de sa part des quarante
pistoles, Athos lui
conseilla de commander
un bon repas
à la Pomme-de-Pin,
Porthos
de prendre un laquais,
et Aramis de
se faire une maîtresse
convenable.Le repas fut exécuté le jour
même, et le laquais y servit à
table. Le repas avait été commandé
par Athos, et le laquais
fourni par Porthos. C’était un
Picard que le glorieux mousquetaire
avait embauché le jour même
et à cette occasion sur le pont de
la Tournelle, pendant qu’il faisait des
ronds en crachant dans l’eau.Porthos avait prétendu que cette occupation
était la preuve d’une organisation réfléchie et contemplative,
et il l’avait emmené sans autre recommandation. La
107
grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il se
crut engagé, avait séduit Planchet,—c’était le nom du Picard;—il
y eut chez lui un léger désappointement lorsqu’il vit que
la place était déjà prise par un confrère nommé Mousqueton, et
lorsque Porthos lui eut signifié que son état de maison, quoique
grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu’il lui fallait
entrer au service de d’Artagnan. Cependant lorsqu’il assista au
dîner que donnait son maître et qu’il vit celui-ci tirer en payant
une poignée d’or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia
le ciel d’être tombé en la possession d’un pareil Crésus; il
persévéra dans cette opinion jusqu’après le festin, des reliefs
duquel il répara de longues abstinences. Mais en faisant le soir
le lit de son maître, les chimères de Planchet s’évanouirent.
Le lit était le seul de l’appartement, qui se composait d’une
antichambre et d’une chambre à coucher. Planchet coucha dans
l’antichambre sur une couverture tirée du lit de d’Artagnan,
et dont d’Artagnan se passa depuis.Athos de son côté avait un valet qu’il avait dressé à son
service d’une façon toute particulière et que l’on appelait Grimaud.
Il était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons
d’Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu’il vivait dans
la plus profonde intimité avec ses compagnons Porthos et
Aramis, ceux-ci se rappelaient l’avoir vu sourire souvent;
mais jamais ils ne l’avaient entendu rire. Ses paroles étaient
brèves et expressives, disant toujours ce qu’elles voulaient dire,
rien de plus: pas d’enjolivements, pas de broderies, pas
d’arabesques. Sa conversation était un fait sans aucun épisode.Quoique Athos eût à peine trente ans et fût d’une grande
beauté de corps et d’esprit, personne ne lui connaissait de maîtresse.
Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n’empêchait
pas qu’on en parlât devant lui, quoiqu’il fût facile de voir
que ce genre de conversation, auquel il ne se mêlait que par
108
des mots amers et des aperçus misanthropiques, lui était parfaitement
désagréable. Sa réserve, sa sauvagerie et son mutisme
en faisaient presque un vieillard; il avait donc, pour ne point
déroger à ses habitudes, habitué Grimaud à lui obéir sur un
simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne
lui parlait que dans des circonstances
suprêmes.Quelquefois Grimaud, qui craignait
son maître comme le
feu, tout en ayant pour
sa personne un grand
attachement et pour son
génie une grande vénération
croyait avoir parfaitement
compris ce
qu’il désirait, s’élançait
pour exécuter l’ordre
reçu et faisait précisément
le contraire.
Alors Athos haussait les
épaules, et, sans se
mettre en colère, rossait
Grimaud. Ces jours-là il
parlait un peu.Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractère tout opposé
à celui d’Athos: non seulement il parlait beaucoup, mais
il parlait haut; peu lui importait au reste, il faut lui rendre
cette justice, qu’on l’écoutât ou non; il parlait pour le plaisir
de parler et pour le plaisir de s’entendre, il parlait de toutes
choses excepté de sciences, excipant à cet endroit de la haine
invétérée que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants.
Il avait moins grand air qu’Athos, et le sentiment de son
109
infériorité à ce sujet l’avait, dans le commencement de leur
liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu’il
s’était alors efforcé de dépasser par ses splendides toilettes.
Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par
la façon dont il rejetait la tête en arrière et avançait le pied,
Athos prenait à l’instant même la place qui lui était due et reléguait
le fastueux Porthos au second rang. Porthos s’en consolait
en remplissant l’antichambre de M. de Tréville et les corps
de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes, tandis
qu’Athos ne parlait jamais des siennes; et, pour le moment,
après avoir passé de la noblesse de robe à la noblesse d’épée, de
la robine à la baronne, il n’était question de rien moins pour
Porthos que d’une princesse étrangère qui lui voulait un bien
énorme.Un vieux proverbe dit: «Tel maître tel valet.» Passons
donc du valet d’Athos à celui de Porthos, de Grimaud à
Mousqueton.Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé
le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore
de Mousqueton. Il était entré au service de Porthos à la condition
qu’il serait habillé et logé seulement, mais d’une façon
magnifique; il ne réclamait que deux heures par jour pour les
consacrer à une industrie qui devait pourvoir à tous ses autres
besoins. Porthos avait accepté le marché; la chose lui allait à
merveille. Il faisait tailler à Mousqueton des pourpoints dans
ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et grâce à
un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes à neuf
en les retournant, et dont la femme était soupçonnée de vouloir
faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques, Mousqueton
faisait à la suite de son maître fort bonne figure.Quant à Aramis dont nous croyons avoir suffisamment exposé
le caractère, caractère du reste que comme celui de ses
110
compagnons nous pourrons suivre dans son développement,
son laquais s’appelait Bazin. Grâce à l’espérance qu’avait son
maître d’entrer un jour dans les
ordres, il était toujours vêtu
de noir, comme doit l’être le
serviteur d’un homme d’église. C’était un Berrichon de trente-cinq
à quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant à
lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maître,
111
faisant à la rigueur pour deux un dîner de peu de plats, mais
excellents. Au reste, muet, aveugle, sourd, et d’une fidélité à
toute épreuve.Maintenant que nous connaissons, superficiellement du
moins, les maîtres et les valets, passons aux demeures occupées
par chacun d’eux.Athos habitait rue Férou, à deux pas du Luxembourg; son
appartement se composait de deux petites chambres; fort proprement
meublées, dans une maison garnie dont l’hôtesse encore
jeune et véritablement encore belle lui faisait inutilement
les doux yeux. Quelques fragments d’une grande splendeur passée
éclataient çà et là aux murailles de ce modeste logement:
c’était une épée, par exemple, richement damasquinée, qui remontait
pour la façon à l’époque de François Ier, et dont la poignée
seule, incrustée de pierres précieuses, pouvait valoir deux
cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus
grande détresse, Athos n’avait jamais consenti à engager ou à
vendre. Cette épée avait longtemps fait l’ambition de Porthos.
Porthos aurait donné dix années de sa vie pour posséder cette
épée.Un jour qu’il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya
même de l’emprunter à Athos. Athos, sans rien dire, vida ses
poches, ramassa tous ses bijoux, bourses, aiguillettes et chaînes
d’or, il offrit tout à Porthos; mais quant à l’épée, lui dit-il,
elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que lorsque
son maître quitterait lui-même son logement. Outre son épée
il y avait encore un portrait représentant un seigneur du temps
de Henri III, vêtu avec la plus grande élégance, et qui portait
l’ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines
similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur,
chevalier des ordres du roi, était son ancêtre.Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux mêmes armes
112
que l’épée et le portrait, faisait un milieu de cheminée qui
jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait
toujours la clé de ce coffre sur lui. Mais un jour il l’avait
ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s’assurer que ce
coffre ne contenait que des lettres et des papiers: des lettres
d’amour et des papiers de famille sans doute.Porthos habitait un appartement très vaste et d’une très
somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois
qu’il passait avec quelque ami devant ses fenêtres, à l’une desquelles
Mousqueton se tenait toujours en grande livrée, Porthos
levait la tête et la main, et disait: Voilà ma demeure. Mais jamais
on ne le trouvait chez lui, jamais il n’invitait personne à
y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce que cette
somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d’un
boudoir, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher,
laquelle chambre, située comme le reste de l’appartement au
rez-de-chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux
et impénétrable aux yeux du voisinage.Reste d’Artagnan, mais nous savons comment il était logé,
et nous avons déjà fait connaissance avec son laquais, maître
Planchet.D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme
le sont, du reste, les gens qui ont le génie de l’intrigue, fit tous
ses efforts pour savoir ce qu’étaient au juste Athos, Porthos et
Aramis; car sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens
cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait
son grand seigneur d’une lieue. Il s’adressa donc à Porthos pour
avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis
pour connaître Porthos.Malheureusement Porthos lui-même ne savait de la vie de
son silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On disait
113
qu’il avait eu de grands malheurs dans ses histoires amoureuses,
et qu’une affreuse trahison avait empoisonné à jamais la
vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison? tout le
monde l’ignorait.Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tréville
savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, avait une
vie facile à connaître. On voyait à travers sa personne vaniteuse
et indiscrète comme à travers un cristal. Seulement il
fallait bien se garder de croire tout le bien qu’il disait de lui.Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret,
c’était un garçon tout confit de mystères, répondant peu aux
questions qu’on lui faisait sur les autres, et éludant celles que
l’on faisait sur lui-même. Un jour d’Artagnan, après l’avoir
longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit
qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une
princesse, voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les aventures
amoureuses de son interlocuteur.—Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez
des baronnes, des comtesses et des princesses des autres?—Pardon, interrompit Aramis, j’ai parlé parce que Porthos
en parle lui-même, parce qu’il a crié toutes ces belles
choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d’Artagnan,
que si je les tenais d’une autre source ou qu’il me
les eût confiées, il n’y aurait pas eu de confesseur plus discret
que moi.—Je n’en doute pas, reprit d’Artagnan; mais enfin, il me
semble que vous-même vous êtes assez familier avec les armoiries,
témoin certain mouchoir brodé auquel je dois l’honneur
de votre connaissance.Aramis cette fois ne se fâcha point, mais il prit son air le
plus modeste et répondit affectueusement:—Mon cher, n’oubliez pas que je veux être d’Église, et que
114
je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous
avez vu ne m’était point confié, mais il avait été oublié chez
moi par un de mes amis. J’ai dû le recueillir pour ne pas les
compromettre, lui et la dame qu’il aime. Pour moi, je n’ai
point et ne veux point avoir de maîtresse, suivant en cela
l’exemple très judicieux d’Athos, qui n’en a pas plus que moi.—Mais que diable? vous n’êtes pas abbé, puisque vous êtes
mousquetaire.—Mousquetaire par intérim, mon cher, comme dit le cardinal,
mousquetaire contre mon gré, mais homme d’Église
dans le cœur, croyez-moi. Athos et Porthos m’ont fourré là
dedans pour m’occuper: j’ai eu, au moment d’être ordonné,
une petite difficulté avec... Mais cela ne vous inquiète guère,
et je vous prends un temps précieux.—Point du tout, cela m’intéresse fort, s’écria d’Artagnan,
et je n’ai pour le moment absolument rien à faire.—Oui, mais moi j’ai mon bréviaire à dire, répondit Aramis,
puis quelques vers à composer, que m’a demandés
madame d’Aiguillon; ensuite je dois passer rue Saint-Honoré,
afin d’acheter du rouge pour madame de Chevreuse: vous
voyez, mon cher ami, que, si rien ne vous presse, je suis très
pressé, moi.Et Aramis tendit affectueusement la main à son jeune compagnon
et prit congé de lui.D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se donnât, en savoir
davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti
de croire dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé,
espérant des révélations plus sûres et plus étendues de l’avenir.
En attendant, il considéra Athos comme un Achille, Porthos
comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.Au reste la vie des quatre jeunes gens était joyeuse: Athos
jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n’empruntait
115
jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût sans cesse
à leur service; et lorsqu’il avait joué sur parole, il faisait toujours
réveiller son créancier à six heures du matin pour lui
payer sa dette de la veille.Porthos avait des fougues: ces jours-là, s’il gagnait, on le
voyait insolent et splendide; s’il perdait, il disparaissait complètement
pendant quelques jours, après lesquels il reparaissait
le visage blême et la mine allongée, mais avec de l’argent
dans ses poches.Aramis ne jouait jamais. C’était bien le plus mauvais
mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir. Il
avait toujours besoin de travailler. Quelquefois, au milieu
d’un dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin et
dans la chaleur de la conversation, croyait que l’on en avait
encore pour deux ou trois heures à rester à table, Aramis regardait
sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait
congé de la société pour aller, disait-il, consulter un casuiste
avec lequel il avait rendez-vous. D’autres fois, il retournait
à son logis pour écrire une thèse, et priait ses amis de ne pas
le distraire.Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélancolique,
si bienséant à sa noble figure, et Porthos buvait en jurant
qu’Aramis ne serait jamais qu’un curé de village.Planchet, le valet de d’Artagnan, supporta noblement la
bonne fortune; il recevait trente sous par jour, et pendant un
mois il revenait au logis gai comme un pinson et affable envers
son maître. Quand le vent de l’adversité commença à souffler
sur le ménage de la rue des Fossoyeurs, c’est-à-dire quand les
quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangées ou à peu
près, il commença des plaintes qu’Athos trouva nauséabondes,
Porthos indécentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc
à d’Artagnan de congédier le drôle, Porthos voulait qu’on le
116
bâtonnât auparavant, et Aramis prétendit qu’un maître ne
devait entendre que les compliments qu’on fait de lui.—Cela vous est bien aisé à dire, reprit d’Artagnan: à vous,
Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui défendez de parler,
et qui, par conséquent, n’avez jamais de mauvaises paroles
avec lui; à vous, Porthos, qui menez un train magnifique
et qui êtes un dieu pour votre valet Mousqueton; à vous
enfin, Aramis, qui toujours distrait par vos études théologiques,
inspirez un profond respect à votre serviteur Bazin,
homme doux et religieux; mais moi qui suis sans consistance
et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni même
garde, moi, que ferais-je pour inspirer de l’affection, de la terreur
ou du respect à Planchet?—La chose est grave, répondirent les trois amis; c’est une
affaire d’intérieur; il en est des valets comme des femmes, il
faut les mettre tout de suite sur le pied où l’on désire qu’ils
restent. Réfléchissez donc.D’Artagnan réfléchit et se résolut à rouer Planchet par provision,
ce qui fut exécuté avec la conscience que d’Artagnan
mettait en toutes choses; puis, après l’avoir bien rossé, il lui
défendit de quitter son service sans sa permission; «car, ajouta-t-il,
l’avenir ne peut me faire faute; j’attends inévitablement
des temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes près
de moi, et je suis trop bon maître pour te faire manquer ta fortune
en t’accordant le congé que tu me demandes.»Cette manière d’agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires
pour la politique de d’Artagnan. Planchet fut également
saisi d’admiration et ne parla plus de s’en aller.La vie des quatre jeunes gens était devenue commune;
d’Artagnan, qui n’avait aucune habitude, puisqu’il arrivait de sa
province et tombait au milieu d’un monde tout nouveau pour
lui, prit aussitôt les habitudes de ses amis.117
On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en été,
et l’on allait prendre le mot d’ordre et l’air des affaires chez
M. de Tréville. D’Artagnan, bien qu’il ne fût pas mousquetaire,
en faisait le service avec une ponctualité touchante: il était
toujours de garde parce qu’il tenait toujours compagnie à celui
de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait à
l’hôtel des mousquetaires et chacun le tenait pour un bon
camarade; M. de Tréville, qui l’avait apprécié du premier coup
d’œil, et qui lui portait une véritable affection, ne cessait de le
recommander au roi.De leur côté, les trois mousquetaires aimaient fort leur
118
jeune camarade. L’amitié qui unissait ces quatre hommes et le
besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel,
soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisait sans cesse courir
l’un après l’autre comme des ombres; et l’on rencontrait
toujours les inséparables se cherchant du Luxembourg à la
place Saint-Sulpice et de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.En attendant, les promesses de M. de Tréville allaient leur
train. Un beau jour le roi commanda à M. le chevalier des Essarts
de prendre d’Artagnan comme cadet dans sa compagnie
des gardes. D’Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu’il
eût voulu, au prix de dix années de son existence, troquer
contre la casaque de mousquetaire. Mais M. de Tréville promit
cette faveur après un noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait
être abrégé, au reste, si l’occasion se présentait pour d’Artagnan
de rendre quelque service au roi ou de faire quelque
action d’éclat. D’Artagnan se retira sur cette promesse et dès le
lendemain commença son service.Alors ce fut le tour d’Athos, de Porthos et d’Aramis de monter
la garde avec d’Artagnan quand il était de garde. La compagnie
de M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes
au lieu d’un le jour où elle prit d’Artagnan. |
UNE INTRIGUE DE COUR | Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que
toutes les choses de ce monde, après avoir eu un commencement
avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons
étaient tombés dans la gêne. D’abord Athos avait soutenu
119
pendant quelque temps l’association de ses propres deniers.
Porthos lui avait succédé, et, grâce à une de ces disparitions
auxquelles on était habitué, il avait pendant près de quinze jours
encore subvenu aux besoins de tout le monde; enfin était arrivé
le tour d’Aramis qui s’était exécuté de bonne grâce, et qui
était parvenu, disait-il, en vendant ses livres de théologie, à se
procurer quelques pistoles.On eut alors, comme d’habitude, recours à M. de Tréville,
qui fit quelques avances sur la solde; mais ces avances ne pouvaient
pas conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient
déjà force comptes arriérés, et un garde qui n’en avait pas encore.Enfin quand on vit qu’on allait manquer tout à fait, on rassembla
dans un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos
joua. Malheureusement il était dans une mauvaise veine: il perdit
tout, plus vingt-cinq pistoles sur parole.Alors la gêne devint de la détresse; on vit les affamés suivis
de leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant
chez leurs amis du dehors tous les dîners qu’ils purent trouver;
car, suivant l’avis d’Aramis, on devait dans la prospérité semer
des repas à droite et à gauche pour en récolter quelques-uns
dans la disgrâce.Athos fut invité quatre fois et mena chaque fois ses amis
avec leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit également
jouir ses camarades. Aramis en eut huit, c’était un homme,
comme on a déjà pu s’en apercevoir, qui faisait peu de bruit
et beaucoup de besogne.Quant à d’Artagnan, qui ne connaissait encore personne
dans la capitale, il ne trouva qu’un déjeuner de chocolat chez
un prêtre de son pays, et un dîner chez un cornette des gardes.
Il mena son armée chez le prêtre, auquel on dévora sa provision
de deux mois, et chez le cornette, qui fit des merveilles;
120
mais, comme le disait Planchet, on ne mange toujours qu’une
fois, même quand on mange beaucoup.D’Artagnan se trouva
donc assez humilié de
n’avoir eu qu’un repas
et demi, car le déjeuner chez le
prêtre ne pouvait compter que
pour un demi-repas, à offrir à ses compagnons,
en échange des festins que s’étaient procurés Athos, Porthos
121
et Aramis. Il se croyait à charge à la société, oubliant dans sa
bonne foi toute juvénile qu’il avait nourri cette société pendant
un mois, et son esprit préoccupé se mit à travailler activement.
Il réfléchit que cette coalition de quatre hommes jeunes, braves,
entreprenants et actifs, devait avoir un autre but que des promenades
déhanchées, des leçons d’escrime et des lazzis plus
ou moins spirituels.En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dévoués
les uns aux autres depuis la bourse jusqu’à la vie, quatre
hommes se soutenant toujours, ne reculant jamais, exécutant
isolément ou ensemble les résolutions prises en commun;
quatre bras menaçant les quatre points cardinaux ou se tournant
vers un seul point, devaient inévitablement, soit dans
l’ombre, soit au jour, soit par la mine, soit par la tranchée,
soit par la ruse, soit par la force, s’ouvrir un chemin vers le
but qu’ils voulaient atteindre, si bien défendu ou si éloigné
qu’il fût. La seule chose qui étonna d’Artagnan, c’est que ses
compagnons n’eussent point songé à cela.Il y songeait, lui, et sérieusement même, se creusant la cervelle
pour trouver une direction à cette force unique quatre
fois multipliée avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec
le levier que cherchait Archimède, on ne parvînt à soulever le
monde, lorsque l’on frappa doucement à la porte. D’Artagnan
réveilla Planchet et lui ordonna d’ouvrir.Que de cette phrase, d’Artagnan réveilla Planchet, le lecteur
n’aille pas augurer qu’il faisait nuit ou que le jour n’était point
encore venu. Non! quatre heures venaient de sonner. Planchet,
deux heures auparavant, était venu demander à dîner à son
maître, lequel lui avait répondu par le proverbe: «Qui dort
dîne.» Et Planchet dînait en dormant.Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait
l’air d’un bourgeois.122
Planchet, pour son dessert, eût bien voulu entendre la conversation,
mais le bourgeois déclara à d’Artagnan que ce qu’il
avait à lui dire étant important et confidentiel, il désirait demeurer
en tête à tête avec lui.D’Artagnan congédia Planchet et fit asseoir son visiteur.Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux
hommes se regardèrent comme pour faire une connaissance
préalable, après quoi d’Artagnan s’inclina en signe qu’il écoutait.—J’ai entendu parler de M. d’Artagnan comme d’un jeune
homme fort brave, dit le bourgeois, et cette réputation dont il
jouit à juste titre m’a décidé à lui confier un secret.—Parlez, monsieur, parlez, dit d’Artagnan, qui, d’instinct,
flaira quelque chose d’avantageux.Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua:—J’ai ma femme qui est lingère chez la reine, monsieur,
et qui ne manque ni de sagesse ni de beauté. On me l’a fait
épouser, voilà bientôt trois ans, quoiqu’elle n’eût qu’un petit
avoir, parce que M. de La Porte, le portemanteau de la reine,
est son parrain et la protège...—Eh bien! monsieur? demanda d’Artagnan.—Eh bien! reprit le bourgeois, eh bien! monsieur, ma
femme a été enlevée hier au matin, comme elle sortait de sa
chambre de travail.—Et par qui votre femme a-t-elle été enlevée?—Je n’en sais rien sûrement, monsieur, mais je soupçonne
quelqu’un.—Et quelle est cette personne que vous soupçonnez?—Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.—Diable!—Mais voulez-vous que je vous dise, monsieur, continua le
bourgeois, je suis convaincu qu’il y a moins d’amour que de
politique dans tout cela.123
—Moins d’amour que de politique, reprit d’Artagnan d’un
air fort réfléchi, et que soupçonnez-vous?—Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupçonne...—Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande
absolument rien, moi. C’est vous qui êtes venu. C’est vous qui
m’avez dit que vous aviez un secret à me confier. Faites donc à
votre guise, il est encore temps de vous retirer.—Non, monsieur, non, vous m’avez l’air d’un honnête jeune
homme, et j’aurai confiance en vous. Je crois donc que ce
n’est pas à cause de ses amours que ma femme a été arrêtée,
mais à cause de celles d’une plus grande dame qu’elle.—Ah! ah! serait-ce à cause des amours de madame de
Bois-Tracy? fit d’Artagnan, qui voulut avoir l’air, vis-à-vis de
son bourgeois, d’être au courant des affairés de la cour.—Plus haut, monsieur, plus haut.—De madame d’Aiguillon?—Plus haut encore.—De madame de Chevreuse?—Plus haut, beaucoup plus haut!—De la... d’Artagnan s’arrêta.—Oui, monsieur, répondit si bas, qu’à peine si on put
l’entendre, le bourgeois épouvanté.—Et avec qui?—Avec qui cela peut-il être, si ce n’est avec le duc de...—Le duc de...—Oui, monsieur! répondit le bourgeois, en donnant à sa
voix une intonation plus sourde encore.—Mais comment savez-vous tout cela, vous?—Ah! comment je le sais?—Oui, comment le savez-vous? Pas de demi-confidence,
ou... vous comprenez.124
—Je le sais par ma femme, monsieur, par ma femme elle-même.—Qui le sait, elle... par qui?—Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu’elle était la
filleule de M. de La Porte, l’homme de confiance de la reine.
Eh bien, M. de La Porte l’avait mise près de Sa Majesté pour
que notre pauvre reine au moins eût quelqu’un à qui se fier,
abandonnée comme elle l’est par le roi, espionnée comme elle
l’est par le cardinal, trahie comme elle l’est par tous.—Ah! ah! voilà qui se dessine, dit d’Artagnan.—Or ma femme est venue il y a quatre jours, monsieur;
125
une de ses conditions était qu’elle devait me venir voir deux
fois la semaine; car, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire,
ma femme m’aime beaucoup; ma femme est donc venue, et m’a
confié que la reine, en ce moment-ci, avait de grandes craintes.—Vraiment?—Oui. M. le cardinal, à ce qu’il paraît, la poursuit et la
persécute plus que jamais, il ne peut pas lui pardonner l’histoire
de la sarabande. Vous savez l’histoire de la sarabande?—Pardieu, si je la sais! répondit d’Artagnan, qui ne savait
rien du tout, mais qui voulait avoir l’air d’être au courant.—De sorte que, maintenant, ce n’est plus de la haine, c’est
de la vengeance.—Vraiment?—Et la reine croit...—Eh bien, que croit la reine?—Elle croit que l’on a écrit à M. le duc de Buckingham en
son nom.—Au nom de la reine?—Oui, pour le faire venir à Paris, et une fois venu à Paris,
pour l’attirer dans quelque piège.—Diable! mais votre femme, mon cher monsieur, qu’a-t-elle
à faire dans tout cela?—On connaît son dévouement pour la reine, et l’on veut
ou l’éloigner de sa maîtresse, ou l’intimider pour avoir les secrets
de Sa Majesté, ou la séduire pour se servir d’elle comme
d’un espion.—C’est probable, dit d’Artagnan; mais l’homme qui l’a
enlevée, le connaissez-vous?—Je vous ai dit que je croyais le connaître.—Son nom?—Je ne le sais pas; ce que je sais seulement, c’est que c’est
une créature du cardinal, son âme damnée.126
—Mais vous l’avez vu?—Oui, ma femme me l’a montré un jour.—A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaître?—Oh! certainement, c’est un seigneur de haute mine, poil
noir, teint basané, œil perçant, dents blanches, et une cicatrice
à la tempe.—Une cicatrice à la tempe! s’écria d’Artagnan, et avec cela
dents blanches, œil perçant, teint basané, poil noir, et haute
mine; c’est mon homme de Meung!—C’est votre homme, dites-vous?—Oui, oui; mais cela ne fait rien à la chose. Non, je me
trompe, cela la simplifie beaucoup, au contraire; si votre
homme est le mien, je ferai d’un coup deux vengeances, voilà
tout; mais où rejoindre cet homme?—Je n’en sais rien.—Vous n’avez aucun renseignement sur sa demeure?—Aucun; un jour que je reconduisais ma femme au
Louvre, il en sortait comme elle allait y entrer, et elle me l’a
fait voir.—Diable! diable! murmura d’Artagnan, tout ceci est bien
vague; par qui avez-vous su l’enlèvement de votre femme?—Par M. de La Porte.—Vous a-t-il donné quelque détail?—Il n’en avait aucun.—Et vous n’avez rien appris d’un autre côté?—Si fait, j’ai reçu...—Quoi?—Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande
imprudence?—Vous revenez encore là-dessus; cependant je vous ferai
observer que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.127
—Aussi je ne recule pas, mordieu! s’écria le bourgeois en
jurant pour se monter la tête. D’ailleurs, foi de Bonacieux...—Vous vous appelez Bonacieux? interrompit d’Artagnan.—Oui, c’est mon nom.—Vous disiez donc, foi de Bonacieux! pardon si je vous ai
interrompu; mais il me semblait que ce nom ne m’était pas
inconnu.—C’est possible, monsieur. Je suis votre propriétaire.—Ah! ah! fit d’Artagnan en se soulevant à demi et en
saluant, vous êtes mon propriétaire?—Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous
êtes chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations
vous avez oublié de me payer mon loyer; comme, dis-je,
je ne vous ai pas tourmenté un seul instant, j’ai pensé que
vous auriez égard à ma délicatesse.—Comment donc, mon cher monsieur Bonacieux, reprit
d’Artagnan, croyez que je suis plein de reconnaissance pour
un pareil procédé, et que, comme je vous l’ai dit, si je puis
vous être bon à quelque chose...—Je vous crois, monsieur, je vous crois, et comme j’allais
vous le dire, foi de Bonacieux! j’ai confiance en vous.—Achevez donc ce que vous avez commencé à me dire.Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le présenta à
d’Artagnan.—Une lettre! fit le jeune homme.—Que j’ai reçue ce matin.D’Artagnan l’ouvrit, et comme le jour commençait à baisser,
il s’approcha de la fenêtre. Le bourgeois le suivit.«Ne cherchez pas votre femme, lut d’Artagnan; elle
vous sera rendue quand on n’aura plus besoin d’elle. Si vous
faites une seule démarche pour la retrouver, vous êtes
perdu.»128
—Voilà qui est positif, continua d’Artagnan; mais après
tout ce n’est qu’une menace.—Oui; mais cette menace m’épouvante; moi, monsieur,
je ne suis pas homme d’épée du tout, et j’ai peur de la Bastille.—Hum! fit d’Artagnan; mais c’est que je ne me soucie pas
plus de la Bastille que vous, moi. S’il ne s’agissait que d’un
coup d’épée, passe encore.—Cependant, monsieur, j’avais bien compté sur vous dans
cette occasion.—Oui?—Vous voyant sans cesse entouré de mousquetaires à l’air
fort superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires étaient
ceux de M. de Tréville, et par conséquent des ennemis du
cardinal, j’avais pensé que vous et vos amis, tout en rendant
justice à notre pauvre reine, seriez enchantés de jouer un
mauvais tour à Son Éminence.—Sans doute.—Et puis j’avais pensé que me devant trois mois de loyer
dont je ne vous ai jamais parlé...—Oui, oui, vous m’avez déjà donné cette raison, et je la
trouve excellente.—Comptant de plus, tant que vous me ferez l’honneur de
rester chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer à venir...—Très bien.—Et ajoutez à cela, si besoin est, comptant vous offrir une
cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilité, vous vous
trouviez gêné en ce moment.—A merveille; mais vous êtes donc riche, mon cher monsieur
Bonacieux?—Je suis à mon aise, monsieur, c’est le mot; j’ai amassé
quelque chose comme deux ou trois mille écus de rente dans
le commerce de la mercerie, et surtout en plaçant quelques
129
fonds sur le dernier voyage du célèbre navigateur Jean Mocquet;
de sorte que, vous comprenez, monsieur... Ah! mais...
s’écria le bourgeois.—Quoi? demanda d’Artagnan.—Que vois-je là?—Où?—Dans la rue, en face de vos fenêtres,
dans l’embrasure
de cette porte:
un homme enveloppé
dans un manteau.—C’est lui! s’écrièrent
à la fois d’Artagnan
et le bourgeois,
chacun d’eux,
en même temps,
ayant reconnu son
homme.—Ah! cette fois-ci,
s’écria d’Artagnan
en sautant sur son
épée, cette fois-ci il
ne m’échappera pas.Et tirant son épée
du fourreau, il se précipita hors de l’appartement.Sur l’escalier il rencontra Athos et Porthos qui le venaient
voir. Ils s’écartèrent, d’Artagnan passa entre eux comme un trait.—Ah çà! où cours-tu ainsi? lui crièrent à la fois les deux
mousquetaires.—L’homme de Meung! répondit d’Artagnan, et il disparut.D’Artagnan avait plus d’une fois raconté à ses amis son
aventure avec l’inconnu, ainsi que l’apparition de la belle
130
voyageuse à laquelle cet homme avait pu confier une si importante
missive.L’avis d’Athos avait été que d’Artagnan avait perdu sa lettre
dans la bagarre. Un gentilhomme, selon lui, et au portrait que
d’Artagnan avait fait de l’inconnu ce ne pouvait être qu’un
gentilhomme, un gentilhomme devait être incapable de cette
bassesse, de voler une lettre.Porthos n’avait vu dans tout cela qu’un rendez-vous amoureux
donné par une dame à un cavalier ou par un cavalier à
une dame, et qu’était venue troubler la présence de d’Artagnan
et de son cheval jaune.Aramis avait dit que ces sortes de choses étant mystérieuses,
mieux valait ne point les approfondir.Ils comprirent donc, sur les quelques mots échappés à d’Artagnan,
de quelle affaire il était question, et comme ils pensèrent
qu’après avoir rejoint son homme ou l’avoir perdu de vue,
d’Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils continuèrent
leur chemin.Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre de d’Artagnan, la
chambre était vide: le propriétaire, craignant les suites de la
rencontre qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme
et l’inconnu, avait, par suite de l’exposition qu’il avait faite lui-même
de son caractère, jugé qu’il était prudent de décamper. |
D’ARTAGNAN SE DESSINE | Comme l’avaient prévu Athos et Porthos, au bout d’une
demi-heure d’Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manqué
son homme, qui avait disparu comme par enchantement.
131
D’Artagnan avait couru, l’épée à la main, toutes les rues environnantes,
mais il n’avait rien trouvé qui ressemblât à celui
qu’il cherchait, puis enfin il en était revenu à la chose par laquelle
il aurait du commencer peut-être, et qui était de frapper
à la porte contre laquelle l’inconnu était appuyé; mais c’était
inutilement qu’il avait dix ou douze fois de suite fait résonner
le marteau, personne n’avait répondu, et des voisins qui, attirés
par le bruit, étaient accourus sur le seuil de leur porte ou
avaient mis le nez à leurs fenêtres, lui avaient assuré que cette
maison, dont au reste toutes les ouvertures étaient closes, était
depuis six mois complètement inhabitée.Pendant que d’Artagnan courait les rues et frappait aux
portes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte
qu’en revenant chez lui d’Artagnan trouva la réunion au grand
complet.—Eh bien? dirent ensemble les trois mousquetaires en
voyant entrer d’Artagnan la sueur sur le front et la figure
bouleversée par la colère.—Eh bien! s’écria celui-ci en jetant son épée sur le lit, il
faut que cet homme soit le diable en personne; il a disparu
comme un fantôme, comme une ombre, comme un spectre.—Croyez-vous aux apparitions? demanda Athos à Porthos.—Moi, je ne crois qu’à ce que j’ai vu, et, comme je n’ai
jamais vu d’apparitions, je n’y crois pas.—La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d’y croire: l’ombre
de Samuel apparut à Saül, et c’est un article de foi que
je serais fâché de voir mettre en doute, Porthos.—Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre,
illusion ou réalité, cet homme est né pour ma damnation, car
sa fuite nous fait manquer une affaire superbe, messieurs, une
affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut-être plus à
gagner.132
—Comment cela? dirent à la fois Porthos et Aramis.Quant à Athos, fidèle à son système de mutisme, il se contenta
d’interroger d’Artagnan du regard.—Planchet, dit d’Artagnan à son domestique, qui passait
en ce moment la tête par la porte entre-bâillée pour tâcher de
surprendre quelques bribes de la conversation, descendez chez
mon propriétaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer
une demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency, c’est
celui que je préfère.—Ah çà! mais vous avez donc crédit ouvert chez votre propriétaire?
demanda Porthos.—Oui, répondit d’Artagnan, à compter d’aujourd’hui, et
soyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons
querir d’autre.—Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.—J’ai toujours dit que d’Artagnan était la forte tête de
nous quatre, fit Athos, qui, après avoir émis cette opinion, à
laquelle d’Artagnan répondit par un salut, retomba aussitôt
dans son silence accoutumé.—Mais enfin, voyons, qu’y a-t-il? demanda Porthos.—Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, à
moins que l’honneur de quelque dame ne se trouve exposé
par cette confidence; auquel cas vous ferez mieux de la garder
pour vous.—Soyez tranquilles, répondit d’Artagnan, l’honneur de
personne n’aura à se plaindre de ce que j’ai à vous dire.Et alors il raconta mot pour mot à ses amis ce qui venait de
se passer entre lui et son hôte, et comment l’homme qui avait
enlevé la femme du digne propriétaire était le même avec
lequel il avait eu maille à partir à l’hôtellerie du Franc-Meunier.—Votre affaire n’est pas mauvaise, dit Athos, après avoir
133
goûté le vin en connaisseur et indiqué d’un signe de tête qu’il
le trouvait bon, et l’on pourra tirer à ce brave homme cinquante
à soixante pistoles. Maintenant, reste à savoir si cinquante
à soixante pistoles valent la peine de risquer quatre
têtes.—Mais faites attention, s’écria d’Artagnan, qu’il y a une
femme dans cette affaire, une femme
enlevée, une femme qu’on menace
sans doute, qu’on torture peut-être, et tout cela parce qu’elle
est fidèle à sa maîtresse!—Prenez garde, d’Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous
vous échauffez un peu trop à mon avis sur le sort de madame
Bonacieux. La femme a été créée pour notre perte, et c’est
d’elle que nous viennent toutes nos misères.Athos, à cette sentence d’Aramis, fronça le sourcil et se
mordit les lèvres.—Ce n’est point de madame Bonacieux que je m’inquiète,
s’écria d’Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne,
que le cardinal persécute, et qui voit tomber, les unes après
les autres, les têtes de tous ses amis.134
—Pourquoi aime-t-elle ce que nous détestons le plus au
monde, les Espagnols et les Anglais?—L’Espagne est sa patrie, répondit d’Artagnan, et il est
tout simple qu’elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la
même terre qu’elle. Quant au second reproche que vous lui
faites, j’ai entendu dire qu’elle aimait non pas les Anglais, mais
un Anglais.—Eh! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais
était bien digne d’être aimé. Je n’ai jamais vu plus grand air
que le sien.—Sans compter qu’il s’habille comme personne, dit Porthos.
J’étais au Louvre le jour où il a semé ses perles, et, pardieu,
j’en ai ramassé deux que j’ai bien vendues dix pistoles
pièce. Et toi, Aramis, le connais-tu?—Aussi bien que vous, messieurs, car j’étais de ceux qui
l’ont arrêté dans le jardin d’Amiens, où m’avait introduit M. de
Putange, l’écuyer de la reine. J’étais au séminaire à cette
époque, et l’aventure me parut cruelle pour le roi.—Ce qui ne m’empêcherait pas, dit d’Artagnan, si je savais
où est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de
le conduire près de la reine, ne fût-ce que pour faire enrager
M. le cardinal; car notre véritable, notre seul, notre éternel
ennemi, messieurs, c’est le cardinal, et si nous pouvions
trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel, j’avoue
que j’y engagerais volontiers ma tête.—Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d’Artagnan, que la
reine pensait qu’on avait fait venir Buckingham sur un faux avis?—Elle en a peur.—Attendez donc, dit Aramis.—Quoi? demanda Porthos.—Allez toujours, je cherche à me rappeler des circonstances.135
—Et maintenant je suis convaincu, dit d’Artagnan, que
l’enlèvement de cette femme de la reine se rattache aux événements
dont nous parlons, et peut-être à la présence de M. de
Buckingham à Paris.—Le Gascon est plein d’idées, dit Porthos avec admiration.—J’aime beaucoup l’entendre parler, dit Athos, son patois
m’amuse.—Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.—Écoutons Aramis, dirent les trois amis.—Hier, je me trouvais chez un savant docteur en théologie
que je consulte quelquefois pour mes études...Athos sourit.—Il habite un quartier désert, continua Aramis: ses
goûts, sa profession, l’exigent. Or, au moment où je sortais de
chez lui...Ici Aramis s’arrêta.—Eh bien? demandèrent ses auditeurs, au moment où vous
sortiez de chez lui?Aramis parut faire un effort sur lui-même, comme un
homme qui, en plein courant de mensonge, se voit arrêter par
quelque obstacle imprévu; mais les yeux de ses trois compagnons
étaient fixés sur lui, leurs oreilles attendaient béantes,
il n’y avait pas moyen de reculer.—Ce docteur a une nièce, continua Aramis.—Ah! il a une nièce! interrompit Porthos.—Dame fort respectable, dit Aramis.Les trois amis se mirent à rire.—Ah! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous
ne saurez rien.—Nous sommes croyants comme des mahométistes et
muets comme des catafalques, dit Athos.—Je continue donc, reprit Aramis. Cette nièce vient quelquefois
136
voir son oncle; or, elle s’y trouvait hier en même
temps que moi, par hasard, et je dus m’offrir pour la conduire
à son carrosse.—Ah! elle a un carrosse, la nièce du docteur? interrompit
Porthos, dont un des défauts était une grande incontinence de
langue; belle connaissance, mon ami.—Porthos, reprit Aramis, je vous ai déjà fait observer plus
d’une fois que vous êtes fort indiscret, et que cela vous nuit
près des femmes.—Messieurs, messieurs, s’écria d’Artagnan, qui entrevoyait
le fond de l’aventure, la chose est sérieuse; tâchons donc de ne
pas plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez.—Tout à coup un homme grand, brun, aux manières de
gentilhomme... tenez, dans le genre du vôtre, d’Artagnan.—Le même peut-être, dit celui-ci.—C’est possible, continua Aramis... s’approcha de moi,
accompagné de cinq ou six hommes qui le suivaient à dix pas
en arrière, et, du ton le plus poli: «Monsieur le duc, me
dit-il, et vous madame,» continua-t-il en s’adressant à la
dame que j’avais sous le bras...—A la nièce du docteur?—Silence donc, Porthos! dit Athos, vous êtes insupportable.—«Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans essayer
la moindre résistance, sans faire le moindre bruit.»—Il vous avait pris pour Buckingham! s’écria d’Artagnan.—Je le crois, répondit Aramis.—Mais cette dame? demanda Porthos.—Il l’avait prise pour la reine! dit d’Artagnan.—Justement, répondit Aramis.—Le Gascon est le diable! s’écria Athos, rien ne lui
échappe.—Le fait est, dit Porthos, qu’Aramis est de la taille et
137
a quelque chose de la tournure du beau duc: mais cependant
il me semble que l’habit de mousquetaire...—J’avais un manteau énorme, dit Aramis.—Au mois de juillet, diable! fit Porthos, est-ce que le
docteur craint que tu ne sois reconnu?—Je comprends encore, dit Athos, que l’espion se soit
laissé prendre par la tournure; mais le visage...—J’avais un grand chapeau, dit Aramis.—Oh! mon Dieu, s’écria Porthos, que de précautions pour
étudier la théologie!—Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, ne perdons pas
notre temps à badiner; éparpillons-nous et cherchons la femme
du mercier, c’est la clé de l’intrigue.—Une femme de condition si inférieure! vous croyez,
d’Artagnan? fit Porthos en allongeant les lèvres avec mépris.—C’est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la
reine. Ne vous l’ai-je pas dit, messieurs? Et d’ailleurs c’est
peut-être un calcul de Sa Majesté d’avoir été cette fois chercher
ses appuis si bas. Les hautes têtes se voient de loin, et le
cardinal a bonne vue.—Eh bien! dit Porthos, faites d’abord prix avec le mercier,
et bon prix.—C’est inutile, dit d’Artagnan, car je crois que s’il ne
nous paye pas, nous serons assez payés d’un autre côté.En ce moment, un bruit précipité de pas retentit dans l’escalier,
la porte s’ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier
s’élança dans la chambre où se tenait le conseil.—Ah! messieurs, s’écria-t-il, sauvez-moi, au nom du ciel,
sauvez-moi! Il y a là quatre hommes qui viennent pour m’arrêter;
sauvez-moi, sauvez-moi!Porthos et Aramis se levèrent.—Un moment, s’écria d’Artagnan en leur faisant signe de
138
repousser au fourreau leurs épées a demi tirées; un moment,
ce n’est pas du courage qu’il faut ici, c’est de la prudence.—Cependant, s’écria Porthos, nous ne laisserons pas...—Vous laisserez faire d’Artagnan, dit Athos, c’est, je le répète,
la forte tête de nous tous, et moi, pour mon compte, je
déclare que je lui obéis. Fais ce que tu voudras, d’Artagnan.En ce moment les quatre gardes apparurent à la porte de
l’antichambre, et, voyant quatre mousquetaires debout et l’épée
au côté, hésitèrent à aller plus loin.—Entrez, messieurs, entrez, cria d’Artagnan; vous êtes ici
chez moi, et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi et
de monsieur le cardinal.—Alors, messieurs, vous ne vous opposerez pas à ce que
nous exécutions les ordres que nous avons reçus? demanda
celui qui paraissait le chef de l’escouade.—Au contraire, messieurs, et nous vous prêterions main-forte,
si besoin était.—Mais que dit-il donc? marmotta Porthos.—Tu es un niais, dit Athos, silence!—Mais vous m’avez promis... dit tout bas le pauvre mercier.—Nous ne pouvons vous sauver qu’en restant libres, répondit
rapidement et tout bas d’Artagnan, et si nous faisons
mine de vous défendre, on nous arrête avec vous.—Il me semble, cependant...—Venez, messieurs, venez, dit tout haut d’Artagnan; je n’ai
aucun motif de défendre monsieur. Je l’ai vu aujourd’hui pour
la première fois, et encore à quelle occasion, il vous le dira
lui-même, pour me venir réclamer le prix de mon loyer. Est-ce
vrai, monsieur Bonacieux? Répondez?—C’est la vérité pure, s’écria le mercier, mais monsieur ne
vous dit pas...139
—Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la
reine surtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver.
Allez, allez, messieurs, emmenez cet homme!Et d’Artagnan poussa le mercier tout étourdi aux mains des
gardes, en lui disant:—Vous êtes un maraud, mon cher; vous venez me demander
de l’argent, à moi! à un mousquetaire! En prison!
Messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison, et gardez-le
sous clé le plus longtemps possible, cela me donnera du temps
pour payer.Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent
leur proie.Au moment où ils descendaient, d’Artagnan frappa sur
l’épaule du chef:—Ne boirai-je pas à votre santé et vous à la mienne? dit-il
en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu’il tenait
de la libéralité de M. Bonacieux.—Ce sera bien de l’honneur pour moi, dit le chef des
sbires, et j’accepte avec reconnaissance.—Donc, à la vôtre, monsieur... comment vous nommez-vous?—Boisrenard.—Monsieur Boisrenard!—A la vôtre, mon gentilhomme: comment vous nommez-vous,
à votre tour, s’il vous plaît?—D’Artagnan.—A la vôtre, monsieur!—Et par-dessus toutes celles-là, s’écria d’Artagnan comme
emporté par son enthousiasme, à celle du roi et du cardinal.Le chef des sbires eût peut-être douté de la sincérité de
d’Artagnan si le vin eût été mauvais, mais le vin était bon, il
fut convaincu.140—Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite là? dit
Porthos lorsque l’alguazil en chef eut rejoint ses compagnons,
et que les quatre amis se
trouvèrent seuls. Fi donc!
quatre mousquetaires laisser
arrêter au milieu d’eux un malheureux qui crie à l’aide! Un
gentilhomme trinquer avec un recors!141
—Porthos, dit Aramis, Athos t’a déjà prévenu que tu étais
un niais, et je me range de son avis. D’Artagnan, tu es un
grand homme, et quand tu seras à la place de M. de Tréville,
je te demande ta protection pour me faire avoir une abbaye.—Ah çà! je m’y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que
d’Artagnan vient de faire?—Je le crois parbleu
bien, dit Athos; non
seulement j’approuve
ce qu’il
vient de faire,
mais encore je
l’en félicite.—Et maintenant,
messieurs,
dit d’Artagnan
sans se donner
la peine d’expliquer
sa conduite
à Porthos, tous
pour un, un pour tous, c’est notre devise, n’est-ce pas?Vaincu par l’exemple, maugréant tout bas, Porthos étendit
la main, et les quatre amis répétèrent d’une seule voix la formule
dictée par d’Artagnan:—Tous pour un, un pour tous.—C’est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit
d’Artagnan comme s’il n’avait fait autre chose que de commander
toute sa vie, et attention, car, à partir de ce moment, vous
voilà aux prises avec le cardinal.142 |
UNE SOURICIÈRE AU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE | L’invention de la souricière ne date pas de nos jours; dès
que les sociétés, en se formant, eurent inventé une police quelconque,
cette police inventa les souricières.Comme peut-être nos lecteurs ne sont pas familiarisés encore
avec l’argot de la rue de Jérusalem, et que c’est, depuis
que nous écrivons, et il y a quelque quinze ans de cela, la
première fois que nous employons ce mot appliqué à cette
chose, expliquons-leur ce que c’est qu’une souricière.Quand dans une maison, quelle qu’elle soit, on a arrêté un
individu soupçonné d’un crime quelconque, on tient secrète
l’arrestation; on place quatre ou cinq hommes en embuscade
dans la première pièce, on ouvre la porte à tous ceux qui
frappent, on la referme sur eux et on les arrête; de cette façon,
au bout de deux ou trois jours, on tient à peu près tous les
familiers de l’établissement.Voilà ce que c’est qu’une souricière.On fit donc une souricière de l’appartement de maître Bonacieux,
et quiconque y apparut fut pris et interrogé par les
gens de M. le cardinal. Il va sans dire que, comme une allée
particulière conduisait au premier étage qu’habitait d’Artagnan,
ceux qui venaient chez lui étaient exemptés de toutes visites.D’ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls; ils s’étaient
mis en quête, chacun de son côté, et n’avaient rien
trouvé, rien découvert. Athos avait été même jusqu’à questionner
M. de Tréville, chose qui, vu le mutisme habituel du
digne mousquetaire, avait fort étonné son capitaine. Mais
143
M. de Tréville ne savait rien, sinon que, la dernière fois qu’il
avait vu le cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l’air
fort soucieux, que le roi était inquiet, et que les yeux rouges
de la reine indiquaient qu’elle avait veillé ou pleuré. Mais
cette dernière circonstance l’avait peu frappé, la reine, depuis
son mariage, veillant et pleurant beaucoup.M. de Tréville recommanda en tout cas à Athos le service
du roi et surtout celui de la reine, le priant de faire la même
recommandation à ses camarades.Quant à d’Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait
converti sa chambre en observatoire. Des fenêtres il voyait arriver
ceux qui venaient se faire prendre, puis, comme il avait
ôté les carreaux du plancher, qu’il avait creusé le parquet et
qu’un simple plafond le séparait de la chambre au-dessous,
où se faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se
passait entre les inquisiteurs et les accusés.Les interrogatoires, précédés d’une perquisition minutieuse
opérée sur la personne arrêtée, étaient presque toujours ainsi
conçus:—Madame Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose
pour son mari ou pour quelque autre personne?—M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa
femme ou pour quelque autre personne?—L’un et l’autre vous ont-ils fait quelque confidence de
vive voix?—S’ils savaient quelque chose ils ne questionneraient pas
ainsi, se dit à lui-même d’Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils
à savoir? Si le duc de Buckingham ne se trouve point
à Paris et s’il n’a pas eu ou s’il ne doit point avoir quelque
entrevue avec la reine.D’Artagnan s’arrêta à cette idée, qui, après tout ce qu’il
avait entendu, ne manquait pas de probabilité.144
En attendant, la souricière était en permanence, et la vigilance
de d’Artagnan aussi.Le soir du lendemain de l’arrestation du pauvre Bonacieux,
comme Athos venait de quitter d’Artagnan pour se rendre chez
M. de Tréville, comme neuf heures venaient de sonner, et
comme Planchet, qui n’avait pas encore fait le lit, commençait
sa besogne, on entendit frapper à la porte de la rue; aussitôt
cette porte s’ouvrit et se referma: quelqu’un venait de se
prendre à la souricière.D’Artagnan s’élança vers l’endroit décarrelé, se coucha
ventre à terre et écouta.Des cris retentirent bientôt, puis des gémissements qu’on
cherchait à étouffer. D’interrogatoire, il n’en était pas question.—Diable! se dit d’Artagnan, il me semble que c’est une
femme: on la fouille, elle résiste,—on la violente,—les
misérables!Et d’Artagnan, malgré sa prudence, se tenait à quatre pour
ne pas se mêler à la scène qui se passait au-dessous de lui.—Mais je vous dis que je suis la maîtresse de la maison,
messieurs; je vous dis que je suis madame Bonacieux; je vous
dis que j’appartiens à la reine! s’écriait la malheureuse
femme.—Madame Bonacieux! murmura d’Artagnan; serais-je assez
heureux pour avoir trouvé ce que tout le monde cherche?—C’est justement vous que nous attendions, reprirent les
interrogateurs.La voix devint de plus en plus étouffée: un mouvement tumultueux
fit retentir les boiseries. La victime résistait autant
qu’une femme peut résister à quatre hommes.—Pardon, messieurs, par... murmura la voix, qui ne fit
plus entendre que des sons inarticulés.—Ils la bâillonnent, ils vont l’entraîner, s’écria d’Artagnan
145
en se redressant comme par un ressort. Mon épée; bon, elle
est à mon côté. Planchet!—Monsieur?—Cours chercher Athos,
Porthos et Aramis. L’un des
trois sera sûrement chez lui,
peut-être tous les trois seront-ils
rentrés. Qu’ils prennent des
armes, qu’ils viennent, qu’ils
accourent. Ah! je me souviens,
Athos est chez M. de Tréville.—Mais où allez-vous, monsieur,
où allez-vous?—Je descends par la fenêtre,
s’écria d’Artagnan, afin
d’être plus tôt arrivé; toi, remets
les carreaux, balaie le plancher,
sors par la porte et cours
où je te dis.—Oh! monsieur, monsieur,
vous allez vous tuer, s’écria
Planchet.—Tais-toi, imbécile, dit
d’Artagnan.Et s’accrochant de la main
au rebord de sa fenêtre, il se
laissa tomber du premier étage,
qui heureusement n’était pas élevé, sans se faire une écorchure.
Puis il alla aussitôt frapper à la porte en murmurant:—Je vais me faire prendre à mon tour dans la souricière,
et malheur aux chats qui se frottent à pareille souris.A peine le marteau eut-il résonné sous la main du jeune
146
homme, que le tumulte cessa, que des pas s’approchèrent, que
la porte s’ouvrit et que d’Artagnan, l’épée nue, s’élança dans
l’appartement de maître Bonacieux, dont la porte, sans doute,
mue par un ressort, se referma d’elle-même sur lui.Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de
Bonacieux, et les voisins les plus proches, entendirent de grands
cris, des trépignements, un cliquetis d’épées, et un bris prolongé
de meubles. Puis un moment après, ceux qui, surpris
par ce bruit, s’étaient mis aux fenêtres pour en connaître la cause,
purent voir la porte se rouvrir et quatre hommes vêtus de noir,
non pas en sortir, mais s’envoler comme des corbeaux effarouchés,
laissant par terre et aux angles des tables des plumes
de leurs ailes, c’est-à-dire des loques de leurs habits et des
bribes de leurs manteaux.D’Artagnan était vainqueur sans beaucoup de peine, il faut
le dire, car un seul des alguazils était armé, encore se défendit-il
pour la forme. Il est vrai que les trois autres avaient essayé
d’assommer le jeune homme avec les chaises, les tabourets et
les poteries; mais deux ou trois égratignures faites par la
flamberge du Gascon les avaient épouvantés. Dix minutes
avaient suffi à leur défaite, et d’Artagnan était resté maître du
champ de bataille.Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenêtres avec le sang-froid
particulier aux habitants de Paris dans ces temps d’émeutes
et de rixes perpétuelles, les refermèrent dès qu’ils
eurent vu s’enfuir les quatre hommes noirs: leur instinct leur
disait que pour le moment tout était fini.D’ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd’hui on se
couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.D’Artagnan, resté seul avec madame Bonacieux, se retourna
vers elle: la pauvre femme était renversée sur un fauteuil et à
demi évanouie. D’Artagnan l’examina d’un coup d’œil rapide.147C’était une charmante femme de vingt-cinq à vingt-six
ans, brune avec des yeux bleus, ayant un nez légèrement
retroussé, des dents admirables,
un teint marbré de rose
et d’opale. Là cependant s’arrêtaient
les signes qui pouvaient
la faire confondre avec
une grande dame. Les mains étaient
blanches, mais sans finesse: les pieds n’annonçaient pas la
148
femme de qualité. Heureusement d’Artagnan n’en était pas
encore à se préoccuper de ces détails.Tandis que d’Artagnan examinait madame Bonacieux, et en
était aux pieds, comme nous l’avons dit, il vit à terre un fin
mouchoir de batiste, qu’il ramassa, selon son habitude, et au
coin duquel il reconnut le même chiffre qu’il avait vu au mouchoir
qui avait failli lui faire couper la gorge avec Aramis.Depuis ce temps d’Artagnan se méfiait des mouchoirs armoriés,
il remit donc sans rien dire celui qu’il avait ramassé
dans la poche de madame Bonacieux.En ce moment madame Bonacieux reprenait ses sens; elle
ouvrit les yeux, regarda avec terreur autour d’elle, vit que l’appartement
était vide et qu’elle était seule avec son libérateur.
Elle lui tendit aussitôt les mains en souriant. Madame Bonacieux
avait le plus charmant sourire du monde.—Ah, monsieur! dit-elle, c’est vous qui m’avez sauvée:
permettez-moi que je vous remercie.—Madame, dit d’Artagnan, je n’ai fait que ce que tout
gentilhomme eût fait à ma place, vous ne me devez donc aucun
remerciement.—Si fait, monsieur, si fait, et j’espère vous prouver que
vous n’avez pas rendu service à une ingrate. Mais que me voulaient
donc ces hommes, que j’ai pris pour des voleurs, et
pourquoi M. Bonacieux n’est-il point ici!—Madame, ces hommes étaient bien autrement dangereux
que ne pourraient être des voleurs, car ce sont des agents de
M. le cardinal; et quant à votre mari, M. Bonacieux, il n’est
point ici, parce qu’hier on est venu le prendre pour le conduire
à la Bastille.—Mon mari à la Bastille! s’écria madame Bonacieux; oh! mon
Dieu! qu’a-t-il donc fait? pauvre cher homme! lui l’innocence
même!149
Et quelque chose comme un sourire perçait sur la figure
de la jeune femme.—Ce qu’il a fait, madame? dit d’Artagnan. Je crois que son
seul crime est d’avoir à la fois le bonheur et le malheur d’être
votre mari.—Mais, monsieur, vous savez donc...—Je sais que vous avez été enlevée, madame.—Et par qui? Le savez-vous? Oh! si vous le savez, dites-le-moi.—Par un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux
yeux noirs, au teint basané, avec une cicatrice à la tempe
gauche.—C’est cela, c’est cela; mais son nom?—Ah! son nom? c’est ce que j’ignore.—Et mon mari savait-il que j’avais été enlevée?—Il en avait été prévenu par une lettre que lui avait écrite
le ravisseur lui-même.—Et soupçonne-t-il, demanda madame Bonacieux avec
embarras, la cause de cet événement?—Il l’attribuait, je crois, à une cause politique.—J’en ai douté d’abord, et maintenant je le pense comme
lui. Ainsi donc ce cher M. Bonacieux ne m’a pas soupçonnée
un seul instant...—Ah! loin de là, madame, il était trop fier de votre sagesse
et surtout de votre amour.Un second sourire presque imperceptible effleura les lèvres
rosées de la belle jeune femme.—Mais, continua d’Artagnan, comment vous êtes-vous
enfuie?—J’ai profité d’un moment où l’on m’a laissée seule, et,
comme je savais depuis ce matin à quoi m’en tenir sur mon
enlèvement, à l’aide de mes draps je suis descendue par la
150
fenêtre; alors, comme je croyais mon mari ici, je suis accourue.—Pour vous mettre sous sa protection?—Oh! non, pauvre cher homme, je savais bien qu’il était
incapable de me défendre; mais comme il pouvait nous servir
à autre chose, je voulais le prévenir.—De quoi?—Oh! ceci n’est pas mon secret, je ne puis donc pas vous
le dire.—D’ailleurs, dit d’Artagnan (pardon, madame, si, tout
garde que je suis, je vous rappelle à la prudence), d’ailleurs,
je crois que nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour
faire des confidences. Les hommes que j’ai mis en fuite vont
revenir avec main-forte; s’ils nous retrouvent ici, nous sommes
perdus. J’ai bien fait prévenir trois de mes amis, mais
qui sait si on les aura trouvés chez eux!—Oui, oui, vous avez raison, s’écria madame Bonacieux
effrayée; fuyons, sauvons-nous.A ces mots elle passa son bras sous celui de d’Artagnan et
l’entraîna vivement.—Mais où fuir? dit d’Artagnan, où nous sauver?—Éloignons-nous d’abord de cette maison, puis après nous
verrons.Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la
peine de refermer la porte, descendirent rapidement la rue des
Fossoyeurs, s’engagèrent dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince,
et ne s’arrêtèrent qu’à la place Saint-Sulpice.—Et maintenant qu’allons-nous faire, demanda d’Artagnan,
et où voulez-vous que je vous conduise?—Je suis fort embarrassée de vous répondre, je vous l’avoue,
dit madame Bonacieux; mon intention était de faire prévenir
M. de La Porte par mon mari, afin que M. de La Porte pût
151
nous dire précisément ce qui s’était passé au Louvre depuis trois
jours, et s’il n’y avait pas de danger pour moi de m’y présenter.—Mais moi, dit d’Artagnan,
je puis aller prévenir
M. de La Porte.—Sans doute; seulement il n’y a qu’un malheur: c’est
qu’on connaît M. Bonacieux au Louvre et qu’on le laisserait
152
passer, lui, tandis qu’on ne vous connaît pas, vous, et que l’on
vous fermera la porte.—Ah bah! dit d’Artagnan, vous avez bien à quelque guichet
du Louvre un concierge qui vous est dévoué, et qui grâce à
un mot d’ordre...Madame Bonacieux regarda fixement le jeune homme.—Et si je vous donnais ce mot d’ordre, dit-elle, l’oublieriez-vous
aussitôt que vous vous en seriez servi?—Parole d’honneur, foi de gentilhomme! dit d’Artagnan
avec un accent à la vérité duquel il n’y avait pas à se tromper.—Tenez, je vous crois; vous avez l’air d’un brave jeune
homme, d’ailleurs votre fortune est peut-être au bout de votre
dévouement.—Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je
pourrai pour servir le roi et être agréable à la reine, dit d’Artagnan;
disposez donc de moi, comme d’un ami.—Mais moi, où me mettrez-vous pendant ce temps-là?—N’avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La
Porte puisse revenir vous prendre?—Non, je ne puis me fier à personne.—Attendez, dit d’Artagnan; nous sommes à la porte
d’Athos. Oui, c’est cela.—Qu’est-ce qu’Athos?—Un de mes amis.—Mais s’il est chez lui et qu’il me voie?—Il n’y est pas, et j’emporterai la clé après vous avoir fait
entrer dans son appartement.—Mais s’il revient?—Il ne reviendra pas; d’ailleurs on lui dirait que j’ai
amené une femme, et que cette femme est chez lui.—Mais cela me compromettra très fort, savez-vous!—Que vous importe! on ne vous connaît pas; d’ailleurs,
153
nous sommes dans une situation à passer par-dessus quelques
convenances!—Allons donc chez votre ami. Où demeure-t-il?—Rue Férou, à deux pas d’ici.—Allons.Et tous deux reprirent leur course. Comme l’avait prévu
d’Artagnan, Athos n’était pas chez lui: il prit la clé, qu’on
avait l’habitude de lui donner comme à un ami de la maison,
monta l’escalier et introduisit madame Bonacieux dans le petit
appartement dont nous avons déjà fait la description.—Vous êtes chez vous, dit-il; attendez, fermez la porte en
dedans et n’ouvrez à personne, à moins que vous n’entendiez
frapper trois coups ainsi: tenez; et il frappa trois fois: deux
coups rapprochés l’un de l’autre et assez forts, un coup plus
distant et plus léger.—C’est bien, dit madame Bonacieux, maintenant à mon
tour de vous donner mes instructions.—J’écoute.—Présentez-vous au guichet du Louvre, du côté de la rue
de l’Échelle, et demandez Germain.—C’est bien. Après?—Il vous demandera ce que vous voulez et alors vous lui
répondrez par ces deux mots: Tours et Bruxelles. Aussitôt il
se mettra à vos ordres.—Et que lui ordonnerai-je?—D’aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de
la reine.—Et quand il l’aura été chercher et que M. de La Porte
sera venu?—Vous me l’enverrez.—C’est bien, mais où et comment vous reverrai-je?—Y tenez-vous beaucoup, à me revoir?154
—Certainement.—Eh bien! reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.—Je compte sur votre parole.—Comptez-y.D’Artagnan salua madame Bonacieux en lui lançant le coup
d’œil le plus amoureux qu’il lui fut possible de concentrer sur
sa charmante petite personne, et tandis qu’il descendait l’escalier,
il entendit la porte se fermer derrière lui à double tour.
En deux bonds il fut au Louvre: comme il entrait au guichet
de l’Échelle, dix heures sonnaient. Tous les événements que
nous venons de raconter s’étaient succédé en une demi-heure.Tout s’exécuta comme l’avait annoncé madame Bonacieux.
Au mot d’ordre convenu, Germain s’inclina; dix minutes après,
La Porte était dans la loge; en deux mots d’Artagnan le mit au
fait et lui indiqua où était madame Bonacieux. La Porte s’assura
par deux fois de l’exactitude de l’adresse et partit tout en
courant. Cependant, à peine eut-il fait dix pas qu’il revint.—Jeune homme, dit-il à d’Artagnan, un conseil.—Lequel?—Vous pourriez être inquiété pour ce qui vient de se
passer.—Vous croyez?—Oui.—Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde?—Eh bien?—Allez le voir pour qu’il puisse témoigner que vous étiez
chez lui à neuf heures et demie. En justice cela s’appelle un
alibi.D’Artagnan trouva le conseil prudent; il prit ses jambes à
son cou, il arriva chez M. de Tréville; mais au lieu de passer
au salon avec tout le monde, il demanda à entrer dans son
155
cabinet. Comme d’Artagnan était un des habitués de l’hôtel, on
ne fit aucune difficulté d’accéder à sa demande; et l’on alla
prévenir M. de Tréville que son jeune compatriote, ayant quelque
chose d’important à lui dire, sollicitait une audience particulière.
Cinq minutes après, M. de Tréville
demandait à d’Artagnan ce qu’il pouvait
faire pour son service et ce qui lui valait
sa visite à une heure si avancée.—Pardon, monsieur! dit d’Artagnan,
qui avait profité du moment
où il était resté seul pour
retarder l’horloge de trois quarts
d’heure; j’ai pensé que, comme il
n’était que neuf heures vingt-cinq
minutes, il était encore temps de
me présenter chez vous.—Neuf heures vingt-cinq minutes!
s’écria M. de Tréville en
regardant sa pendule, mais c’est
impossible.—Voyez plutôt,
monsieur, dit d’Artagnan,
voilà qui fait
foi.—C’est juste, dit
M. de Tréville, j’aurais
cru qu’il était plus
tard. Mais voyons, que me voulez-vous?Alors d’Artagnan fit à M. de Tréville une longue histoire sur
la reine. Il lui exposa les craintes qu’il avait conçues à l’égard
de Sa Majesté; il lui raconta ce qu’il avait entendu dire des
projets du cardinal à l’endroit de Buckingham, et tout cela avec
156
une tranquillité et un aplomb dont M. de Tréville fut d’autant
mieux la dupe que, lui-même, comme nous l’avons dit, avait
remarqué quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et
la reine.A dix heures sonnant, d’Artagnan quitta M. de Tréville qui
le remercia de ses renseignements, lui recommanda d’avoir
toujours à cœur le service du roi et de la reine, et qui rentra
dans le salon. Mais, au bas de l’escalier, d’Artagnan se souvint
qu’il avait oublié sa canne: en conséquence, il remonta précipitamment,
rentra dans le cabinet, d’un tour de doigt remit la
pendule à son heure, pour qu’on ne pût pas s’apercevoir, le
lendemain, qu’elle avait été dérangée, et sûr, désormais, qu’il y
avait un témoin pour prouver son alibi, il descendit l’escalier
et se trouva bientôt dans la rue. |
L’INTRIGUE SE NOUE | Sa visite faite à M. de Tréville, d’Artagnan prit, tout pensif,
le plus long pour rentrer chez lui.A quoi pensait d’Artagnan, pour s’écarter ainsi de sa route,
regardant les étoiles du ciel et tantôt soupirant, tantôt souriant?Il pensait à madame Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire,
la jeune femme était presque une idéalité amoureuse.
Jolie, mystérieuse, initiée à presque tous les secrets de cour,
qui reflétaient tant de charmante gravité sur ses traits gracieux,
elle était soupçonnée de n’être pas insensible, ce qui est un
attrait irrésistible pour les amants novices; de plus, d’Artagnan
157
l’avait délivrée des mains de ces démons qui voulaient la fouiller
et la maltraiter, et cet important service avait établi entre elle
et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si
facilement un plus tendre caractère.D’Artagnan se voyait déjà, tant les rêves vont vite sur les
ailes de l’imagination, accosté par un messager de la jeune
femme qui lui remettait quelque billet de rendez-vous, une
chaîne d’or ou un diamant. Nous avons dit que les jeunes cavaliers
recevaient sans honte de leur roi; ajoutons qu’en ce temps
de facile morale, ils n’avaient pas plus de vergogne à l’endroit
de leurs maîtresses, et que celles-ci leur laissaient presque toujours
de précieux et durables souvenirs, comme si elles eussent
essayé de conquérir la fragilité de leurs sentiments par la
solidité de leurs dons.On faisait alors son chemin par les femmes sans en rougir.
Celles qui n’étaient que belles donnaient leur beauté, et de là
vient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du monde
ne peut donner que ce qu’elle a. Celles qui étaient riches donnaient
en outre une partie de leur argent, et l’on pourrait citer
bon nombre de héros de cette galante époque qui n’eussent
gagné ni leurs éperons d’abord, ni leurs batailles ensuite, sans
la bourse plus ou moins garnie que leur maîtresse attachait à
l’arçon de leur selle.D’Artagnan ne possédait rien; l’hésitation du provincial,
vernis léger, fleur éphémère, duvet de la pêche, s’était évaporée
au vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires
donnaient à leur ami. D’Artagnan, suivant l’étrange
coutume du temps, se regardait à Paris comme en campagne,
et cela ni plus ni moins que dans les Flandres: l’Espagnol là-bas,
la femme ici. C’est partout un ennemi à combattre, des
contributions à frapper.Mais, disons-le, pour le moment d’Artagnan était mû d’un
158
sentiment plus noble et plus désintéressé. Le mercier lui avait
dit qu’il était riche; le jeune homme avait pu deviner qu’avec
un niais comme l’était M. Bonacieux, ce devait être la femme
qui tenait la clé de la bourse. Mais tout cela n’avait influé
en rien sur le sentiment produit par la vue de madame Bonacieux,
et l’intérêt était resté étranger à ce commencement
d’amour.Il y a dans l’aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques
qui vont bien à la beauté. Un bas fin et blanc, une
robe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, un
frais ruban sur la tête, ne font point jolie une femme laide, mais
font belle une femme jolie, sans compter les mains qui gagnent
à tout cela; les mains, chez les femmes surtout, ont besoin de
rester oisives pour rester belles.Puis d’Artagnan, comme le sait très bien le lecteur, auquel
nous n’avons pas caché l’état de sa fortune, d’Artagnan n’était
pas un millionnaire; il espérait bien le devenir un jour, mais le
temps qu’il se fixait lui-même pour cet heureux changement
était assez éloigné. En attendant, quel désespoir que de
voir une femme qu’on aime désirer ces mille riens dont les
femmes composent leur bonheur, et de ne pouvoir lui donner
ces mille riens! Au moins, quand la femme est riche et que
l’amant ne l’est pas, ce qu’il ne peut lui offrir, elle se l’offre
elle-même et, quoique ce soit ordinairement avec l’argent du
mari qu’elle se passe cette jouissance, il est rare que ce soit
à lui que la reconnaissance en revienne.Puis d’Artagnan, disposé à être l’amant le plus tendre, était
en attendant ami très dévoué. Au milieu de ses projets amoureux
sur la femme du mercier, il n’oubliait pas les siens. La
jolie madame Bonacieux était femme à promener dans la plaine
Saint-Denis ou dans la foire Saint-Germain en compagnie
d’Athos, de Porthos et d’Aramis, auxquels d’Artagnan serait
159
fier de montrer une telle conquête. Puis quand on a marché
longtemps, la faim arrive; d’Artagnan depuis quelque temps
avait remarqué cela. On ferait de ces petits dîners charmants
où l’on touche d’un côté la main d’un ami, et de l’autre le
pied d’une maîtresse. Enfin dans les moments pressants, dans
les positions extrêmes, d’Artagnan serait le sauveur de ses
amis.Et M. Bonacieux, que d’Artagnan avait poussé dans les
mains des sbires en le reniant bien haut et à qui il avait promis
tout bas de le sauver? Nous devons avouer à nos lecteurs
que d’Artagnan n’y songeait en aucune façon, ou que, s’il y
songeait, c’était pour se dire qu’il était bien où il était, quelque
part qu’il fût. L’amour est la plus égoïste de toutes les
passions.Cependant, que nos lecteurs se rassurent: si d’Artagnan
oublie son hôte ou fait semblant de l’oublier, sous prétexte
qu’il ne sait pas où on l’a conduit, nous ne l’oublions pas,
nous, et nous savons où il est. Mais pour le moment faisons
comme le Gascon amoureux. Quant au digne mercier, nous
reviendrons à lui plus tard.D’Artagnan, tout en réfléchissant à ses futures amours,
tout en parlant à la nuit, tout en souriant aux étoiles, remontait
la rue du Cherche-Midi ou Chasse-Midi, ainsi qu’on l’appelait
alors. Comme il se trouvait dans le quartier d’Aramis,
l’idée lui était venue d’aller faire une visite à son ami pour lui
donner quelques explications sur les motifs qui lui avaient fait
envoyer Planchet avec invitation de se rendre immédiatement
à la souricière.Or si Aramis s’était trouvé chez lui lorsque Planchet y était
venu, il avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n’y
trouvant personne que ses deux autres compagnons peut-être,
ils n’avaient dû savoir, ni les uns ni les autres, ce que cela
160
voulait dire. Ce dérangement méritait donc une explication,
voilà ce que disait tout haut d’Artagnan.Puis tout bas il pensait que c’était pour lui une occasion de
parler de la jolie petite madame Bonacieux, dont son esprit, sinon
son cœur, était déjà tout plein. Ce n’est pas à propos d’un premier
amour qu’il faut demander de la discrétion. Ce premier
amour est accompagné d’une si grande joie qu’il faut que cette
joie déborde, sans cela elle vous étoufferait.Paris depuis deux heures était sombre et commençait à se
faire désert. Onze heures sonnaient à toutes les horloges du
faubourg Saint-Germain; il faisait un temps doux. D’Artagnan
suivait une ruelle située sur l’emplacement où passe aujourd’hui
la rue d’Assas, respirant les émanations embaumées qui
venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et qu’envoyaient
les jardins rafraîchis par la rosée du soir et par la brise de la
nuit. Au loin résonnaient, assourdis cependant par de bons
volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus
dans la plaine. Arrivé au bout de la ruelle, d’Artagnan tourna
à gauche. La maison qu’habitait Aramis se trouvait située entre
la rue Cassette et la rue Servandoni.D’Artagnan venait de dépasser la rue Cassette et reconnaissait
déjà la porte de la maison de son ami, enfouie sous un
massif de sycomores et de clématites qui formaient un vaste
bourrelet au-dessus d’elle, lorsqu’il aperçut quelque chose
comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce quelque
chose était enveloppé d’un manteau, et d’Artagnan crut
d’abord que c’était un homme; mais à la petitesse de la taille,
à l’incertitude de la démarche, à l’embarras du pas, il reconnut
bientôt une femme. De plus, cette femme, comme si elle n’eût
pas été bien sûre de la maison qu’elle cherchait, levait les yeux
pour se reconnaître, s’arrêtait, retournait en arrière, puis revenait
encore; d’Artagnan fut intrigué.161
—Si j’allais lui offrir mes services! pensa-t-il. A son allure,
on voit qu’elle est jeune; peut-être est-elle jolie. Oh! oui. Mais
une femme qui court les rues à cette heure ne sort guère que
pour aller rejoindre son amant. Peste! si j’allais troubler les
rendez-vous, ce serait une mauvaise porte pour entrer en
relations.Cependant, la jeune femme s’avançait toujours, comptant les
maisons et les fenêtres. Ce n’était, au reste, chose ni longue
ni difficile. Il n’y avait que trois hôtels dans cette partie de la
rue, et deux fenêtres ayant vue sur cette rue; l’une était
celle d’un pavillon parallèle à celui qu’occupait Aramis, l’autre
était celle d’Aramis lui-même.—Pardieu! se dit d’Artagnan, auquel la nièce du théologien
revenait à l’esprit; pardieu! il serait drôle que cette colombe
attardée cherchât la maison de notre ami. Mais, sur mon âme,
cela y ressemble fort. Ah! mon cher Aramis, pour cette fois,
j’en veux avoir le cœur net.Et d’Artagnan, se faisant le plus mince qu’il put, s’abrita
dans le côté le plus obscur de la rue, près d’un banc de pierre
situé au fond d’une niche.La jeune femme continua de s’avancer, car outre la légèreté
de son allure qui l’avait trahie, elle venait de faire entendre
une petite toux qui dénonçait une voix des plus fraîches. D’Artagnan
pensa que cette toux était un signal.Cependant, soit qu’on eut répondu à cette toux par un signe
équivalent qui avait fixé les irrésolutions de la nocturne chercheuse,
soit que sans secours étranger elle eût reconnu qu’elle
était arrivée au bout de sa course, elle s’approcha résolument
du volet d’Aramis et frappa à trois intervalles égaux avec son
doigt recourbé.—C’est bien chez Aramis, murmura d’Artagnan. Ah! monsieur
l’hypocrite! je vous y prends à faire de la théologie!162
Les trois coups étaient à peine frappés que la croisée intérieure
s’ouvrit et qu’une lumière parut à travers les vitres du
volet.—Ah! ah! fit l’écouteur non pas aux portes mais aux fenêtres,
ah! la visite était attendue. Allons, le volet va s’ouvrir et
la dame entrera par escalade. Très bien!Mais au grand étonnement de d’Artagnan, le volet resta
fermé. De plus, la lumière qui avait flamboyé un instant disparut
et tout rentra dans l’obscurité.D’Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua
de regarder de tous ses yeux et d’écouter de toutes ses
oreilles.Il avait raison: au bout de quelques secondes deux coups
secs retentirent dans l’intérieur.La jeune femme de la rue répondit par un seul coup et le
volet s’entr’ouvrit.On juge si d’Artagnan regardait et écoutait avec avidité.Malheureusement la lumière avait été transportée dans un
autre appartement. Mais les yeux du jeune homme s’étaient
habitués à l’obscurité. D’ailleurs les yeux des Gascons ont, à ce
qu’on assure, comme ceux des chats, la propriété de voir pendant
la nuit.D’Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche
un objet blanc qu’elle déploya vivement et qui prit la forme
d’un mouchoir. Cet objet déployé, elle en fit remarquer le
coin à son interlocuteur.Cela rappela à d’Artagnan ce mouchoir qu’il avait trouvé
aux pieds de madame Bonacieux, lequel lui avait rappelé celui
qu’il avait trouvé aux pieds d’Aramis.Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir?Placé où il était, d’Artagnan ne pouvait voir le visage d’Aramis,
parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce
163
fût son ami qui dialoguât de l’intérieur avec la dame de l’extérieur;
la curiosité l’emporta donc sur la prudence, et profitant
de la préoccupation dans laquelle la vue du mouchoir paraissait
plonger les deux personnages que nous avons mis en scène, il
sortit de sa cachette, et, prompt comme l’éclair, mais étouffant le
bruit de ses pas, il alla se coller à un angle de la muraille, d’où
son œil pouvait parfaitement plonger dans l’intérieur de l’appartement
d’Aramis.Arrivé là, d’Artagnan
pensa jeter
un cri de surprise:
ce n’était pas Aramis
qui causait avec
la nocturne visiteuse,
c’était une
femme. Seulement,
d’Artagnan y voyait
assez pour reconnaître
la forme de
ses vêtements, mais
pas assez pour distinguer
ses traits.Au même instant, la femme de l’appartement tira un second
mouchoir de sa poche, et l’échangea avec celui qu’on venait de
lui montrer. Puis, quelques mots furent prononcés entre les
deux femmes. Enfin, le volet se referma; la femme qui se trouvait
à l’extérieur de la fenêtre se retourna, et vint passer à
quatre pas de d’Artagnan en abaissant la coiffe de sa mante;
mais la précaution avait été prise trop tard, d’Artagnan avait
déjà reconnu madame Bonacieux.Madame Bonacieux! Le soupçon que c’était elle lui avait déjà
traversé l’esprit quand elle avait tiré le mouchoir de sa poche;
164
mais quelle probabilité que madame Bonacieux qui avait envoyé
chercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au
Louvre, courût les rues de Paris seule, à onze heures et demie
du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois?Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante;
et quelle est l’affaire importante d’une femme de vingt-cinq ans?
L’amour.Mais était-ce pour son compte ou pour le compte d’une
autre personne qu’elle s’exposait à de semblables hasards?
Voilà ce que se demandait à lui-même le jeune homme que le
démon de la jalousie mordait déjà au cœur ni plus ni moins
qu’un amant en titre.Il y avait au reste un moyen bien simple de s’assurer où
allait madame Bonacieux: c’était de la suivre. Ce moyen était si
simple, que d’Artagnan l’employa tout naturellement et d’instinct.Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de la muraille
comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu’elle
entendit retentir derrière elle, madame Bonacieux jeta un petit
cri et s’enfuit.D’Artagnan courut après elle. Ce n’était pas une chose
difficile pour lui que de rejoindre une femme embarrassée dans
son manteau. Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle
elle s’était engagée. La malheureuse était épuisée, non
pas de fatigue, mais de terreur, et quand d’Artagnan lui posa la
main sur l’épaule, elle tomba sur un genou en criant d’une voix
étranglée:—Tuez-moi si vous voulez, vous ne saurez rien.D’Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la
taille; mais comme il sentait à son poids qu’elle était sur le
point de se trouver mal, il s’empressa de la rassurer par des
protestations de dévouement. Ces protestations n’étaient rien
165
pour madame Bonacieux; car de pareilles protestations peuvent
se faire avec les plus mauvaises intentions du monde; mais la
voix était tout. La jeune femme crut reconnaître le son de
cette voix: elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur l’homme
qui lui avait fait si grand’peur, et, reconnaissant d’Artagnan,
elle poussa un cri de joie.—Oh! c’est vous, c’est vous! dit-elle.—Oui, c’est moi, dit d’Artagnan, moi que Dieu a envoyé
pour veiller sur vous.—Était-ce dans cette intention que vous me suiviez? demanda
avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme,
dont le caractère un peu railleur reprenait le dessus, et chez
laquelle toute crainte avait disparu du moment où elle avait
reconnu un ami dans celui qu’elle avait pris pour un ennemi.—Non, dit d’Artagnan, non, je l’avoue; c’est le hasard qui
m’a mis sur votre route; j’ai vu une femme frapper à la
fenêtre d’un de mes amis.—D’un de vos amis? interrompit madame Bonacieux.—Sans doute; Aramis est de mes meilleurs amis.—Aramis! qu’est-ce que cela?—Allons donc! allez-vous me dire que vous ne connaissez
pas Aramis?—C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.—C’est donc la première fois que vous venez à cette maison?—Sans doute.—Et vous ne saviez pas qu’elle était habitée par un jeune
homme?—Non.—Par un mousquetaire?—Nullement.—Ce n’est donc pas lui que vous veniez chercher?166
—Pas le moins du monde. D’ailleurs, vous l’avez bien vu,
la personne à qui j’ai parlé est une femme.—C’est vrai; mais cette femme est des amies d’Aramis,—Je n’en sais rien.—Puisqu’elle loge chez lui.—Cela ne me regarde pas.—Mais qui est-elle?—Oh! cela n’est point mon secret.—Chère madame Bonacieux, vous êtes charmante; mais en
même temps vous êtes la femme la plus mystérieuse...—Est-ce que je perds à cela?—Non, vous êtes, au contraire, adorable.—Alors, donnez-moi le bras.—Bien volontiers. Et maintenant?—Maintenant conduisez-moi.—Où cela?—Où je vais.—Mais où allez-vous?—Vous le verrez, puisque vous me laisserez à la porte.—Faudra-t-il vous attendre?—Ce sera inutile.—Vous reviendrez donc seule?—Peut-être oui, peut-être non.—Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle
un homme, sera-t-elle une femme?—Je n’en sais rien encore.—Je le saurai bien, moi!—Comment cela?—Je vous attendrai pour vous voir sortir.—En ce cas, adieu!—Comment cela?—Je n’ai pas besoin de vous.167
—Mais vous aviez réclamé...—L’aide d’un gentilhomme et non la surveillance d’un
espion.—Le mot est un peu dur!—Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgré eux?—Des indiscrets.—Le mot est trop doux.—Allons, madame, je vois bien qu’il faut faire tout ce que
vous voulez.—Pourquoi vous être privé du mérite de le faire tout de
suite?—N’y en a-t-il donc aucun à se repentir?—Et vous repentez-vous réellement?—Je n’en sais rien moi-même. Mais ce que je sais, c’est que
je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me
laissez vous accompagner jusqu’où vous allez.—Et vous me quitterez après?—Oui.—Sans m’épier à ma sortie?—Non.—Parole d’honneur?—Foi de gentilhomme!—Prenez mon bras, et marchons alors.D’Artagnan offrit son bras à madame Bonacieux, qui s’y
suspendit, moitié rieuse, moitié tremblante, et tous deux gagnèrent
le haut de la rue de La Harpe. Arrivée là, la jeune femme
parut hésiter, comme elle l’avait déjà fait dans la rue de Vaugirard.
Cependant, à de certains signes, elle sembla reconnaître
une porte; et s’approchant de cette porte:—Et maintenant, monsieur, dit-elle, c’est ici que j’ai affaire;
mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m’a sauvée
168
de tous les dangers auxquels seule j’eusse été exposée. Mais le
moment est venu de tenir votre parole: je suis arrivée à ma
destination.—Et vous n’aurez plus rien à craindre en revenant?—Je n’aurai à craindre que les voleurs.—N’est-ce donc rien?—Que pourraient-ils me prendre? je n’ai pas un denier
sur moi.—Vous oubliez ce beau mouchoir brodé, armorié.—Lequel?—Celui que j’ai trouvé à vos pieds et que j’ai remis dans
votre poche.—Taisez-vous, taisez-vous, malheureux! s’écria la jeune
femme, voulez-vous me perdre?—Vous voyez bien qu’il y a encore du danger pour vous
puisqu’un seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que
si on entendait ce mot vous seriez perdue. Ah! tenez, madame,
s’écria d’Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d’un
ardent regard, tenez! soyez plus généreuse, confiez-vous à moi;
n’avez-vous donc pas lu dans mes yeux qu’il n’y a que dévouement
et sympathie dans mon cœur!—Si fait, répondit madame Bonacieux; aussi demandez-moi
mes secrets, je vous les dirai; mais ceux des autres, c’est
autre chose.—C’est bien, dit d’Artagnan, je les découvrirai; puisque
ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut
que ces secrets deviennent les miens.—Gardez-vous-en bien, s’écria la jeune femme avec un
sérieux qui fit frissonner d’Artagnan malgré lui. Oh! ne vous
mêlez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point à m’aider
dans ce que j’accomplis; et cela, je vous le demande au
nom de l’intérêt que je vous inspire, au nom du service que
169
vous m’avez rendu, et que je n’oublierai de ma vie. Croyez bien
plutôt à ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi; je
n’existe plus pour vous; que ce soit comme si vous ne m’aviez
jamais vue.—Aramis doit-il en faire autant que moi, madame? dit
d’Artagnan piqué.—Voilà déjà deux ou trois fois que vous avez prononcé
ce nom, monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le
connaissais pas.—Vous ne connaissez pas l’homme au volet duquel vous
avez été frapper. Allons donc, madame! vous me croyez par
trop crédule.—Avouez que c’est pour me faire parler que vous inventez
cette histoire, et que vous créez ce personnage.—Je n’invente rien, madame, je ne crée rien, je dis
l’exacte vérité.—Un de vos amis demeure dans cette maison?—Pour la troisième fois, cette maison est celle qu’habite
mon ami, et cet ami est Aramis.—Tout cela s’éclaircira plus tard, murmura la jeune
femme; maintenant, monsieur, taisez-vous.—Si vous pouviez voir dans mon cœur tout à découvert, dit
d’Artagnan, vous y liriez tant de curiosité, que vous auriez
pitié de moi, et tant d’amour, que vous satisferiez à l’instant
même ma curiosité. On n’a rien à craindre de ceux qui vous
aiment.—Vous parlez bien vite d’amour, monsieur! dit la jeune
femme en secouant la tête.—C’est que l’amour m’est venu vite et pour la première
fois, et que je n’ai pas vingt ans.La jeune femme le regarda à la dérobée.—Écoutez, je suis déjà sur la trace, dit d’Artagnan. Il y a
170
trois mois, j’ai manqué avoir un duel avec Aramis pour un
mouchoir pareil à celui que vous avez montré à cette femme qui
était chez lui, pour un mouchoir marqué de la même manière,
j’en suis sûr.—Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je
vous le jure, avec ces questions.—Mais vous, si prudente, madame, songez-y, si vous étiez
arrêtée avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fût saisi, ne
seriez-vous pas compromise?—Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes:
C. B., Constance Bonacieux.—Ou Camille de Bois-Tracy.—Silence, monsieur, encore une fois silence! Ah! puisque
les dangers que je cours pour moi-même ne vous arrêtent pas,
songez à ceux que vous pouvez courir, vous!—Moi?—Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la
vie à me connaître.—Alors je ne vous quitte plus.—Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les
mains; monsieur, au nom du ciel, au nom de l’honneur d’un
militaire, au nom de la courtoisie d’un gentilhomme, éloignez-vous,
tenez, voilà minuit qui sonne, c’est l’heure où l’on m’attend.—Madame, dit le jeune homme en s’inclinant, je ne sais
rien refuser à qui me demande ainsi; soyez contente, je m’éloigne.—Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m’épierez pas?—Je rentre chez moi à l’instant.—Ah! je le savais bien, que vous étiez un brave jeune
homme! s’écria madame Bonacieux en lui tendant une main
et en posant l’autre sur le marteau d’une petite porte prise
dans la muraille.171
D’Artagnan saisit la main qu’on lui tendait et la baisa
ardemment.—Ah! j’aimerais mieux ne vous
avoir jamais vue, s’écria
d’Artagnan avec cette brutalité naïve que les femmes préfèrent
souvent aux afféteries de la politesse, parce qu’elle découvre le
172
fond de la pensée et qu’elle prouve que le sentiment l’emporte
sur la raison.—Eh bien! reprit madame Bonacieux d’une voix presque
caressante, et en serrant la main de d’Artagnan qui n’avait
pas abandonné la sienne; eh bien! je n’en dirai pas autant que
vous: ce qui est perdu pour aujourd’hui n’est pas perdu pour
l’avenir. Qui sait si, lorsque je serai déliée un jour, je ne satisferai
pas votre curiosité?—Et faites-vous la même promesse à mon amour? s’écria
d’Artagnan au comble de la joie.—Oh! de ce côté, je ne veux point m’engager, cela dépendra
des sentiments que vous saurez m’inspirer.—Ainsi, aujourd’hui, madame...—Aujourd’hui, monsieur, je n’en suis encore qu’à la
reconnaissance.—Ah! vous êtes trop charmante, dit d’Artagnan avec
tristesse, et vous abusez de mon amour.—Non, j’use de votre générosité, voilà tout. Mais croyez-le
bien, avec certaines gens tout se retrouve.—Oh! vous me rendez le plus heureux des hommes. N’oubliez
pas cette soirée, n’oubliez pas cette promesse.—Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai
de tout. Eh bien! partez donc, partez, au nom du ciel! On
m’attendait à minuit juste, et je suis en retard.—De cinq minutes.—Oui; mais dans certaines circonstances, cinq minutes
sont cinq siècles.—Quand on aime.—Eh bien! qui vous dit que je n’ai pas affaire à un amoureux?—C’est un homme qui vous attend? s’écria d’Artagnan, un
homme!173
—Allons, voilà la discussion qui va recommencer, fit
madame Bonacieux avec un demi-sourire qui n’était pas
exempt d’une certaine teinte d’impatience.—Non, non, je m’en vais, je pars; je crois en vous, je veux
avoir tout le mérite de mon dévouement, ce dévouement dût-il
être une stupidité. Adieu, madame, adieu.Et comme s’il ne se fût senti la force de se détacher de la
main qu’il tenait que par une secousse, il s’éloigna tout courant,
tandis que madame Bonacieux frappait, comme au volet,
trois coups lents et réguliers; puis, arrivé à l’angle de la rue,
il se retourna: la porte s’était ouverte et refermée, la jolie
mercière avait disparu.D’Artagnan continua son chemin, il avait donné sa parole
de ne pas épier madame Bonacieux, et sa vie eût-elle dépendu
de l’endroit où elle allait se rendre, ou de la personne qui
devait l’accompagner, d’Artagnan serait rentré chez lui, puisqu’il
avait dit qu’il y rentrait. Cinq minutes après il était dans
la rue des Fossoyeurs.—Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut
dire. Il se sera endormi en m’attendant, ou il sera retourné
chez lui, et en rentrant il aura appris qu’une femme y était
venue. Une femme chez Athos! Après tout, continua d’Artagnan,
il y en avait bien une chez Aramis. Tout cela est fort
étrange, et je serais bien curieux de savoir comment cela
finira.—Mal, monsieur, mal, répondit une voix que le jeune
homme reconnut pour celle de Planchet; car tout en monologuant
tout haut, à la manière des gens très préoccupés, il
s’était engagé dans l’allée au fond de laquelle était l’escalier
qui conduisait à sa chambre.—Comment, mal? que veux-tu dire, imbécile? demanda
d’Artagnan, qu’est-il donc arrivé?174
—Toutes sortes de malheurs.—Lesquels?—D’abord M. Athos est arrêté.—Arrêté! Athos! arrêté! pourquoi?—On l’a trouvé chez vous: on l’a pris pour vous.—Et par qui a-t-il été arrêté?—Par la garde qu’ont été chercher les hommes noirs que
vous avez mis en fuite.—Pourquoi ne s’est-il pas nommé? Pourquoi n’a-t-il pas dit
qu’il était étranger à cette affaire?—Il s’en est bien gardé, monsieur; il s’est au contraire
approché de moi et m’a dit: «C’est ton maître qui a besoin de
sa liberté en ce moment, et non pas moi, puisqu’il sait tout et
que je ne sais rien. On le croira arrêté, et cela lui donnera du
temps; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bien
qu’on me fasse sortir.»—Bravo, Athos! murmura d’Artagnan, je le reconnais
bien là! Et qu’ont fait les sbires?—Quatre l’ont emmené je ne sais où, à la Bastille ou au
For-l’Évêque, deux sont restés avec les hommes noirs, qui ont
fouillé partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux
derniers, pendant cette expédition, montaient la garde à la
porte; puis, quand tout a été fini, ils sont partis, laissant la
maison vide et tout ouvert.—Et Porthos et Aramis?—Je ne les avais pas trouvés, ils ne sont pas venus.—Mais ils peuvent venir d’un moment à l’autre, car tu leur
as fait dire que je les attendais?—Oui, monsieur.—Eh bien, ne bouge pas d’ici; s’ils viennent, préviens-les
de ce qui m’est arrivé, qu’ils m’attendent au cabaret de la
Pomme-de-Pin; ici, il y aurait danger, la maison peut être
175
espionnée. Je cours chez M. de Tréville pour lui annoncer tout
cela, et je les y rejoins.—C’est bien, monsieur, dit Planchet.—Mais tu resteras, tu n’auras pas peur! dit d’Artagnan en
revenant sur ses pas pour recommander le courage à son laquais.—Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous ne me
connaissez pas encore; je suis brave quand je m’y mets, allez;
c’est le tout de m’y mettre; d’ailleurs je suis Picard.—Alors, c’est convenu, dit d’Artagnan, tu te fais tuer
plutôt que de quitter ton poste.—Oui, monsieur, et il n’y a rien que je ne fasse pour prouver
à monsieur que je lui suis attaché.—Bon, dit en lui-même d’Artagnan, il paraît que la
méthode que j’ai employée à l’égard de ce garçon est décidément
la bonne: j’en userai dans l’occasion.Et de toute la vitesse de ses jambes, déjà quelque peu fatiguées
cependant par les courses de la journée, d’Artagnan se
dirigea vers la rue du Colombier.M. de Tréville n’était point à son hôtel; sa compagnie était
de garde au Louvre, il était au Louvre avec sa compagnie.Il fallait arriver jusqu’à M. de Tréville; il était important
qu’il fût prévenu de ce qui se passait. D’Artagnan résolut d’essayer
d’entrer au Louvre. Son costume de garde dans la compagnie
de M. des Essarts lui devait être un passeport.Il descendit donc dans la rue des Petits-Augustins, et remonta
le quai pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant
l’idée de passer le bac; mais en arrivant au bord de l’eau,
il avait machinalement introduit sa main dans sa poche et
s’était aperçu qu’il n’avait pas de quoi payer le passeur.Comme il arrivait à la hauteur de la rue Guénégaud, il vit
déboucher de la rue Dauphine un groupe composé de deux
personnes et dont l’allure le frappa.176
Les deux personnes qui composaient le groupe étaient: l’un
un homme; l’autre, une femme.La femme avait la tournure de madame Bonacieux, et
l’homme ressemblait à s’y méprendre à Aramis.En outre, la femme avait cette mante noire que d’Artagnan
voyait encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard
et sur la porte de la rue de La Harpe.De plus, l’homme portait l’uniforme des mousquetaires.Le capuchon de la femme était rabattu, l’homme tenait son
mouchoir sur son visage; tous deux, cette double précaution
l’indiquait, tous deux avaient donc intérêt à n’être point reconnus.Ils prirent le pont: c’était le chemin de d’Artagnan, puisque
d’Artagnan se rendait au Louvre; d’Artagnan les suivit.D’Artagnan n’avait pas fait vingt pas qu’il fut convaincu que
cette femme, c’était madame Bonacieux, et que cet homme,
c’était Aramis.Il sentit à l’instant même tous les soupçons de la jalousie
qui s’agitaient dans son cœur.Il était doublement trahi et par son ami et par celle qu’il
aimait déjà comme une maîtresse. Madame Bonacieux lui avait
juré ses grands dieux qu’elle ne connaissait pas Aramis, et un
quart d’heure après qu’elle lui avait fait ce serment, il la retrouvait
au bras d’Aramis.D’Artagnan ne réfléchit pas seulement qu’il connaissait la
jolie mercière depuis trois heures seulement, qu’elle ne lui
devait rien qu’un peu de reconnaissance pour l’avoir délivrée
des hommes noirs qui voulaient l’enlever, et qu’elle ne lui
avait rien promis. Il se regarda comme un amant outragé,
trahi, bafoué; le sang et la colère lui montèrent au visage, il
résolut de tout éclaircir.La jeune femme et le jeune homme s’étaient aperçus qu’ils
177
étaient suivis et ils avaient doublé le pas. D’Artagnan prit sa
course, les dépassa, puis revint sur eux au moment où ils se
trouvaient devant la Samaritaine, éclairés par un réverbère qui
projetait sa lueur sur toute cette partie du pont.D’Artagnan s’arrêta devant eux et ils s’arrêtèrent devant lui.—Que voulez-vous, monsieur? demanda le mousquetaire
en reculant d’un pas et avec un accent étranger qui prouvait à
d’Artagnan qu’il s’était trompé dans une partie de ses conjectures.—Ce n’est pas Aramis! s’écria-t-il.—Non, monsieur, ce n’est point Aramis, et, à votre exclamation,
je vois que tous m’avez pris pour un autre, et je vous
pardonne.—Vous me pardonnez! s’écria d’Artagnan.—Oui, répondit l’inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque
ce n’est pas à moi que vous avez affaire.—Vous avez raison, monsieur, dit d’Artagnan, ce n’est pas
à vous que j’ai affaire, c’est à madame.—A madame! vous ne la connaissez pas, dit l’étranger.—Vous vous trompez, monsieur, je la connais.—Ah! fit madame Bonacieux d’un ton de reproche; ah,
monsieur! j’avais votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme;
j’espérais pouvoir compter dessus.—Et moi, madame, dit d’Artagnan embarrassé, vous m’aviez
promis...—Prenez mon bras, madame, dit l’étranger et continuons
notre chemin.Cependant d’Artagnan, étourdi, atterré, anéanti par tout
ce qui lui arrivait, restait debout les bras croisés devant le
mousquetaire et madame Bonacieux.Le mousquetaire fit deux pas en avant et écarta d’Artagnan
avec la main.178
D’Artagnan fit un bond en arrière et tira son épée.En même temps et avec la rapidité de l’éclair l’inconnu
tira la sienne.—Au nom du ciel, milord! s’écria madame Bonacieux en se
jetant entre les deux combattants et prenant les épées à
pleines mains.—Milord! s’écria d’Artagnan illuminé d’une idée subite,
milord! pardon, monsieur; mais est-ce que vous seriez?...—Milord duc de Buckingham, dit madame Bonacieux à
demi-voix; et maintenant vous pouvez nous perdre tous.—Milord, madame, pardon, cent fois pardon; mais je
l’aimais, milord, et j’étais jaloux; vous savez ce que c’est que
d’aimer, milord; pardonnez-moi et dites-moi comment je puis
me faire tuer pour Votre Grâce.—Vous êtes un brave jeune homme, dit Buckingham en
tendant à d’Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement;
vous m’offrez vos services, je les accepte; suivez-nous
à vingt pas jusqu’au Louvre; et si quelqu’un nous épie,
tuez-le!D’Artagnan mit son épée nue sous son bras, laissa prendre
à madame Bonacieux et au duc vingt pas d’avance, et les suivit,
prêt à exécuter à la lettre les instructions du noble et
élégant ministre de Charles Ier.Mais heureusement le jeune séide n’eut aucune occasion de
donner au duc cette preuve de son dévouement, et la jeune
femme et le beau mousquetaire rentrèrent au Louvre par le
guichet de l’Échelle sans avoir été inquiétés.Quant à d’Artagnan, il se rendit aussitôt au cabaret de la
Pomme-de-Pin, où il trouva Porthos et Aramis qui l’attendaient.Mais sans leur donner d’autre explication sur le dérangement
qu’il leur avait causé, il leur dit qu’il avait terminé seul
179
l’affaire pour laquelle il avait cru
un instant avoir besoin de leur
intervention.Et maintenant, emportés que
nous sommes par notre récit,
laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et suivons, dans
les détours du Louvre, le duc de Buckingham et son guide.180 |
GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM | Madame Bonacieux et le duc entrèrent au Louvre sans difficulté;
madame Bonacieux était connue pour appartenir à la
reine; le duc portait l’uniforme des mousquetaires de M. de
Tréville, qui, comme nous l’avons dit, étaient de garde ce
soir-là. D’ailleurs Germain était dans les intérêts de la reine,
et si quelque chose arrivait, madame Bonacieux serait accusée
d’avoir introduit son amant au Louvre, voilà tout; elle prenait
sur elle le crime: sa réputation était perdue, il est vrai, mais
de quelle valeur était dans le monde la réputation d’une petite
mercière?Une fois entrés dans l’intérieur de la cour, le duc et la jeune
femme suivirent le pied de la muraille pendant l’espace d’environ
vingt-cinq pas; cet espace parcouru, madame Bonacieux
poussa une petite porte de service, ouverte le jour, mais ordinairement
fermée la nuit; la porte céda; tous deux entrèrent
et se trouvèrent dans l’obscurité, mais madame Bonacieux
connaissait tous les tours et détours de cette partie du Louvre,
destinée aux gens de la suite. Elle referma les portes derrière
elle, prit le duc par la main, fit quelques pas en tâtonnant,
saisit une rampe, toucha du pied un degré, et commença de
monter un escalier: le duc compta deux étages. Alors elle
prit à droite, suivit un long corridor, redescendit un étage, fit
quelques pas encore, introduisit une clé dans une serrure, ouvrit
une porte et introduisit le duc dans un appartement éclairé
seulement par une lampe de nuit, en disant: «Restez ici,
milord-duc, on va venir.» Puis elle sortit par la même porte,
181
qu’elle ferma à clé, de sorte que le duc se trouva littéralement
prisonnier.Cependant tout isolé qu’il se trouvait, il faut le dire, le duc
de Buckingham n’éprouva pas un instant de crainte; un des
côtés saillants de son caractère était la recherche de l’aventure
et l’amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce
n’était pas la première fois qu’il risquait sa vie dans de pareilles
tentatives; il avait appris que ce prétendu message d’Anne
d’Autriche, sur la foi duquel il était venu à Paris, était un
piège, et au lieu de regagner l’Angleterre, il avait, abusant de la
position qu’on lui avait faite, déclaré à la reine qu’il ne partirait
pas sans l’avoir vue. La reine avait positivement refusé
d’abord, puis enfin elle avait craint que le duc exaspéré ne fît
quelque folie. Déjà elle était décidée à le recevoir et à le supplier
de partir aussitôt, lorsque, le soir même de cette décision,
madame Bonacieux, qui était chargée d’aller chercher le
duc et de le conduire au Louvre, fut enlevée. Pendant deux
jours on ignora complètement ce qu’elle était devenue et tout
resta en suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport
avec La Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle
venait d’accomplir la périlleuse entreprise que, sans son arrestation,
elle eût exécutée trois jours plus tôt.Buckingham, resté seul, s’approcha d’une glace. Cet habit
de mousquetaire lui allait à merveille.A trente-cinq ans qu’il avait alors, il passait à juste titre
pour le plus beau gentilhomme et le plus élégant cavalier de
France et d’Angleterre.Favori de deux rois, riche à millions, tout-puissant dans un
royaume qu’il bouleversait à sa fantaisie et calmait à son caprice,
Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris
une de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des
siècles comme un étonnement pour la postérité.182
Aussi, sûr de lui-même, convaincu de sa puissance, certain
que les lois qui régissent les autres hommes ne pouvaient l’atteindre,
allait-il droit au but qu’il s’était fixé, ce but fût-il si
élevé et si éblouissant que c’eût été folie pour un autre que
de l’envisager seulement. C’est ainsi
qu’il était arrivé à s’approcher plusieurs
fois de la belle et fière Anne
d’Autriche et à s’en faire aimer,
à force d’éblouissement.
Georges Villiers se plaça
donc devant une glace,
comme nous l’avons
dit, rendit à sa belle
chevelure blonde les
ondulations que
le poids de son
chapeau lui avait
fait perdre, retroussa
sa moustache,
et le cœur tout gonflé
de joie, heureux et fier
de toucher au moment
qu’il avait si longtemps
désiré, se sourit à lui-même
d’orgueil et d’espoir.En ce moment une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit,
et une femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la
glace; il jeta un cri, c’était la reine!Anne d’Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c’est-à-dire
qu’elle se trouvait dans tout l’éclat de sa beauté.Sa démarche était celle d’une reine ou d’une déesse; ses
183
yeux, qui jetaient des reflets d’émeraude, étaient parfaitement
beaux, et tout à la fois pleins de douceur et de majesté.Sa bouche était petite et vermeille, et quoique sa lèvre
inférieure, comme celle des princes de la maison d’Autriche,
avançât légèrement sur l’autre, elle était éminemment gracieuse
dans le sourire, mais aussi profondément dédaigneuse
dans le mépris.Sa peau était citée pour sa douceur et son velouté, sa main
et ses bras étaient d’une beauté surprenante, et tous les poètes
du temps les chantaient comme incomparables.Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu’ils étaient dans sa jeunesse,
étaient devenus châtains, et qu’elle portait frisés très
clair et avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement
son visage, auquel le censeur le plus rigide n’eût pu souhaiter
qu’un peu moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant
qu’un peu plus de finesse dans le nez.Buckingham resta un instant ébloui; jamais Anne d’Autriche
ne lui était apparue aussi belle, au milieu des bals, des fêtes,
des carrousels, qu’elle lui apparut en ce moment, vêtue d’une
simple robe de satin blanc et accompagnée de doña Estefania,
la seule de ses femmes espagnoles qui n’eût pas été chassée par
la jalousie du roi et par les persécutions de Richelieu.Anne d’Autriche fit deux pas en avant; Buckingham se précipita
à ses genoux, et avant que la reine eût pu l’en empêcher,
il baisa le bas de sa robe.—Duc, vous savez déjà que ce n’est pas moi qui vous ai
fait écrire.—Oh! oui, madame, oui, Votre Majesté, s’écria le duc; je
sais que j’ai été un fou, un insensé, de croire que la neige s’animerait,
que le marbre s’échaufferait; mais que voulez-vous,
quand on aime, on croit facilement à l’amour; d’ailleurs, je n’ai
pas tout perdu à ce voyage, puisque je vous vois.184
—Oui, répondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment
je vous vois, parce qu’insensible à toutes mes peines, vous
vous êtes obstiné à rester dans une ville où, en restant, vous
courez risque de la vie et me faites
courir risque de mon honneur: je
vous vois pour vous dire que tout
nous sépare, les profondeurs
de la mer, l’inimitié des royaumes,
la sainteté des serments.
Il est sacrilège de lutter contre
tant de choses, milord. Je
vous vois enfin pour vous
dire qu’il ne faut plus nous
voir.—Parlez, madame, parlez,
reine, dit Buckingham;
la douceur de votre voix couvre
la dureté de vos paroles.
Vous parlez de sacrilège!
mais le sacrilège
est dans la séparation
des cœurs
que Dieu avait
formés l’un
pour l’autre.—Milord,
s’écria la reine,
vous oubliez que je ne vous ai jamais dit que je vous aimais.—Mais vous ne m’avez jamais dit non plus que vous ne
m’aimiez point, et vraiment me dire de semblables paroles ce
serait de la part de Votre Majesté une trop grande ingratitude.
Car, dites-moi, où trouvez-vous un amour pareil au mien, un
185
amour que ni le temps, ni l’absence, ni le désespoir, ne peuvent
éteindre; un amour qui se contente d’un ruban égaré, d’un
regard perdu, d’une parole échappée?»Il y a trois ans, madame, que je vous ai vue pour la première
fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi.»Voulez-vous que je vous dise comment vous étiez vêtue la
première fois que je vous vis? voulez-vous que je détaille chacun
des ornements de votre toilette? Tenez, je vous vois encore:
vous étiez assise sur des carreaux, à la mode d’Espagne; vous
aviez une robe de satin vert avec des broderies d’or et d’argent,
des manches pendantes et renouées sur vos beaux bras,
sur ces bras admirables, avec de gros diamants; vous aviez une
fraise fermée, un petit bonnet sur votre tête de la couleur de
votre robe, et sur ce bonnet une plume de héron.»Oh! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle
que vous étiez alors; je les rouvre, et je vous vois telle que
vous êtes maintenant, c’est-à-dire cent fois plus belle encore!—Quelle folie! murmura Anne d’Autriche, qui n’avait pas
le courage d’en vouloir au duc d’avoir si bien conservé son
portrait dans son cœur; quelle folie de nourrir une passion
inutile avec de pareils souvenirs!—Et avec quoi voulez-vous donc que je vive? Je n’ai que
des souvenirs, moi. C’est mon bonheur, mon trésor, mon espérance.
Chaque fois que je vous vois, c’est un diamant de plus
que je renferme dans l’écrin de mon cœur. Celui-ci est le
quatrième que vous laissez tomber et que je ramasse; car en
trois ans, madame, je ne vous ai vue que quatre fois: cette
première que je viens de vous dire, la seconde chez madame
de Chevreuse, la troisième dans les jardins d’Amiens.—Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette
soirée.—Oh! parlons-en, au contraire, madame, parlons-en: c’est
186
la soirée heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous
la belle nuit qu’il faisait? Comme l’air était doux et parfumé,
comme le ciel était bleu et tout émaillé d’étoiles? Ah!
cette fois, madame, j’avais pu être un instant seul avec vous;
cette fois vous étiez prête à tout me dire, l’isolement de votre
vie, les chagrins de votre cœur. Vous étiez appuyée à mon bras,
tenez, à celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tête à votre côté,
vos beaux cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu’ils
l’effleuraient je frissonnais de la tête aux pieds. Oh! reine, reine!
oh! vous ne savez pas tout ce qu’il y a de félicités du ciel, de
joies du paradis enfermées dans un moment pareil. Tenez, mes
biens, ma fortune, ma gloire, tout ce qu’il me reste de jours à
vivre, pour un pareil instant et pour une semblable nuit! car
cette nuit-là, madame, cette nuit-là vous m’aimiez, je vous le
jure.—Milord, il est possible, oui, que l’influence du lieu, que
le charme de cette belle soirée, que la fascination de votre regard,
que ces mille circonstances enfin qui se réunissent parfois
pour perdre une femme se soient groupées autour de moi
dans cette fatale soirée; mais vous l’avez vu, milord, la reine
est venue au secours de la femme qui faiblissait: au premier
mot que vous avez osé dire, à la première hardiesse à laquelle
j’ai eu à répondre, j’ai appelé.—Oh! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le
mien aurait succombé à cette épreuve; mais mon amour, à
moi, en est sorti plus ardent et plus éternel. Vous avez cru
me fuir en revenant à Paris, vous avez cru que je n’oserais
quitter le trésor sur lequel mon maître m’avait chargé de
veiller. Ah! que m’importent à moi tous les trésors du monde
et tous les rois de la terre! Huit jours après j’étais de retour,
madame. Cette fois, vous n’avez rien eu à me dire: j’avais
risqué ma faveur, ma vie, pour vous voir une seconde; je n’ai
187
pas même touché votre main, et vous m’avez pardonné en me
voyant si soumis et si repentant.—Oui, mais la calomnie s’est emparée de toutes ces folies
dans lesquelles je n’étais pour rien, vous le savez bien, milord.
Le roi, excité par M. le cardinal, a fait un éclat terrible: madame
de Vernet a été chassée, Putange exilé, madame de Chevreuse
est tombée en défaveur, et lorsque vous avez voulu
revenir comme ambassadeur en France, le roi lui-même,
souvenez-vous-en, milord, le roi lui-même s’y est opposé.—Oui, et la France va payer d’une guerre le refus de son
roi. Je ne puis plus vous voir, madame; eh bien! je veux
que chaque jour vous entendiez parler de moi.»Quel but pensez-vous qu’aient eu cette expédition de Ré et
cette ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette?
Le plaisir de vous voir!»Je n’ai pas l’espoir de pénétrer à main armée jusqu’à Paris,
je le sais bien; mais cette guerre pourra amener une paix,
cette paix nécessitera un négociateur, ce négociateur ce sera
moi. On n’osera plus me refuser alors, et je reviendrai à
Paris, et je vous reverrai, et je serai heureux un instant. Des
milliers d’hommes, il est vrai, auront payé mon bonheur de
leur vie; mais que m’importera, à moi, pourvu que je vous
revoie! Tout cela est peut-être bien insensé, mais, dites-moi,
quelle femme a un amant plus amoureux? quelle reine a eu
un serviteur plus ardent?—Milord, milord, vous invoquez pour votre défense des
choses qui vous accusent, encore; milord, toutes ces preuves
d’amour que vous voulez me donner sont presque des crimes.—Parce que vous ne m’aimez pas, madame: si vous m’aimiez,
vous verriez tout cela autrement; si vous m’aimiez, oh!
mais si vous m’aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais
fou. Ah! madame de Chevreuse, dont vous parliez tout
188
à l’heure, madame de Chevreuse a été moins cruelle que vous;
Holland l’a aimée, et elle a répondu à son amour.—Madame de Chevreuse n’était pas reine, murmura Anne
d’Autriche, vaincue malgré elle par l’expression d’un amour si
profond.—Vous m’aimeriez donc si vous ne l’étiez pas, vous, madame,
dites, vous m’aimeriez donc? Je puis donc croire que
c’est la dignité seule de votre rang qui vous fait cruelle pour
moi; je puis donc croire que si vous eussiez été madame de
Chevreuse, le pauvre Buckingham aurait pu espérer? Merci de
ces douces paroles, ô ma belle Majesté, cent fois merci.—Ah! milord, vous avez mal entendu, mal interprété; je
n’ai pas voulu dire...—Silence! silence! dit le duc; si je suis heureux d’une
erreur, n’ayez pas la cruauté de me l’enlever. Vous l’avez dit
vous-même, on m’a attiré dans un piège, j’y laisserai ma vie,
peut-être, car, tenez, c’est étrange, depuis quelque temps j’ai
des pressentiments que je vais mourir.Et le duc sourit d’un sourire triste et charmant à la fois.—Oh! mon Dieu! s’écria Anne d’Autriche avec un accent
d’effroi qui prouvait quel intérêt plus grand qu’elle ne le voulait
dire elle prenait au duc.—Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, madame,
non; c’est même ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne
me préoccupe point de pareils rêves. Mais ce mot que vous
venez de dire, cette espérance que vous m’avez presque donnée,
aura tout payé, fût-ce même ma vie.—Eh bien! dit Anne d’Autriche, moi aussi, duc, moi, j’ai
des pressentiments; moi aussi, j’ai des rêves. J’ai songé que je
vous voyais couché sanglant, frappé d’une blessure.—Au côté gauche, n’est-ce pas, avec un couteau? interrompit
Buckingham.189
—Oui, c’est cela, milord, c’est cela, au côté gauche, avec
un couteau. Qui a pu vous dire que j’avais fait ce rêve? Je ne
l’ai confié qu’à Dieu, et encore dans mes prières.—Je n’en veux pas davantage, et vous m’aimez, madame,
c’est bien.—Je vous aime, moi?—Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mêmes rêves qu’à
moi, si vous ne m’aimiez pas? Aurions-nous les mêmes pressentiments,
si nos deux existences ne se touchaient pas par le
cœur? Vous m’aimez, ô reine, et vous me pleurerez!—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria Anne d’Autriche, c’est
plus que je n’en puis supporter. Tenez, duc, au nom du ciel,
partez, retirez-vous; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous
aime pas; mais ce que je sais, c’est que je ne serai point parjure.
Prenez donc pitié de moi et partez. Oh! si vous êtes
frappé en France, si vous mourez en France, si je pouvais supposer
que votre amour pour moi fût cause de votre mort, je
ne me consolerais jamais, j’en deviendrais folle. Partez donc,
partez, je vous en supplie.—Oh! que vous êtes belle ainsi! Oh! que je vous aime! dit
Buckingham.—Partez! partez! je vous en supplie, et revenez plus tard;
revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez
entouré de gardes qui vous défendront, de serviteurs qui
veilleront sur vous, et alors, je ne craindrai plus pour vos
jours, et j’aurai du bonheur à vous revoir.—Oh! est-ce bien vrai, ce que vous me dites?—Oui...—Eh bien! un gage de votre indulgence, un objet qui
vienne de vous et qui me rappelle que je n’ai point fait un
rêve; quelque chose que vous ayez porté et que je puisse porter
à mon tour, une bague, un collier, une chaîne.190
—Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que
vous me demandez?—Oui.—A l’instant même?—Oui.—Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre?—Oui, je vous le jure!—Attendez, alors, attendez.Et Anne d’Autriche rentra
dans son appartement et en
sortit presque aussitôt, tenant
à la main un petit coffret en
bois de rose à son chiffre tout
incrusté d’or.—Tenez, milord-duc,
tenez, dit-elle, gardez
cela en mémoire de moi.Buckingham
prit le coffret et
tomba une seconde
fois à genoux.—Vous m’avez
promis de partir, dit
la reine.—Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, madame,
et je pars.Anne d’Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en
s’appuyant de l’autre sur Estefania, car elle sentait que les
forces allaient lui manquer.Buckingham appuya avec passion ses lèvres sur cette belle
main, puis se relevant:191
—Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous
aurai revue, madame, dussé-je bouleverser le monde pour
cela.Et, fidèle à la promesse qu’il avait faite, il s’élança hors de
l’appartement.Dans le corridor, il rencontra madame Bonacieux qui
l’attendait, et qui, avec les mêmes précautions et le même
bonheur, le reconduisit hors du Louvre. |
MONSIEUR BONACIEUX | Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer,
un personnage dont, malgré sa position précaire, on n’avait
paru s’inquiéter que fort médiocrement; ce personnage était
M. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et
amoureuses qui s’enchevêtraient si bien les unes aux autres
dans cette époque à la fois si chevaleresque et si galante.Heureusement, le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle
pas, heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre
de vue.Les estafiers qui l’avaient arrêté le conduisirent droit à la
Bastille, où on le fit passer tout tremblant devant un peloton
de soldats qui chargeaient leurs mousquets.De là, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut,
de la part de ceux qui l’avaient amené, l’objet des plus grossières
injures et des plus farouches traitements. Les sbires
voyaient qu’ils n’avaient pas affaire à un gentilhomme, et ils
le traitaient en véritable croquant.Au bout d’une demi-heure à peu près, un greffier vint
192
mettre fin à ses tortures, mais non pas à ses inquiétudes, en
donnant l’ordre de conduire M. Bonacieux dans la chambre
des interrogatoires. Ordinairement on interrogeait les prisonniers
chez eux, mais avec M. Bonacieux on ne faisait pas tant
de façons.Deux gardes s’emparèrent du mercier, lui firent traverser
une cour, le firent entrer dans un corridor où il y avait trois
sentinelles, ouvrirent une porte et le poussèrent dans une
chambre basse, où il n’y avait pour tous meubles qu’une
table, une chaise et un commissaire. Le commissaire était
assis sur la chaise et occupé à écrire sur la table.Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table,
et, sur un signe du commissaire, s’éloignèrent hors de la
portée de la voix.Le commissaire, qui jusque-là avait tenu sa tête baissée sur
ses papiers, la releva pour voir à qui il avait affaire. Ce commissaire
était un homme à la mine rébarbative, au nez pointu,
aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits, mais investigateurs
et vifs, à la physionomie tenant à la fois de la fouine
et du renard. Sa tête, supportée par un cou long et mobile,
sortait de sa large robe noire en se balançant avec un mouvement
à peu près pareil à celui de la tortue tirant sa tête hors
de sa carapace.Il commença par demander à M. Bonacieux ses nom et prénoms,
son âge, son état et son domicile.L’accusé répondit qu’il s’appelait Jacques-Michel Bonacieux,
qu’il était âgé de cinquante et un ans, mercier retiré, et qu’il
demeurait rue des Fossoyeurs, no 11.Le commissaire alors, au lieu de continuer à l’interroger,
lui fit un grand discours sur le danger qu’il y a pour un bourgeois
obscur à se mêler des choses publiques.Il compliqua cet exorde d’une exposition dans laquelle il
193
raconta la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre
incomparable, ce vainqueur des ministres passés, cet exemple
des ministres à venir: actes et puissance que nul ne contrecarrait
impunément.Après cette deuxième partie de son discours, fixant son regard
d’épervier sur le pauvre Bonacieux, il l’invita à réfléchir
à la gravité de sa situation.Les réflexions du mercier étaient toutes faites: il donnait au
diable l’instant où M. de La Porte avait eu l’idée de le marier
avec sa filleule, et l’instant surtout où cette filleule avait été
reçue dame de la lingerie chez la reine.Le fond du caractère de maître Bonacieux était un profond
égoïsme mêlé à une avarice sordide, le tout assaisonné d’une
poltronnerie extrême. L’amour que lui avait inspiré sa jeune
femme, étant un sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter
avec les sentiments primitifs que nous venons d’énumérer.Bonacieux réfléchit en effet sur ce qu’on venait de lui dire.—Mais, monsieur le commissaire, dit-il froidement, croyez
bien que je connais et que j’apprécie plus que personne le
mérite de l’incomparable Éminence par laquelle nous avons
l’honneur d’être gouvernés.—Vraiment? demanda le commissaire d’un air de doute;
mais s’il en était véritablement ainsi, comment seriez-vous à
la Bastille?—Comment j’y suis, ou plutôt pourquoi j’y suis, répliqua
M. Bonacieux, voilà ce qu’il m’est parfaitement impossible
de vous dire, vu que je l’ignore moi-même; mais à coup
sûr ce n’est pas pour avoir désobligé, sciemment du moins,
M. le cardinal.—Il faut cependant que vous ayez commis un crime,
puisque vous êtes ici accusé de haute trahison.—De haute trahison! s’écria Bonacieux épouvanté, de
194
haute trahison! et comment voulez-vous qu’un pauvre mercier
qui déteste les huguenots et qui abhorre les Espagnols,
soit accusé de haute trahison? Réfléchissez, monsieur, la chose
est matériellement impossible.—Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant
l’accusé comme si ses petits yeux avaient la faculté de lire jusqu’au
plus profond des cœurs, monsieur Bonacieux, vous avez
une femme?—Oui, monsieur, répondit le mercier tout tremblant, sentant
que c’était là où les affaires allaient s’embrouiller; c’est-à-dire,
j’en avais une.—Comment? vous en aviez une! Qu’en avez-vous fait, si
vous ne l’avez plus?—On me l’a enlevée, monsieur.—On vous l’a enlevée? dit le commissaire. Ah!Bonacieux sentit à ce «Ah!» que l’affaire s’embrouillait de
plus en plus.—On vous l’a enlevée! reprit le commissaire, et savez-vous
quel est l’homme qui a commis ce rapt?—Je crois le connaître.—Quel est-il?—Songez que je n’affirme rien, monsieur le commissaire,
et que je soupçonne seulement.—Qui soupçonnez-vous? Voyons, répondez franchement.M. Bonacieux était dans la plus grande perplexité; devait-il
tout nier ou tout dire? En niant tout, on pouvait croire qu’il
en savait trop long pour avouer; en disant tout, il faisait
preuve de bonne volonté. Il se décida donc à tout dire.—Je soupçonne, dit-il, un grand brun, de haute mine,
lequel a tout à fait l’air d’un grand seigneur; il nous a suivis
plusieurs fois, à ce qu’il m’a semblé, quand j’attendais ma
femme devant le guichet du Louvre pour la ramener chez moi.195
Le commissaire parut éprouver quelque inquiétude.—Et son nom? dit-il.—Oh! quant à son nom, je n’en sais rien, mais si je le
rencontre jamais, je le reconnaîtrai à l’instant même, je vous
en réponds, fût-il entre mille personnes.Le front du commissaire se rembrunit.—Vous le reconnaîtriez entre mille, dites-vous? demanda-t-il.—C’est-à-dire,
reprit Bonacieux,
qui vit
qu’il avait fait
fausse route,
c’est-à-dire...—Vous avez
répondu que
vous le reconnaîtriez,
dit le
commissaire,
c’est bien, en
voici assez pour
aujourd’hui; il
faut, avant que nous allions plus loin, que quelqu’un soit
prévenu que vous connaissez le ravisseur de votre femme.—Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais! s’écria
Bonacieux au désespoir. Je vous ai dit au contraire...—Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux
gardes.—Et où faut-il le conduire? demanda le greffier.—Dans un cachot.—Dans lequel?—Oh! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu’il
196
ferme bien, répondit le commissaire avec une indifférence qui
pénétra d’horreur le pauvre Bonacieux.—Hélas! hélas! se dit-il, le malheur est sur ma tête; ma
femme aura commis quelque crime effroyable; on me croit
son complice, et l’on me punira avec elle: elle aura parlé,
elle aura avoué qu’elle m’avait tout dit; une femme c’est si
faible! Un cachot, le premier venu! c’est cela! une nuit est
bientôt passée; et demain, à la roue, à la potence! Oh! mon
Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi!Sans écouter le moins du monde les lamentations de maître
Bonacieux, lamentations auxquelles d’ailleurs ils devaient être
habitués, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, et
l’emmenèrent, tandis que le commissaire écrivait en hâte une
lettre que son greffier attendait.Bonacieux ne ferma pas l’œil, non pas que son cachot fût
par trop désagréable, mais parce que ses inquiétudes étaient
trop grandes. Il resta toute la nuit sur son escabeau tressaillant
au moindre bruit; et quand les premiers rayons du jour se
glissèrent dans sa chambre, l’aurore lui parut avoir pris des
teintes funèbres.Tout à coup, il entendit tirer les verrous, et fit un soubresaut
terrible. Il croyait qu’on venait le chercher pour le conduire
à l’échafaud; aussi lorsqu’il vit purement et simplement
paraître, au lieu de l’exécuteur qu’il attendait, son commissaire
et son greffier de la veille, il fut tout près de leur sauter au
cou.—Votre affaire s’est fort compliquée depuis hier au soir,
mon brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille
de dire toute la vérité; car votre repentir peut seul conjurer la
colère du cardinal.—Mais je suis prêt à tout dire, s’écria Bonacieux, du moins
tout ce que je sais. Interrogez, je vous prie.197
—Où est votre femme, d’abord?—Mais puisque je vous ai dit qu’on me l’avait enlevée.—Oui, mais depuis hier cinq heures de l’après-midi, grâce
à vous, elle s’est échappée.—Ma femme s’est échappée! s’écria Bonacieux. Oh! la malheureuse!
Monsieur, si elle s’est échappée, ce n’est pas ma
faute, je vous le jure.—Qu’alliez-vous donc faire chez M. d’Artagnan, votre voisin,
avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la
journée?—Ah! oui, monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et
j’avoue que j’ai tort. J’ai été chez M. d’Artagnan.—Quel était le but de cette visite?—De le prier de m’aider à retrouver ma femme. Je croyais
que j’avais droit de la réclamer; je me trompais, à ce qu’il
paraît, et je vous en demande bien pardon.—Et qu’a répondu M. d’Artagnan?—M. d’Artagnan m’a promis son aide; mais je me suis
bientôt aperçu qu’il me trahissait.—Vous en imposez à la justice! M. d’Artagnan a fait
un pacte avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les
hommes de police qui avaient arrêté votre femme, et l’a soustraite
à toutes les recherches.—M. d’Artagnan a enlevé ma femme! Ah çà! mais que
me dites-vous là?—Heureusement M. d’Artagnan est entre nos mains, et
vous allez lui être confronté.—Ah! ma foi, je ne demande pas mieux, s’écria Bonacieux;
je ne serais pas fâché de voir une figure de connaissance.—Faites entrer M. d’Artagnan, dit le commissaire aux
deux gardes.Les deux gardes firent entrer Athos.198
—Monsieur d’Artagnan, dit le commissaire en s’adressant
à Athos, déclarez ce qui s’est passé entre vous et monsieur.—Mais! s’écria Bonacieux, ce n’est pas M. d’Artagnan que
vous me montrez là!—Comment! ce n’est pas M. d’Artagnan? s’écria le commissaire.—Pas le moins du monde, répondit Bonacieux.—Comment se nomme monsieur? demanda le commissaire.—Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.—Comment! vous ne le connaissez pas?—Non.—Vous ne l’avez jamais vu?—Si fait; mais je ne sais comment il s’appelle.—Votre nom? demanda le commissaire.—Athos, répondit le mousquetaire.—Mais ce n’est pas un nom d’homme, ça, c’est un nom de
montagne! s’écria le pauvre interrogateur qui commençait à
perdre la tête.—C’est mon nom, dit tranquillement Athos.—Mais vous avez dit que vous vous nommiez d’Artagnan.—Moi?—Oui, vous.—C’est-à-dire que c’est à moi qu’on a dit: «Vous êtes
monsieur d’Artagnan?» J’ai répondu: «Vous croyez?» Mes
gardes se sont écriés qu’ils en étaient sûrs. Je n’ai pas voulu
les contrarier. D’ailleurs je pouvais me tromper.—Monsieur, vous insultez à la majesté de la justice.—Aucunement, fit tranquillement Athos.—Vous êtes monsieur d’Artagnan.—Vous voyez bien que vous me le dites encore.—Mais, s’écria à son tour M. Bonacieux, je vous dis, monsieur
le commissaire, qu’il n’y a pas un instant de doute à
199
avoir. M. d’Artagnan est mon hôte, et par conséquent, quoiqu’il
ne me paye pas mes loyers, et justement même à cause de
cela, je dois le connaître. M. d’Artagnan est un jeune homme
de dix-neuf à vingt ans à peine, et monsieur en a trente au
moins. M. d’Artagnan est dans les gardes de M. des Essarts, et
monsieur est dans
la compagnie des
mousquetaires de
M. de Tréville: regardez
l’uniforme,
monsieur le commissaire,
regardez
l’uniforme.—C’est vrai,
murmura le commissaire;
c’est pardieu vrai.En ce moment
la porte s’ouvrit vivement,
et un messager,
introduit par
un des guichetiers
de la Bastille, remit
une lettre au commissaire.—Oh! la malheureuse! s’écria le commissaire.—Comment? que dites-vous? de qui parlez-vous? Ce n’est
pas de ma femme, j’espère!—Au contraire, c’est d’elle. Votre affaire est bonne,
allez.—Ah çà! s’écria le mercier exaspéré, faites-moi le plaisir
de me dire, monsieur, comment mon affaire, à moi, peut s’empirer
200
de ce que fait ma femme pendant que je suis en prison!—Parce que ce qu’elle fait est la suite d’un plan arrêté
entre vous, plan infernal!—Je vous jure, monsieur le commissaire, que vous êtes
dans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de
ce que devait faire ma femme, que je suis entièrement étranger
à ce qu’elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie,
je la démens, je la maudis.—Ah çà! dit Athos au commissaire, si vous n’avez plus besoin
de moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est très ennuyeux,
votre M. Bonacieux.—Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le
commissaire en désignant d’un même geste Athos et Bonacieux,
et qu’ils soient gardés plus sévèrement que jamais.—Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c’est à
M. d’Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en
quoi je puis le remplacer.—Faites ce que j’ai dit! s’écria le commissaire, et le secret
le plus absolu! Vous entendez!Athos suivit ses gardes en levant les épaules, et M. Bonacieux
en poussant des lamentations à fendre le cœur d’un tigre.On ramena le mercier dans le même cachot où il avait passé
la nuit, et on l’y laissa toute la journée. Toute la journée
Bonacieux pleura comme un véritable mercier, n’étant pas du
tout homme d’épée, il nous l’a dit lui-même.Le soir, vers les neuf heures, au moment où il allait se
décider à se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor.
Les pas se rapprochèrent de son cachot, sa porte s’ouvrit,
des gardes parurent.—Suivez-moi, dit un exempt qui venait à la suite des gardes.—Vous suivre! s’écria Bonacieux: vous suivre à cette
heure-ci! et où cela, mon Dieu?201
—Où nous avons l’ordre de vous conduire.—Mais ce n’est pas une réponse, cela.—C’est cependant la seule que nous puissions vous faire.—Ah! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier,
pour cette fois je suis perdu!Et il suivit machinalement et sans résistance les gardes qui
venaient le querir.Il prit le même corridor qu’il avait déjà pris, traversa une
première cour, puis un second corps de logis; enfin, à la porte
de la cour d’entrée, il trouva une voiture entourée de quatre
gardes à cheval. On le fit monter dans cette voiture, l’exempt se
plaça près de lui, on ferma la portière à clé, et tous deux se
trouvèrent dans une prison roulante.La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funèbre.
A travers la grille cadenassée le prisonnier apercevait
les maisons et le pavé, voilà tout; mais, en véritable Parisien
qu’il était, Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux
enseignes, aux réverbères. Au moment d’arriver à Saint-Paul,
lieu où l’on exécutait les condamnés de la Bastille, il faillit s’évanouir
et se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait
s’arrêter là. La voiture passa cependant.Plus loin une grande terreur le prit encore, ce fut en côtoyant
le cimetière Saint-Jean où l’on enterrait les criminels
d’État. Une seule chose le rassura un peu, c’est qu’avant de
les enterrer on leur coupait généralement la tête, et que sa
tête à lui était encore sur ses épaules. Mais lorsqu’il vit que la
voiture prenait la route de la Grève, qu’il aperçut les toits aigus
de l’hôtel de ville, que la voiture s’engagea sous l’arcade, il
crut que tout était fini pour lui, voulut se confesser à l’exempt
et, sur son refus, poussa des cris si pitoyables que l’exempt
annonça que, s’il continuait à l’assourdir ainsi, il lui mettrait
un bâillon.202
Cette menace rassura quelque peu Bonacieux: si l’on eût dû
l’exécuter en Grève, ce n’était pas la peine de le bâillonner,
puisqu’on était presque arrivé au lieu de l’exécution. En effet,
la voiture traversa la place fatale sans s’arrêter. Il ne restait
plus à craindre que la Croix-du-Trahoir: la voiture en prit
justement le chemin.Cette fois il n’y avait plus de doute, c’était à la Croix-du-Trahoir
qu’on exécutait
les criminels
subalternes.
Bonacieux s’était
flatté en se croyant
digne de Saint-Paul
ou de la place
de Grève: c’était
à la Croix-du-Trahoir
qu’allaient
finir son voyage
et sa destinée! Il
ne pouvait voir
encore cette malheureuse croix, mais il la sentait en quelque
sorte venir au-devant de lui. Lorsqu’il n’en fut plus qu’à une
vingtaine de pas, il entendit une rumeur, et la voiture s’arrêta.
C’était plus que n’en pouvait supporter le pauvre Bonacieux,
déjà écrasé par les émotions successives qu’il avait éprouvées;
il poussa un faible gémissement, qu’on eût pu prendre pour
le dernier soupir d’un moribond, et il s’évanouit.203 |
L’HOMME DE MEUNG | Ce rassemblement était produit, non point par l’attente d’un
homme qu’on devait pendre, mais par la contemplation d’un
pendu.La voiture, arrêtée un instant, reprit donc sa marche, traversa
la foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-Honoré,
tourna la rue des Bons-Enfants et s’arrêta devant une
porte basse.La porte s’ouvrit, deux gardes reçurent dans leurs bras
Bonacieux, soutenu par l’exempt; on le poussa dans une allée,
on lui fit monter un escalier, et on le déposa dans une antichambre.Tous ces événements s’étaient opérés pour lui d’une façon
machinale.Il avait marché comme on marche en rêve; il avait entrevu
les objets à travers un brouillard; ses oreilles avaient perçu les
sons sans les comprendre; on eût pu l’exécuter dans ce moment
qu’il n’eût pas fait un geste pour entreprendre sa défense, qu’il
n’eût pas poussé un cri pour implorer la pitié.Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyé au mur
et les bras pendants, à l’endroit même où les gardes l’avaient
déposé.Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait
aucun objet menaçant, comme rien n’indiquait qu’il courût
un danger réel, comme la banquette était convenablement
rembourrée, comme la muraille était recouverte d’un beau
cuir de Cordoue, comme de grands rideaux de damas rouge
204
flottaient devant la fenêtre, retenus par des embrasses d’or, il
comprit peu à peu que sa frayeur était exagérée, et il commença
de remuer la tête à droite et à gauche et de bas en haut.A ce mouvement, auquel personne ne s’opposa, il reprit
un peu de courage et se risqua à
ramener une jambe, puis l’autre;
enfin, en s’aidant
de ses
deux mains,
il se souleva sur sa banquette et se trouva sur ses pieds.En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portière,
continua d’échanger encore quelques paroles avec une
personne qui se trouvait dans la pièce voisine, et se retournant
vers le prisonnier:—C’est vous qui vous nommez Bonacieux? dit-il.205
—Oui, monsieur l’officier, balbutia le mercier, plus mort
que vif, pour vous servir.—Entrez, dit l’officier.Et il s’effaça pour que le mercier pût passer. Celui-ci obéit
sans réplique, et entra dans la chambre où il paraissait être
attendu.C’était un grand cabinet, aux murailles garnies d’armes
offensives et défensives, clos et étouffé, et dans lequel il y avait
déjà du feu, quoique l’on fût à peine à la fin du mois de septembre.
Une table carrée, couverte de livres et de papiers sur
lesquels était déroulé un plan immense de la ville de La Rochelle,
tenait le milieu de l’appartement.Debout devant la cheminée était un homme de moyenne
taille, à la mine haute et fière, aux yeux perçants, au front
large, à la figure amaigrie qu’allongeait encore une royale
surmontée d’une paire de moustaches. Quoique cet homme eût
trente-six à trente-sept ans à peine, cheveux, moustache et
royale s’en allaient grisonnant. Cet homme, moins l’épée, avait
toute la mine d’un homme de guerre, et ses bottes de buffle
encore légèrement couvertes de poussière indiquaient qu’il
avait monté à cheval dans la journée.Cet homme, c’était Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu,
non point tel qu’on nous le représente, cassé comme
un vieillard, souffrant comme un martyr, le corps brisé, la voix
éteinte, enterré dans un grand fauteuil comme dans une tombe
anticipée, ne vivant plus que par la force de son génie, et ne
soutenant plus la lutte avec l’Europe que par l’éternelle application
de sa pensée; mais tel qu’il était réellement à cette époque,
c’est-à-dire adroit et galant cavalier, faible de corps déjà,
mais soutenu par cette puissance morale qui a fait de lui un des
hommes les plus extraordinaires qui aient existé, se préparant
enfin, après avoir soutenu le duc de Nevers dans son duché de
206
Mantoue, après avoir pris Nîmes, Castres et Uzès, à chasser les
Anglais de l’île de Ré et à faire le siège de La Rochelle.A la première vue, rien ne dénotait donc le cardinal, et il
était impossible à ceux-là qui ne connaissaient point son
visage de deviner devant qui ils se trouvaient.Le pauvre mercier demeura debout à la porte, tandis que
les yeux du personnage que nous venons de décrire se fixaient
sur lui et semblaient vouloir pénétrer jusqu’au fond du passé.—C’est là ce Bonacieux? demanda-t-il après un moment
de silence.—Oui, Monseigneur, reprit l’officier.—C’est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous.L’officier prit sur la table les papiers désignés, les remit à
celui qui les demandait, s’inclina jusqu’à terre et sortit.Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de
la Bastille. De temps en temps, l’homme de la cheminée levait
les yeux de dessus les écritures, et les plongeait comme deux
poignards jusqu’au fond du cœur du pauvre mercier.Au bout de dix minutes de lecture et de dix secondes d’examen,
le cardinal était fixé.—Cette tête-là n’a jamais conspiré, murmura-t-il; mais
n’importe, voyons toujours.—Vous êtes accusé de haute trahison, dit lentement le cardinal.—C’est ce qu’on m’a déjà appris, Monseigneur, s’écria Bonacieux,
donnant à son interrogateur le titre qu’il avait entendu
l’officier lui donner, mais je vous jure que je n’en savais rien.Le cardinal réprima un sourire.—Vous avez conspiré avec votre femme, avec madame de
Chevreuse, et avec milord duc de Buckingham.—En effet, Monseigneur, répondit le mercier, je l’ai entendue
prononcer tous ces noms-là.207
—Et à quelle occasion?—Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le duc
de Buckingham à Paris pour le perdre et pour perdre la reine
avec lui.—Elle disait cela, s’écria
le cardinal avec violence.—Oui, Monseigneur;
mais moi je lui ai dit qu’elle
avait tort de tenir de pareils
propos, et que Son Éminence
était incapable...—Taisez-vous, vous êtes
un imbécile, reprit le cardinal.—C’est justement
ce que ma femme
m’a répondu,
Monseigneur.—Savez-vous
qui a
enlevé votre
femme?—Non,
Monseigneur.—Vous
avez des soupçons,
cependant?—Oui, Monseigneur; mais ces soupçons ont paru contrarier
monsieur le commissaire, et je ne les ai plus.—Votre femme s’est échappée, le saviez-vous?—Non, Monseigneur, je l’ai appris depuis que je suis en
208
prison, et toujours par l’entremise de monsieur le commissaire,
un homme bien aimable!Le cardinal réprima un second sourire.—Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue
depuis sa fuite?—Absolument, Monseigneur; mais elle a dû rentrer au
Louvre.—A une heure du matin elle n’y était pas rentrée encore.—Ah! mon Dieu! mais qu’est-elle devenue alors?—On le saura, soyez tranquille; on ne cache rien au cardinal:
le cardinal sait tout.—En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le
cardinal consentira à me dire ce qu’est devenue ma femme?—Peut-être; mais il faut d’abord que vous avouiez tout ce
que vous savez relativement aux relations de votre femme avec
madame de Chevreuse.—Mais, Monseigneur, je n’en sais rien; je ne l’ai jamais
vue.—Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre,
revenait-elle directement chez vous?—Presque jamais: elle avait affaire à des marchands de
toile, chez lesquels je la conduisais.—Et combien y en avait-il de marchands de toile?—Deux, Monseigneur.—Où demeurent-ils?—Un, rue de Vaugirard; l’autre, rue de La Harpe.—Entriez-vous chez eux avec elle?—Jamais, Monseigneur; je l’attendais à la porte.—Et quel prétexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute
seule?—Elle ne m’en donnait pas; elle me disait d’attendre et
j’attendais.209
—Vous êtes un mari complaisant, mon cher monsieur
Bonacieux! dit le cardinal.—Il m’appelle son cher monsieur! dit en lui-même le
mercier. Peste! les affaires vont bien!—Reconnaîtriez-vous ces portes?—Oui.—Savez-vous les numéros?—Oui.—Quels sont-ils?—No 25 dans la rue de Vaugirard; et l’autre, no 75, rue de
La Harpe.—C’est bien, dit le cardinal.A ces mots, il prit une sonnette d’argent, et sonna; l’officier
rentra.—Allez, dit-il à demi-voix, me chercher Rochefort; et qu’il
vienne à l’instant même, s’il est rentré.—Le comte est là, dit l’officier, il demande instamment à
parler à Votre Éminence!—Qu’il vienne alors, qu’il vienne! dit vivement Richelieu.L’officier s’élança hors de l’appartement, avec cette rapidité
que mettaient d’ordinaire tous les serviteurs du cardinal à lui
obéir.—A Votre Éminence! murmurait Bonacieux en roulant
des yeux égarés.Cinq secondes ne s’étaient pas écoulées, depuis la disparition
de l’officier, que la porte s’ouvrit et qu’un nouveau personnage
entra.—C’est lui! s’écria Bonacieux.—Qui lui? demanda le cardinal.—Celui qui m’a enlevé ma femme.Le cardinal sonna une seconde fois. L’officier reparut.210
—Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et
qu’il attende que je le rappelle.—Non, Monseigneur! non, ce n’est pas lui! s’écria Bonacieux;
non, je m’étais trompé: c’est un autre qui ne lui ressemble
pas du tout! Monsieur
est un honnête homme.—Emmenez cet imbécile,
dit le cardinal.L’officier prit Bonacieux
sous le bras et le reconduisit
dans l’antichambre où
il trouva ses deux gardes.Le nouveau personnage
qu’on venait d’introduire
suivit des yeux avec
impatience Bonacieux jusqu’à
ce qu’il fût sorti,
et dès que la porte se
fut refermée sur lui:—Ils se sont
vus, dit-il en se rapprochant vivement du cardinal.—Qui? demanda Son Éminence.—Elle et lui.—La reine et le duc! s’écria Richelieu.—Oui.—Et où cela?—Au Louvre.—Vous en êtes sûr?—Parfaitement sûr.—Qui vous l’a dit?—Madame de Lannoy, qui est tout à Votre Éminence,
comme vous le savez.211
—Pourquoi ne l’a-t-elle pas dit plus tôt?—Soit hasard, soit défiance, la reine a fait coucher
madame de Surgis dans sa chambre, et l’a gardée toute la
journée.—C’est bien, nous sommes battus. Tâchons de prendre
notre revanche.—Je vous y aiderai de toute mon âme, Monseigneur, soyez
tranquille.—Comment cela s’est-il passé?—A minuit et demi, la reine était avec ses femmes...—Où cela?—Dans sa chambre à coucher...—Bien.—Lorsqu’on est venu lui remettre un mouchoir de la part
de sa dame de lingerie...—Après?—Aussitôt la reine a manifesté une grande émotion, et
malgré le rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pâli.—Après! après!—Cependant, elle s’est levée, et d’une voix altérée: «Mesdames,
a-t-elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens.»
Et elle a ouvert la porte de son alcôve, puis elle est sortie.—Pourquoi madame de Lannoy n’est-elle pas venue vous
prévenir à l’instant même?—Rien n’était bien certain encore; d’ailleurs, la reine avait
dit: «Mesdames, attendez-moi;» et elle n’osait désobéir à la
reine.—Et combien de temps la reine est-elle restée hors de la
chambre?—Trois quarts d’heure.—Aucune de ses femmes ne l’accompagnait?—Doña Estefania seulement.212
—Et elle est rentrée ensuite?—Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose
à son chiffre, et sortir aussitôt.—Et quand elle est rentrée, plus tard, a-t-elle rapporté le
coffret?—Non.—Madame de Lannoy savait-elle ce qu’il y avait dans ce
coffret?—Oui, les ferrets en diamants que Sa Majesté a donnés à la
reine.—Et elle est rentrée sans ce coffret?—Oui.—L’opinion de madame de Lannoy est qu’elle les a remis
alors à Buckingham?—Elle en est sûre.—Comment cela!—Pendant la journée, madame de Lannoy, en sa qualité
de dame d’atours de la reine, a cherché ce coffret, a paru
inquiète de ne pas le trouver et a fini par en demander des
nouvelles à la reine.—Et alors la reine?...—La reine est devenue fort rouge et a répondu qu’ayant
brisé la veille un de ses ferrets, elle l’avait envoyé raccommoder
chez son orfèvre.—Il faut y passer et s’assurer si la chose est vraie ou non.—J’y suis passé.—Eh bien! l’orfèvre?...—L’orfèvre n’a entendu parler de rien.—Bien! bien! Rochefort, tout n’est pas perdu, et peut-être...
peut-être tout est-il pour le mieux!—Le fait est que je ne doute pas que le génie de Votre
Éminence...213
—Ne répare les bêtises de son agent, n’est-ce pas.—C’est justement ce que j’allais dire si Votre Éminence
m’avait laissé achever ma phrase.—Maintenant savez-vous où se cachaient la duchesse de
Chevreuse et le duc de Buckingham?—Non, Monseigneur, mes gens n’ont pu rien me dire de
positif là-dessus.—Je le sais, moi.—Vous, Monseigneur?—Oui, ou du moins je m’en doute. Ils se tenaient, l’un rue
de Vaugirard, no 25, et l’autre rue de La Harpe, no 75.—Votre Éminence veut-elle que je les fasse arrêter tous
deux?—Il sera trop tard, ils seront partis.—N’importe, on peut s’en assurer.—Prenez dix hommes de mes gardes et fouillez les deux
maisons.—J’y vais, Monseigneur.Le cardinal, resté seul, réfléchit un instant et sonna une
troisième fois.Le même officier reparut.—Faites entrer le prisonnier, dit le cardinal.Maître Bonacieux fut introduit de nouveau, et sur un signe
du cardinal l’officier se retira.—Vous m’avez trompé, dit sévèrement le cardinal.—Moi, s’écria Bonacieux, moi, tromper Votre Éminence!—Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La
Harpe, n’allait pas chez des marchands de toile.—Et où allait-elle, juste Dieu?—Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc
de Buckingham.—Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs, oui,
214
c’est cela, Votre Éminence a raison. J’ai dit plusieurs fois à
ma femme qu’il était étonnant que des marchands de toile
demeurassent dans des maisons pareilles, dans des maisons
qui n’avaient pas d’enseignes, et chaque fois ma femme s’est
mise à rire. Ah! Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant
aux pieds de l’Éminence, ah! que vous êtes bien le cardinal,
le grand cardinal, l’homme de génie que tout le monde révère.Le cardinal, tout médiocre qu’était le triomphe remporté
sur un être aussi vulgaire que l’était Bonacieux, n’en jouit
pas moins un instant; puis, presque aussitôt, comme si une
nouvelle pensée se présentait à son esprit, un sourire plissa
ses lèvres, et tendant la main au mercier:—Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous êtes un brave
homme.—Le cardinal m’a touché la main! j’ai touché la main du
grand homme! s’écria Bonacieux; le grand homme m’a appelé
son ami!—Oui, mon ami; oui! dit le cardinal avec ce ton paternel
qu’il savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les
gens qui ne le connaissaient pas; et comme on vous a soupçonné
injustement, eh bien! il vous faut une indemnité: tenez!
prenez ce sac de cent pistoles, et pardonnez-moi.—Que je vous pardonne, Monseigneur! dit Bonacieux hésitant
à prendre le sac, craignant, sans doute, que ce prétendu
don ne fût qu’une plaisanterie. Mais vous étiez bien libre de
me faire arrêter, vous êtes bien libre de me faire torturer,
vous êtes bien libre de me faire pendre: vous êtes le maître,
et je n’aurais pas eu le plus petit mot à dire. Vous pardonner,
Monseigneur! Allons donc, vous n’y pensez pas!—Ah! mon cher monsieur Bonacieux! vous y mettez de la
générosité, je le vois et je vous en remercie. Ainsi donc, vous
215
prenez ce sac et vous vous en allez sans être trop mécontent?—Je m’en vais enchanté, Monseigneur.—Adieu donc, ou plutôt à revoir, car j’espère que nous
nous reverrons.—Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres
de Son Éminence.—Ce sera souvent, soyez tranquille, car j’ai trouvé un
charme extrême dans votre conversation.—Oh! Monseigneur!—Au revoir, monsieur Bonacieux,
au revoir.Et le cardinal
lui fit un signe
de la main, auquel
Bonacieux
répondit en s’inclinant
jusqu’à
terre; puis il sortit
à reculons,
et quand il fut
dans l’antichambre,
le cardinal
l’entendit qui,
dans son enthousiasme, criait à tue-tête: «Vive Monseigneur!
vive Son Éminence! vive le grand cardinal!» Le cardinal
écouta en souriant cette brillante manifestation des sentiments
enthousiastes de maître Bonacieux; puis, quand les cris de
Bonacieux se furent perdus dans l’éloignement:—Bien, dit-il, voici désormais un homme qui se fera tuer
pour moi.Et le cardinal se mit à examiner avec la plus grande attention
la carte de La Rochelle, qui, ainsi que nous l’avons dit,
216
était étendue sur son bureau, traçant avec un crayon la ligne
où devait passer la fameuse digue qui dix-huit mois plus tard
fermait le port de la cité assiégée.Comme il en était au plus profond de ses méditations stratégiques,
la porte se rouvrit et Rochefort rentra.—Eh bien? dit vivement le cardinal en se levant avec une
promptitude qui prouvait le degré d’importance qu’il attachait
à la commission dont il avait chargé le comte.—Eh bien! dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six à
vingt-huit et un homme de trente-cinq à quarante ans ont logé
effectivement, l’un quatre jours et l’autre cinq, dans les maisons
indiquées par Votre Éminence: mais la femme est partie
cette nuit et l’homme ce matin.—C’étaient eux! s’écria le cardinal, qui regardait à la pendule:
et maintenant, continua-t-il, il est trop tard pour les
poursuivre; la duchesse est à Tours et le duc à Boulogne.
C’est à Londres qu’il faut les rejoindre.—Quels sont les ordres de Votre Éminence?—Pas un mot de ce qui s’est passé; que la reine reste dans
une sécurité parfaite; qu’elle ignore que nous savons son secret;
qu’elle croie que nous sommes à la recherche d’une conspiration
quelconque. Envoyez-moi le garde des sceaux Séguier.—Et cet homme, qu’en a fait Votre Éminence?—Quel homme? demanda le cardinal.—Ce Bonacieux?—J’en ai fait tout ce qu’on pouvait en faire. J’en ai fait
l’espion de sa femme.Le comte de Rochefort s’inclina en homme qui reconnaît
grande la supériorité de son maître et se retira.Rochefort sorti, le cardinal s’assit de nouveau, écrivit une
lettre qu’il cacheta de son sceau particulier, puis il sonna.
L’officier entra pour la quatrième fois.217
—Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s’apprêter
pour un voyage.Un instant après, l’homme qu’il avait demandé était debout
devant lui, tout botté et tout éperonné.—Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres.
Vous ne vous arrêterez pas un instant en route. Vous remettrez
cette lettre à milady. Voici un bon de deux cents pistoles,
passez chez mon trésorier et faites-vous payer. Il y en a autant
à toucher si vous êtes ici de retour dans six jours et si vous
avez bien fait ma commission.Le messager, sans répondre un seul mot, s’inclina, prit la
lettre, le bon de deux cents pistoles et sortit.Voici ce que contenait la lettre:«Milady,
»Trouvez-vous au premier bal où se trouvera le duc de
Buckingham. Il aura à son pourpoint douze ferrets de diamants,
approchez-vous de lui et coupez-en deux.
»Aussitôt que ces ferrets seront en votre possession, prévenez-moi.» |
GENS DE ROBE ET GENS D’ÉPÉE | Le lendemain du jour où ces événements étaient arrivés,
Athos n’ayant point reparu, M. de Tréville avait été prévenu
par d’Artagnan et par Porthos de sa disparition.Quant à Aramis, il avait demandé un congé de cinq jours,
et il était à Rouen, disait-on, pour affaires de famille.M. de Tréville était le père de ses soldats. Le moindre et le
218
plus inconnu d’entre eux, dès qu’il portait l’uniforme de la
compagnie, était aussi certain de son aide et de son appui
qu’aurait pu l’être son frère lui-même.Il se rendit donc à l’instant chez le lieutenant criminel. On
fit venir l’officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge,
et les renseignements successifs apprirent qu’Athos était momentanément
logé au For-l’Évêque.Athos avait passé par toutes les épreuves que nous avons
vu Bonacieux subir.Nous avons assisté à la scène de confrontation entre les
deux captifs. Athos qui n’avait rien dit jusque-là de peur que
d’Artagnan, inquiété à son tour, n’eût point le temps qu’il lui
fallait, Athos déclara, à partir de ce moment, qu’il se nommait
Athos et non d’Artagnan.Il ajouta qu’il ne connaissait ni monsieur ni madame Bonacieux;
qu’il n’avait jamais parlé ni à l’un ni à l’autre; qu’il
était venu vers les dix heures du soir pour faire visite à
M. d’Artagnan, son ami, mais que jusqu’à cette heure il était
resté chez M. de Tréville, où il avait dîné; vingt témoins,
ajouta-t-il, pouvaient attester le fait, et il nomma plusieurs
gentilshommes distingués, entre autres M. le duc de La Trémouille.Le second commissaire fut aussi étourdi que le premier de
la déclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel
il aurait bien voulu prendre la revanche que les gens de robe
aiment tant à gagner sur les gens d’épée; mais le nom de M. de
Tréville et celui de M. le duc de La Trémouille méritaient
réflexion.Athos fut aussi envoyé au cardinal, mais malheureusement
le cardinal était au Louvre chez le roi.C’était précisément le moment où M. de Tréville, sortant
de chez le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du
219
For-l’Évêque, sans avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa
Majesté.Comme capitaine des mousquetaires, M. de Tréville avait
à toute heure ses entrées chez le roi.On sait quelles étaient les préventions du roi contre la
reine, préventions habilement entretenues par le cardinal,
qui, en fait d’intrigues, se défiait infiniment plus des femmes
que des hommes. Une des grandes causes surtout de cette prévention
était l’amitié d’Anne d’Autriche pour madame de Chevreuse.
Ces deux femmes l’inquiétaient plus que les guerres
avec l’Espagne, les démêlés avec l’Angleterre et l’embarras des
finances. A ses yeux et dans sa conviction, madame de Chevreuse
servait la reine non seulement dans ses intrigues politiques,
mais, ce qui le tourmentait bien plus encore, dans
ses intrigues amoureuses.Au premier mot de ce qu’avait dit le cardinal, que madame
de Chevreuse, exilée à Tours, et qu’on croyait dans cette ville,
était venue à Paris, et pendant cinq jours qu’elle y était restée,
avait dépisté la police, le roi était entré dans une furieuse
colère. Capricieux et infidèle, le roi voulait être appelé Louis le
Juste et Louis le Chaste. La postérité comprendra difficilement
ce caractère, que l’histoire n’explique que par des faits et
jamais par des raisonnements.Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement madame
de Chevreuse était venue à Paris, mais encore que la reine
avait renoué avec elle à l’aide d’une de ces correspondances
mystérieuses qu’à cette époque on nommait une cabale; lorsqu’il
affirma que lui, le cardinal, allait démêler les fils les plus
obscurs de cette intrigue, quand, au moment d’arrêter sur le
fait, en flagrant délit, nanti de toutes les preuves, l’émissaire
de la reine près de l’exilée, un mousquetaire avait osé interrompre
violemment le cours de la justice en tombant, l’épée à
220
la main, sur d’honnêtes gens de lois chargés d’examiner avec
impartialité toute l’affaire pour la mettre sous les yeux du roi,
Louis XIII ne se contint plus, il fit un pas vers l’appartement
de la reine avec cette pâle et muette indignation, qui, lorsqu’elle
éclatait, conduisait ce prince jusqu’à la plus froide
cruauté.Et cependant dans tout cela le cardinal n’avait pas encore
dit un mot du duc de Buckingham.Ce fut alors que M. de Tréville entra, froid, poli et dans
une tenue irréprochable.Averti de ce qui venait de se passer par la présence du cardinal
et par l’altération de la figure du roi, M. de Tréville se
sentit fort comme Samson devant les Philistins.Louis XIII mettait déjà la main sur le bouton de la porte,
au bruit que fit M. de Tréville en entrant, il se retourna.—Vous arrivez bien, monsieur, dit le roi, qui, lorsque
ses passions étaient montées à un certain point, ne savait pas
dissimuler, et j’en apprends de belles sur le compte de vos
mousquetaires.—Et moi, dit froidement M. de Tréville, j’en ai de belles
à apprendre à Votre Majesté sur ses gens de robe.—Plaît-il? dit le roi avec hauteur.—J’ai l’honneur d’apprendre à Votre Majesté, continua
M. de Tréville du même ton, qu’un parti de procureurs, de
commissaires et de gens de police, gens fort estimables, mais
fort acharnés, à ce qu’il paraît, contre l’uniforme, s’est permis
d’arrêter dans une maison, d’emmener en pleine rue, et
de jeter au For-l’Évêque, tout cela sur un ordre que l’on a
refusé de me représenter, un de mes mousquetaires, ou plutôt
des vôtres, sire, d’une conduite irréprochable, d’une
réputation presque illustre, et que Votre Majesté connaît favorablement,
M. Athos.221
—Athos, dit le roi machinalement; oui, au fait, je connais
ce nom-là.—Que Votre Majesté se rappelle, dit M. de Tréville;
M. Athos est ce mousquetaire qui,
dans le fâcheux duel que vous
savez, a eu le malheur de blesser
grièvement M. de Cahusac.—A propos, Monseigneur, continua Tréville en s’adressant
au cardinal, M. de Cahusac est tout à fait rétabli, n’est-ce
pas?222
—Merci! dit le cardinal en se pinçant les lèvres de colère.—M. Athos était donc allé rendre visite à l’un de ses amis
alors absent, continua M. de Tréville, à un jeune Béarnais,
cadet aux gardes de Sa Majesté, compagnie des Essarts; mais
à peine venait-il de s’installer chez son ami et de prendre un
livre en l’attendant, qu’une nuée de recors et de soldats mêlés
ensemble vint faire le siège de la maison, enfonça plusieurs
portes...Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait: «C’est pour
l’affaire dont je vous ai parlé.»—Nous savons tout cela, répliqua le roi, car tout cela s’est
fait pour notre service.—Alors, dit Tréville, c’est aussi pour le service de Votre
Majesté qu’on a saisi un de mes mousquetaires innocent, qu’on
l’a placé entre deux gardes comme un malfaiteur, et qu’on a
promené au milieu d’une populace insolente ce galant homme,
qui a versé dix fois son sang pour le service de Votre Majesté
et qui est prêt à le répandre encore.—Bah! dit le roi ébranlé, les choses se sont passées ainsi!—M. de Tréville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus
grand flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galant
homme venait, une heure auparavant, de frapper à coups d’épée
quatre commissaires instructeurs délégués par moi afin d’instruire
une affaire de la plus haute importance.—Je défie Votre Éminence de le prouver, s’écria M. de
Tréville avec sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute
militaire, car, une heure auparavant, M. Athos, qui, je le confierai
à Votre Majesté, est un homme de la plus haute qualité,
me faisait l’honneur, après avoir dîné chez moi, de causer
dans le salon de mon hôtel avec M. le duc de La Trémouille
et M. le comte de Châlus, qui s’y trouvaient.223
Le roi regarda le cardinal.—Un procès-verbal fait foi, dit le cardinal répondant tout
haut à l’interrogation muette de Sa Majesté, et les gens maltraités
ont dressé le suivant, que j’ai l’honneur de présenter à
Votre Majesté.—Procès-verbal de gens de robe vaut-il la parole d’honneur
d’hommes d’épée? répondit fièrement Tréville.—Allons, allons, Tréville, taisez-vous, dit le roi.—Si Son Éminence a quelque soupçon contre un de mes
mousquetaires, dit Tréville, la justice de M. le cardinal est
assez connue pour que je demande moi-même une enquête.—Dans la maison où cette descente de justice a été faite,
continua le cardinal impassible, loge, je crois, un Béarnais
ami du mousquetaire.—Votre Éminence veut parler de M. d’Artagnan.—Je veux parler d’un jeune homme que vous protégez,
monsieur de Tréville.—Oui, Votre Éminence, c’est cela même.—Ne soupçonnez-vous pas ce jeune homme d’avoir donné
de mauvais conseils...—A M. Athos, à un homme qui a presque le double
de son âge? interrompit M. de Tréville; non, Monseigneur.
D’ailleurs, M. d’Artagnan a passé la soirée chez moi.—Ah çà! dit le cardinal, tout le monde a donc passé la
soirée chez vous?—Son Éminence douterait-elle de ma parole? dit Tréville
le rouge de la colère au front.—Non, Dieu m’en garde! dit le cardinal; mais seulement
à quelle heure était-il chez vous?—Oh! cela, je puis le dire sciemment à Votre Éminence;
car, comme il entrait, je remarquai qu’il était neuf heures et
demie à la pendule, quoique j’eusse cru qu’il était plus tard.224
—Et à quelle heure est-il sorti de votre hôtel?—A dix heures et demie: une heure après l’événement.—Mais, enfin, répondit le cardinal, qui ne soupçonnait pas
un instant la loyauté de Tréville, et qui sentait que la victoire
lui échappait; mais, enfin, Athos a été pris dans cette maison
de la rue des Fossoyeurs.—Est-il défendu à un ami de visiter son ami? à un mousquetaire
de ma compagnie de fraterniser avec un garde de la
compagnie de M. des Essarts?—Oui, quand la maison où il fraternise avec cet ami est
suspecte.—C’est que cette maison est suspecte, Tréville, dit le roi;
peut-être ne le saviez-vous pas?—En effet, sire, je l’ignorais. En tout cas, elle peut être
suspecte partout; mais je nie qu’elle le soit dans la partie
qu’habite M. d’Artagnan; car je puis vous affirmer, sire, que,
si j’en crois ce qu’il a dit, il n’existe pas un plus dévoué serviteur
de Sa Majesté, un admirateur plus profond de M. le
cardinal.—N’est-ce pas ce d’Artagnan qui a blessé un jour Jussac,
dans cette malheureuse rencontre qui a eu lieu près du couvent
des Carmes-Déchaussés? demanda le roi en regardant le
cardinal, qui rougit de dépit.—Et le lendemain, Bernajoux. Oui, sire, oui, c’est bien
cela, et Votre Majesté a bonne mémoire.—Allons, que résolvons-nous? dit le roi.—Cela regarde Votre Majesté plus que moi, dit le cardinal.
J’affirmerais la culpabilité.—Et moi je la nie, dit M. de Tréville. Mais Sa Majesté a
des juges, et ses juges décideront.—C’est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les
juges: c’est leur affaire de juger, et ils jugeront.225
—Seulement, reprit Tréville, il est bien triste qu’en ce
temps malheureux où nous sommes, la vie la plus pure, la
vertu la plus incontestable, n’exemptent pas un homme de
l’infamie et de la persécution. Aussi l’armée sera-t-elle peu
contente, je puis en répondre, d’être en butte à des traitements
rigoureux à propos d’affaires de police.Le mot était imprudent; mais M. de Tréville l’avait lancé
avec connaissance de cause. Il voulait une explosion, parce
qu’en éclatant la mine fait du feu, et que le feu éclaire.—Affaires de police! s’écria le roi, relevant les paroles de
M. de Tréville: affaires de police! et qu’en savez-vous, monsieur?
Mêlez-vous de vos mousquetaires, et ne me rompez pas
la tête. Il semble, à vous entendre, que, si par malheur on
arrête un mousquetaire, la France est en danger. Eh! que de
bruit pour un mousquetaire! J’en ferai arrêter dix, ventrebleu!
cent, même; toute la compagnie! et je ne veux pas que
l’on souffle mot.—Du moment où ils sont suspects à Votre Majesté, dit Tréville,
les mousquetaires sont coupables; aussi me voyez-vous,
sire, prêt à vous rendre mon épée; car, après avoir accusé
mes soldats, M. le cardinal, je n’en doute pas, finira par m’accuser
moi-même; ainsi mieux vaut que je me constitue prisonnier
avec M. Athos, qui est arrêté déjà, et M. d’Artagnan,
qu’on va arrêter sans doute.—Tête gasconne, en finirez-vous? dit le roi.—Sire, répondit Tréville sans baisser le moindrement la
voix, ordonnez qu’on me rende mon mousquetaire, ou qu’il
soit jugé.—On le jugera, dit le cardinal.—Eh bien! tant mieux; car, dans ce cas, je demanderai à
Sa Majesté la permission de plaider pour lui.Le roi craignit un éclat.226
—Si Son Éminence, dit-il, n’avait pas personnellement des
motifs...Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui:—Pardon, dit-il; mais, du moment où Votre Majesté voit
en moi un juge prévenu,
je me retire.—Voyons, dit
le roi, me jurez-vous,
par mon père,
que M. Athos était
chez vous pendant
l’événement,
et qu’il
n’y a point pris
part?—Par votre
glorieux père
et par vous-même,
qui êtes
ce que j’aime
et ce que je
vénère le plus
au monde, je
le jure!—Veuillez
réfléchir, sire,
dit le cardinal. Si nous relâchons ainsi le prisonnier, on ne
pourra plus connaître la vérité.—M. Athos sera toujours là, reprit M. de Tréville, prêt à
répondre quand il plaira aux gens de robe de l’interroger. Il ne
désertera pas, monsieur le cardinal; soyez tranquille, je réponds
de lui, moi.227
—Au fait, il ne désertera pas, dit le roi; on le retrouvera
toujours, comme dit M. de Tréville. D’ailleurs, ajouta-t-il
en baissant la voix et en regardant d’un air suppliant
Son Éminence, donnons-leur de la sécurité: cela est politique.Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.—Ordonnez, sire, dit-il, vous avez le droit de grâce.—Le droit de grâce ne s’applique qu’aux coupables, dit
Tréville, qui voulait avoir le dernier mot, et mon mousquetaire
est innocent. Ce n’est donc pas grâce que vous allez faire,
sire, c’est justice.—Et il est au For-l’Évêque? dit le roi.—Oui, sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier
des criminels.—Diable! diable! murmura le roi, que faut-il faire?—Signer l’ordre de mise en liberté, et tout sera dit, reprit
le cardinal; je crois, comme Votre Majesté, que la garantie de
M. de Tréville est plus que suffisante.Tréville s’inclina respectueusement avec une joie qui n’était
pas sans mélange de crainte; il eût préféré une résistance opiniâtre
du cardinal à cette soudaine facilité.Le roi signa l’ordre d’élargissement, et Tréville l’emporta
sans retard.Au moment où il allait sortir, le cardinal lui fit un sourire
amical, et dit au roi:—Une bonne harmonie règne entre les chefs et les soldats,
dans vos mousquetaires, sire; voilà qui est bien profitable au
service et bien honorable pour tous.—Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, disait
Tréville; on n’a jamais le dernier mot avec un pareil homme.
Mais hâtons-nous, car le roi peut changer d’avis tout à l’heure
et, au bout du compte, il est plus difficile de remettre à la Bastille
228
ou au For-l’Évêque un homme qui en est sorti, que d’y
garder un prisonnier qu’on y tient.M. de Tréville fit triomphalement son entrée au For-l’Évêque,
où il délivra le mousquetaire, que sa paisible indifférence
n’avait pas
abandonné.Puis, la première
fois qu’il revit d’Artagnan:—Vous l’échappez
belle, lui dit-il;
voilà votre coup d’épée
à Jussac payé.
Reste bien encore
celui de Bernajoux,
mais il ne faudrait
pas vous y fier.Au reste, M. de
Tréville avait raison
de se défier du cardinal
et de penser que
tout n’était pas fini,
car à peine le capitaine
des mousquetaires
eut-il fermé la porte derrière lui, que Son Éminence dit
au roi:—Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux,
nous allons causer sérieusement, s’il plaît à Votre Majesté.
Sire, M. de Buckingham était à Paris depuis cinq jours et n’en
est parti que ce matin.229 |
OU MONSIEUR LE GARDE DES SCEAUX SÉGUIER | Il est impossible de se faire une idée de l’impression que
ces quelques mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et
pâlit successivement; et le cardinal vit tout d’abord qu’il venait
de reconquérir d’un seul coup tout le terrain qu’il avait perdu.—M. de Buckingham à Paris! s’écria-t-il, et qu’y vient-il
faire?—Sans doute conspirer avec vos ennemis les huguenots et
les Espagnols.—Non, pardieu, non! Conspirer contre mon honneur avec
madame de Chevreuse, madame de Longueville et les Condé!—Oh! sire, quelle idée! La reine est trop sage, et surtout
aime trop Votre Majesté.—La femme est faible, monsieur le cardinal, dit le roi; et
quant à m’aimer beaucoup, j’ai mon opinion faite sur cet
amour.—Je n’en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc
de Buckingham est venu à Paris pour un projet tout politique.—Et moi je suis sûr qu’il est venu pour autre chose,
monsieur le cardinal; mais si la reine est coupable, qu’elle
tremble!—Au fait, dit le cardinal, quelque répugnance que j’aie à
arrêter mon esprit sur une pareille trahison, Votre Majesté
m’y fait penser: madame de Lannoy, que, d’après l’ordre de
Votre Majesté, j’ai interrogée plusieurs fois, m’a dit ce matin
230
que la nuit avant celle-ci Sa Majesté avait veillé fort tard, que
ce matin elle avait beaucoup pleuré et que toute la journée
elle avait écrit.—C’est cela, dit le roi; à lui sans doute. Cardinal, il me
faut les papiers de la reine.—Mais comment les prendre, sire? Il me semble que ce
n’est ni moi ni Votre Majesté qui pouvons nous charger d’une
pareille mission.—Comment s’y est-on pris pour la maréchale d’Ancre?
s’écria le roi au plus haut degré de la colère; on a fouillé ses
armoires, et enfin on l’a fouillée elle-même.—La maréchale d’Ancre n’était que la maréchale d’Ancre,
une aventurière florentine, sire, voilà tout, tandis que l’auguste
épouse de Votre Majesté est Anne d’Autriche, reine de
France, c’est-à-dire une des plus grandes princesses du monde.—Elle n’en est que plus coupable, monsieur le duc! Plus
elle a oublié la haute position où elle était placée, plus elle
est bas descendue. Il y a longtemps d’ailleurs que je suis décidé
à en finir avec toutes ces petites intrigues de politique et
d’amour. Elle a aussi près d’elle un certain La Porte...—Que je crois la cheville ouvrière de tout cela, je l’avoue,
dit le cardinal.—Vous pensez donc, comme moi, qu’elle me trompe? dit
le roi.—Je crois, et je le répète à Votre Majesté, que la reine
conspire contre la puissance de son roi, mais je n’ai point dit
contre son honneur.—Et moi je vous dis contre les deux; moi je vous dis que
la reine ne m’aime pas; je vous dis qu’elle en aime un autre,
je vous dis qu’elle aime cet infâme Buckingham! Pourquoi
ne l’avez-vous pas fait arrêter pendant qu’il était à Paris?—Arrêter le duc! arrêter le premier ministre du roi
231
Charles Ier! Y pensez-vous, sire? Quel éclat! Et si alors les soupçons
de Votre Majesté, ce dont je continue à douter, avaient
quelque consistance, quel éclat terrible! quel scandale désespérant!—Mais puisqu’il s’exposait comme un vagabond et un
larronneur, il fallait...Louis XIII s’arrêta lui-même, effrayé de ce qu’il allait dire,
tandis que Richelieu, allongeant le cou, attendait inutilement
la parole qui était restée sur les lèvres du roi.—Il fallait?...—Rien, dit le roi. Mais, pendant tout le temps qu’il a
été à Paris, vous ne l’avez pas perdu de vue?—Non, sire.—Où logeait-il?—Rue de La Harpe, no 75.—Où est-ce, cela?—Du côté du Luxembourg.—Et vous êtes sûr que la reine et lui ne se sont pas vus?—Je crois la reine trop attachée à ses devoirs, sire.—Mais ils ont correspondu, c’est à lui que la reine a écrit
toute la journée; monsieur le duc, il me faut ces lettres!—Sire, cependant...—Monsieur le duc, à quelque prix que ce soit, je les veux!—Je ferai pourtant observer à Votre Majesté...—Me trahissez-vous donc aussi, monsieur le cardinal, pour
vous opposer toujours ainsi à mes volontés? Êtes-vous aussi
d’accord avec l’Espagnol et avec l’Anglais, avec madame de
Chevreuse et avec la reine?—Sire, répondit en soupirant le cardinal, je croyais être à
l’abri d’un pareil soupçon.—Monsieur le cardinal, vous m’avez entendu: je veux ces
lettres.232
—Il n’y aurait qu’un moyen.—Lequel?—Ce serait de charger de cette mission M. le garde des
sceaux Séguier. La chose rentre complètement dans les devoirs
de sa charge.—Qu’on l’envoie chercher à l’instant même!—Il doit être chez moi, sire; je l’avais fait prier de passer,
et, lorsque je suis venu au Louvre, j’ai laissé l’ordre, s’il se
présentait, de le faire attendre.—Qu’on aille le chercher à l’instant même.—Les ordres de Votre Majesté seront exécutés; mais...—Mais quoi?—Mais la reine se refusera peut-être à obéir.—A mes ordres?—Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.—Eh bien! pour qu’elle n’en doute pas, je vais la prévenir
moi-même.—Votre Majesté n’oubliera pas que j’ai fait tout ce que j’ai
pu pour prévenir une rupture.—Oui, duc, je sais que vous êtes fort indulgent pour la
reine, trop indulgent peut-être; et nous aurons, je vous en
préviens, à parler plus tard de cela.—Quand il plaira à Votre Majesté; mais je serai toujours
heureux et fier, sire, de me sacrifier à la bonne harmonie que
je désire voir régner entre vous et la reine de France.—Bien, cardinal, bien, mais en attendant envoyez chercher
M. le garde des sceaux; moi, j’entre chez la reine.Et Louis XIII, ouvrant la porte de communication, s’engagea
dans le corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d’Autriche.La reine était au milieu de ses femmes, madame de Guitaut,
madame de Sablé, madame de Montbazon et madame de Guéménée.
Dans un coin était cette camériste espagnole, doña
233
Estefania, qui l’avait suivie de Madrid. Madame de Guéménée
faisait la lecture; et tout le monde écoutait avec attention la
lectrice à l’exception de la reine, qui au contraire avait provoqué
cette lecture afin de pouvoir, tout en feignant d’écouter,
suivre le fil de ses propres pensées.Ces pensées, toutes dorées qu’elles étaient par un dernier
reflet d’amour, n’en étaient pas moins tristes. Anne d’Autriche,
privée de la confiance de son mari, poursuivie par la
haine du cardinal, qui ne pouvait lui pardonner d’avoir repoussé
un sentiment plus doux, ayant sous les yeux l’exemple
de la reine mère, que cette haine avait tourmentée toute sa vie,
quoique Marie de Médicis, s’il faut en croire les Mémoires du
temps, eût commencé par accorder au cardinal le sentiment
qu’Anne d’Autriche finit toujours par lui refuser; Anne d’Autriche
avait vu tomber autour d’elle ses serviteurs les plus
dévoués, ses confidents les plus intimes, ses favoris les plus
chers. Comme ces malheureux doués d’un don funeste, elle portait
malheur à tout ce qu’elle touchait; son amitié était un
signe fatal qui appelait la persécution. Madame de Chevreuse
et madame de Vernet étaient exilées; enfin La Porte ne cachait
pas à sa maîtresse qu’il s’attendait à être arrêté d’un instant à
l’autre.C’est au moment où elle était plongée au plus profond et
au plus sombre de ces réflexions, que la porte de la chambre
s’ouvrit et que le roi entra.La lectrice se tut à l’instant même, toutes les dames se levèrent,
et il se fit un profond silence.Quant au roi, il ne fit aucune démonstration de politesse;
seulement, s’arrêtant devant la reine:—Madame, dit-il d’une voix altérée, vous allez recevoir la
visite de M. le chancelier, qui vous communiquera certaines
affaires dont je l’ai chargé.234
La malheureuse reine, qu’on menaçait sans cesse de divorce,
d’exil et de jugement même, pâlit sous son rouge et ne put
s’empêcher de dire:—Mais pourquoi
cette visite, sire? Que
me dira M. le
chancelier, que
Votre Majesté
ne puisse me dire
elle-même?Le roi tourna sur
ses talons sans répondre, et presque au même instant le capitaine
des gardes, M. de Guitaut, annonça la visite de M. le chancelier.235
Lorsque le chancelier parut, le roi était déjà sorti par une
autre porte.Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Comme
nous le retrouverons probablement dans le cours de cette histoire,
il n’y a pas de mal à ce que nos lecteurs fassent dès à
présent connaissance avec lui.Ce chancelier était un plaisant homme. Ce fut Des Roches
le Masle, chanoine de Notre-Dame, et qui avait été autrefois
valet de chambre du cardinal, qui le proposa à Son Éminence
comme un homme tout dévoué. Le cardinal s’y fia et s’en trouva
bien.On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci:Après une jeunesse orageuse, il s’était retiré dans un couvent
pour y expier au moins pendant quelque temps les folies
de l’adolescence.Mais en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pénitent n’avait
pu refermer si vite la porte, que les passions qu’il fuyait
n’y entrassent avec lui. Il en était obsédé sans relâche, et le
supérieur, auquel il avait confié cette disgrâce, voulant autant
qu’il était en lui l’en garantir, lui avait recommandé, pour conjurer
le démon tentateur, de recourir à la corde de la cloche
et de sonner à toute volée. Au bruit dénonciateur, les moines
seraient prévenus que la tentation assiégeait un frère, et toute
la communauté se mettrait en prières.Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l’esprit
malin à grand renfort de prières faites par les moines; mais le
diable ne se laisse pas déposséder facilement d’une place où il
a mis garnison; à mesure qu’on redoublait les exorcismes, il
redoublait les tentations; de sorte que jour et nuit la cloche
sonnait à toute volée, annonçant l’extrême désir de mortification
qu’éprouvait le pénitent.Les moines n’avaient plus un instant de repos. Le jour ils
236
ne faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient
à la chapelle; la nuit, outre complies et matines, ils
étaient encore obligés de sauter vingt fois à bas de leurs lits et
de se prosterner sur le carreau de leurs cellules.On ignore si ce fut le diable qui lâcha prise ou les moines
qui se lassèrent; mais, au bout de trois mois, le pénitent reparut
dans le monde avec la réputation du plus terrible possédé
qui eût jamais existé.En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint
président à mortier à la place de son oncle, embrassa le parti
du cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de sagacité, devint
chancelier, servit Son Éminence avec zèle dans sa haine contre
la reine mère et sa vengeance contre Anne d’Autriche, stimula
les juges dans l’affaire de Chalais, encouragea les essais
de M. de Laffemas, grand gibecier de France; puis enfin,
investi de toute la confiance du cardinal, confiance qu’il
avait si bien gagnée, il en vint à recevoir la singulière commission
pour l’exécution de laquelle il se présentait chez la
reine.La reine était encore debout quand il entra, mais à peine
l’eut-elle aperçu, qu’elle se rassit sur son fauteuil et fit signe
à ses femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets,
et d’un ton de suprême hauteur:—Que désirez-vous, monsieur, demanda Anne d’Autriche,
et dans quel but vous présentez-vous ici?—Pour y faire au nom du roi, madame, et sauf tout le
respect que j’ai l’honneur de devoir à Votre Majesté, une perquisition
exacte dans vos papiers.—Comment, monsieur! une perquisition dans mes papiers...
A moi? mais voilà une chose indigne!—Veuillez me le pardonner, madame; mais, dans cette circonstance,
je ne suis que l’instrument dont le roi se sert. Sa
237
Majesté ne sort-elle pas d’ici, et ne vous a-t-elle pas invitée
elle-même à vous préparer à cette visite?—Fouillez donc, monsieur; je suis une criminelle, à ce
qu’il paraît: Estefania, donnez les clefs de mes tables et de
mes secrétaires.Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles,
mais il savait bien que ce n’était pas dans un meuble que la
reine avait dû serrer la lettre importante qu’elle avait écrite
dans la journée.Quand le chancelier eut rouvert et refermé vingt fois les
tiroirs du secrétaire, il fallut bien, quelque hésitation qu’il
éprouvât; il fallut bien, dis-je, en venir à la conclusion de
l’affaire, c’est-à-dire à fouiller la reine elle-même. Le chancelier
s’avança donc vers Anne d’Autriche, et d’un ton très perplexe
et d’un air fort embarrassé:—Et maintenant, dit-il, il me reste à faire la perquisition
principale.—Laquelle? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou
plutôt qui ne voulait pas comprendre.—Sa Majesté est certaine qu’une lettre a été écrite par vous
dans la journée; elle sait qu’elle n’a pas encore été envoyée
à son adresse. Cette lettre ne se trouve ni dans votre table ni
dans votre secrétaire, et cependant cette lettre est quelque part.—Oseriez-vous porter la main sur votre reine? dit Anne
d’Autriche en se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur
le chancelier ses yeux, dont l’expression était devenue presque
menaçante.—Je suis un fidèle sujet du roi, madame; et tout ce que Sa
Majesté ordonnera, je le ferai.—Eh bien, c’est vrai! dit Anne d’Autriche, et les espions
de M. le cardinal l’ont bien servi. J’ai écrit aujourd’hui une
lettre, cette lettre n’est point partie. La lettre est là.238
Et la reine ramena sa belle main à son corsage.—Alors donnez-moi cette lettre, madame, dit le chancelier.—Je ne la donnerai qu’au roi, monsieur, dit Anne.—Si le roi eût voulu que cette lettre lui fût remise, madame,
il vous l’eût demandée lui-même. Mais, je vous le répète,
c’est moi qu’il a chargé de vous la réclamer, et, si vous
ne la rendiez pas...—Eh bien?—C’est encore moi qu’il a chargé de vous la prendre.—Comment, que voulez-vous dire?—Que mes ordres vont loin, madame, et que je suis autorisé
à chercher le papier suspect sur la personne même de
Votre Majesté.—Quelle horreur! s’écria la reine.—Veuillez donc, madame, agir plus facilement.—Cette conduite est d’une violence infâme; savez-vous
cela, monsieur?—Le roi commande, madame, excusez-moi.—Je ne le souffrirai pas; non, non, plutôt mourir! s’écria
la reine, chez laquelle se révoltait le sang impérieux de l’Espagnole
et de l’Autrichienne.Le chancelier fit une profonde révérence, puis avec l’intention
bien patente de ne pas reculer d’une semelle dans
l’accomplissement de la commission dont il s’était chargé, et
comme eût pu le faire un valet de bourreau dans la chambre
de la question, il s’approcha d’Anne d’Autriche, des yeux de
laquelle on vit à l’instant même jaillir des pleurs de rage.La reine était, comme nous l’avons dit, d’une grande beauté.La commission pouvait donc passer pour délicate, et le roi
en était arrivé, à force de jalousie contre Buckingham, à n’être
plus jaloux de personne.Sans doute le chancelier Séguier chercha des yeux à ce
239
moment le cordon de la fameuse cloche; mais ne le trouvant
pas, il en prit son parti et tendit la main vers l’endroit où la
reine avait avoué que se trouvait le papier.Anne d’Autriche fit un pas en arrière, si pâle qu’on eût
dit qu’elle allait mourir;
et, s’appuyant de la main
gauche, pour ne pas tomber,
à une table qui se
trouvait derrière
elle, elle tira de
la droite un papier
de sa poitrine
et le tendit au
garde des sceaux.—Tenez, monsieur,
la voilà cette
lettre, s’écria la
reine d’une voix
entrecoupée et
frémissante, prenez-la,
et me délivrez
de votre
odieuse présence.Le chancelier,
qui, de son côté,
tremblait d’une
émotion facile à
concevoir, prit la lettre, salua jusqu’à terre et se retira.A peine la porte se fut-elle refermée sur lui, que la reine
tomba à demi évanouie dans les bras de ses femmes.Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu
un seul mot. Le roi la prit d’une main tremblante, chercha
240
l’adresse, qui manquait, devint très pâle, l’ouvrit lentement,
puis, voyant par les premiers mots qu’elle était adressée au roi
d’Espagne, il lut très rapidement.C’était tout un plan d’attaque contre le cardinal. La reine
invitait son frère et l’empereur d’Autriche à faire semblant,
blessés qu’ils étaient par la politique de Richelieu, dont l’éternelle
préoccupation fut l’abaissement de la maison d’Autriche,
de déclarer la guerre à la France et d’imposer comme condition
de paix le renvoi du cardinal; mais d’amour, il n’y en
avait pas un seul mot dans toute cette lettre.Le roi, tout joyeux, s’informa si le cardinal était encore au
Louvre. On lui dit que Son Éminence attendait, dans le cabinet
de travail, les ordres de Sa Majesté.Le roi se rendit aussitôt près de lui.—Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c’est moi qui
avais tort; toute l’intrigue est politique, et il n’était aucunement
question d’amour dans cette lettre que voici. En échange,
il y est fort question de vous.Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande attention;
puis, lorsqu’il fut arrivé au bout, il la relut une seconde
fois.—Eh bien, Votre Majesté! dit-il, vous voyez jusqu’où vont
mes ennemis: on vous menace de deux guerres, si vous ne me
renvoyez pas. A votre place, sire, je céderais à de si puissantes
instances, et ce serait de mon côté avec un véritable bonheur
que je me retirerais des affaires.—Que dites-vous là, duc?—Je dis, sire, que ma santé se perd dans ces luttes excessives
et dans ces travaux éternels. Je dis que, selon toute probabilité,
je ne pourrai pas soutenir les fatigues du siège de La
Rochelle, et que mieux vaut que vous nommiez là, ou M. de
Condé, ou M. de Bassompierre, ou enfin quelque vaillant
241
homme dont c’est l’état de mener la guerre, et non pas moi qui
suis homme d’église et qu’on détourne sans cesse de ma vocation
pour m’appliquer à des choses auxquelles je n’ai aucune
aptitude. Vous en serez plus heureux à l’intérieur, sire, et je
ne doute pas que vous n’en soyez plus grand à l’étranger.—Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille;
tous ceux qui sont nommés dans cette lettre seront
punis comme ils le méritent, et la reine elle-même.—Que dites-vous là, sire? Dieu me garde que, pour moi, la
reine éprouve la moindre contrariété! elle m’a toujours cru son
ennemi, sire, quoique Votre Majesté puisse attester que j’ai
toujours pris chaudement son parti, même contre vous. Oh!
si elle trahissait Votre Majesté à l’endroit de son honneur, ce
serait autre chose, et je serais le premier à dire: «Pas de
242
grâce, sire, pas de grâce pour la coupable!» Heureusement il
n’en est rien, et Votre Majesté vient d’en acquérir une nouvelle
preuve.—C’est vrai, monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez
raison, comme toujours; mais la reine n’en mérite pas moins
toute ma colère.—C’est vous, sire, qui avez encouru la sienne; et véritablement
quand elle bouderait sérieusement Votre Majesté, je le
comprendrais: Votre Majesté l’a traitée avec une sévérité!...—C’est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les
vôtres, duc, si haut placés qu’ils soient et quelque péril que je
coure à agir sévèrement avec eux.—La reine est mon ennemie, mais n’est pas la vôtre, sire;
au contraire, elle est votre épouse dévouée, soumise et irréprochable;
laissez-moi donc, sire, intercéder pour elle près de
Votre Majesté.—Qu’elle s’humilie alors, et qu’elle revienne à moi la
première.—Au contraire, sire, donnez l’exemple; vous avez eu le
premier tort, puisque c’est vous qui avez soupçonné la reine.—Moi, revenir le premier! dit le roi; jamais!—Sire, je vous en supplie.—D’ailleurs comment reviendrais-je le premier?—En faisant une chose que vous sauriez lui être agréable.—Laquelle?—Donnez un bal; vous savez combien la reine aime la
danse; je vous réponds que sa rancune ne tiendra point à une
pareille attention.—Monsieur le cardinal, vous savez que je n’aime pas tous
les plaisirs mondains.—La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puisqu’elle
sait votre antipathie pour ce plaisir; d’ailleurs, ce sera
243
une occasion pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants
que vous lui avez donnés l’autre jour à sa fête, et dont elle n’a
pas encore eu le temps de se parer.—Nous verrons, monsieur le cardinal, nous verrons, dit le
roi, qui, dans sa joie de trouver la reine coupable d’un crime
dont il se souciait peu, et innocente d’une faute qu’il redoutait
fort, était tout prêt à se raccommoder avec elle; nous verrons,
mais sur mon honneur vous êtes trop indulgent.—Sire, dit le cardinal, laissez la sévérité aux ministres,
l’indulgence est la vertu royale; usez-en, et vous verrez que
vous vous en trouverez bien.Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze
heures, s’inclina profondément, demandant congé au roi pour
se retirer, et le suppliant de se raccommoder avec la reine.Anne d’Autriche, qui, à la suite de la saisie de sa lettre,
s’attendait à quelque reproche, fut étonnée de voir le lendemain
le roi faire près d’elle des tentatives de rapprochement.
Son premier mouvement fut répulsif, son orgueil de femme et
sa dignité de reine avaient été tous deux si cruellement offensés
qu’elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup; mais vaincue
par le conseil de ses femmes, elle eut enfin l’air de commencer
à oublier. Le roi profita de ce premier moment de retour
pour lui dire qu’incessamment il comptait donner une fête.C’était une chose si rare qu’une fête pour la pauvre Anne
d’Autriche, qu’à cette annonce, ainsi que l’avait pensé le cardinal,
la dernière trace de ses ressentiments disparut, sinon dans
son cœur, du moins sur son visage. Elle demanda quel jour cette
fête devait avoir lieu, mais le roi répondit qu’il fallait qu’il
s’entendît sur ce point avec le cardinal.En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal à quelle
époque cette fête aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sous
un prétexte quelconque, différait de la fixer.244
Dix jours s’écoulèrent ainsi.Le huitième jour après la scène que nous avons racontée, le
cardinal reçut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait
seulement ces quelques lignes:«Je les ai; mais je ne puis quitter Londres, attendu que je
manque d’argent; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatre
ou cinq jours après les avoir reçues je serai à Paris.»Le jour même où le cardinal avait reçu cette lettre, le roi
lui adressa sa question habituelle.Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas:—Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours après avoir
reçu l’argent; il faut quatre ou cinq jours à l’argent pour aller,
quatre ou cinq jours à elle pour revenir, cela fait dix jours;
maintenant, faisons la part des vents contraires, des mauvais
hasards, des faiblesses de femme, et mettons cela à douze
jours.—Eh bien! monsieur le duc, dit le roi, avez-vous calculé?—Oui, sire, nous sommes aujourd’hui le 20 septembre; les
échevins de la ville donnent une fête le 3 octobre. Cela s’arrangera
à merveille; car vous n’aurez pas l’air de faire un retour
vers la reine.Puis le cardinal ajouta:—A propos, sire, n’oubliez pas de dire à Sa Majesté, à
propos de cette fête, que vous désirez voir comment lui vont
ses ferrets de diamants.245 |
LE MÉNAGE BONACIEUX | C’était la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point
des ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frappé
de cette insistance, et pensa que cette recommandation cachait
un mystère.Plus d’une fois le roi avait été humilié que le cardinal, dont
la police, sans avoir atteint encore la perfection de la police
moderne, était excellente, fût mieux instruit que lui-même de
ce qui se passait dans son propre ménage. Il espéra donc, dans
un entretien avec Anne d’Autriche, tirer quelque lumière de
cet entretien et revenir ensuite près de Son Éminence avec
quelque secret que le cardinal sût ou ne sût pas, ce qui, dans
l’un ou l’autre cas, le rehausserait infiniment aux yeux de son
ministre.Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l’aborda
avec de nouvelles menaces contre ceux qui l’entouraient.
Anne d’Autriche baissa la tête, laissa s’écouler le torrent
sans répondre, et espérant qu’il finirait par s’arrêter;
mais ce n’était pas cela que voulait Louis XIII; Louis XIII voulait
une discussion de laquelle jaillît une lumière quelconque,
convaincu qu’il était que le cardinal avait quelque arrière-pensée
et lui machinait une surprise terrible comme en savait
faire Son Éminence. Il arriva à ce but par sa persistance à
accuser.—Mais, s’écria Anne d’Autriche, lassée de ces vagues attaques:
mais, sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avez
dans le cœur. Qu’ai-je donc fait? Voyons, quel crime ai-je
246
donc commis? Il est impossible que Votre Majesté fasse tout
ce bruit pour une lettre écrite à mon frère.Le roi, attaqué à son tour d’une manière si directe, ne sut
que répondre; il pensa que c’était là le moment de placer la
recommandation qu’il ne devait faire que la veille de la fête.—Madame, dit-il avec majesté, il y aura incessamment bal
à l’hôtel de ville; j’entends que, pour faire honneur à nos
braves échevins, vous y paraissiez en habit de cérémonie, et
surtout parée des ferrets de diamants que je vous ai donnés
pour votre fête. Voici ma réponse.La réponse était terrible. Anne d’Autriche crut que Louis XIII
savait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette longue
dissimulation de sept ou huit jours qui était au reste dans son
caractère.Elle devint excessivement pâle, appuya sa main sur une
console, et regardant le roi avec des yeux épouvantés, elle ne
répondit pas une seule syllabe.—Vous entendez, madame, dit le roi, qui jouissait de cet
embarras dans toute son étendue, mais sans en deviner la
cause, vous entendez?—Oui, sire, j’entends, balbutia la reine.—Vous paraîtrez à ce bal?—Oui.—Avec vos ferrets?—Oui.La pâleur de la reine augmenta encore, s’il était possible;
le roi s’en aperçut et en jouit avec cette froide cruauté qui était
un des mauvais côtés de son caractère.—Alors, c’est convenu, dit le roi, et voilà tout ce que j’avais
à vous dire.—Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu? demanda Anne
d’Autriche.247
Louis XIII sentit instinctivement qu’il ne devait pas répondre
à cette question, la reine l’ayant faite d’une voix presque
mourante.—Mais très incessamment, madame, dit-il; mais je ne me
rappelle plus précisément la date du jour, je la demanderai
au cardinal.—C’est donc le cardinal qui vous a annoncé cette fête?
s’écria la reine.—Oui, madame, répondit le roi
étonné; mais pourquoi cela?—C’est lui qui vous a dit de
m’inviter à y paraître
avec ces ferrets?—C’est-à-dire,
madame...—C’est lui, sire,
c’est lui!—Eh bien!
qu’importe que ce
soit lui ou moi? Y a-t-il
un crime à cette
invitation?—Non, sire.—Alors, vous
paraîtrez?—Oui, sire.—C’est bien, dit le roi en se retirant, c’est bien, j’y compte.La reine fit une révérence, moins par étiquette que parce
que ses genoux se dérobaient sous elle.Le roi partit enchanté.—Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal
sait tout, et c’est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien
248
encore, mais qui saura tout bientôt. Je suis perdue! Mon Dieu!
mon Dieu!Elle s’agenouilla sur un coussin et pria, la tête enfoncée
entre ses bras palpitants.En effet la position était terrible. Buckingham était retourné
à Londres, madame de Chevreuse était à Tours. Plus surveillée
que jamais, la reine sentait sourdement qu’une de ses femmes
la trahissait sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait
pas quitter le Louvre; elle n’avait pas une âme au monde à
qui se fier.Aussi en présence du malheur qui la menaçait et de l’abandon
qui était le sien, éclata-t-elle en sanglots.—Ne puis-je donc être bonne à rien à Votre Majesté? dit
tout à coup une voix pleine de douceur et de pitié.La reine se retourna vivement, car il n’y avait pas à
se tromper à l’expression de cette voix: c’était une amie qui
parlait ainsi.En effet, à l’une des portes qui donnaient dans l’appartement
de la reine apparut la jolie madame Bonacieux; elle
était occupée à ranger les robes et le linge dans un cabinet,
lorsque le roi était entré; elle n’avait pas pu sortir et avait
tout entendu.La reine poussa un cri en se voyant surprise, car dans son
trouble elle ne reconnut pas d’abord la jeune femme qui lui
avait été donnée par La Porte.—Oh! ne craignez rien, madame, dit la jeune femme en
joignant les mains et en pleurant elle-même des angoisses de
la reine; je suis à Votre Majesté corps et âme, et si loin que
je sois d’elle, si inférieure que soit ma position, je crois que
j’ai trouvé un moyen de tirer Votre Majesté de peine.—Vous! ô ciel! vous! s’écria la reine; mais voyons, regardez-moi
en face. Je suis trahie de tous côtés; puis-je me fier à vous?249
—Oh! madame! s’écria la jeune femme en tombant à
genoux: sur mon âme, je suis prête à mourir pour Votre
Majesté!Ce cri était sorti du plus profond du cœur, et, comme le
premier, il n’y avait pas à se tromper.—Oui, continua madame Bonacieux, oui, il y a des
traîtres ici; mais, par le saint nom de la Vierge, je vous jure
que personne n’est plus dévoué que moi à Votre Majesté. Ces
ferrets que le roi demande, vous les avez donnés au duc de
Buckingham, n’est-ce pas? Ces ferrets étaient enfermés dans
une petite boîte en bois de rose qu’il tenait sous son bras? Est-ce
que je me trompe? Est-ce que ce n’est pas cela?—Oui.—Eh bien, ces ferrets, continua madame Bonacieux, il
faut les ravoir.—Oui, sans doute, il le faut, s’écria la reine; mais, comment
faire, comment y arriver?—Il faut envoyer quelqu’un au duc.—Mais qui?... qui?... A qui me fier?—Ayez confiance en moi, madame; faites-moi cet honneur,
ma reine, et je trouverai le messager, moi!—Mais il faudra écrire!—Oh! oui. C’est indispensable. Deux mots de la main de
Votre Majesté et votre cachet particulier.—Mais ces deux mots, c’est ma condamnation, c’est le
divorce, l’exil!—Oui, s’ils tombent entre des mains infâmes! Mais je
réponds que ces deux mots arriveront à leur adresse.—Oh! mon Dieu! il faut donc que je remette ma vie, mon
honneur, ma réputation entre vos mains!—Oui! oui, madame; il le faut, et je sauverai tout cela, moi!—Mais comment? dites-le-moi, au moins.250
—Mon mari a été remis en liberté il y a deux ou trois jours,
je n’ai pas encore eu le temps de le revoir. C’est un brave
et honnête homme qui n’a ni haine ni amour pour personne.
Il fera ce que je voudrai: il partira sur un ordre de moi, sans
savoir ce qu’il porte, et il remettra la lettre de Votre Majesté,
sans même savoir qu’elle est de Votre Majesté, à l’adresse
qu’elle indiquera.La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un élan
passionné, la regarda comme pour lire au fond de son cœur,
et ne voyant que sincérité dans ses beaux yeux, elle l’embrassa
tendrement.—Fais cela, s’écria-t-elle, et tu m’auras sauvé la vie, tu
m’auras sauvé l’honneur!—Oh! n’exagérez pas le service que j’ai le bonheur de vous
rendre; je n’ai rien à sauver à Votre Majesté, qui est seulement
victime de perfides complots.—C’est vrai, c’est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as
raison.—Donnez-moi donc cette lettre, madame, le temps
presse.La reine courut à une petite table sur laquelle se trouvaient
encre, papier et plumes; elle écrivit deux lignes, cacheta la
lettre de son cachet et la remit à madame Bonacieux.—Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose
bien nécessaire.—Laquelle?—L’argent.Madame Bonacieux rougit.—Oui, c’est vrai, dit-elle, et j’avouerai à Votre Majesté que
mon mari...—Ton mari n’en a pas, c’est cela que tu veux dire.—Si fait, il en a, mais il est fort avare, c’est là son défaut.
251
Cependant que Votre Majesté ne s’inquiète pas, nous trouverons
moyen...—C’est que je n’en ai pas non plus, dit la reine (ceux
qui liront les Mémoires de madame de Motteville ne s’étonneront
pas de cette réponse),
mais attends.Anne d’Autriche courut
à son écrin.—Tiens, dit-elle,
voici une bague d’un
grand prix, à ce
qu’on assure;
elle vient de
mon frère le roi
d’Espagne, elle
est à moi et j’en
puis disposer.
Prends cette bague
et fais-en de
l’argent, et que
ton mari parte.—Dans une
heure vous serez
obéie.—Tu vois l’adresse,
ajouta la reine, parlant si bas qu’a peine pouvait-on entendre
ce qu’elle disait: A milord duc de Buckingham, à Londres.—La lettre sera remise à lui-même.—Généreuse enfant! s’écria Anne d’Autriche.Madame Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le
papier dans son corsage et disparut avec la légèreté d’un oiseau.Dix minutes après, elle était chez elle; comme elle l’avait dit
252
à la reine, elle n’avait pas revu son mari depuis sa mise en
liberté; elle ignorait le changement qui s’était fait en lui à l’endroit
du cardinal, changement qu’avaient corroboré, depuis,
deux ou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleur
ami de Bonacieux, auquel il avait fait croire, sans beaucoup de
peine, qu’aucun sentiment coupable n’avait amené l’enlèvement
de sa femme, mais que c’était seulement une précaution politique.Elle trouva M. Bonacieux seul: le pauvre homme remettait
à grand’peine de l’ordre dans la maison, dont il avait trouvé
les meubles à peu près brisés et les armoires à peu près vides,
la justice n’étant pas une des trois choses que le roi Salomon
indique comme ne laissant point de traces de leur passage.
Quant à la servante, elle s’était enfuie lors de l’arrestation de
son maître. La terreur avait gagné la pauvre fille au point
qu’elle n’avait cessé de marcher de Paris jusqu’en Bourgogne,
son pays natal.Le digne mercier avait, aussitôt sa rentrée dans sa maison,
fait part à sa femme de son heureux retour, et sa femme lui
avait répondu pour le féliciter et pour lui dire que le premier
moment qu’elle pourrait dérober à ses devoirs serait consacré
tout entier à lui rendre visite.Ce premier moment s’était fait attendre cinq jours, ce qui,
dans toute autre circonstance, eût paru un peu bien long à
maître Bonacieux; mais il avait, dans la visite qu’il avait faite
au cardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort, ample
sujet à réflexion, et, comme on sait, rien ne fait passer le
temps comme de réfléchir.D’autant plus que les réflexions de Bonacieux étaient toutes
couleur de rose. Rochefort l’appelait son ami, son cher Bonacieux,
et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus
grand cas de lui. Le mercier se voyait déjà sur le chemin des
honneurs et de la fortune.253
De son côté madame Bonacieux avait réfléchi, mais, il faut
le dire, à tout autre chose que l’ambition; malgré elle, ses
pensées avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme
si brave et qui paraissait si amoureux. Mariée à dix-huit ans
à M. Bonacieux, ayant toujours vécu au milieu des amis de
son mari, peu susceptible d’inspirer un sentiment quelconque
à une jeune femme dont le cœur était plus élevé que sa position,
madame Bonacieux était restée insensible aux séductions
vulgaires; mais, à cette époque surtout, le titre de gentilhomme
avait une grande influence sur la bourgeoisie, et d’Artagnan
était gentilhomme; de plus, il portait l’uniforme des
gardes, qui, après l’uniforme des mousquetaires, était le plus
apprécié des dames. Il était, nous le répétons, beau, jeune,
aventureux; il parlait d’amour en homme qui aime et qui a
soif d’être aimé; il y en avait là plus qu’il n’en fallait pour
tourner une tête de vingt-trois ans, et madame Bonacieux en
était arrivée juste à cet âge heureux de la vie.Les deux époux, quoiqu’ils ne se fussent pas vus depuis plus
de huit jours, et que pendant cette semaine de graves événements
eussent passé entre eux, s’abordèrent donc avec une
certaine préoccupation; néanmoins, M. Bonacieux manifesta
une joie réelle et s’avança vers sa femme à bras ouverts.Madame Bonacieux lui présenta le front.—Causons un peu, dit-elle.—Comment? dit Bonacieux étonné.—Oui, sans doute, j’ai une chose de la plus haute importance
à vous dire.—Au fait, et moi aussi, j’ai quelques questions assez
sérieuses à vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlèvement,
je vous prie.—Il ne s’agit point de cela pour le moment, dit madame
Bonacieux.254
—Et de quoi s’agit-il donc? de ma captivité?—Je l’ai apprise le jour même; mais comme vous n’étiez
coupable d’aucun crime, comme vous n’étiez coupable d’aucune
intrigue, comme vous ne saviez rien enfin qui pût vous
compromettre, ni vous, ni personne, je n’ai attaché à cet événement
que l’importance qu’il méritait.—Vous en parlez bien à votre aise, madame! reprit Bonacieux
blessé du peu d’intérêt que lui témoignait sa femme;
savez-vous que j’ai été plongé un jour et une nuit dans un
cachot de la Bastille?—Un jour et une nuit sont bientôt passés; laissons donc
votre captivité, et revenons à ce qui m’amène près de vous.—Comment! ce qui vous amène près de moi! N’est-ce donc
pas le désir de revoir un mari dont vous êtes séparée depuis
huit jours? demanda le mercier piqué au vif.—C’est cela d’abord et autre chose ensuite.—Parlez!—Une chose du plus haut intérêt et de laquelle dépend
notre fortune à venir peut-être.—Notre fortune a fort changé de face, depuis que je vous
ai vue, madame Bonacieux, et je ne serais pas étonné que
d’ici à quelques mois elle ne fît envie à beaucoup de gens.—Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je
vais vous donner.—A moi?—Oui, à vous. Il y a une bonne et sainte action à faire,
monsieur, et beaucoup d’argent à gagner en même temps.Madame Bonacieux savait qu’en parlant d’argent à son mari
elle le prenait par son faible.Mais un homme, fût-ce un mercier, lorsqu’il a causé dix
minutes avec le cardinal de Richelieu, n’est plus le même
homme.255
—Beaucoup d’argent à gagner! dit Bonacieux en allongeant
les lèvres.—Oui, beaucoup.—Combien, à peu près?—Mille pistoles peut-être.—Ce que vous avez à me demander est donc bien grave?—Oui.—Que faut-il faire?—Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier
dont vous ne vous dessaisirez sous aucun prétexte, et que vous
remettrez en mains propres.—Et pour où partirai-je?—Pour Londres.—Moi, pour Londres! Allons donc, vous raillez, je n’ai
pas affaire à Londres.—Mais d’autres ont besoin que vous y alliez.—Quels sont ces autres? Je vous avertis que je ne fais plus
rien en aveugle, et que je veux savoir, non seulement à quoi
je m’expose, mais encore pour qui je m’expose.—Une personne illustre vous envoie, une personne illustre
vous attend: la récompense dépassera vos désirs, voilà tout ce
que je puis vous promettre.—Des intrigues encore! toujours des intrigues! merci, je
m’en défie maintenant, et M. le cardinal m’a éclairé là-dessus.—Le cardinal! s’écria madame Bonacieux, avez-vous vu le
cardinal?—Il m’a fait appeler, répondit fièrement le mercier.—Et vous vous êtes rendu à son invitation, imprudent que
vous êtes.—Je dois dire que je n’avais pas le choix de m’y rendre ou
de ne pas m’y rendre, car j’étais entre deux gardes. Il est vrai
encore de dire que comme alors je ne connaissais pas Son
256
Éminence, si j’avais pu me dispenser de cette visite, j’en eusse
été fort enchanté.—Il vous a donc maltraité? il vous a donc fait des menaces?—Il m’a tendu la main et m’a appelé son ami,—son ami!
entendez-vous, madame?—je suis l’ami du grand cardinal!—Du grand cardinal!—Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, madame?—Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur
d’un ministre est éphémère, et qu’il faut être fou pour s’attacher
à un ministre, il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui
ne reposent pas sur le caprice d’un homme ou l’issue d’un
événement, c’est à ces pouvoirs qu’il faut se rallier.—J’en suis fâché, madame, mais je ne connais pas d’autre
pouvoir que celui du grand homme que j’ai l’honneur de servir.—Vous servez le cardinal?—Oui, madame, et comme son serviteur, je ne permettrai
pas que vous vous livriez à des complots contre la sûreté de
l’État, et que vous serviez, vous, les intrigues d’une femme
qui n’est pas Française et qui a le cœur espagnol. Heureusement,
le grand cardinal est là, son regard vigilant surveille
et pénètre jusqu’au fond du cœur.Bonacieux répétait mot pour mot une phrase qu’il avait
entendu dire au comte de Rochefort; mais la pauvre femme,
qui avait compté sur son mari, et qui, dans cet espoir, avait
répondu de lui à la reine, n’en frémit pas moins, et du danger
dans lequel elle avait failli se jeter, et de l’impuissance dans
laquelle elle se trouvait. Cependant, connaissant la faiblesse et
surtout la cupidité de son mari, elle ne désespérait pas de
l’amener à ses fins.—Ah! vous êtes cardinaliste, monsieur! s’écria-t-elle; ah!
vous servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui
insultent votre reine!257
—Les intérêts particuliers ne sont rien devant les intérêts
de tous. Je suis pour ceux qui sauvent l’État, dit avec emphase
Bonacieux.C’était une autre phrase du comte de Rochefort qu’il avait
retenue et qu’il trouvait l’occasion de placer.—Et savez-vous ce que c’est que l’État dont vous parlez?
dit madame Bonacieux en haussant les
épaules. Contentez-vous d’être un bourgeois
sans finesse aucune, et tournez-vous du côté
qui vous offre le plus
d’avantages.—Eh! eh! dit Bonacieux
en frappant sur un
sac à la panse
arrondie et qui
rendit un son
argentin; que
dites-vous de
ceci, madame
la prêcheuse?—D’où vient
cet argent?—Vous ne
devinez pas?—Du cardinal?—De lui et de mon ami le comte de Rochefort.—Le comte de Rochefort! mais c’est lui qui m’a enlevée!—Cela se peut, madame.—Et vous recevez de l’argent de cet homme?—Ne m’avez-vous pas dit que cet enlèvement était tout
politique?258
—Oui; mais cet enlèvement avait pour but de me faire
trahir ma maîtresse, de m’arracher par des tortures des aveux
qui pussent compromettre l’honneur et peut-être la vie de
mon auguste maîtresse.—Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maîtresse est
une perfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien
fait.—Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais lâche, avare
et imbécile, mais je ne vous savais pas infâme!—Madame, dit Bonacieux, qui n’avait jamais vu sa femme
en colère, et qui reculait devant le courroux conjugal; madame,
que dites-vous donc?—Je dis que vous êtes un misérable, continua madame
Bonacieux, qui vit qu’elle reprenait quelque influence sur son
mari. Ah! vous faites de la politique, vous, et de la politique
cardinaliste encore! Ah! vous vous vendez, corps et âme, au
démon pour de l’argent.—Non, mais au cardinal.—C’est la même chose! s’écria la jeune femme. Qui dit
Richelieu dit Satan.—Taisez-vous, madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre!—Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous
de votre lâcheté.—Mais qu’exigez-vous donc de moi? voyons!—Je vous l’ai dit: que vous partiez à l’instant même,
monsieur, que vous accomplissiez loyalement la commission
dont je daigne vous charger et à cette condition j’oublie tout,
je pardonne; et il y a plus,—elle lui tendit la main,—je
vous rends mon amitié.Bonacieux était poltron et avare; mais il aimait sa femme:
il fut attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps
259
rancune à une femme de vingt-trois. Madame Bonacieux
vit qu’il hésitait:—Allons, êtes-vous décidé? dit-elle.—Mais, ma chère amie, réfléchissez donc un peu à ce que
vous exigez de moi; Londres est loin de Paris, fort loin, et
peut-être la commission dont vous me chargez n’est-elle pas
sans danger.—Qu’importe, si vous les évitez!—Tenez, madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, décidément,
je refuse: les intrigues me font peur. J’ai vu la Bastille,
moi. Brrrrou! c’est affreux, la Bastille! Rien que d’y
penser, j’en ai la chair de poule. On m’a menacé de la torture.
Savez-vous ce que c’est que la torture? Des coins de bois
qu’on vous enfonce entre les jambes jusqu’à ce que les os éclatent!
Non, décidément, je n’irai pas. Et morbleu! que n’y
allez-vous vous-même? car, en vérité, je crois que je me suis
trompé sur votre compte jusqu’à présent: je crois que vous
êtes un homme, et des plus enragés, encore!—Et vous, vous êtes une femme, une misérable femme
stupide et abrutie. Ah! vous avez peur! Eh bien, si vous ne
partez pas à l’instant même, je vous fais arrêter par l’ordre
de la reine, et je vous fais mettre à cette Bastille que vous
craignez tant.Bonacieux tomba dans une réflexion profonde; il pesa mûrement
les deux colères dans son cerveau, celle du cardinal et
celle de la reine: celle du cardinal l’emporta énormément.—Faites-moi arrêter de la part de la reine, dit-il, et moi je
me réclamerai de Son Éminence.Pour le coup, madame Bonacieux vit qu’elle avait été trop
loin, et elle fut épouvantée de s’être si fort avancée. Elle contempla
un instant avec effroi cette figure stupide, d’une résolution
invincible, comme celle des sots qui ont peur.260
—Eh bien, soit! dit-elle. Peut-être, au bout du compte,
ayez-vous raison: un homme en sait plus long que les femmes
en politique, et vous surtout, monsieur Bonacieux, qui avez
causé avec le cardinal. Et cependant, il est bien dur, ajouta-t-elle,
que mon mari, qu’un homme sur l’affection duquel je
croyais pouvoir compter, me traite aussi disgracieusement et
ne satisfasse point à ma fantaisie.—C’est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit
Bonacieux triomphant, et je m’en défie.—J’y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant:
c’est bien, n’en parlons plus.—Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire
à Londres, reprit Bonacieux, qui se rappelait, un peu tard,
que Rochefort lui avait recommandé d’essayer de surprendre
les secrets de sa femme.—Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme,
qu’une défiance instinctive repoussait maintenant en arrière:
il s’agissait d’une bagatelle comme en désirent les femmes,
d’une emplette sur laquelle il y avait beaucoup à gagner.Mais plus la jeune femme se défendait, plus, au contraire.
Bonacieux pensa que le secret qu’elle refusait de lui confier
était important. Il résolut donc de courir à l’instant même
chez le comte de Rochefort, et de lui dire que la reine cherchait
un messager pour l’envoyer à Londres.—Pardon, si je vous quitte, ma chère madame Bonacieux,
dit-il; mais, ne sachant pas que vous me viendriez voir, j’avais
pris rendez-vous avec un de mes amis; je reviens à l’instant
même, et, si vous voulez m’attendre seulement une demi-minute,
aussitôt que j’en aurai fini avec cet ami, je reviens
vous prendre, et, comme il commence à se faire tard, je vous
reconduis au Louvre.—Merci, monsieur, répondit madame Bonacieux: vous
261
n’êtes point assez brave pour m’être d’une utilité quelconque,
et je m’en retournerai bien au Louvre toute seule.—Comme il vous plaira, madame Bonacieux, reprit l’ex-mercier.
Vous reverrai-je bientôt?—Sans doute; la semaine prochaine, je l’espère, mon service
me laissera quelque liberté, et j’en profiterai pour revenir
mettre de l’ordre dans nos affaires, qui doivent être quelque
peu dérangées.—C’est bien; je vous attendrai. Vous ne m’en voulez pas?—Moi! pas le moins du monde.—A bientôt, alors?—A bientôt.Bonacieux baisa la main de sa femme, et s’éloigna rapidement.—Allons, dit madame Bonacieux, lorsque son mari eut
refermé la porte de la rue, et qu’elle se trouva seule, il ne
manquait plus à cet imbécile que d’être cardinaliste! Et moi
qui avais répondu à la reine, moi qui avais promis à ma pauvre
maîtresse... Ah! mon Dieu, mon Dieu! elle va me prendre
pour quelqu’une de ces misérables dont fourmille le palais,
et qu’on a placées près d’elle pour l’espionner! Ah! monsieur
Bonacieux! je ne vous ai jamais beaucoup aimé; maintenant,
c’est bien pis: je vous hais! et, sur ma parole, vous me le
payerez!Au moment où elle disait ces mots, un coup frappé au
plafond lui fit lever la tête, et une voix, qui parvint à elle à
travers le plancher, lui cria:—Chère madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de
l’allée, et je vais descendre près de vous.262 |
L’AMANT ET LE MARI | —Ah! madame, dit d’Artagnan en entrant par la porte que
lui ouvrait la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous
avez là un triste mari.—Vous avez donc entendu notre conversation? demanda
vivement madame Bonacieux en regardant d’Artagnan avec
inquiétude.—Tout entière.—Mais comment cela, mon Dieu?—Par un procédé à moi connu, et par lequel j’ai entendu
aussi la conversation plus animée que vous avez eue avec les
sbires du cardinal.—Et qu’avez-vous compris dans ce que nous disions?—Mille choses: d’abord que votre mari est un niais et un
sot, heureusement; puis que vous étiez embarrassée, ce dont
j’ai été fort aise, et que cela me donne une occasion de me
mettre à votre service, et Dieu sait si je suis prêt à me jeter
dans le feu pour vous; enfin que la reine a besoin qu’un homme
brave, intelligent et dévoué fasse pour elle un voyage à Londres.
J’ai au moins deux des trois qualités qu’il vous faut, et
me voilà.Madame Bonacieux ne répondit pas, mais son cœur battait
de joie, et une secrète espérance brilla dans ses yeux.—Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si
je consens à vous confier cette mission?—Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez: que
faut-il faire?263
—Mon Dieu! mon Dieu! murmura la jeune femme, dois-je
vous confier un pareil secret, monsieur? Vous êtes presque un
enfant!—Allons, je vois qu’il vous faut quelqu’un qui vous réponde
de moi.—J’avoue que cela me rassurerait fort.—Connaissez-vous Athos?—Non.—Porthos?—Non.—Aramis?—Non. Quels sont ces messieurs?—Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de Tréville,
leur capitaine?—Oh! oui, celui-là, je le connais, non pas personnellement,
mais pour en avoir entendu plus d’une fois parler à la
reine comme d’un brave et loyal gentilhomme.—Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal,
n’est-ce pas?—Oh! non, certainement.—Eh bien! révélez-lui votre secret, et demandez-lui, si
important, si précieux, si terrible qu’il soit, si vous pouvez
me le confier.—Mais ce secret ne m’appartient pas, et je ne puis le révéler
ainsi.—Vous l’alliez bien confier à M. Bonacieux, dit d’Artagnan
avec dépit.—Comme on confie une lettre au creux d’un arbre, à l’aile
d’un pigeon, au collier d’un chien.—Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.—Vous le dites.—Je suis un galant homme!264
—Je le crois.—Je suis brave!—Oh! cela, j’en suis sûre.—Alors, mettez-moi à l’épreuve.Madame Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par
une dernière hésitation. Mais il y avait une telle ardeur dans
ses yeux, une telle persuasion dans sa voix, qu’elle se sentit
entraînée à se fier à lui. D’ailleurs elle se trouvait dans une
de ces circonstances où il faut risquer le tout pour le tout. La
reine était aussi bien perdue par une trop grande retenue que
par une trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment
involontaire qu’elle éprouvait pour ce jeune protecteur la décida
à parler.—Écoutez, lui dit-elle, je me rends à vos protestations et je
cède à vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu, qui nous
entend, que si vous me trahissez et que mes ennemis me pardonnent,
je me tuerai en vous accusant de ma mort.—Et moi, je vous jure devant Dieu, madame, dit d’Artagnan,
que si je suis pris en accomplissant les ordres que vous
me donnez, je mourrai avant de rien faire ou dire qui compromette
quelqu’un.Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard
lui avait déjà révélé une partie en face de la Samaritaine.Ce fut leur mutuelle déclaration d’amour.D’Artagnan rayonnait de joie et d’orgueil. Ce secret qu’il
possédait, cette femme qu’il aimait, la confiance et l’amour,
faisaient de lui un géant.—Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.—Comment! vous partez! s’écria madame Bonacieux; et
votre régiment, votre capitaine?—Sur mon âme, vous m’aviez fait oublier tout cela, chère
Constance! oui, vous avez raison, il me faut un congé.265
—Encore un obstacle, murmura madame Bonacieux avec
douleur.—Oh! celui-là, s’écria d’Artagnan après un moment de
réflexion, je le surmonterai, soyez tranquille.—Comment cela?—J’irai trouver ce soir même M. de
Tréville, que je chargerai de demander
pour moi cette faveur à son
beau-frère, M. des Essarts.—Maintenant, autre
chose.—Quoi? demanda
d’Artagnan, voyant que
madame Bonacieux
hésitait à continuer.—Vous n’avez
peut-être pas d’argent?—Peut-être est
de trop, dit d’Artagnan
en souriant.—Alors, reprit
madame
Bonacieux, en
ouvrant une
armoire et en
tirant de cette armoire le sac qu’une demi-heure auparavant
caressait si amoureusement son mari, prenez ce sac.—Celui du cardinal! s’écria en éclatant de rire d’Artagnan,
qui, comme on s’en souvient, grâce à ses carreaux enlevés,
n’avait pas perdu une syllabe de la conversation du mercier et
de sa femme.266
—Celui du cardinal, répondit madame Bonacieux; vous
voyez qu’il se présente sous un aspect assez respectable.—Pardieu! s’écria d’Artagnan, ce sera une chose doublement
divertissante que de sauver la reine avec l’argent de Son
Éminence!—Vous êtes un aimable et charmant jeune homme, dit
madame Bonacieux, croyez que Sa Majesté ne sera point ingrate.—Oh! je suis déjà grandement récompensé! s’écria d’Artagnan.
Je vous aime, vous me permettez de vous le dire; c’est
déjà plus de bonheur que je n’en osais espérer.—Silence! dit madame Bonacieux en tressaillant.—Quoi?—On parle dans la rue.—C’est la voix...—De mon mari. Oui, je l’ai reconnue!D’Artagnan courut à la porte et poussa le verrou.—Il n’entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je
serai parti, vous lui ouvrirez.—Mais je devrais être partie aussi, moi. Et la disparition de
cet argent, comment la justifier si je suis là?—Vous avez raison, il faut sortir.—Sortir, comment? Il nous verra si nous sortons.—Alors il faut monter chez moi.—Ah! s’écria madame Bonacieux, vous me dites cela d’un
ton qui me fait peur.Madame Bonacieux prononça ces paroles avec une larme
dans les yeux. D’Artagnan vit cette larme, et, troublé, attendri,
il se jeta à ses genoux.—Chez moi, dit-il, vous serez en sûreté comme dans un
temple, je vous en donne ma parole de gentilhomme.—Partons, dit-elle, je me fie à vous, mon ami.D’Artagnan rouvrit avec précaution le verrou, et tous deux,
267
légers comme des ombres, se glissèrent par la porte intérieure
dans l’allée, montèrent sans bruit l’escalier et rentrèrent dans
la chambre de d’Artagnan.Une fois chez lui, pour plus de sûreté le jeune homme barricada
la porte; ils s’approchèrent tous deux de la fenêtre, et
par une fente du volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec
un homme en manteau.A la vue de l’homme en manteau, d’Artagnan bondit, et,
tirant son épée à demi, s’élança vers la porte.C’était l’homme de Meung.—Qu’allez-vous faire? s’écria madame Bonacieux; vous nous
perdez.—Mais j’ai juré de tuer cet homme! dit d’Artagnan.—Votre vie est vouée en ce moment et ne vous appartient
pas. Au nom de la reine, je vous défends de vous jeter dans
aucun péril étranger à celui du voyage.—Et en votre nom n’ordonnez-vous rien?—En mon nom, dit madame Bonacieux avec une vive émotion,
en mon nom je vous en prie. Mais écoutons, il me semble
qu’ils parlent de moi.D’Artagnan se rapprocha de la fenêtre et prêta l’oreille.M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l’appartement
vide il était revenu à l’homme au manteau, qu’un instant il
avait laissé seul.—Elle est partie, dit-il, elle sera retournée au Louvre.—Vous êtes sûr répondit l’étranger, qu’elle ne s’est pas
doutée dans quelles intentions vous êtes sorti?—Non, répondit Bonacieux avec suffisance; c’est une femme
trop superficielle.—Le cadet aux gardes est-il chez lui?—Je ne le crois pas; comme vous le voyez, son volet est
fermé, et l’on ne voit aucune lumière briller à travers les fentes.268
—C’est égal, il faudrait s’en assurer.—Comment cela?—En allant frapper à sa porte.—Allez.—Je demanderai à son valet.Bonacieux rentra chez lui, passa par la même porte qui
venait de donner passage aux deux fugitifs, monta jusqu’au
palier de d’Artagnan et frappa.Personne ne répondit. Porthos, pour faire plus grande
figure, avait emprunté, ce soir-là, Planchet. Quant à d’Artagnan,
il n’avait garde de donner signe d’existence.Au moment où le doigt de Bonacieux résonna sur la porte,
les deux jeunes gens sentirent bondir leurs cœurs.—Il n’y a personne chez lui, dit Bonacieux.—N’importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus
en sûreté que sur le seuil d’une porte.—Ah! mon Dieu! murmura madame Bonacieux, nous
n’allons plus rien entendre.—Au contraire, dit d’Artagnan, nous n’entendrons que mieux.D’Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient
de sa chambre une autre oreille de Denys, étendit un tapis
à terre, se mit à genoux, et fit signe à madame Bonacieux de
se pencher, comme il le faisait, vers l’ouverture.—Vous êtes sûr qu’il n’y a personne? dit l’inconnu.—J’en réponds, dit Bonacieux.—Et vous pensez que votre femme?...—Est retournée au Louvre.—Sans parler à aucune personne qu’à vous?—J’en suis sûr.—C’est un point important, comprenez-vous?—Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportée a donc une
valeur...269
—Très grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.—Alors le cardinal sera content de moi?—Je n’en doute pas.—Le grand cardinal!—Vous êtes sûr que, dans sa conversation avec vous, votre
femme n’a pas prononcé des noms propres?—Je ne crois pas.—Elle n’a nommé ni madame de Chevreuse, ni M. de Buckingham,
ni madame de Vernet?—Non, elle m’a dit seulement qu’elle voulait m’envoyer à
Londres pour servir les intérêts d’une personne illustre.—Le traître, murmura madame Bonacieux.—Silence! dit d’Artagnan en lui prenant une main qu’elle
lui abandonna sans y penser.—N’importe, continua l’homme au manteau, vous êtes un
niais de n’avoir pas feint d’accepter la commission, vous auriez
la lettre à présent; l’État, qu’on menace, était sauvé, et vous...—Et moi?270
—Eh bien, vous! le cardinal vous donnait des lettres de
noblesse...—Il vous l’a dit?—Oui, je sais qu’il voulait vous faire cette surprise.—Soyez tranquille, reprit Bonacieux; ma femme m’adore,
et il est encore temps.—Le niais! murmura madame Bonacieux.—Silence! dit d’Artagnan
en lui serrant plus fortement
la main.—Comment est-il encore
temps? reprit
l’homme au manteau.—Je retourne
au Louvre, je demande
madame
Bonacieux, je dis
que j’ai réfléchi,
je renoue l’affaire,
j’obtiens la
lettre, et je cours
chez le cardinal.—Eh bien!
allez vite; je reviendrai
bientôt savoir le résultat de votre démarche.L’inconnu sortit.—L’infâme! dit madame Bonacieux en adressant encore
cette épithète à son mari.—Silence! répéta d’Artagnan en lui serrant la main plus
fortement encore.Un hurlement terrible interrompit alors les réflexions de
271
d’Artagnan et de madame Bonacieux. C’était son mari, qui
s’était aperçu de la disparition de son sac et qui criait au voleur.Bonacieux cria longtemps; mais comme de pareils cris,
attendu leur fréquence, n’attiraient personne dans la rue des
Fossoyeurs, et que d’ailleurs la maison du mercier était depuis
quelque temps assez mal famée, voyant que personne ne venait,
il sortit en continuant de crier, et l’on entendit sa voix qui
s’éloignait dans la direction de la rue du Bac.—Et maintenant qu’il est parti, à votre tour de vous éloigner,
dit madame Bonacieux; du courage, mais surtout de la
prudence, et songez que vous vous devez à la reine.—A elle et à vous! s’écria d’Artagnan. Soyez tranquille,
belle Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance;
mais reviendrai-je aussi digne de votre amour?La jeune femme ne répondit que par la vive rougeur qui
colora ses joues. Quelques instants après, d’Artagnan sortit à
son tour, enveloppé, lui aussi, d’un grand manteau, que retroussait
cavalièrement le fourreau d’une longue épée.Madame Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard
d’amour dont la femme accompagne l’homme qu’elle se sent
aimer; mais lorsqu’il eut disparu à l’angle de la rue, elle tomba
à genoux, et joignant les mains:—O mon Dieu! s’écria-t-elle, protégez la reine, protégez-moi! |
PLAN DE CAMPAGNE | D’Artagnan se rendit droit chez M. de Tréville. Il avait
réfléchi que dans quelques minutes le cardinal serait averti par
ce damné inconnu qui paraissait être son agent, et il pensait
avec raison qu’il n’y avait pas un instant à perdre.272
Le cœur du jeune homme débordait de joie. Une occasion
où il y avait à la fois gloire à acquérir et argent à gagner se présentait
à lui, et, comme premier encouragement, venait de le
rapprocher d’une femme qu’il adorait. Ce hasard faisait donc
presque du premier coup, pour lui, plus qu’il n’eût osé demander
à la Providence.M. de Tréville était dans son salon avec sa cour habituelle
de gentilshommes. D’Artagnan, que l’on connaissait comme un
familier de la maison, alla droit à son cabinet et le fit prévenir
qu’il l’attendait pour chose d’importance.D’Artagnan était là depuis cinq minutes à peine, lorsque
M. de Tréville entra. Au premier coup d’œil et à la joie qui
se peignait sur son visage, le digne capitaine comprit qu’il se
passait effectivement quelque chose de nouveau.Tout le long de la route, d’Artagnan s’était demandé s’il se
confierait à M. de Tréville, ou si seulement il lui demanderait de
lui accorder carte blanche pour une affaire secrète. Mais M. de
Tréville avait toujours été si parfait pour lui, il était si fort dévoué
au roi et à la reine, il haïssait si cordialement le cardinal,
que le jeune homme résolut de tout lui dire.—Vous avez à me parler, mon jeune ami? dit M. de Tréville.—Oui, monsieur, dit d’Artagnan, et vous me pardonnerez,
je l’espère, de vous avoir dérangé, quand vous saurez de quelle
chose importante il est question.—Dites alors, je vous écoute.—Il ne s’agit de rien moins, dit d’Artagnan en baissant
la voix, que de l’honneur et peut-être de la vie de la
reine.—Que dites-vous là? demanda M. de Tréville en regardant
autour de lui s’ils étaient bien seuls, et en ramenant son
regard interrogateur sur d’Artagnan.273
—Je dis, monsieur, que le hasard m’a rendu maître d’un
secret...—Que vous garderez, j’espère, jeune homme, sur votre vie.—Mais que je dois vous confier, à vous, monsieur, car vous
seul pouvez m’aider dans la mission que je viens de recevoir de
Sa Majesté.—Ce secret est-il à vous?—Non, monsieur, c’est celui de la reine.—Êtes-vous autorisé par Sa Majesté à me le confier?—Non, monsieur, car au contraire le plus profond mystère
m’est recommandé.—Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-à-vis de moi?—Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et
que j’ai peur que vous ne me refusiez la grâce que je viens
vous demander, si vous ne savez pas dans quel but je vous la
demande.—Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que
vous désirez.—Je désire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts,
un congé de quinze jours.—Quand cela?—Cette nuit même.—Vous quittez Paris?—Je vais en mission.—Pouvez-vous me dire où?—A Londres.—Quelqu’un a-t-il intérêt à ce que vous n’arriviez pas à
votre but?—Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour
m’empêcher de réussir.—Et vous partez seul?—Je pars seul.274
—En ce cas, vous ne passerez pas Bondy; c’est moi qui
vous le dis, foi de Tréville.—Comment cela?—On vous fera assassiner.—Je serai mort en faisant mon devoir.—Mais votre mission ne sera pas remplie.—C’est vrai, dit d’Artagnan.—Croyez-moi, continua Tréville, dans les entreprises de
ce genre, il faut être quatre pour arriver un.—Ah! vous avez raison, monsieur, dit d’Artagnan; mais
vous connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je
puis disposer d’eux.—Sans leur confier le secret que je n’ai pas voulu savoir?—Nous nous sommes juré, une fois pour toutes, confiance
aveugle, et dévouement à toute épreuve; d’ailleurs, vous pouvez
leur dire que vous avez toute confiance en moi, et ils ne
seront pas plus incrédules que vous.—Je puis leur envoyer à chacun un congé de quinze jours,
voilà tout; à Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour
aller aux eaux de Forges; à Porthos et à Aramis, pour suivre
leur ami, qu’ils ne veulent pas abandonner dans une si douloureuse
position. L’envoi de leur congé sera la preuve que j’autorise
leur voyage.—Merci, monsieur, et vous êtes cent fois bon.—Allez donc les trouver à l’instant même, et que tout
s’exécute cette nuit. Ah! et d’abord écrivez-moi votre requête à
M. des Essarts. Peut-être aviez-vous un espion à vos trousses,
et votre visite, qui dans ce cas est déjà connue du cardinal,
sera légitimée ainsi.D’Artagnan formula cette demande, et M. de Tréville, en la
recevant de ses mains, assura qu’avant deux heures du matin
les quatre congés seraient au domicile respectif des voyageurs.275
—Ayez la bonté d’envoyer le mien chez Athos, dit d’Artagnan.
Je craindrais, en rentrant chez moi, d’y faire quelque
mauvaise rencontre.—Soyez tranquille. Adieu et bon voyage! A propos! dit
M. de Tréville en le rappelant.D’Artagnan revint sur ses pas.—Avez-vous de l’argent?D’Artagnan fit sonner le sac qu’il avait dans sa poche.—Assez? demanda M. de Tréville.—Trois cents pistoles.—C’est bien, on va au bout du monde avec cela; allez donc.D’Artagnan salua M. de Tréville, qui lui tendit la main;
d’Artagnan la lui serra avec un respect mêlé de reconnaissance.
Depuis qu’il était arrivé à Paris, il n’avait eu qu’à se
louer de cet excellent homme, qu’il avait toujours trouvé digne,
loyal et grand.Sa première visite fut pour Aramis; il n’était pas revenu
chez son ami depuis la fameuse soirée où il avait suivi madame
Bonacieux. Il y a plus: à peine avait-il vu le jeune
mousquetaire, et à chaque fois qu’il l’avait revu, il avait cru
remarquer une profonde tristesse empreinte sur son visage.Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rêveur; d’Artagnan
lui fit quelques questions sur cette mélancolie profonde;
Aramis s’excusa sur un commentaire du dix-huitième chapitre
de saint Augustin qu’il était forcé d’écrire en latin pour la
semaine suivante et qui le préoccupait beaucoup.Comme les deux amis causaient depuis quelques instants,
un serviteur de M. de Tréville entra porteur d’un paquet
cacheté.—Qu’est-ce là? demanda Aramis.—Le congé que monsieur a demandé, répondit le laquais.—Moi, je n’ai pas demandé de congé.276
—Taisez-vous et prenez, dit d’Artagnan. Et vous, mon
ami, voici une demi-pistole pour votre peine; vous direz à
M. de Tréville que M. Aramis le remercie bien sincèrement.
Allez.Le laquais salua jusqu’à terre et sortit.—Que signifie cela? demanda Aramis.—Prenez ce qu’il vous faut pour un voyage de quinze
jours, et suivez-moi.—Mais je ne puis quitter Paris, en ce moment, sans savoir...Aramis s’arrêta.—Ce qu’elle est devenue, n’est-ce pas? continua d’Artagnan.—Qui? reprit Aramis.—La femme qui était ici, la femme au mouchoir brodé.—Qui vous a dit qu’il y avait une femme ici? répliqua Aramis
en devenant pâle comme la mort.—Je l’ai vue.—Et vous savez qui elle est?—Je crois m’en douter, du moins.—Écoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses
savez-vous ce qu’est devenue cette femme?—Je présume qu’elle est retournée à Tours.—A Tours? oui, c’est bien cela; vous la connaissez. Mais
comment est-elle retournée à Tours sans me rien dire?—Parce qu’elle a craint d’être arrêtée.—Comment ne m’a-t-elle pas écrit?—Parce qu’elle a craint de vous compromettre.—D’Artagnan, vous me rendez la vie! s’écria Aramis. Je
me croyais méprisé, trahi. J’étais si heureux de la revoir! Je ne
pouvais croire qu’elle risquât sa liberté pour moi, et cependant
pour quelle cause serait-elle revenue à Paris?—Pour la cause qui aujourd’hui nous fait aller en Angleterre.277
—Et quelle est cette cause? demanda Aramis.—Vous le saurez un jour, Aramis; mais pour le moment,
j’imiterai la retenue de la nièce du docteur.Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu’il avait fait
certain soir à ses amis.—Eh bien! donc, puisqu’elle a quitté Paris et que vous en
êtes sûr, d’Artagnan, rien ne m’y arrête plus, et je suis prêt à
vous suivre. Vous dites que nous allons?...—Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je
vous invite même à vous hâter, car nous avons déjà perdu
beaucoup de temps. A propos, prévenez Bazin.—Bazin vient avec nous? demanda Aramis.—Peut-être. En tout cas, il est bon qu’il nous suive pour
le moment chez Athos.Aramis appela Bazin, et après lui avoir ordonné de le venir
joindre chez Athos:—Partons donc, dit-il en prenant son manteau, son épée
et ses trois pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre
tiroirs pour voir s’il n’y trouverait pas quelque pistole égarée.Puis quand il se fut bien assuré que cette recherche était
superflue, il suivit d’Artagnan en se demandant comment il
se faisait que le jeune cadet aux gardes sût aussi bien que lui
quelle était la femme à laquelle il avait donné l’hospitalité,
et sût mieux que lui ce qu’elle était devenue.Seulement en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de
d’Artagnan, et le regardant fixement:—Vous n’avez parlé de cette femme à personne? dit-il.—A personne au monde.—Pas même à Athos et à Porthos?—Je ne leur en ai jamais soufflé le moindre mot.—A la bonne heure.Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son
278
chemin avec d’Artagnan, et tous deux arrivèrent bientôt chez
Athos.Ils le trouvèrent tenant son congé d’une main et la lettre de
M. de Tréville de l’autre.—Pouvez-vous m’expliquer ce que signifient ce congé et
cette lettre que je viens de recevoir? dit Athos étonné.«Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santé l’exige
absolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez donc
prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous conviendront,
et rétablissez-vous promptement.
«TRÉVILLE.»—Eh bien, ce congé et cette lettre signifient qu’il faut me
suivre, Athos.—Aux eaux de Forges!—Là ou ailleurs.—Pour le service du roi.—Du roi ou de la reine: ne sommes-nous pas serviteurs
de Leurs Majestés?En ce moment Porthos entra.—Pardieu, dit-il, voici une chose étrange: depuis quand,
dans les mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congés
sans qu’il les demandent?—Depuis, dit d’Artagnan, qu’ils ont des amis qui les
demandent pour eux.—Ah! ah! dit Porthos, il paraît qu’il y a du nouveau ici?—Oui, nous partons, dit Aramis.—Pour quel pays? demanda Porthos.—Ma foi, je n’en sais trop rien, dit Athos: demande cela
à d’Artagnan.—Pour Londres, messieurs, dit d’Artagnan.279
—Pour Londres! s’écria Porthos; et qu’allons-nous faire à
Londres?—Voilà ce que je ne puis vous dire, messieurs, et il faut
vous fier à moi.—Mais pour aller à Londres, ajouta Porthos, il faut de
l’argent, et je n’en ai pas.—Ni moi, dit Aramis.—Ni moi, dit Athos.—J’en ai, moi, reprit
d’Artagnan en tirant son
trésor de sa poche et en le
posant sur la table.
Il y a dans
ce sac trois cents
pistoles; prenons-en
chacun
soixante-quinze;
c’est autant qu’il
en faut pour aller
à Londres et
pour en revenir.
D’ailleurs, soyez
tranquilles, nous
n’y arriverons
pas tous, à Londres.—Et pourquoi cela?—Parce que, selon toute probabilité, il y en aura quelques
uns d’entre nous qui resteront en route.—Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons?—Et des plus dangereuses, je vous en avertis.—Ah çà! mais, puisque nous risquons de nous faire tuer,
dit Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins?280
—Tu en seras bien plus avancé! dit Athos.—Cependant, dit Aramis, je suis de l’avis de Porthos.—Le roi a-t-il l’habitude de vous rendre des comptes? Non;
il vous dit tout bonnement: Messieurs, on se bat en Gascogne
ou dans les Flandres; allez vous battre, et vous y allez. Pourquoi?
vous ne vous en inquiétez même pas.—D’Artagnan a raison, dit Athos, voilà nos trois congés qui
viennent de M. de Tréville, et voilà trois cents pistoles qui
viennent je ne sais d’où. Allons nous faire tuer où l’on nous
dit d’aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions?
D’Artagnan, je suis prêt à te suivre.—Et moi aussi, dit Porthos.—Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien je ne suis pas fâché
de quitter Paris. J’ai besoin de distractions.—Eh bien! vous en aurez, des distractions, messieurs,
soyez tranquilles! dit d’Artagnan.—Et maintenant, quand partons-nous? dit Athos.—Tout de suite, répondit d’Artagnan; il n’y a pas une
minute à perdre.—Holà! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin! crièrent les
quatre jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes
et ramenez les chevaux de l’hôtel.En effet, chaque mousquetaire laissait à l’hôtel général
comme à une caserne son cheval et celui de son laquais.Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute
hâte.—Maintenant dressons le plan de campagne, dit Porthos.
Où allons-nous d’abord?—A Calais, dit d’Artagnan; c’est la ligne la plus directe
pour arriver à Londres.—Eh bien! dit Porthos, voici mon avis.—Parle.281
—Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects:
d’Artagnan nous donnera à chacun ses instructions; je partirai
en avant par la route de Boulogne pour éclairer le chemin;
Athos partira deux heures après par celle d’Amiens; Aramis
nous suivra par celle de Noyon; quant à d’Artagnan, il partira
par celle qu’il voudra, avec les habits de Planchet, tandis que
Planchet nous suivra en d’Artagnan et avec l’uniforme des
gardes.—Messieurs, dit Athos, mon avis est qu’il ne convient pas
de mettre en rien des laquais dans une pareille affaire: un
secret peut par hasard être trahi par des gentilshommes, mais
il est presque toujours vendu par des laquais.—Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d’Artagnan,
en ce que j’ignore moi-même quelles instructions je
puis vous donner. Je suis porteur d’une lettre, voilà tout. Je
n’ai pas et ne puis faire trois copies de cette lettre, puisqu’elle
est scellée; il faut donc, à mon avis, voyager de compagnie.
Cette lettre est là, dans cette poche.—Et il montra la poche
où était la lettre.—Si je suis tué, l’un de vous la prendra et
vous continuerez la route; s’il est tué, ce sera le tour d’un autre,
et ainsi de suite; pourvu qu’un seul arrive, c’est tout ce qu’il
faut.—Bravo, d’Artagnan! ton avis est le mien, dit Athos. Il
faut être conséquent d’ailleurs; je vais prendre les eaux, vous
m’accompagnerez; au lieu des eaux de Forges, je vais prendre
les eaux de mer; je suis libre. On veut nous arrêter, je montre
la lettre de M. de Tréville, et vous montrez vos congés; on
nous attaque, nous nous défendons; on nous juge, nous soutenons
mordicus que nous n’avions d’autre intention que de
nous tremper un certain nombre de fois dans la mer: on aurait
trop bon marché de quatre hommes isolés, tandis que
quatre hommes réunis font une troupe. Nous armerons les
282
quatre laquais de pistolets et de mousquetons; si l’on envoie
une armée contre nous, nous livrerons bataille, et le survivant,
comme l’a dit d’Artagnan, portera la lettre.—Bien dit! s’écria Aramis; tu
ne parles pas souvent, Athos, mais
quand tu parles, c’est comme
saint Jean Bouche-d’Or. J’adopte
le plan d’Athos
Et toi, Porthos?—Moi aussi, dit
Porthos, s’il convient
à d’Artagnan.
D’Artagnan,
porteur
de la lettre, est
naturellement
le chef de l’entreprise;
qu’il
décide, et nous
exécuterons.—Eh bien! dit
d’Artagnan, je décide
que nous adoptions le plan d’Athos et que nous partions
dans une demi-heure.—Adopté! reprirent en chœur les trois mousquetaires.Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze
pistoles et fit ses préparatifs pour partir à l’heure
convenue.283 |
VOYAGE | A deux heures du matin nos quatre aventuriers sortirent
de Paris par la barrière Saint-Denis; tant qu’il fit nuit ils
restèrent muets; malgré eux ils subissaient l’influence de l’obscurité
et voyaient des embûches partout.Aux premiers rayons du jour leurs langues se délièrent;
avec le soleil la gaieté revint: c’était comme à la veille d’un combat,
le cœur battait, les yeux riaient, on sentait que la vie qu’on
allait peut-être quitter était au bout du compte une bonne chose.L’aspect de la caravane, au reste, était des plus formidables:
les chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale,
cette habitude de l’escadron qui fait marcher régulièrement
ces nobles compagnons du soldat eussent trahi le plus strict
incognito.Les valets suivaient, armés jusqu’aux dents.Tout alla bien jusqu’à Chantilly, où l’on arriva vers les huit
heures du matin. Il fallait déjeuner. On descendit devant une
auberge que recommandait une enseigne représentant saint
Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre. On enjoignit
aux laquais de ne pas desseller les chevaux et de se
tenir prêts à repartir immédiatement.On entra dans la salle commune et l’on se mit à table.Un gentilhomme, qui venait d’arriver par la route de Dammartin,
était assis à cette même table et déjeunait. Il entama
la conversation sur la pluie et le beau temps; les voyageurs
répondirent: il but à leur santé; les voyageurs lui rendirent
sa politesse.284
Mais au moment où Mousqueton venait annoncer que les
chevaux étaient prêts et où l’on se levait de table, l’étranger proposa
à Porthos la santé du cardinal, Porthos répondit qu’il ne
demandait pas mieux, si l’étranger à son tour voulait boire à
la santé du roi. L’étranger s’écria qu’il ne connaissait d’autre
roi que Son Éminence.
Porthos l’appela
ivrogne; l’étranger
tira son épée.—Vous avez
fait une sottise,
dit Athos, n’importe,
il n’y a pas
à reculer maintenant,
tuez cet
homme et venez
nous rejoindre le
plus vite que vous
pourrez.Et tous trois remontèrent
à cheval
et repartirent
à toute bride, tandis
que Porthos
promettait à son
adversaire de le perforer de tous les coups connus de l’escrime.—Et d’un! dit Athos au bout de cinq cents pas.—Mais pourquoi cet homme s’est-il attaqué à Porthos
plutôt qu’à tout autre? demanda Aramis.—Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous, il
l’a pris pour le chef, dit d’Artagnan.285
—J’ai toujours dit que ce cadet de Gascogne était un puits
de sagesse, murmura Athos.Et les voyageurs continuèrent leur route.A Beauvais on s’arrêta deux heures, tant pour faire souffler
les chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures,
comme Porthos n’arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui,
on se remit en chemin.A une lieue de Beauvais, à un endroit où le chemin se
trouvait resserré entre deux talus, on rencontra huit ou dix
hommes qui, profitant de ce que la route était dépavée en cet
endroit, avaient l’air d’y travailler en y creusant des trous et
en pratiquant des ornières boueuses.Aramis craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel,
les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il
était trop tard. Les ouvriers se mirent à railler les voyageurs,
et firent perdre par leur insolence la tête même au froid Athos
qui poussa son cheval contre l’un d’eux.Alors chacun de ces hommes recula jusqu’au fossé et y prit
un mousquet caché; il en résulta que nos sept voyageurs furent
littéralement passés par les armes. Aramis reçut une balle qui
lui traversa l’épaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea
dans les parties charnues qui prolongent le bas des reins.
Cependant Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu’il
fût grièvement atteint; mais comme il ne pouvait voir sa blessure,
sans doute il crut être plus dangereusement blessé qu’il
ne l’était.—C’est une embuscade, dit d’Artagnan, ne brûlons pas une
amorce, et en route.Aramis, tout blessé qu’il était, saisit la crinière de son
cheval, qui l’emporta avec les autres. Celui de Mousqueton
les avait rejoints, et galopait tout seul à son rang.—Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.286
—J’aimerais mieux un chapeau, dit d’Artagnan; le mien a
été emporté par une balle. C’est bien heureux, ma foi, que la
lettre que je porte n’ait pas été dedans.—Ah çà! mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il
passera, dit Aramis.—Si Porthos était sur ses jambes, il nous aurait rejoints
287
maintenant, dit Athos. M’est avis que sur le terrain l’ivrogne
se sera dégrisé.Et l’on galopa encore
pendant deux heures,
quoique les chevaux
fussent si fatigués,
qu’il était à craindre
qu’ils ne refusassent
bientôt le service. Les
voyageurs avaient pris
la traverse, espérant de
cette façon être moins
inquiétés; mais à Crèvecœur,
Aramis déclara
qu’il ne pouvait aller
plus loin. Et en
effet, il avait fallu
tout le courage qu’il cachait
sous sa forme élégante et sous
ses façons polies pour arriver
jusque-là. A tout moment, il
pâlissait et l’on était obligé de
le soutenir sur son cheval; on
le descendit à la porte du cabaret,
on lui laissa Bazin qui, au
reste, dans une escarmouche, était plus embarrassant qu’utile,
et l’on repartit dans l’espérance d’aller coucher à Amiens.288
—Morbleu! dit Athos, quand ils se retrouvèrent en route,
réduits à deux maîtres et à Grimaud et Planchet; morbleu! je
ne serai plus leur dupe, et je vous réponds qu’ils ne me feront
pas ouvrir la bouche ni tirer l’épée d’ici à Calais. J’en jure...—Ne jurons pas, dit d’Artagnan, galopons,
si toutefois nos chevaux y consentent.Et les voyageurs enfoncèrent leurs éperons
dans le ventre de leurs chevaux, qui, vigoureusement
stimulés, retrouvèrent des forces.
On arriva à Amiens
à minuit, et l’on
descendit à l’auberge
du Lis-d’Or.L’hôtelier avait
l’air du plus honnête
homme de la
terre, il reçut les
voyageurs son
bougeoir d’une
main et son
bonnet de coton
de l’autre:
il voulut loger
les deux voyageurs
chacun
dans une charmante chambre: malheureusement chacune de
ces chambres était à l’extrémité de l’hôtel. D’Artagnan et Athos
refusèrent; l’hôte répondit qu’il n’y en avait cependant pas
d’autres dignes de Leurs Excellences; mais les voyageurs déclarèrent
qu’ils coucheraient dans la chambre commune chacun
sur un matelas qu’on leur jetterait à terre. L’hôte insista,
les voyageurs tinrent bon; il fallut faire ce qu’ils voulurent.289
Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte
en dedans lorsqu’on frappa au volet de la cour; ils demandèrent
qui était là, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.En effet, c’était Planchet et Grimaud.—Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet;
si ces messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte;
de cette façon-là, ils seront sûrs qu’on n’arrivera pas jusqu’à
eux.—Et sur quoi coucheras-tu? dit d’Artagnan.—Voici mon lit, répondit Planchet.Et il montra une botte de paille.—Viens donc, dit d’Artagnan, tu as raison: la figure de
l’hôte ne me convient pas, elle est trop gracieuse.—Ni à moi non plus, dit Athos.Planchet monta par la fenêtre, s’installa en travers de la
porte, tandis que Grimaud allait s’enfermer dans l’écurie, répondant
qu’à cinq heures du matin lui et les quatre chevaux
seraient prêts.La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux
heures du matin d’ouvrir la porte; mais comme Planchet se
réveilla en sursaut et cria: Qui va là? on répondit qu’on se
trompait et on s’éloigna.A quatre heures du matin on entendit un grand bruit dans
les écuries. Grimaud avait voulu réveiller les garçons d’écurie,
et les garçons d’écurie le battaient. Quand on ouvrit la
fenêtre, on vit le pauvre garçon sans connaissance, la tête
fendue d’un coup de manche à fourche.Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux;
les chevaux étaient fourbus. Celui de Mousqueton seul,
qui avait voyagé sans maître pendant cinq ou six heures, la
veille, aurait pu continuer la route, mais, par une erreur
290
inconcevable, le chirurgien vétérinaire qu’on avait envoyé
chercher, à ce qu’il paraît, pour saigner le cheval de l’hôte, avait
saigné celui de Mousqueton.Cela commençait à devenir inquiétant: tous ces accidents
successifs étaient peut-être le résultat du hasard, mais ils pouvaient
tout aussi bien être celui d’un complot. Athos et
d’Artagnan sortirent, tandis que Planchet allait s’informer s’il
n’y avait pas trois chevaux à vendre dans les environs. A la
porte étaient deux chevaux tout équipés, frais et vigoureux.
Cela faisait bien l’affaire. Il demanda où étaient les maîtres;
on lui dît que les maîtres avaient passé la nuit dans l’auberge
et réglaient leur compte à cette heure avec le maître.Athos descendit pour payer la dépense, tandis que d’Artagnan
et Planchet se tenaient sur la porte de la rue; l’hôtelier
était dans une chambre basse et reculée, on pria Athos d’y passer.Athos entra sans défiance et tira deux pistoles pour payer:
l’hôte était seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs
était entr’ouvert. Il prit l’argent que lui présenta Athos, le
tourna et le retourna dans ses mains, et tout à coup, s’écriant
que la pièce était fausse, il déclara qu’il allait le faire arrêter,
lui et son compagnon, comme faux monnayeurs.—Drôle, dit Athos en marchant sur lui, je vais te couper les
oreilles.Au même instant quatre hommes armés jusqu’aux dents
entrèrent par les portes latérales et se jetèrent sur Athos.—Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons;
au large, d’Artagnan, pique, pique!Et il lâcha deux coups de pistolet.D’Artagnan et Planchet ne se le firent pas répéter deux
fois, ils détachèrent les deux chevaux qui attendaient à la
porte, sautèrent dessus, leur enfoncèrent leurs éperons dans
le ventre et partirent au triple galop.291
—Sais-tu ce qu’est devenu Athos? demanda d’Artagnan à
Planchet en courant.—Ah! monsieur, dit Planchet, j’en ai vu tomber deux à ses
deux coups, et il m’a
semblé, à travers la porte vitrée,
qu’il ferraillait avec les autres.—Brave Athos! murmura d’Artagnan. Et quand on pense
qu’il faut l’abandonner! Au reste, autant nous attend peut-être
292
à deux pas d’ici. En avant, Planchet, en avant! tu es un
brave homme.—Je vous l’ai dit, monsieur, répondit Planchet, les Picards
ça se reconnaît à l’user; d’ailleurs, je suis ici dans mon pays,
ça m’excite.Et tous deux, piquant de plus belle, arrivèrent à Saint-Omer
d’une seule traite. A Saint-Omer ils firent souffler les
chevaux la bride passée à leurs bras, de peur d’accident, et
mangèrent un morceau sur le pouce tout debout dans la rue,
après quoi ils repartirent.A cent pas des portes de Calais, le cheval de d’Artagnan
s’abattit, et il n’y eut pas moyen de le faire relever, le sang
lui sortait par le nez et par les yeux: restait celui de Planchet;
mais celui-là s’était arrêté, et il n’y eut plus moyen de le faire
repartir.Heureusement, comme nous l’avons dit, ils étaient à cent
pas de la ville: ils laissèrent les deux montures sur le grand
chemin et coururent au port. Planchet fit remarquer à son
maître un gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les
précédait que d’une cinquantaine de pas.Ils s’approchèrent vivement de ce gentilhomme, qui paraissait
fort affairé. Il avait ses bottes couvertes de poussière, et
s’informait s’il ne pourrait point passer à l’instant même en
Angleterre.—Rien ne serait plus facile, répondit le patron d’un bâtiment
prêt à mettre à la voile; mais ce matin est arrivé l’ordre
de ne laisser partir personne sans une permission expresse de
M. le cardinal.—J’ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant le
papier de sa poche, la voici.—Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron,
et donnez-moi la préférence.293
—Où trouverai-je le gouverneur?—A sa campagne.—Et cette campagne est située?—A un quart de lieue de la ville; tenez, vous la voyez
d’ici, au pied de cette petite éminence, ce toit en ardoises.—Très bien! dit le gentilhomme.Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de
campagne du gouverneur.D’Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme à cinq
cents pas de distance.Une fois hors de la ville, d’Artagnan pressa le pas et rejoignit
le gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.—Monsieur, lui dit d’Artagnan, vous me paraissez fort
pressé?—On ne peut plus pressé, monsieur.—J’en suis désespéré, dit d’Artagnan, car comme je suis
très pressé aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.—Lequel?—De me laisser passer le premier.—Impossible, dit le gentilhomme, j’ai fait soixante lieues
en quarante-quatre heures, et il faut que demain à midi je
sois à Londres.—J’ai fait le même chemin en quarante heures, et il faut
que demain à dix heures je sois à Londres.—Désespéré, monsieur; mais je suis arrivé le premier, et
je ne passerai pas le second.—Désespéré, monsieur; mais je suis arrivé le second, et je
passerai le premier.—Service du roi! dit le gentilhomme.—Service de moi! dit d’Artagnan.—Mais c’est une mauvaise querelle que vous me cherchez
là, ce me semble.294
—Parbleu! que voulez-vous que ce soit?—Que désirez-vous?—Vous voulez le savoir?—Certainement.—Eh bien! je veux l’ordre dont vous êtes porteur, attendu
que je n’en ai pas, moi, et qu’il m’en faut un.—Vous plaisantez, je présume.—Je ne plaisante jamais.—Laissez-moi passer!—Vous ne passerez pas.—Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tête. Holà,
Lubin! mes pistolets.—Planchet, dit d’Artagnan, charge-toi du valet, je me charge
du maître.Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et
comme il était fort et vigoureux, il le renversa les reins contre
terre et lui mit le genou sur la poitrine.—Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet; moi, j’ai fait
la mienne.Voyant cela, le gentilhomme tira son épée et fondit sur d’Artagnan;
mais il avait affaire à forte partie.En trois secondes d’Artagnan lui fournit trois coups d’épée
en disant à chaque coup:—Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis.Au troisième coup le gentilhomme tomba comme une
masse.D’Artagnan le crut mort, ou tout au moins évanoui, et s’approcha
pour lui prendre l’ordre; mais au moment où il étendait
le bras afin de le fouiller, le blessé, qui n’avait pas lâché son
épée, lui porta un coup de pointe dans la poitrine en disant:—Un pour vous.—Et un pour moi! au dernier les bons! s’écria d’Artagnan
295
furieux, et le clouant par terre d’un quatrième coup d’épée
dans le ventre.Cette fois le gentilhomme
ferma les
yeux et s’évanouit.
D’Artagnan fouilla
dans la poche où il
l’avait vu remettre
l’ordre de passage, et
le prit. Il était au nom
du comte de Wardes.
Puis, jetant un dernier
coup d’œil sur le
beau jeune homme,
qui avait vingt-cinq
ans à peine, et qu’il
laissait là gisant,
privé de sentiment
et peut-être mort, il
poussa un soupir sur
cette étrange destinée
qui porte les hommes
à se détruire les uns
les autres pour les
intérêts de gens qui
leur sont étrangers et
qui souvent ne savent
pas même qu’ils existent.Mais il fut bientôt
tiré de ces réflexions par Lubin, qui poussait des hurlements
et criait de toutes ses forces au secours.296
Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes
ses forces.—Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera
pas, j’en suis bien sûr; mais aussitôt que je le lâcherai, il va
se remettre à crier. Je le reconnais pour un Normand, et les
Normands sont entêtés.En effet, tout comprimé qu’il était, Lubin essayait encore de
filer des sons.—Attends! dit d’Artagnan.Et prenant son mouchoir, il le bâillonna.—Maintenant, dit Planchet, lions-le à un arbre.La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de
Wardes près de son domestique; et comme la nuit commençait
à tomber et que le garrotté et le blessé étaient tous deux à
quelques pas dans le bois, il était évident qu’ils devaient rester
là jusqu’au lendemain.—Et maintenant, dit d’Artagnan, chez le gouverneur!—Mais vous êtes blessé, ce me semble? dit Planchet.—Ce n’est rien, occupons-nous du plus pressé; puis nous
reviendrons à ma blessure, qui, au reste, ne me paraît pas
très dangereuse.Et tous deux s’acheminèrent à grands pas vers la campagne
du digne fonctionnaire.On annonça M. le comte de Wardes.D’Artagnan fut introduit.—Vous avez un ordre signé du cardinal? dit le gouverneur.—Oui, monsieur, répondit d’Artagnan, le voici.—Ah! ah! il est en règle et bien recommandé, dit le gouverneur.—C’est tout simple, répondit d’Artagnan, je suis de ses plus
fidèles.297
—Il paraît que Son Éminence veut empêcher quelqu’un de
parvenir en Angleterre.—Oui, un certain d’Artagnan, un gentilhomme béarnais
qui est parti de Paris avec trois de ses amis dans l’intention de
gagner Londres.—Le connaissez-vous personnellement? demanda le gouverneur.—Qui cela?—Ce d’Artagnan.—A merveille.—Donnez-moi son signalement alors.—Rien de plus facile.Et d’Artagnan donna trait pour trait le signalement du
comte de Wardes.—Est-il accompagné? demanda le gouverneur.—Oui, d’un valet nommé Lubin.—On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus,
Son Éminence peut être tranquille, ils seront reconduits à
Paris sous bonne escorte.—Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit d’Artagnan,
vous aurez bien mérité du cardinal.—Vous le reverrez à votre retour, monsieur le comte?—Sans aucun doute.—Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.—Je n’y manquerai pas.Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer
et le remit à d’Artagnan.D’Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles,
il salua le gouverneur, le remercia et partit.Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et,
faisant un long détour, ils évitèrent le bois et rentrèrent par
une autre porte.298
Le bâtiment était toujours prêt à partir, le patron attendait
sur le port.—Eh bien? dit-il en apercevant d’Artagnan.—Voici ma passe
visée, dit celui-ci.—Et cet autre
gentilhomme?—Il ne partira
pas aujourd’hui,
dit d’Artagnan.
mais soyez tranquille,
je payerai
le passage pour
nous deux.—En ce cas,
partons, dit le
patron.—Partons! répéta
d’Artagnan.Et il sauta avec
Planchet dans le
canot; cinq minutes
après ils
étaient à bord.Il était temps,
à une demi-lieue
en mer d’Artagnan vit briller une lumière et entendit une
détonation.C’était le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.Il était temps de s’occuper de sa blessure; heureusement,
comme l’avait pensé d’Artagnan, elle n’était pas des plus dangereuses:
la pointe de l’épée avait rencontré une côte et avait
299
glissé le long de l’os; de plus, la chemise s’était collée aussitôt
à la plaie, et à peine avait-elle répandu quelques gouttes de sang.D’Artagnan était brisé de fatigue: on lui étendit un matelas
sur le pont, il se jeta dessus et s’endormit.Le lendemain, au point du jour, il se trouva à trois ou
quatre lieues seulement des côtes d’Angleterre; la brise avait
été faible toute la nuit et l’on avait peu marché.A dix heures le bâtiment jetait l’ancre dans le port de
Douvres.A dix heures et demie, d’Artagnan mettait le pied sur la
terre d’Angleterre en s’écriant:—Enfin m’y voilà!Mais ce n’était pas tout: il fallait gagner Londres. En
Angleterre, la poste était assez bien servie. D’Artagnan et
Planchet prirent chacun un bidet, un postillon courut devant
eux; en quatre heures ils arrivèrent aux portes de la capitale.D’Artagnan ne connaissait pas Londres, d’Artagnan ne savait
pas un mot d’anglais; mais il écrivit le nom de Buckingham
sur un papier, et chacun lui indiqua l’hôtel du duc.Le duc était à la chasse à Windsor, avec le roi.D’Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du
duc, qui, l’ayant accompagné dans tous ses voyages, parlait
parfaitement français, et lui dit qu’il arrivait de Paris pour
affaire de vie et de mort et qu’il fallait qu’il parlât à son maître
à l’instant même.La confiance avec laquelle parlait d’Artagnan convainquit
Patrice, c’était le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller
deux chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quant
à Planchet, on l’avait descendu de sa monture, raide comme
un jonc: le pauvre garçon était au bout de ses forces; d’Artagnan
semblait de fer.On arriva au château, là on se renseigna; le roi et Buckingham
300
chassaient à l’oiseau dans des marais situés à deux ou
trois lieues de là.En vingt minutes on fut au lieu indiqué. Bientôt Patrice
entendit la voix de son maître qui appelait son faucon.—Qui faut-il que j’annonce à milord duc? demanda Patrice.—Le jeune homme qui un soir lui a cherché une querelle
sur le Pont-Neuf, en face de la Samaritaine.—Singulière recommandation!—Vous verrez qu’elle en vaut bien une autre.Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui
annonça dans les termes que nous avons dits qu’un messager
l’attendait.Buckingham reconnut d’Artagnan à l’instant même, et, se
doutant que quelque chose se passait en France dont on lui
faisait parvenir la nouvelle, il ne prit que le temps de demander
où était celui qui la lui apportait; et ayant reconnu de loin
l’uniforme des gardes, il mit son cheval au galop et vint droit à
d’Artagnan. Patrice, par discrétion, se tint à l’écart.—Il n’est point arrivé malheur à la reine? s’écria Buckingham
répandant toute sa pensée et tout son amour dans cette
interrogation.—Je ne crois pas; cependant je crois qu’elle court quelque
grand péril dont Votre Grâce seule peut la tirer.—Moi? s’écria Buckingham. Eh quoi! je serais assez heureux
pour lui être bon à quelque chose! Parlez! parlez!—Prenez cette lettre, dit d’Artagnan.—Cette lettre! de qui vient cette lettre?—De Sa Majesté, à ce que je pense.—De Sa Majesté! dit Buckingham pâlissant si fort que
d’Artagnan crut qu’il allait se trouver mal.—Quelle est cette déchirure? dit-il en montrant à d’Artagnan
un endroit où elle était percée à jour.301
—Ah! ah! dit d’Artagnan, je n’avais pas vu cela; c’est l’épée
du comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me
trouant la poitrine.—Vous êtes blessé? demanda Buckingham en rompant le
cachet.—Oh! rien! dit
d’Artagnan, une égratignure.—Juste ciel! qu’ai-je lu! s’écria
le duc. Patrice, reste ici ou plutôt rejoins le roi partout où il
sera, et dis à Sa Majesté que je la supplie humblement de
m’excuser, mais qu’une affaire de la plus haute importance
me rappelle à Londres. Venez, monsieur, venez.Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.302 |
LA COMTESSE DE WINTER | Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par
d’Artagnan, non pas de tout ce qui s’était passé, mais de ce
que d’Artagnan savait. En rapprochant ce qu’il avait entendu
sortir de la bouche du jeune homme de ses souvenirs à lui, il
put donc se faire une idée assez exacte d’une position de la
gravité de laquelle, au reste, la lettre de la reine, si courte et
si peu explicite qu’elle fût, lui donnait la mesure. Mais ce qui
l’étonnait surtout, c’est que le cardinal, intéressé comme il l’était
à ce que ce jeune homme ne mît pas le pied en Angleterre,
ne fût point parvenu à l’arrêter en route. Ce fut alors, et sur la
manifestation de cet étonnement, que d’Artagnan lui raconta
les précautions prises, et comment, grâce au dévouement de
ses trois amis, qu’il avait éparpillés tout sanglants sur la
route, il était arrivé à en être quitte pour le coup d’épée qui
avait traversé le billet de la reine, et qu’il avait rendu à M. de
Wardes en si terrible monnaie. Tout en écoutant ce récit, fait
avec la plus grande simplicité, le duc regardait de temps en
temps le jeune homme d’un air étonné, comme s’il n’eût pas
pu comprendre que tant de prudence, de courage et de dévouement
s’alliât avec un visage qui n’indiquait pas encore vingt
ans.Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes
ils furent aux portes de Londres. D’Artagnan avait cru
qu’en arrivant dans la ville le duc allait ralentir l’allure du
sien, mais il n’en fut pas ainsi: il continua sa route à fond
de train, s’inquiétant peu de renverser ceux qui étaient sur
303
son chemin. En effet, en traversant la Cité, deux ou trois accidents
de ce genre arrivèrent;
mais Buckingham
ne détourna
pas même la tête pour
regarder ce qu’étaient
devenus ceux qu’il
avait culbutés. D’Artagnan
le suivait au milieu
de cris qui ressemblaient
fort à
des malédictions.En entrant dans la cour de l’hôtel, Buckingham sauta à
bas de son cheval, et, sans s’inquiéter de ce qu’il deviendrait,
304
il lui jeta la bride sur le cou, et s’élança vers le perron. D’Artagnan
en fit autant, avec un peu plus d’inquiétude, cependant,
pour ces nobles animaux dont il avait pu apprécier le
mérite; mais il eut la consolation de voir que trois ou quatre
valets s’étaient déjà élancés des cuisines et des écuries, et
s’emparaient aussitôt de leurs montures.Le duc marchait si rapidement que d’Artagnan avait peine
à le suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d’une
élégance dont les plus grands seigneurs de France n’avaient
pas même l’idée, et il parvint enfin dans une chambre à coucher
qui était à la fois un miracle de goût et de richesse.
Dans l’alcôve de cette chambre était une porte, prise dans la
tapisserie, que le duc ouvrit avec une petite clé d’or qu’il portait
suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Par
discrétion, d’Artagnan était resté en arrière; mais au moment
où Buckingham franchissait le seuil de cette porte, il se retourna,
et voyant l’hésitation du jeune homme:—Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d’être admis
en la présence de Sa Majesté, dites-lui ce que vous avez vu.Encouragé par cette invitation, d’Artagnan suivit le duc,
qui referma la porte derrière lui.Tous deux se trouvèrent alors dans une petite chapelle toute
tapissée de soie de Perse et brochée d’or, ardemment éclairée
par un grand nombre de bougies. Au-dessus d’une espèce
d’autel, et au-dessous d’un dais de velours bleu surmonté
de plumes blanches et rouges, était un portrait de grandeur
naturelle représentant Anne d’Autriche, si parfaitement ressemblant,
que d’Artagnan poussa un cri de surprise: on eût
cru que la reine allait parler.Sur l’autel, et au-dessous du portrait, était le coffret qui
renfermait les ferrets de diamants.Le duc s’approcha de l’autel, s’agenouilla comme eût
305
pu faire un prêtre devant le Christ; puis il ouvrit le coffret.—Tenez, lui dit-il en tirant du coffret un gros nœud de ruban
bleu tout étincelant de diamants; tenez, voici ces précieux ferrets
avec lesquels j’avais
fait le serment d’être enterré.
La reine me les avait
donnés, la reine me les reprend:
sa volonté, comme
celle de Dieu, soit faite en
toutes choses.Puis il se mit
à baiser les uns
après les autres
ces ferrets dont
il allait se séparer.
Tout à coup
il poussa un cri
terrible.—Qu’y a-t-il?
demanda d’Artagnan
avec inquiétude,
et que
vous arrive-t-il,
milord?—Il y a que
tout est perdu,
s’écria Buckingham
en devenant pâle comme un trépassé, deux de ces ferrets
manquent, il n’y en a plus que dix.—Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu’on les lui ait
volés?—On me les a volés, reprit le duc, et c’est le cardinal qui
306
a fait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient
ont été coupés avec des ciseaux.—Si milord pouvait se douter qui a commis le vol... Peut-être
la personne les a-t-elle encore entre les mains.—Attendez, attendez! s’écria le duc. La seule fois que j’aie
mis ces ferrets, c’était au bal du roi, il y a huit jours, à
Windsor. La comtesse de Winter, avec laquelle j’étais brouillé,
s’est rapprochée de moi à ce bal. Ce raccommodement, c’était
une vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l’ai
pas revue. Cette femme est un agent du cardinal.—Mais il en a donc dans le monde entier! s’écria d’Artagnan.—Oh! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de
colère; oui, c’est un terrible lutteur. Mais cependant, quand
doit avoir lieu le bal?—Lundi prochain.—Lundi prochain! Cinq jours encore, c’est plus de temps
qu’il ne nous en faut. Patrice! s’écria le duc en ouvrant la
porte de la chapelle, Patrice!Son valet de chambre de confiance parut.—Mon joaillier et mon secrétaire!Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme
qui prouvaient l’habitude qu’il avait contractée d’obéir
aveuglément et sans réplique.Mais, quoique ce fût le joaillier qui eût été appelé le premier,
ce fut le secrétaire qui parut d’abord. C’était tout simple, il
habitait l’hôtel. Il trouva Buckingham assis devant une table
dans sa chambre à coucher, et écrivant quelques ordres de sa
propre main.—Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce
pas chez le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de
l’exécution de ces ordres. Je désire qu’ils soient promulgués
à l’instant même.307
—Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m’interroge sur
les motifs qui ont pu porter Votre Grâce à une mesure si extraordinaire,
que répondrai-je?—Que tel a été mon bon plaisir, et que je n’ai de compte
à rendre à personne de ma volonté.—Sera-ce la réponse qu’il devra transmettre à Sa Majesté,
reprit en souriant le secrétaire, si par hasard Sa Majesté avait
la curiosité de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir
des ports de la Grande-Bretagne?—Vous avez raison, monsieur, répondit Buckingham;
il dirait en ce cas au roi que j’ai décidé la guerre, et que
cette mesure est mon premier acte d’hostilités contre la
France.Le secrétaire s’inclina et sortit.—Nous voilà tranquilles de ce côté, dit Buckingham en se
retournant vers d’Artagnan. Si les ferrets ne sont point déjà
partis pour la France, ils n’y arriveront qu’après vous.—Comment cela?—Je viens de mettre un embargo sur tous les bâtiments
qui se trouvent à cette heure dans les ports de Sa Majesté, et,
à moins de permission particulière, pas un seul n’osera lever
l’ancre.D’Artagnan regarda avec stupéfaction cet homme, qui mettait
le pouvoir illimité dont il était revêtu par la confiance
d’un roi au service de ses amours. Buckingham vit à l’expression
du visage du jeune homme ce qui se passait dans sa pensée,
et il sourit.—Oui, dit-il, oui, c’est qu’Anne d’Autriche est ma véritable
reine; sur un mot d’elle, je trahirais mon pays, je trahirais
mon roi, je trahirais mon Dieu. Elle m’a demandé de ne
point envoyer aux protestants de La Rochelle le secours que
je leur avais promis, et je l’ai fait. Je manquais à ma parole,
308
mais n’importe, j’obéissais à son désir; n’ai-je point été grandement
payé de mon obéissance, dites, car c’est à cette obéissance
que je dois son portrait!D’Artagnan admira à quels fils fragiles et inconnus sont
parfois suspendues les destinées d’un peuple et la vie des
hommes.Il était plongé dans ces profondes réflexions lorsque l’orfèvre
entra. C’était un Irlandais des plus habiles dans son art,
et qui avouait lui-même qu’il gagnait cent mille livres par an
avec le duc de Buckingham.—Monsieur O’Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans
la chapelle, voyez ces ferrets de diamants et dites-moi ce
qu’ils valent la pièce.L’orfèvre jeta un coup d’œil sur la façon élégante dont
ils étaient montés, calcula l’un dans l’autre la valeur des diamants,
et sans hésitation aucune:—Quinze cents pistoles la pièce, milord, répondit-il.—Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets
comme ceux-là? Vous voyez qu’il en manque deux.—Huit jours, milord.—Je les payerai trois mille pistoles la pièce; il me les faut
pour après-demain.—Milord les aura.—Vous êtes un homme précieux, monsieur O’Reilly, mais
ce n’est pas tout: ces ferrets ne peuvent être confiés à personne,
il faut qu’ils soient faits dans ce palais.—Impossible, milord, il n’y a que moi qui puisse les exécuter
pour qu’on ne voie pas la différence entre les nouveaux
et les anciens.—Aussi, mon cher monsieur O’Reilly, vous êtes mon prisonnier,
et vous voudriez sortir à cette heure de mon palais que
vous ne le pourriez pas; prenez-en donc votre parti. Nommez-moi
309
ceux de vos garçons dont vous aurez besoin, et désignez-moi
les ustensiles qu’ils doivent vous apporter.L’orfèvre connaissait le duc, il savait que toute observation
était inutile, il en prit à l’instant même son parti.—Il me sera permis de prévenir ma femme? demanda-t-il.—Oh! il vous sera même permis de la voir, mon cher
monsieur O’Reilly: votre captivité sera douce, soyez tranquille;
et comme tout dérangement veut un dédommagement,
voici, en dehors du prix des deux ferrets, un bon de mille
pistoles pour vous faire oublier l’ennui que je vous cause.D’Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait
ce ministre, qui remuait à pleines mains les hommes et les
millions.Quant à l’orfèvre, il écrivait à sa femme en lui envoyant le
bon de mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en
échange son plus habile apprenti, un assortiment de diamants
dont il lui donnait le poids et le titre, et une liste des outils
qui lui étaient nécessaires.Buckingham conduisit l’orfèvre dans la chambre qui lui
était destinée, et qui, au bout d’une demi-heure, fut transformée
en atelier. Puis il mit une sentinelle à chaque porte, avec
défense de laisser entrer qui que ce fût, à l’exception de son
valet de chambre Patrice. Il est inutile d’ajouter qu’il était
absolument défendu à l’orfèvre O’Reilly et à son aide de sortir
sous quelque prétexte que ce fût.Ce point réglé, le duc revint à d’Artagnan.—Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l’Angleterre est à
nous deux; que voulez-vous, que désirez-vous?—Un lit, répondit d’Artagnan; c’est, pour le moment, je
l’avoue, la chose dont j’ai le plus besoin.Buckingham donna à d’Artagnan la chambre qui touchait
à la sienne. Il voulait garder le jeune homme sous sa main,
310
non pas qu’il se défiât de lui, mais pour avoir quelqu’un à
qui parler constamment de la reine.Une heure après fut promulguée dans Londres l’ordonnance
de ne laisser sortir
des ports aucun bâtiment
chargé pour
la France, pas même
le paquebot des lettres.
Aux yeux de
tous, c’était une déclaration
de guerre
entre les deux
royaumes.Le surlendemain
à onze heures, les
deux ferrets en diamants
étaient achevés,
mais si exactement
imités, mais
si parfaitement pareils,
que Buckingham
ne put reconnaître
les nouveaux
des anciens, et que
les plus exercés en
pareille matière y
auraient été trompés
comme lui.Aussitôt il fit appeler d’Artagnan.—Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous
êtes venu chercher, et soyez mon témoin que tout ce que la
puissance humaine pouvait faire, je l’ai fait.311
—Soyez tranquille, milord: je dirai ce que j’ai vu; mais
Votre Grâce me remet les ferrets sans la boîte?—La boîte vous embarrasserait. D’ailleurs la boîte m’est
d’autant plus précieuse, qu’elle me reste seule. Vous direz que
je la garde.—Je ferai votre commission mot à mot, milord.—Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement
le jeune homme, comment m’acquitterai-je jamais envers
vous?D’Artagnan rougit jusqu’au blanc des yeux. Il vit que le
duc cherchait un moyen de lui faire accepter quelque chose,
et cette idée que le sang de ses compagnons et le sien lui allait
être payé par de l’or anglais lui répugnait étrangement.—Entendons-nous, milord, répondit d’Artagnan, et pesons
bien les faits d’avance, afin qu’il n’y ait point de méprise. Je
suis au service du roi et de la reine de France, et fais partie
de la compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel, ainsi
que son beau-frère M. de Tréville, est tout particulièrement
attaché à Leurs Majestés. J’ai donc tout fait pour la reine et
rien pour Votre Grâce. Il y a plus, c’est que peut-être n’eussé-je
rien fait de tout cela, s’il ne se fût agi d’être agréable à quelqu’un,
qui est ma dame à moi, comme la reine est la vôtre.—Oui, dit le duc en souriant, et je crois même connaître
cette autre personne, c’est...—Milord, je ne l’ai point nommée, interrompit vivement
le jeune homme.—C’est juste, dit le duc; c’est donc à cette personne que je
dois être reconnaissant de votre dévouement.—Vous l’avez dit, milord, car justement à cette heure qu’il
est question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans
Votre Grâce qu’un Anglais, et par conséquent qu’un ennemi
que je serais encore plus enchanté de rencontrer sur le champ
312
de bataille que dans le parc de Windsor ou dans les corridors
du Louvre; ce qui au reste ne m’empêchera pas d’exécuter de
point en point ma mission et de me faire tuer, si besoin est,
pour l’accomplir; mais, je le répète à Votre Grâce, sans qu’elle
ait personnellement pour cela plus à me remercier de ce que
je fais pour moi dans cette seconde entrevue, que de ce que j’ai
déjà fait pour elle dans la première.—Nous disons, nous: «Fier comme un Écossais,» murmura
Buckingham.—Et nous disons, nous: «Fier comme un Gascon,» répondit
d’Artagnan. Les Gascons sont les Écossais de la France.D’Artagnan salua le duc et s’apprêta à partir.—Eh bien! vous vous en allez comme cela?... Par où?
comment?—C’est vrai.—Dieu me damne! les Français ne doutent de rien!—J’avais oublié que l’Angleterre était une île, et que vous
en étiez le roi.—Allez au port, demandez le brick le Sund, remettez cette
lettre au capitaine; il vous conduira à un petit port où certes
on ne vous attend pas, et où n’abordent ordinairement que des
bâtiments pêcheurs.—Ce port s’appelle?—Saint-Valery; mais attendez donc: arrivé là, vous entrerez
dans une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne,
un véritable bouge à matelots; il n’y a pas à vous tromper, il
n’y en a qu’une.—Après?—Vous demanderez l’hôte et vous lui direz: For’ward.—Ce qui veut dire?—En avant: c’est le mot d’ordre. Il vous donnera un
cheval tout sellé et vous indiquera le chemin que vous devez
313
suivre: vous trouverez ainsi quatre relais sur votre route. Si
vous voulez, à chacun d’eux, donner votre adresse à Paris, les
quatre chevaux vous y suivront; vous en connaissez déjà deux,
et vous m’avez paru les apprécier en amateur: ce sont ceux
que nous montions; rapportez-vous-en à moi, les autres ne leur
seront point inférieurs. Ces quatre chevaux sont équipés pour
la campagne. Si fier que vous soyez, vous ne refuserez pas d’en
accepter un et de faire accepter les trois autres à vos compagnons:
c’est pour nous faire la guerre, d’ailleurs. La fin excuse
les moyens, comme vous dites, vous autres Français, n’est-ce pas?—Oui, milord, j’accepte, dit d’Artagnan, et, s’il plaît à
Dieu, nous ferons bon usage de vos présents.—Maintenant, votre main, jeune homme, peut-être nous
rencontrerons-nous bientôt sur le champ de bataille; mais, en
attendant, nous nous quitterons bons amis, je l’espère.—Oui, milord, mais avec l’espérance de devenir ennemis
bientôt.—Soyez tranquille, je vous le promets.—Je compte sur votre parole, milord.D’Artagnan salua le duc et s’avança vivement vers le port.En face de la Tour de Londres, il trouva le bâtiment désigné,
remit sa lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur
du port, et appareilla aussitôt.Cinquante bâtiments étaient en partance et attendaient.En passant bord à bord de l’un d’eux, d’Artagnan crut
reconnaître la femme de Meung, la même que le gentilhomme
inconnu avait appelée milady, et que lui, d’Artagnan, avait
trouvée si belle; mais grâce au courant du fleuve et au bon
vent qui soufflait, son navire allait si vite qu’au bout d’un instant
on fut hors de vue.Le lendemain vers cinq heures du matin on aborda à Saint-Valery.314
D’Artagnan se dirigea à l’instant même vers l’auberge indiquée,
et la reconnut aux cris qui s’en échappaient: on parlait de
guerre entre l’Angleterre et la France, comme d’une chose prochaine
et indubitable, et les matelots joyeux faisaient bombance.D’Artagnan fendit la foule, s’avança vers l’hôte, et prononça
le mot for’ward. A l’instant même l’hôte
lui fit signe de le suivre, sortit avec lui
par une porte qui donnait dans la cour,
le conduisit à l’écurie, où l’attendait un
cheval tout sellé, et lui demanda s’il
avait besoin de quelque autre chose.—J’ai besoin de connaître la route
que je dois suivre,
dit d’Artagnan.—Allez d’ici
à Blangy, et de
Blangy à Neufchâtel.
A Neufchâtel,
entrez à l’auberge
de la Herse d’or,
donnez le mot d’ordre
à l’hôtelier, et
vous trouverez
comme ici
un cheval tout
sellé.—Dois-je quelque chose? demanda d’Artagnan.—Tout est payé, dit l’hôte, et largement. Allez donc, et
que Dieu vous conduise!—Amen! répondit le jeune homme en partant au galop.Quatre heures après il était à Neufchâtel. Il suivit strictement
les instructions reçues; à Neufchâtel, comme à Saint-Valery, il
315
trouva une monture toute sellée et qui l’attendait; il voulut
transporter les pistolets de la selle qu’il venait de quitter à
la selle qu’il allait prendre; les fontes étaient garnies de pistolets
pareils.—Votre adresse à Paris?—Hôtel des Gardes, compagnie des Essarts.—Bien, répondit l’hôtelier.—Quelle route faut-il prendre? demanda à son tour d’Artagnan.—Celle de Rouen; mais vous laisserez la ville à votre droite.
Au petit village d’Écouis, vous vous arrêterez, il n’y a qu’une
auberge, l’Écu de France. Ne la jugez pas d’après son apparence;
elle aura dans ses écuries un cheval qui vaudra celui-ci.—Même mot d’ordre?—Exactement.—Adieu, maître.—Bon voyage, gentilhomme! avez-vous besoin de quelque
chose?D’Artagnan fit signe de la tête que non et repartit à fond de
train. A Écouis la même scène se répéta: il trouva un hôte
aussi prévenant, un cheval frais et reposé; il laissa son adresse
comme il l’avait fait et repartit du même train pour Pontoise.
A Pontoise, il changea une dernière fois de monture, et à neuf
heures il entrait au grand galop dans la cour de l’hôtel de
M. de Tréville.Il avait fait près de soixante lieues en douze heures.M. de Tréville le reçut comme s’il l’avait vu le matin
même; seulement, en lui serrant la main un peu plus vivement
que de coutume, il lui annonça que la compagnie de
M. des Essarts était de garde au Louvre et qu’il pouvait se
rendre à son poste.316 |
LE BALLET DE LA MERLAISON | Le lendemain il n’était bruit dans tout Paris que du bal que
messieurs les échevins de la ville donnaient au roi et à la
reine, et dans lequel Leurs Majestés devaient danser le fameux
ballet de la Merlaison, qui était le ballet favori du roi.Depuis huit jours on préparait en effet toutes choses à
l’hôtel de ville pour cette solennelle soirée. Le menuisier de
la ville avait dressé des échafauds sur lesquels devaient se tenir
les dames invitées; l’épicier de la ville avait garni les salles
de deux cents flambeaux de cire blanche, ce qui était un luxe
inouï pour cette époque; enfin vingt violons avaient été prévenus,
et le prix qu’on leur accordait avait été fixé au double
du prix ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu’ils devaient sonner
toute la nuit.A dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des
gardes du roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers
du corps, vint demander au greffier de la ville, nommé Clément,
toutes les clés des portes, des chambres et bureaux
de l’hôtel. Ces clés lui furent remises à l’instant même;
chacune d’elles portait un billet qui devait servir à la faire
reconnaître, et à partir de ce moment le sieur de La Coste
fut chargé de la garde de toutes les portes et de toutes les
avenues.A onze heures, vint à son tour Duhallier, capitaine des
gardes, amenant avec lui cinquante archers qui se répartirent
aussitôt dans l’hôtel de ville, aux portes qui leur avaient été
assignées.317
A trois heures, arrivèrent deux compagnies des gardes, l’une
française, l’autre suisse. La compagnie des gardes-françaises
était composée moitié
des hommes de
M. Duhallier, moitié
des hommes de
M. des Essarts.A six heures du
soir, les invités
commencèrent à
entrer. A mesure qu’ils entraient, ils étaient placés dans la
grande salle, sur les échafauds préparés.318
A neuf heures arriva madame la première présidente.
Comme c’était, après la reine, la personne la plus considérable
de la fête, elle fut reçue par messieurs de la ville et placée
dans la loge en face de celle que devait occuper la reine.A dix heures on dressa la collation des confitures pour le
roi, dans la petite salle du côté de l’église Saint-Jean, et cela
en face du buffet d’argent de la ville, qui était gardé par quatre
archers.A minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations:
c’était le roi qui s’avançait à travers les rues qui
conduisent du Louvre à l’hôtel de ville, et qui étaient toutes
illuminées avec des lanternes de couleur.Aussitôt messieurs les échevins, vêtus de leurs robes de drap
et précédés de six sergents tenant chacun un flambeau à la
main, allèrent au-devant du roi, qu’ils rencontrèrent sur les
degrés, où le prévôt des marchands lui fit compliment sur sa
bienvenue; compliment auquel Sa Majesté répondit en s’excusant
d’être venue si tard, mais en rejetant la faute sur M. le
cardinal, lequel l’avait retenue jusqu’à onze heures pour parler
des affaires de l’État.Sa Majesté, en habit de cérémonie, était accompagnée de
S. A. R. Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur,
du duc de Longueville, du duc d’Elbeuf, du comte d’Harcourt,
du comte de La Roche-Guyon, de M. de Liancourt, de M. de
Baradas, du comte de Cramail et du chevalier de Souveray.Chacun remarqua que le roi avait l’air triste et préoccupé.Un cabinet avait été préparé pour le roi et un autre pour
Monsieur. Dans chacun de ces cabinets étaient déposés des habits
de masques. Autant avait été fait pour la reine et pour madame
la présidente. Les seigneurs et les dames de la suite de Leurs
Majestés devaient s’habiller deux par deux dans des chambres
préparées à cet effet.319
Avant d’entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu’on le
vînt prévenir aussitôt que paraîtrait le cardinal.Une demi-heure après l’entrée du roi, de nouvelles acclamations
retentirent: celles-là annonçaient l’arrivée de la
reine; les échevins firent ainsi qu’ils avaient fait déjà, et,
précédés de sergents, ils s’avancèrent devant leur illustre
convive.La reine entra dans la salle: on remarqua que, comme le
roi, elle avait l’air triste et surtout fatigué.Au moment où elle entrait, le rideau d’une petite tribune
qui jusque-là était resté fermé s’ouvrit, et l’on vit apparaître
la tête pâle du cardinal vêtu en cavalier espagnol. Ses yeux
se fixèrent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible
passa sur ses lèvres: la reine n’avait pas ses ferrets de
diamants.La reine resta quelque temps à recevoir les compliments
de messieurs de la ville et à répondre aux saluts des
dames.Tout à coup le roi apparut avec le cardinal à l’une des portes
de la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi était très
pâle.Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son
pourpoint à peine noués, il s’approcha de la reine, et d’une
voix altérée:—Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s’il vous plaît, n’avez-vous
point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu’il
m’eût été agréable de les voir?La reine étendit son regard autour d’elle, et vit derrière le
cardinal qui souriait d’un sourire diabolique.—Sire, répondit la reine d’une voix altérée, parce qu’au
milieu de cette grande foule, j’ai craint qu’il ne leur arrivât
malheur.320
—Et vous avez eu tort, madame! si je vous ai fait ce
cadeau, c’était pour que vous vous en pariez. Je vous dis que
vous avez eu tort.Et la voix du roi était tremblante de colère; chacun regardait
et écoutait avec étonnement, ne comprenant rien à ce
qui se passait.—Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au
321
Louvre, où ils sont, et ainsi les désirs de Votre Majesté seront
accomplis.—Faites, madame, faites, et cela au plus tôt: car dans une
heure le ballet va commencer.La reine salua en signe de soumission et suivit les dames
qui devaient la conduire à son cabinet.De son côté le roi gagna le sien.Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.Tout le monde avait pu remarquer qu’il s’était passé quelque
chose entre le roi et la reine; mais tous deux avaient parlé
si bas, que chacun, par respect, s’étant éloigné de quelques
pas, personne n’avait rien entendu. Les violons sonnaient de
toutes leurs forces, mais on ne les écoutait pas.Le roi sortit le premier de son cabinet; il était en costume
de chasse des plus élégants, et Monsieur et les autres seigneurs
étaient habillés comme lui. C’était le costume que le roi portait
le mieux, et vêtu ainsi il semblait véritablement le premier
gentilhomme de son royaume.Le cardinal s’approcha du roi et lui remit une boîte. Le roi
l’ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants.—Que veut dire cela? demanda-t-il au cardinal.—Rien, répondit celui-ci; seulement si la reine a les ferrets,
ce dont je doute, comptez-les, sire, et si vous n’en trouvez
que dix, demandez à Sa Majesté qui peut lui avoir dérobé les
deux ferrets que voici.Le roi regarda le cardinal comme pour l’interroger; mais
il n’eut le temps de lui adresser aucune question: un cri
d’admiration sortit de toutes les bouches. Si le roi semblait le
premier gentilhomme de son royaume, la reine était à coup
sûr la plus belle femme de France.Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait à merveille;
elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues,
322
un surtout en velours gris perle rattaché par des agrafes de
diamants, et une jupe de satin bleu toute brodée d’argent.
Sur son épaule gauche étincelaient les ferrets soutenus par
un nœud de même couleur que les plumes et la jupe.Le roi tressaillait de joie et le cardinal de colère; cependant,
distants comme ils l’étaient de la reine, ils ne pouvaient
compter les ferrets; la reine les avait, seulement en avait-elle
dix ou en avait-elle douze’?En ce moment les violons sonnèrent le signal du ballet.
Le roi s’avança vers madame la présidente, avec laquelle il
devait danser, et Son Altesse Monsieur avec la reine. On se mit
en place, et le ballet commença.Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu’il passait
près d’elle il dévorait du regard ses ferrets, dont il ne pouvait
savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du
cardinal.Le ballet dura une heure; il avait seize entrées.Le ballet fini, au milieu des applaudissements de toute la
salle, chacun reconduisit sa dame à sa place; mais le roi
profita du privilège qu’il avait de laisser la sienne où il se
trouvait pour s’avancer vivement vers la reine.—Je vous remercie, madame, lui dit-il, de la déférence
que vous avez montrée pour mes désirs, mais je crois qu’il
vous manque deux ferrets, et je vous les rapporte.A ces mots, il tendit à la reine les deux ferrets que lui
avait remis le cardinal.—Comment, sire! s’écria la jeune reine jouant la surprise,
vous m’en donnez encore deux autres; mais alors cela m’en
fera donc quatorze?En effet le roi compta, et les douze ferrets se trouvèrent sur
l’épaule de Sa Majesté.Le roi appela le cardinal:323
—Eh bien! que signifie cela, monsieur le cardinal? demanda-t-il
d’un ton sévère.—Cela signifie, sire, répondit le cardinal, que je désirais
324
faire accepter ces deux ferrets à Sa Majesté, et que n’osant les
lui offrir moi-même j’ai adopté ce moyen.—Et j’en suis d’autant plus reconnaissante à Votre Éminence,
répondit Anne d’Autriche avec un sourire qui prouvait
qu’elle n’était pas dupe de cette ingénieuse galanterie, que je
suis certaine que ces deux ferrets vous coûtent aussi cher à
eux seuls que les douze autres ont coûté à Sa Majesté.Puis, ayant salué le roi et le cardinal, la reine reprit le
chemin de la chambre où elle s’était habillée et où elle devait
se dévêtir.L’attention que nous avons été obligé de donner pendant le
commencement de ce chapitre aux personnages illustres que
nous y avons introduits, nous a écarté un instant de celui à
qui Anne d’Autriche devait le triomphe inouï qu’elle venait
de remporter sur le cardinal, et qui, confondu, ignoré, perdu
dans la foule entassée à l’une des portes, regardait de là cette
scène compréhensible seulement pour quatre personnes, le
roi, la reine, Son Éminence et lui. Et encore le roi ne comprenait-il
pas tout.La reine venait de regagner sa chambre, et d’Artagnan
s’apprêtait à se retirer, lorsqu’il sentit qu’on lui touchait légèrement
l’épaule; il se retourna, et vit une jeune femme qui
lui faisait signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage
couvert d’un loup de velours noir, mais malgré cette précaution,
qui, au reste, était bien plutôt prise pour les autres que
pour lui, il reconnut à l’instant même son guide ordinaire,
la légère et spirituelle madame Bonacieux.La veille ils s’étaient vus à peine chez le suisse Germain
où d’Artagnan l’avait fait demander. La hâte qu’avait la jeune
femme de porter à la reine cette excellente nouvelle de l’heureux
retour de son messager, fit que les deux amants échangèrent
à peine quelques paroles. D’Artagnan suivit donc madame
325
Bonacieux, mû par un double sentiment, l’amour et la
curiosité. Pendant toute la route, et à mesure que les corridors
devenaient plus déserts, d’Artagnan voulait arrêter
la jeune femme, la saisir, la contempler, ne fût-ce qu’un instant;
mais, vive comme un oiseau, elle glissait toujours entre
ses mains, et lorsqu’il voulait parler, son doigt ramené sur sa
bouche avec un petit geste impératif plein de charme lui rappelait
qu’il était sous l’empire d’une puissance à laquelle il
devait aveuglément obéir, et qui lui interdisait jusqu’à la plus
légère plainte; enfin, après une minute ou deux de tours et
de détours, madame Bonacieux ouvrit une porte et introduisit
le jeune homme dans un cabinet tout à fait obscur. Là elle
lui fit un nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde
porte cachée par une tapisserie dont les ouvertures répandirent
tout à coup une vive lumière, elle disparut.D’Artagnan demeura un instant immobile et se demandant
où il était, mais bientôt un rayon de lumière qui pénétrait
par cette chambre, l’air chaud et parfumé qui arrivait jusqu’à
lui, la conversation de deux ou trois femmes, au langage à la
fois respectueux et élégant, le mot de Majesté plusieurs fois
répété, lui indiquèrent clairement qu’il était dans un cabinet
attenant à la chambre de la reine.Le jeune homme se tint dans l’ombre et attendit.La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort
étonner les personnes qui l’entouraient, et qui avaient au
contraire l’habitude de la voir presque toujours soucieuse. La
reine rejetait cette gaîté sur la beauté de la fête, sur le
plaisir que lui avait fait éprouver le ballet, et, comme il n’est
pas permis de contredire une reine, qu’elle sourie ou qu’elle
pleure, chacun renchérissait sur la galanterie de messieurs les
échevins de la ville de Paris.Quoique d’Artagnan ne connût point la reine, il distingua
326
bientôt sa voix des autres voix, d’abord à un léger accent
étranger, puis à ce sentiment de domination naturellement
empreint dans toutes les paroles souveraines. Il l’entendait
s’approcher et s’éloigner de cette porte ouverte, et deux ou trois
fois il vit même l’ombre d’un corps intercepter la lumière.Enfin tout à coup une main et un bras adorables de forme
et de blancheur passèrent à travers la tapisserie; d’Artagnan
comprit que c’était sa récompense: il se jeta à genoux, saisit
cette main et y appuya respectueusement ses lèvres; puis cette
main se retira laissant dans les siennes un
objet qu’il reconnut pour être une bague; aussitôt
la porte se referma, et d’Artagnan se
retrouva dans la plus complète obscurité.D’Artagnan mit la bague à son doigt
et attendit de nouveau: il était évident
que tout n’était pas fini encore.
Après la récompense de son
dévouement devait venir la
récompense de son
amour. D’ailleurs, le
ballet était dansé, mais
la soirée était à peine
commencée, on soupait
à trois heures, et
l’horloge Saint-Jean,
depuis quelque temps
déjà, avait sonné deux heures trois quarts.En effet, peu à peu le bruit des voix diminua dans la
chambre voisine; puis on l’entendit s’éloigner; puis la porte
du cabinet où était d’Artagnan se rouvrit, et madame Bonacieux
s’y élança.—Vous, enfin! s’écria d’Artagnan.327
—Silence! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les
lèvres du jeune homme: silence! et allez-vous-en par où vous
êtes venu.—Mais où et quand vous reverrai-je? s’écria d’Artagnan.—Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira.
Partez, partez!Et à ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa
d’Artagnan hors du cabinet.D’Artagnan obéit comme un enfant, sans résistance et sans
objection aucune, ce qui prouve qu’il était bien réellement
amoureux. |
LE RENDEZ-VOUS | D’Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu’il fût
plus de trois heures du matin, et qu’il eût les plus méchants
quartiers de Paris à traverser, il ne fit aucune mauvaise
rencontre.Il trouva la porte de son allée entr’ouverte, monta son escalier
et frappa doucement et d’une façon convenue entre lui et
son laquais. Planchet, qu’il avait renvoyé deux heures auparavant
de l’hôtel de ville en lui recommandant de l’attendre
vint lui ouvrir la porte.—Quelqu’un a-t-il apporté une lettre pour moi? demanda
vivement d’Artagnan.—Personne n’a apporté de lettre, monsieur, répondit Planchet;
mais il y en a une qui est venue toute seule.—Que veux-tu dire, imbécile?—Je veux dire qu’en rentrant, quoique j’eusse la clé de
328
votre appartement dans ma poche et que cette clé ne m’eût
point quitté, j’ai trouvé une lettre sur le tapis vert de la table,
dans votre chambre à coucher.—Et où est cette lettre?—Je l’ai laissée où elle était, monsieur. Il n’est pas naturel
que les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenêtre était
ouverte encore, ou seulement entre-bâillée, je ne dis pas; mais
non, tout était hermétiquement fermé. Monsieur, prenez garde,
car il y a très certainement quelque magie là-dessous.Pendant ce temps, le jeune homme s’élançait dans la
chambre et ouvrait la lettre; elle était de madame Bonacieux et
conçue en ces termes:«On a de vifs remerciements à vous faire et à vous transmettre.
Trouvez-vous ce soir vers dix heures à Saint-Cloud,
en face du pavillon qui s’élève à l’angle de la maison de
M. d’Estrées.
»C. B.»En lisant cette lettre, d’Artagnan sentait son cœur se dilater
et s’étreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le cœur
des amants.C’était le premier billet qu’il recevait, c’était le premier
rendez-vous qui lui était accordé. Son cœur, gonflé par
l’ivresse de la joie, se sentait prêt à défaillir sur le seuil de ce
paradis terrestre qu’on appelle l’amour.—Eh bien! monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maître
rougir et pâlir successivement; eh bien, n’est-ce pas que j’avais
deviné juste et que c’est quelque méchante affaire?—Tu te trompes, Planchet, répondit d’Artagnan, et la
preuve, c’est que voici un écu pour que tu boives à ma santé.—Je remercie monsieur de l’écu qu’il me donne, et je lui
promets de suivre exactement ses instructions; mais il n’en
329
est pas moins vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les
maisons fermées...—Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.—Alors monsieur est content? demanda Planchet.—Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes!—Et je puis profiter du bonheur de monsieur pour aller
me coucher?—Oui, va.—Que toutes les bénédictions du ciel tombent sur monsieur,
mais il n’en est pas moins vrai que cette lettre...Et Planchet se retira en secouant la tête avec un air de
doute que n’était point parvenue à effacer entièrement la libéralité
de d’Artagnan.Resté seul, d’Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa
et rebaisa vingt fois ces lignes tracées par la main de sa belle
maîtresse. Enfin, il se coucha, s’endormit, et fit des rêves d’or.A sept heures du matin il se leva et appela Planchet, qui,
au second appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyé
des inquiétudes de la veille.—Planchet, lui dit d’Artagnan, je sors pour toute la journée
peut-être, tu es donc libre jusqu’à sept heures du soir;
mais à sept heures du soir tiens-toi prêt avec deux chevaux.—Allons! dit Planchet, il paraît que nous allons encore
nous faire traverser la peau en plusieurs endroits!—Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.—Eh bien! que disais-je? s’écria Planchet. Là, j’en étais
sûr; maudite lettre!—Mais rassure-toi donc, imbécile, il s’agit tout simplement
d’une partie de plaisir.—Oh! comme les voyages d’agrément de l’autre jour, où
il pleuvait des balles et où il poussait des chausse-trapes.330
—Au reste, si vous avez peur, monsieur Planchet, reprit
d’Artagnan, j’irai sans vous; j’aime mieux voyager seul que
d’avoir un compagnon qui tremble.—Monsieur me fait injure, dit Planchet; il me semblait
cependant qu’il m’avait vu à l’œuvre.—Oui, mais j’ai cru que tu avais usé tout ton courage
d’une seule fois.—Monsieur verra que dans l’occasion il m’en reste encore;
seulement, je prie monsieur de ne pas trop le prodiguer, s’il
veut qu’il m’en reste longtemps.—Crois-tu en avoir encore une certaine somme à dépenser
ce soir?—Je l’espère.—Eh bien! je compte sur toi.—A l’heure dite, je serai prêt: seulement je croyais que
monsieur n’avait qu’un cheval à l’écurie des gardes.—Peut-être n’y en a-t-il qu’un encore en ce moment-ci,
mais ce soir il y en aura quatre.—Il paraît que notre voyage est un voyage de remonte?—Justement, dit d’Artagnan.Et ayant fait à Planchet un dernier geste de recommandation,
il sortit.M. Bonacieux était sur sa porte. L’intention de d’Artagnan
était de passer outre, sans parler au digne mercier; mais
celui-ci fit un salut si doux et si bénin que force fut à son locataire,
non seulement de le lui rendre, mais encore de lier
conversation avec lui.Comment d’ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance
pour un mari dont la femme vous a donné un rendez-vous le
soir même à Saint-Cloud, en face du pavillon de M. d’Estrées!
D’Artagnan s’approcha de l’air le plus aimable qu’il put prendre.331
La conversation tomba tout naturellement sur l’incarcération
du pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d’Artagnan
eût entendu sa conversation avec l’homme de Meung,
raconta à son jeune locataire les persécutions de ce monstre
de M. de Laffemas, qu’il ne cessa de qualifier pendant tout
son récit du titre de bourreau du cardinal, et s’étendit longuement
sur la Bastille, les verrous, les guichets, les soupiraux,
les grilles et les instruments de torture.D’Artagnan l’écouta avec une complaisance exemplaire, puis
lorsqu’il eut fini:—Et madame Bonacieux, dit-il enfin, savez-vous qui l’avait
enlevée? car je n’oublie pas que c’est à cette circonstance fâcheuse
que je dois le bonheur d’avoir fait votre connaissance.—Ah! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardés de me le
dire, et ma femme de son côté m’a juré ses grands dieux
qu’elle ne le savait pas. Mais vous-même, continua M. Bonacieux
d’un ton de bonhomie parfaite, qu’êtes-vous devenu
tous ces jours passés? je ne vous ai vu, ni vous ni vos amis,
et ce n’est pas sur le pavé de Paris, je pense, que vous avez
ramassé toute la poussière que Planchet époussetait hier sur
vos bottes.—Vous avez raison, mon cher monsieur Bonacieux, mes
amis et moi nous avons fait un petit voyage.—Loin d’ici?—Oh! mon Dieu non, à une quarantaine de lieues seulement:
nous avons été conduire M. Athos aux eaux de Forges,
où mes amis sont restés.—Et vous êtes revenu, vous, n’est-ce pas? reprit M. Bonacieux
en donnant à sa physionomie son air le plus malin. Un
beau garçon comme vous n’obtient pas de longs congés de sa
maîtresse et nous étions impatiemment attendu à Paris, n’est-ce
pas?332
—Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l’avoue,
d’autant mieux, mon cher monsieur Bonacieux, que je vois
qu’on ne peut rien vous cacher. Oui, j’étais attendu, et bien
impatiemment, je vous en réponds.Un léger nuage passa
sur le front de Bonacieux,
mais si léger que d’Artagnan
ne s’en aperçut pas.—Et nous allons
être récompensé de notre
diligence? continua le
mercier avec une légère
altération dans la voix,
altération que d’Artagnan
ne remarqua pas
plus qu’il n’avait
fait du nuage
momentané qui,
un instant auparavant,
avait assombri
la figure
du digne homme.—Ah! faites
donc le bon apôtre!
dit en riant
d’Artagnan.—Non, ce que
je vous en dis, reprit Bonacieux, c’est seulement pour savoir
si nous rentrons tard.—Pourquoi cette question, mon cher hôte? demanda d’Artagnan;
est-ce que vous comptez m’attendre?—Non, c’est que depuis mon arrestation et le vol qui a été
333
commis chez moi, je m’effraye chaque fois que j’entends ouvrir
une porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous! je ne suis
point homme d’épée, moi!—Eh bien! ne vous effrayez pas si je rentre à une heure, à
deux ou trois heures du matin; si je ne rentre pas du tout, ne
vous effrayez pas encore.Cette fois Bonacieux devint si pâle que d’Artagnan ne put
faire autrement que de s’en apercevoir et lui demanda ce qu’il
avait.—Rien, répondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs, seulement,
je suis sujet à des faiblesses qui me prennent tout à
coup, et je viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pas
attention à cela, vous qui n’avez à vous occuper que d’être
heureux.—Alors j’ai de l’occupation, car je le suis.—Pas encore, attendez donc, vous avez dit: A ce soir.—Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci! et peut-être
l’attendez-vous avec autant d’impatience que moi. Peut-être ce
soir madame Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal?—Madame Bonacieux n’est pas libre ce soir, répondit gravement
le mari; elle est retenue au Louvre par son service.—Tant pis pour vous, mon cher hôte, tant pis; quand je
suis heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fût, mais
il paraît que ce n’est pas possible.Et le jeune homme s’éloigna en riant aux éclats de la plaisanterie
que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.—Amusez-vous bien! répondit Bonacieux avec un accent
sépulcral.Mais d’Artagnan était déjà trop loin pour entendre, et eût-il
entendu, dans la disposition d’esprit où il était, il n’eût certes
pas remarqué cet accent.Il se dirigea vers l’hôtel de M. de Tréville; sa visite de la
334
veille avait été, on se le rappelle, très courte et très peu
explicative.Il trouva M. de Tréville dans la joie de son âme. Le roi et la
reine avaient été charmants pour lui au bal. Il est vrai que le
cardinal avait été parfaitement maussade.A une heure du matin il s’était retiré sous prétexte qu’il était
indisposé. Quant à Leurs Majestés, elles n’étaient rentrées au
Louvre qu’à six heures.—Maintenant, dit M. de Tréville en baissant la voix et en
interrogeant du regard tous les angles de l’appartement pour
voir s’ils étaient bien seuls; maintenant, parlons de vous, mon
jeune ami: car il est évident que votre heureux retour est
pour quelque chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la
reine et dans l’humiliation de Son Éminence. Il s’agit de bien
vous tenir.—Qu’ai-je à craindre, répondit d’Artagnan, tant que j’aurai
le bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestés?—Tout, croyez-moi. Le cardinal n’est point homme à oublier
une mystification tant qu’il n’aura pas réglé ses comptes avec
le mystificateur, et le mystificateur m’a bien l’air d’être certain
Gascon de ma connaissance.—Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancé que vous
et sache que c’est moi qui ai été à Londres?—Diable! vous avez été à Londres. Est-ce de Londres que
vous avez rapporté ce beau diamant qui brille à votre doigt?
Prenez garde, mon cher d’Artagnan, ce n’est pas une bonne
chose que le présent d’un ennemi; n’y a-t-il pas là-dessus
certain vers latin... Attendez donc...—Oui, sans doute, répondit d’Artagnan, qui n’avait jamais
pu se fourrer la première règle du rudiment dans la tête, et
qui, par son ignorance, avait fait le désespoir de son précepteur;
oui, sans doute, il doit y en avoir un.335
—Il y en a un certainement, dit M. de Tréville qui avait
une teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l’autre
jour... Attendez donc... Ah! m’y voici:... Timeo Danaos et dona ferentes.Ce qui veut dire: «Défiez-vous de l’ennemi qui vous fait des
présents.»—Ce diamant ne vient pas d’un ennemi, monsieur, reprit
d’Artagnan, il vient de la reine.—De la reine! oh! oh! dit M. de Tréville. Effectivement,
c’est un véritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme
un denier. Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce
cadeau?—Elle me l’a remis elle-même.—Où cela?—Dans le cabinet attenant à la chambre où elle a changé de
toilette.—Comment?—En me donnant sa main à baiser.—Vous avez baisé la main de la reine! s’écria M. de Tréville
en regardant d’Artagnan.—Sa Majesté m’a fait l’honneur de m’accorder cette grâce.—Et cela en présence de témoins? Imprudente, trois fois
imprudente!—Non, monsieur, rassurez-vous, personne ne l’a vue, reprit
d’Artagnan.Et il raconta à M. de Tréville comment les choses s’étaient
passées.—Oh! les femmes, les femmes! s’écria le vieux soldat,
je les reconnais bien à leur imagination romanesque; tout ce
qui sent le mystérieux les charme; ainsi, vous avez vu le
bras, voilà tout; vous rencontreriez la reine, que vous ne la
336
reconnaîtriez pas; elle vous rencontrerait, qu’elle ne saurait pas
qui vous êtes.—Non, mais grâce à ce diamant... reprit le jeune homme.—Écoutez, dit M. de Tréville, voulez-vous que je vous
donne un conseil, un bon conseil, un conseil d’ami?—Vous me ferez honneur, monsieur, dit d’Artagnan.—Eh bien! allez chez le premier orfèvre venu et vendez-lui
ce diamant pour le prix qu’il vous en donnera; si juif qu’il
soit, vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les
pistoles n’ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a
un terrible, et qui peut trahir celui qui la porte.—Vendre cette bague! une bague qui vient de ma souveraine!
jamais! dit d’Artagnan.—Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car
on sait qu’un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils
bijoux dans l’écrin de sa mère.337
—Vous croyez donc que j’ai quelque chose à craindre?
demanda d’Artagnan.—C’est-à-dire, jeune homme, que celui qui s’endort sur
une mine dont la mèche est allumée doit se regarder comme
en sûreté en comparaison de vous.—Diable! dit d’Artagnan, que le ton d’assurance de M. de
Tréville commençait à inquiéter; diable, que faut-il faire?—Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose.
Le cardinal a la mémoire tenace et la main longue; croyez-moi,
il vous jouera quelque tour.—Mais lequel?—Eh! le sais-je, moi! est-ce qu’il n’a pas à son service
toutes les ruses du démon? Le moins qui puisse vous arriver
est qu’on vous arrête.—Comment! on oserait arrêter un homme au service de
Sa Majesté?—Pardieu! on s’est bien gêné pour Athos! En tout cas,
jeune homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans
à la cour: ne vous endormez pas dans votre sécurité, ou vous
êtes perdu. Bien au contraire, et c’est moi qui vous le dis,
voyez des ennemis partout. Si l’on vous cherche une querelle,
évitez-la, fût-ce un enfant de dix ans qui vous la cherche; si
l’on vous attaque de nuit ou de jour, battez en retraite et sans
honte; si vous traversez un pont, tâtez les planches, de peur
qu’une planche ne vous manque sous le pied; si vous passez
devant une maison qu’on bâtit, regardez en l’air de peur
qu’une pierre ne vous tombe sur la tête; si vous rentrez tard,
faites-vous suivre par votre laquais, et que votre laquais soit
armé, si toutefois vous êtes sûr de votre laquais. Défiez-vous
de tout le monde, de votre ami, de votre frère, de votre maîtresse,
de votre maîtresse surtout.D’Artagnan rougit.338
—De ma maîtresse, répéta-t-il machinalement; et pourquoi
plutôt d’elle que d’un autre?—C’est que la maîtresse est un des moyens favoris du cardinal,
il n’en a pas de plus expéditif: une femme vous vend
pour dix pistoles, témoin Dalila.—Vous savez les Écritures,
hein?D’Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donné madame
Bonacieux pour le soir même; mais nous devons dire,
à la louange de notre héros, que la mauvaise opinion que
M. de Tréville avait des femmes en général ne lui inspira pas
le moindre petit soupçon contre sa jolie hôtesse.—Mais, à propos, reprit M. de Tréville, que sont devenus
vos trois compagnons?—J’allais vous demander si vous n’en aviez pas appris
quelques nouvelles.—Aucune, monsieur.—Eh bien! je les ai laissés sur ma route: Porthos à Chantilly
avec un duel sur les bras; Aramis à Crèvecœur, avec
une balle dans l’épaule; et Athos à Amiens, avec une accusation
de faux monnayeur sur le corps.—Voyez-vous! dit M. de Tréville: et comment êtes-vous
échappé, vous?—Par miracle, monsieur, je dois le dire, avec un coup
d’épée dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes
sur le revers de la route de Calais, comme un papillon à une
tapisserie.—Voyez-vous encore! de Wardes, un homme au cardinal,
un cousin de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une
idée.—Dites, monsieur.—A votre place, je ferais une chose.—Laquelle?339
—Tandis que Son Éminence me ferait chercher à Paris,
je reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de
Picardie, et je m’en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons.
Que diable! ils méritent bien cette petite attention
de votre part.—Le conseil est bon, monsieur, et demain je partirai.—Demain! et pourquoi pas ce soir?—Ce soir, monsieur, je suis retenu à Paris par une affaire
indispensable.—Ah! jeune homme! jeune homme! quelque amourette?
Prenez garde, je vous le répète: c’est la femme qui nous a
perdus, tous tant que nous serons, et qui nous perdra encore,
tous tant que nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir.—Impossible! monsieur.—Vous avez donc donné votre parole?—Oui, monsieur.—Mais promettez-moi que si vous n’êtes pas tué cette nuit,
vous partirez demain.—Je vous le promets.—Avez-vous besoin d’argent?—J’ai encore cinquante pistoles. C’est autant qu’il m’en
faut, je le pense.—Mais vos compagnons?—Je pense qu’ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes
sortis de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos
poches.—Vous reverrai-je avant votre départ?—Non pas, que je pense, monsieur, à moins qu’il n’y ait
du nouveau.—Allons, bon voyage!—Merci, monsieur.Et d’Artagnan prit congé de M. de Tréville, touché plus que
340
jamais de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires.Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez
Aramis. Aucun d’eux n’était rentré. Leurs laquais aussi
étaient absents, et l’on n’avait des nouvelles ni des uns ni des
autres.Il se serait bien informé d’eux à leurs maîtresses, mais il ne
connaissait ni celle de Porthos, ni celle d’Aramis; quant à
Athos, il n’en avait pas.En passant devant l’hôtel des Gardes, il jeta un coup d’œil
dans l’écurie: trois chevaux étaient déjà rentrés sur quatre.
Planchet, tout ébahi, était en train de les étriller, et avait
déjà fini avec deux d’entre eux.—Ah! monsieur, dit Planchet en apercevant d’Artagnan,
que je suis aise de vous voir!—Et pourquoi cela, Planchet? demanda le jeune homme.—Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hôte?—Moi? pas le moins du monde.—Oh! que vous faites bien, monsieur.—Mais d’où vient cette question?—De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais
sans vous écouter; monsieur, sa figure a changé deux
ou trois fois de couleur.—Bah!—Monsieur n’a pas remarqué cela, préoccupé qu’il était
de la lettre qu’il venait de recevoir; mais moi, au contraire,
que l’étrange façon dont cette lettre était parvenue à la maison
avait mis sur mes gardes, je n’ai pas perdu un mouvement
de sa physionomie.—Et tu l’as trouvée?—Traîtreuse, monsieur.—Vraiment?341
—De plus, aussitôt que monsieur l’a eu quitté et qu’il a
disparu au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau,
a fermé sa porte et s’est mis à courir par la rue opposée.—En effet, tu as raison, Planchet, tout cela me paraît fort
louche, et, sois tranquille, nous ne lui payerons pas notre
loyer que la chose ne nous ait
été catégoriquement expliquée.—Monsieur plaisante, mais
monsieur verra.—Que veux-tu,
Planchet, ce
qui doit arriver
est écrit!—Monsieur
ne renonce donc
pas à sa promenade
de ce soir?—Bien au contraire,
Planchet,
plus j’en voudrai
à M. Bonacieux,
plus j’irai au
rendez-vous que
m’a donné cette
lettre qui t’inquiète tant.—Alors, si c’est la résolution de monsieur...—Inébranlable, mon ami; ainsi donc, à neuf heures tiens-toi
prêt ici, à l’hôtel; je viendrai te prendre.Planchet, voyant qu’il n’y avait plus aucun espoir de faire
renoncer son maître à son projet, poussa un profond soupir
et se mit à étriller le troisième cheval.Quant à d’Artagnan, comme c’était au fond un garçon plein
342
de prudence, au lieu de rentrer chez lui il s’en alla dîner chez
ce prêtre gascon qui, au moment de la détresse des quatre
amis, leur avait donné un déjeuner de chocolat. |
LE PAVILLON | A neuf heures d’Artagnan était à l’hôtel des Gardes; il trouva
Planchet sous les armes. Le quatrième cheval était arrivé.Planchet était armé de son mousqueton et d’un pistolet.D’Artagnan avait son épée et passa deux pistolets à sa ceinture,
puis tous deux enfourchèrent chacun un cheval et s’éloignèrent
sans bruit. Il faisait nuit close, et personne ne les vit
sortir. Planchet se mit à la suite de son maître, et marcha derrière,
à dix pas.D’Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la
Conférence, et suivit le chemin, bien plus beau alors qu’aujourd’hui,
qui mène à Saint-Cloud.Tant qu’on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement
la distance qu’il s’était imposée; mais dès que le chemin
commença à devenir désert et plus obscur, il se
rapprocha tout doucement: si bien que lorsqu’on entra dans
le bois de Boulogne, il se trouva tout naturellement marcher
côte à côte avec son maître. En effet, nous ne devons pas dissimuler
que l’oscillation des grands arbres et le reflet de la
lune dans les taillis sombres lui causaient une vive inquiétude.
D’Artagnan s’aperçut qu’il se passait chez son laquais quelque
chose d’extraordinaire.—Eh bien! monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu’avons-nous
donc?343
—Ne trouvez-vous pas, monsieur, que les bois sont comme
les églises?—Pourquoi cela, Planchet?—Parce qu’on n’ose point parler haut dans ceux-ci comme
dans celles-là.—Pourquoi n’oses-tu parler haut, Planchet? parce que tu
as peur?—Peur d’être entendu, oui, monsieur.—Peur d’être entendu! Notre conversation est cependant
morale, mon cher Planchet, et nul n’y trouverait à redire.—Ah! monsieur! reprit Planchet en revenant à son idée
mère, que ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans
ses sourcils et de déplaisant dans le jeu de ses lèvres!—Qui diable te fait penser à Bonacieux?—Monsieur, on pense à ce que l’on peut et non pas à ce
que l’on veut.—Parce que tu es un poltron, Planchet.—Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie;
la prudence est une vertu.—Et tu es vertueux, n’est-ce pas, Planchet?—Monsieur, n’est-ce pas le canon d’un mousquet qui
brille là-bas? Si nous baissions la tête?—En vérité, murmura d’Artagnan, à qui les recommandations
de M. de Tréville revenaient en mémoire; en vérité, cet
animal finirait par me faire peur.Et il mit son cheval au trot. Planchet suivit le mouvement
de son maître exactement comme s’il eût été son ombre, et
se trouva trottant près de lui.—Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la
nuit, monsieur? demanda-t-il.—Non, Planchet, car tu es arrivé, toi.—Comment, je suis arrivé? et monsieur?344
—Moi, je vais encore à quelques pas.—Et monsieur me laisse seul ici?—Tu as peur, Planchet!—Non, mais je fais seulement observer à monsieur que la
nuit sera très froide, que les fraîcheurs donnent des rhumatismes,
et qu’un laquais qui a des rhumatismes est un triste
serviteur, pour un maître alerte comme monsieur.—Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un
de ces cabarets que tu vois là-bas, et tu m’attendras demain
matin à six heures devant la porte.—Monsieur, j’ai bu et mangé respectueusement l’écu que
vous m’avez donné ce matin; de sorte qu’il ne me reste pas un
traître sou dans le cas où j’aurais froid.—Voici une demi-pistole. A demain.D’Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras
de Planchet et s’éloigna rapidement en s’enveloppant dans son
manteau.—Dieu, que j’ai froid! s’écria Planchet dès qu’il eut perdu
son maître de vue.Et pressé qu’il était de se réchauffer il se hâta d’aller
frapper à la porte d’une maison parée de tous les attributs d’un
cabaret de banlieue.Cependant d’Artagnan, qui s’était jeté dans un petit chemin
de traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud; mais,
au lieu de suivre la grande rue, il tourna derrière le château,
gagna une espèce de ruelle fort écartée, et se trouva bientôt en
face du pavillon indiqué. Il était situé dans un lieu tout à fait
désert. Un grand mur, à l’angle duquel était ce pavillon, régnait
d’un côté de cette ruelle, et de l’autre une haie défendait
contre les passants un petit jardin au fond duquel s’élevait une
maigre cabane.Il était arrivé au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas
345
dit d’annoncer sa présence par aucun signal, il attendit. Nul
bruit ne se faisait entendre, on eût dit qu’on était à cent
lieues de la capitale. D’Artagnan s’adossa à la haie après avoir
jeté un coup d’œil derrière lui. Par delà cette haie, ce jardin
et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis
cette immensité où dort Paris, vide béant, immensité où brillaient
quelques points lumineux, étoiles funèbres de cet enfer.Mais pour d’Artagnan tous les aspects revêtaient une forme
heureuse, toutes les idées avaient un sourire, toutes les ténèbres
étaient diaphanes. L’heure du rendez-vous allait sonner.En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud
laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule
mugissante.Il y avait quelque chose de lugubre à cette voix de bronze
qui se lamentait ainsi au milieu de la nuit.Mais chacune de ces heures qui composaient l’heure attendue
vibrait harmonieusement au cœur du jeune homme.Ses yeux étaient fixés sur le petit pavillon situé à l’angle du
mur et dont toutes les fenêtres étaient fermées par des volets,
excepté une seule du premier étage.A travers cette fenêtre brillait une lumière douce qui argentait
le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui
s’élevaient formant groupe en dehors du parc. Évidemment
derrière cette petite fenêtre si gracieusement éclairée, la jolie
madame Bonacieux l’attendait.Bercé par cette douce idée, d’Artagnan attendit de son côté
une demi-heure sans impatience aucune, les yeux fixés sur ce
charmant petit séjour dont d’Artagnan apercevait une partie de
plafond aux moulures dorées, attestant l’élégance du reste de
l’appartement.Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.Cette fois-ci, sans que d’Artagnan comprit pourquoi, un
346
frisson courut dans ses veines. Peut-être aussi le froid commençait-il
à le gagner et prenait-il pour une impression morale une
sensation tout à fait physique.Puis l’idée lui vint qu’il avait mal lu et que le rendez-vous
était pour onze heures seulement.Il s’approcha de la fenêtre, se plaça dans un rayon de lumière,
tira sa lettre de sa poche et la relut; il ne s’était point
trompé: le rendez-vous était bien pour dix heures.Il alla reprendre son poste, commençant à être assez inquiet
de ce silence et de cette solitude.Onze heures sonnèrent.D’Artagnan commença à craindre véritablement qu’il ne fût
arrivé quelque chose à madame Bonacieux.Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des
amoureux; mais personne ne lui répondit; pas même l’écho.Alors il pensa avec un certain dépit que peut-être la jeune
femme s’était endormie en l’attendant.Il s’approcha du mur et essaya d’y monter; mais le mur
était nouvellement crépi, et d’Artagnan se retourna inutilement
les ongles.En ce moment il avisa les arbres, dont la lumière continuait
d’argenter les feuilles, et comme l’un d’eux faisait saillie sur
le chemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard
pourrait pénétrer dans le pavillon.L’arbre était facile. D’ailleurs d’Artagnan avait vingt ans
à peine, et par conséquent se souvenait de son métier d’écolier.
En un instant il fut au milieu des branches, et par les
vitres transparentes ses yeux plongèrent dans l’intérieur du
pavillon.Chose étrange et qui fit frissonner d’Artagnan de la plante
des pieds à la racine des cheveux, cette douce lumière, cette
calme lampe éclairait une scène de désordre épouvantable; une
347
des vitres de la fenêtre était cassée, la porte de la chambre
avait été enfoncée, et, à demi brisée, pendait à ses gonds;
une table qui avait dû être couverte d’un élégant souper
gisait à terre; les flacons en éclats, les fruits écrasés jonchaient
le parquet; tout
témoignait dans
cette chambre
d’une lutte violente
et désespérée;
d’Artagnan
crut même reconnaître
au milieu
de ce pêle-mêle
étrange des
lambeaux de vêtements
et quelques
taches sanglantes
maculant la nappe et les rideaux.Il se hâta de redescendre dans la rue
avec un horrible battement de cœur, il
voulait voir s’il ne trouverait pas d’autres
traces de violence.La petite lueur suave brillait toujours
dans le calme de la nuit. D’Artagnan s’aperçut
alors, chose qu’il n’avait pas remarquée d’abord,
car rien ne le poussait à cet examen, que le sol,
battu ici, troué là, présentait des traces confuses de pas
d’hommes et de pieds de chevaux. En outre, les roues d’une
voiture, qui paraissait venir de Paris, avaient creusé dans la
terre molle une profonde empreinte qui ne dépassait pas la
hauteur du pavillon et qui retournait vers Paris.Enfin d’Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva
348
près du mur un gant de femme déchiré. Cependant ce gant,
par tous les points où il n’avait pas touché la terre boueuse, était
d’une fraîcheur irréprochable. C’était un de ces gants parfumés
comme les amants aiment à en arracher d’une jolie main.A mesure que d’Artagnan poursuivait ses investigations,
une sueur plus abondante et plus glacée perlait sur son front,
son cœur était serré par une horrible angoisse, sa respiration
était haletante; et cependant il se disait, pour se rassurer,
que ce pavillon n’avait peut-être rien de commun avec madame
Bonacieux; que la jeune femme lui avait donné rendez-vous
devant ce pavillon, et non dans ce pavillon; qu’elle avait
pu être retenue à Paris par son service, par la jalousie de son
mari peut-être.Mais tous ces raisonnements étaient battus en brèche, détruits,
renversés par ce sentiment de douleur intime qui,
dans certaines occasions, s’empare de tout notre être et nous
crie, par tout ce qui est destiné chez nous à entendre, qu’un
grand malheur plane sur nous.Alors d’Artagnan devint presque insensé: il courut sur la
grande route, prit le même chemin qu’il avait déjà fait, s’avança
jusqu’au bac, et interrogea le passeur.Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser
la rivière à une femme enveloppée d’une mante noire, qui
paraissait avoir le plus grand intérêt à ne pas être reconnue;
mais justement à cause des précautions qu’elle prenait, le
passeur avait prêté une attention plus grande, et il avait reconnu
que la femme était jeune et jolie.Il y avait alors, comme aujourd’hui, une foule de jeunes et
jolies femmes qui venaient à Saint-Cloud et qui avaient intérêt
à ne pas être vues, et cependant d’Artagnan ne douta point un
instant que ce ne fût madame Bonacieux qu’avait remarquée le
passeur.349
D’Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane
du passeur pour relire encore une fois le billet de madame
Bonacieux et s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, que le
rendez-vous était bien à Saint-Cloud et non ailleurs, devant le
pavillon de M. d’Estrées et non dans une autre rue.Tout concourait à prouver à d’Artagnan que ses pressentiments
ne le trompaient point et qu’un grand malheur était
arrivé.Il reprit le chemin du château tout courant; il lui semblait
qu’en son absence quelque chose de nouveau s’était peut-être
passé au pavillon et que des renseignements l’attendaient là.La ruelle était toujours déserte, et la même lueur calme et
douce s’épanchait de la fenêtre.D’Artagnan songea alors à cette masure muette et aveugle,
mais qui sans doute avait vu et qui peut-être pouvait parler.La porte de clôture était fermée, mais il sauta par-dessus
la haie, et malgré les aboiements d’un chien à la chaîne, il
s’approcha de la cabane.Aux premiers coups qu’il frappa, rien ne répondit. Un silence
de mort régnait dans la cabane comme dans le pavillon;
cependant, comme cette cabane était sa dernière ressource,
il s’obstina.Bientôt il lui sembla entendre un léger bruit intérieur,
bruit craintif, et qui semblait trembler lui-même d’être entendu.Alors d’Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent
si plein d’inquiétude et de promesses, d’effroi et de cajolerie,
que sa voix était de nature à rassurer le plus peureux. Enfin,
un vieux volet vermoulu s’ouvrit, ou plutôt s’entre-bâilla, et se
referma dès que la lueur d’une misérable lampe qui brûlait
dans un coin eut éclairé le baudrier, la poignée de l’épée
et le pommeau des pistolets de d’Artagnan. Cependant, si
350
rapide qu’eût été le mouvement, d’Artagnan avait eu le temps
d’entrevoir une tête de vieillard.—Au nom du ciel! dit-il, écoutez-moi: j’attendais quelqu’un
qui ne vient pas, je meurs d’inquiétude. Serait-il arrivé quelque
malheur aux environs? Parlez.La fenêtre se rouvrit lentement, et la même figure apparut
de nouveau; seulement elle était plus pâle encore que la première
fois.D’Artagnan raconta naïvement son histoire, aux noms près;
il dit comment il avait rendez-vous avec une jeune femme
devant ce pavillon et comment, ne la voyant pas venir, il était
monté sur le tilleul et, à la lueur de la lampe, il avait vu le
désordre de la chambre.Le vieillard l’écouta attentivement, tout en faisant signe
que c’était bien cela: puis, lorsque d’Artagnan eut fini, il hocha
la tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.—Que voulez-vous dire? s’écria d’Artagnan. Au nom du ciel!
voyons, expliquez-vous.—Oh! monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien,
car si je vous disais ce que j’ai vu, bien certainement il ne
m’arriverait rien de bon.—Vous avez donc vu quelque chose? reprit d’Artagnan.
En ce cas, au nom du ciel! continua-t-il en lui jetant une pistole,
dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi de
gentilhomme que pas une de vos paroles ne sortira de mon
cœur.Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage
de d’Artagnan, qu’il lui fit signe d’écouter et qu’il lui dit à voix
basse:—Il était neuf heures à peu près, j’avais entendu quelque
bruit dans la rue et je désirais savoir ce que ce pouvait être,
lorsque, en m’approchant de ma porte, je m’aperçus qu’on
351
cherchait à entrer. Comme je suis pauvre et que je n’ai pas peur
qu’on me vole, j’allai ouvrir et je vis trois hommes à quelques
pas de là. Dans l’ombre était un carrosse avec des chevaux
attelés et des chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient
évidemment aux trois hommes qui étaient vêtus en
cavaliers.«—Ah! mes bons messieurs! m’écriai-je, que demandez-vous?»—Tu dois avoir une échelle? me dit celui qui paraissait
le chef de l’escorte.»—Oui, monsieur, celle avec laquelle je cueille mes
fruits.»—Donne-nous-la, et rentre chez toi; voilà un écu pour le
dérangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que
si tu dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre
(car tu regarderas et tu écouteras, quelque menace que
nous te fassions, j’en suis sûr), tu es perdu.»A ces mots, il me jeta un écu, que je ramassai, et il prit
mon échelle.»Effectivement, après avoir refermé la porte de la haie derrière
eux, je fis semblant de rentrer à la maison; mais j’en sortis
aussitôt par la porte de derrière, et, me glissant dans l’ombre,
je parvins jusqu’à cette touffe de sureau, du milieu de laquelle
je pouvais tout voir sans être vu.»Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun
bruit, ils en tirèrent un homme gros, court, grisonnant, mesquinement
vêtu de couleur sombre, lequel monta avec précaution
à l’échelle, regarda sournoisement dans l’intérieur de
la chambre, redescendit à pas de loup et murmura à voix
basse:»—C’est elle!»Aussitôt celui qui m’avait parlé s’approcha de la porte du
352
pavillon, l’ouvrit avec une clé qu’il portait sur lui, referma la
porte et disparut; en même temps les deux autres hommes
montèrent à l’échelle. Le petit
vieux demeurait à la portière,
le cocher maintenait les chevaux
de la voiture, et un laquais
les chevaux de selle.»Tout à coup de grands
cris retentirent dans le pavillon,
une femme accourut
à la fenêtre et l’ouvrit comme
pour se précipiter. Mais aussitôt
qu’elle aperçut les deux
hommes, elle se rejeta en
arrière; les deux hommes
s’élancèrent après elle dans
la chambre.»Alors je ne vis plus rien;
mais j’entendis le bruit de
meubles que l’on brise.—La
femme criait et appelait au
secours. Mais bientôt ses cris
furent étouffés; les trois
hommes se rapprochèrent
de la fenêtre, emportant la
femme dans leurs bras; deux
descendirent par l’échelle et
la transportèrent dans la voiture,
où le petit vieux entra
après elle. Celui qui était
resté dans le pavillon referma la croisée, sortit un instant après
par la porte et s’assura que la femme était bien dans la
353
voiture: ses deux compagnons l’attendaient déjà à cheval, il
sauta à son tour en
selle; le laquais reprit
place près du cocher;
le carrosse s’éloigna
au galop escorté par
les trois cavaliers,
et tout fut fini.»A partir de ce moment-là, je n’ai plus rien vu, rien entendu.»354
D’Artagnan, écrasé par une si terrible nouvelle, resta immobile
et muet, tandis que tous les démons de la colère et de la
jalousie hurlaient dans son cœur.—Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel
ce muet désespoir causait certes plus d’effet que n’en eussent
produit des cris et des larmes; allons, ne vous désolez pas, ils
ne vous l’ont pas tuée, voilà l’essentiel.—Savez-vous à peu près, dit d’Artagnan, quel est l’homme
qui conduisait cette infernale expédition?—Je ne le connais pas.—Mais puisqu’il vous a parlé, vous avez pu le voir.—Ah! c’est son signalement que vous me demandez?—Oui.—Un grand sec, basané, moustaches noires, œil noir, l’air
d’un gentilhomme.—C’est cela, s’écria d’Artagnan; encore lui! toujours lui!
C’est mon démon, à ce qu’il paraît! Et l’autre?—Lequel?—Le petit.—Oh! celui-là n’est pas un seigneur, j’en réponds; d’ailleurs
il ne portait pas l’épée, et les autres le traitaient sans
aucune considération.—Quelque laquais, murmura d’Artagnan. Ah! pauvre
femme! pauvre femme! qu’en ont-ils fait?—Vous m’avez promis le secret, dit le vieillard.—Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille,
je suis gentilhomme. Un gentilhomme n’a que sa parole, et je
vous ai donné la mienne.D’Artagnan reprit, l’âme navrée, le chemin du bac. Tantôt
il ne pouvait croire que ce fût madame Bonacieux, et il espérait
le lendemain la retrouver au Louvre; tantôt il craignait
qu’elle n’eût eu une intrigue avec quelque autre et qu’un
355
jaloux ne l’eût surprise et fait enlever. Il flottait, il se désolait,
il se désespérait.—Oh! si j’avais là mes amis! s’écria-t-il, j’aurais au moins
quelque espérance de la retrouver; mais qui sait ce qu’ils
sont devenus eux-mêmes!Il était minuit à peu près; il s’agissait de retrouver Planchet.
D’Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans
lesquels il aperçut un peu de lumière; dans aucun d’eux il ne
retrouva Planchet.Au sixième il commença de réfléchir que la recherche était
un peu hasardée. D’Artagnan n’avait donné rendez-vous à son
laquais qu’à six heures du matin, et quelque part qu’il fût,
il était dans son droit.D’ailleurs, il vint au jeune homme cette idée, qu’en restant
aux environs du lieu où l’événement s’était passé, il obtiendrait
peut-être quelque éclaircissement sur cette mystérieuse
affaire. Au sixième cabaret, comme nous l’avons dit, d’Artagnan
s’arrêta donc, demanda une bouteille de vin de première
qualité, s’accouda dans l’angle le plus obscur et se décida
à attendre ainsi le jour; mais cette fois encore son espérance
fut trompée, et quoiqu’il écoutât de toutes ses oreilles,
il n’entendit, au milieu des jurons, des lazzi et des injures
qu’échangeaient entre eux les ouvriers, les laquais et les rouliers
qui composaient l’honorable société dont il faisait partie,
rien qui pût le mettre sur la trace de la pauvre femme enlevée.
Force lui fut donc, après avoir avalé sa bouteille par
désœuvrement et pour ne pas éveiller les soupçons, de chercher
dans son coin la posture la plus satisfaisante possible et
de s’endormir tant bien que mal. D’Artagnan avait vingt ans,
on se le rappelle, et à cet âge le sommeil a des droits imprescriptibles
qu’il réclame impérieusement, même sur les cœurs
les plus désespérés.356
Vers six heures du matin, d’Artagnan se réveilla avec ce
malaise qui accompagne ordinairement le point du jour après
une mauvaise nuit. Sa toilette n’était pas longue à faire; il se
tâta pour savoir si l’on n’avait pas profité de son sommeil pour
le voler, et ayant retrouvé son diamant à son doigt, sa bourse
dans sa poche et ses pistolets à sa ceinture, il se leva, paya sa
bouteille et sortit pour voir s’il n’aurait pas plus de bonheur
dans la recherche de son laquais le matin que la nuit. En
effet, la première chose qu’il aperçut, à travers le brouillard
humide et grisâtre, fut l’honnête Planchet qui, deux chevaux
en main, l’attendait à la porte d’un petit cabaret borgne devant
lequel d’Artagnan était passé sans même soupçonner son
existence. |
PORTHOS | Au lieu de rentrer chez lui directement, d’Artagnan mit
pied à terre à la porte de M. de Tréville; et monta rapidement
l’escalier. Cette fois il était décidé à lui raconter tout ce
qui venait de se passer. Comme M. de Tréville voyait presque
journellement la reine, il pourrait peut-être tirer de Sa Majesté
quelque renseignement sur la pauvre femme à qui l’on faisait
sans doute payer son dévouement à sa maîtresse.M. de Tréville écouta le récit du jeune homme avec une
gravité qui prouvait qu’il voyait autre chose, dans toute cette
aventure, qu’une intrigue d’amour; puis, quand d’Artagnan
eut achevé:—Hum! dit-il, tout ceci sent Son Éminence d’une lieue.—Mais que faire? dit d’Artagnan.357
—Rien, absolument rien, à cette heure, que quitter Paris,
comme je vous l’ai dit, le plus tôt possible. Je verrai la reine,
je lui raconterai les détails de la disparition de cette pauvre
femme, qu’elle ignore sans doute; ces détails la guideront de
son côté, et, à votre retour, peut-être aurai-je quelque bonne
nouvelle à vous dire. Reposez-vous-en sur moi.D’Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Tréville
n’avait pas l’habitude de promettre, et que, lorsque par hasard
il promettait, il tenait plus qu’il n’avait promis. Il le
salua donc, plein de reconnaissance pour le passé et pour
l’avenir, et le digne capitaine, qui, de son côté, éprouvait
un vif intérêt pour ce jeune homme si brave et si résolu,
lui serra affectueusement la main en lui souhaitant un bon
voyage.Décidé à mettre les conseils de M. de Tréville en pratique
à l’instant même, d’Artagnan s’achemina vers la rue des Fossoyeurs,
afin de veiller à la confection de son portemanteau.
En s’approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en costume
du matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce
que lui avait dit la veille le prudent Planchet sur le caractère
sinistre de son hôte revint alors à l’esprit de d’Artagnan,
qui le regarda plus attentivement qu’il n’avait fait encore. En
effet, outre cette pâleur jaunâtre et maladive qui indique l’infiltration
de la bile dans le sang, et qui pouvait d’ailleurs
n’être qu’accidentelle, d’Artagnan remarqua quelque chose de
sournoisement perfide dans l’habitude des rides de sa face.
Un fripon ne rit pas de la même façon qu’un honnête homme,
un hypocrite ne pleure pas les mêmes larmes qu’un homme
de bonne foi. Toute fausseté est un masque, et si bien fait que
soit le masque, on arrive toujours, avec un peu d’attention,
à le distinguer du visage.Il sembla donc à d’Artagnan que M. Bonacieux portait un
358
masque, et même que ce masque était des plus désagréables à
voir.En conséquence il allait, vaincu par sa répugnance pour
cet homme, passer devant lui sans parler, quand, ainsi que la
veille, M. Bonacieux l’interpella.—Eh bien! jeune homme, lui dit-il, il paraît que nous
faisons de grasses nuits? sept heures du matin, peste! Il me
semble que vous retournez tant soit peu les habitudes reçues,
et que vous rentrez à l’heure où les autres sortent.—On ne vous fera pas le même reproche, maître Bonacieux,
dit le jeune homme, et vous êtes le modèle des gens rangés. Il
est vrai que lorsque l’on possède une jeune et jolie femme, on
n’a pas besoin de courir après le bonheur: c’est le bonheur qui
vient vous trouver; n’est-ce pas, monsieur Bonacieux?Bonacieux grimaça un sourire.—Ah! ah! dit Bonacieux, vous êtes un plaisant compagnon.
Mais où diable avez-vous été courir cette nuit, mon jeune
maître? Il paraît qu’il ne faisait pas bon dans les chemins de
traverse.D’Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes
de boue; mais dans ce mouvement ses regards se portèrent
en même temps sur les souliers et les bas du mercier;
on eût dit qu’on les avait trempés dans le même bourbier;
les uns et les autres étaient maculés de taches absolument
pareilles.Alors une idée subite traversa l’esprit de d’Artagnan. Ce
petit homme gros, court, grisonnant, cette espèce de laquais
vêtu d’un habit sombre, traité sans considération par les gens
d’épée qui composaient l’escorte, c’était Bonacieux lui-même.
Le mari avait présidé à l’enlèvement de sa femme.Il prit à d’Artagnan une terrible envie de sauter à la gorge
du mercier et de l’étrangler; mais, nous l’avons dit, c’était un
359
garçon fort prudent, et il se contint. Cependant la révolution
qui s’était faite sur son visage était si visible, que Bonacieux
en fut effrayé et essaya de reculer d’un pas; mais justement il
se trouvait devant le battant
de la porte, qui était
fermée, et l’obstacle qu’il
rencontra le força de se
tenir à la même place.—Ah çà! mais vous
qui plaisantez, mon brave
homme, dit d’Artagnan,
il me semble que si mes
bottes ont besoin d’un
coup d’éponge, vos bas
et vos souliers
réclament un
coup de brosse.
Est-ce que de
votre côté vous
auriez aussi
couru la prétentaine,
maître
Bonacieux?
Ah diable! ceci
ne serait point
pardonnable à
un homme de
votre âge et
qui, de plus, a une jeune et jolie femme comme la vôtre.—Oh! mon Dieu, non, dit Bonacieux, mais hier j’ai été à
Saint-Mandé pour prendre des renseignements sur une servante
dont je ne puis absolument me passer, et comme les
360
chemins étaient mauvais, j’en ai rapporté toute cette fange, que
je n’ai pas encore eu le temps de faire disparaître.Le lieu que désignait Bonacieux comme celui qui avait été
le but de sa course fut une nouvelle preuve à l’appui des soupçons
qu’avait conçus d’Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-Mandé,
parce que Saint-Mandé est le point absolument opposé
à Saint-Cloud.Cette probabilité lui fut une première consolation. Si Bonacieux
savait où était sa femme, on pourrait toujours, en employant
les moyens extrêmes, forcer le mercier à desserrer les
dents et à laisser échapper son secret. Il s’agissait seulement
de changer cette probabilité en certitude.—Pardon, mon cher monsieur Bonacieux, si j’en use avec
vous sans façon, dit d’Artagnan; mais rien n’altère comme de
ne pas dormir, j’ai donc une soif d’enragé; permettez-moi de
prendre un verre d’eau chez vous; vous le savez, cela ne se
refuse pas entre voisins.Et sans attendre la permission de son hôte, d’Artagnan entra
vivement dans la maison, et jeta un coup d’œil rapide sur le lit.
Le lit n’était pas défait. Bonacieux ne s’était pas couché. Il rentrait
donc seulement il y avait une heure ou deux; il avait
accompagné sa femme jusqu’à l’endroit où on l’avait conduite,
ou tout au moins jusqu’au premier relais.—Merci, maître Bonacieux, dit d’Artagnan en vidant son
verre, voilà tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre
chez moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et
quand il aura fini, je vous l’enverrai, si vous voulez, pour brosser
vos souliers.Et il quitta le mercier tout ébahi de ce singulier adieu et se
demandant s’il ne s’était pas enferré lui-même.Sur le haut de l’escalier il trouva Planchet tout effaré.—Ah! monsieur, s’écria Planchet dès qu’il eut aperçu son
361
maître, en voilà bien d’une autre, et il me tardait bien que
vous rentrassiez.—Qu’y a-t-il donc? demanda d’Artagnan.—Oh! je vous le donne en cent, monsieur, je vous le donne
en mille de deviner la visite que j’ai reçue pour vous en votre
absence.—Quand cela?—Il y a une demi-heure, tandis que vous étiez chez M. de
Tréville.—Et qui donc est venu? Voyons, parle.—M. de Cavois.—M. de Cavois?—En personne.—Le capitaine des gardes de Son Éminence?—Lui-même.—Il venait m’arrêter?—Je m’en suis douté, monsieur, et cela malgré son air
patelin.—Il avait l’air patelin, dis-tu?—C’est-à-dire qu’il était tout miel, monsieur.—Vraiment?—Il venait, disait-il, de la part de Son Éminence, qui
vous voulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au
Palais-Royal.—Et tu lui as répondu?—Que la chose était impossible, attendu que vous étiez
hors de la maison, comme il le pouvait voir.—Alors, qu’a-t-il dit?—Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la
journée; puis il a ajouté tout bas: «Dis à ton maître que Son
Éminence est parfaitement disposée pour lui, et que sa fortune
dépend peut-être de cette entrevue.»362
—Le piège est assez maladroit pour le cardinal, reprit en
souriant le jeune homme.—Aussi, je l’ai vu, le piège, et j’ai répondu que vous seriez
désespéré à votre retour.«—Où est-il allé? a demandé M. de Cavois.»—A Troyes en Champagne, ai-je répondu.»—Et quand est-il parti?»—Hier soir.»—Planchet, mon ami, interrompit d’Artagnan, tu es véritablement
un homme précieux.—Vous comprenez, monsieur, j’ai pensé qu’il serait toujours
temps, si vous désirez voir M. de Cavois, de me démentir
en disant que vous n’étiez point parti; ce serait moi, dans ce
cas, qui aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas gentilhomme,
moi, je puis mentir.—Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta réputation
d’homme véridique: dans un quart d’heure nous partons.—C’est le conseil que j’allais donner à monsieur; et où
allons-nous, sans être trop curieux?—Pardieu! du côté opposé à celui vers lequel tu as dit
que j’étais allé. D’ailleurs n’as-tu pas autant de hâte d’avoir
des nouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que
j’en ai, moi, de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et
Aramis?—Si fait, monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous
voudrez; l’air de la province vaut mieux pour nous, à ce que je
crois, en ce moment, que l’air de Paris. Ainsi donc...—Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons; moi,
je m’en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu’on ne
se doute de rien. Tu me rejoindras à l’hôtel des Gardes. A propos,
Planchet, je crois que tu as raison à l’endroit de notre hôte,
et c’est décidément une affreuse canaille.363
—Ah! croyez moi, monsieur, quand je vous dis quelque
chose; je suis physionomiste, moi, allez!D’Artagnan descendit le premier, comme la chose avait été
convenue; puis, pour n’avoir rien à se reprocher, il se dirigea
une dernière fois vers la demeure de ses trois amis: on n’avait
reçu aucune nouvelle d’eux; seulement une lettre toute
parfumée et d’une écriture élégante et menue était arrivée,
pour Aramis. D’Artagnan s’en chargea. Dix minutes après,
Planchet le rejoignait dans les écuries de l’hôtel des Gardes.
D’Artagnan, pour qu’il n’y eût pas de temps perdu, avait déjà
sellé son cheval lui-même.—C’est bien, dit-il à Planchet, lorsque celui-ci eut joint le
portemanteau à l’équipement; maintenant selle les trois autres
et partons.—Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux
chevaux? demanda Planchet avec son air narquois.—Non, monsieur le mauvais plaisant, répondit d’Artagnan,
mais avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos
trois amis, si toutefois nous les retrouvons vivants.—Ce qui serait une grande chance, répondit Planchet;
mais enfin il ne faut pas désespérer de la miséricorde de
Dieu.—Amen, dit d’Artagnan en enfourchant son cheval.Et tous deux sortirent de l’hôtel des Gardes, s’éloignant chacun
par un bout de la rue, l’un devant quitter Paris par la
barrière de La Villette et l’autre par la barrière de Montmartre,
pour se rejoindre au delà de Saint-Denis, manœuvre stratégique
qui, ayant été exécutée avec une égale ponctualité, fut
couronnée des plus heureux résultats. D’Artagnan et Planchet
entrèrent ensemble à Pierrefitte.Planchet était plus courageux, il faut le dire, le jour que
la nuit.364
Cependant sa prudence naturelle ne l’abandonnait pas un
seul instant; il n’avait oublié aucun des incidents du premier
voyage, et il tenait pour ennemis tous ceux qu’il rencontrait
sur la route. Il en résultait qu’il avait sans cesse le chapeau
à la main, ce qui lui valait de sévères mercuriales de la part
de d’Artagnan, qui craignait que, grâce à cet excès de politesse,
on ne le prît pour le valet d’un homme de peu.Cependant, soit qu’effectivement les passants fussent touchés
de l’urbanité de Planchet, soit que, cette fois, personne ne
fût aposté sur la route du jeune homme, nos deux voyageurs
arrivèrent à Chantilly sans accident aucun et descendirent
à l’hôtel du Grand-Saint-Martin, le même dans lequel ils
s’étaient arrêtés lors de leur premier voyage.L’hôte, en voyant un jeune homme suivi d’un laquais et de
deux chevaux de main, s’avança respectueusement sur le seuil
de la porte. Or, comme il avait déjà fait onze lieues, d’Artagnan
jugea à propos de s’arrêter, que Porthos fût ou ne fût
pas dans l’hôtel. Puis peut-être n’était-il pas prudent de s’informer
du premier coup de ce qu’était devenu le mousquetaire.
Il résulta de ces réflexions que d’Artagnan, sans demander
aucune nouvelle de qui que ce fût, descendit, recommanda
les chevaux à son laquais, entra dans une petite chambre destinée
à recevoir ceux qui désiraient être seuls, et demanda à
son hôte une bouteille de son meilleur vin et un déjeuner
aussi bon que possible, demande qui corrobora encore la
bonne opinion que l’aubergiste avait prise de son voyageur à
la première vue.Aussi d’Artagnan fut-il servi avec une célérité miraculeuse.Le régiment des gardes se recrutait parmi les premiers
gentilshommes du royaume, et d’Artagnan, suivi d’un laquais
et voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait,
365
malgré la simplicité de son uniforme, manquer de faire
sensation. L’hôte voulut le servir lui-même; ce que voyant,
d’Artagnan fit apporter deux verres et entama la conversation
suivante:—Ma foi, mon cher hôte, dit d’Artagnan en remplissant
les deux verres, je vous ai demandé de votre meilleur vin, et
si vous m’avez trompé, vous allez être puni par où vous
avez péché, attendu que, comme je déteste boire seul, vous
allez boire avec moi. Prenez donc ce verre et buvons. A quoi
boirons-nous, voyons, pour ne blesser aucune susceptibilité?
Buvons à la prospérité de votre établissement.—Votre Seigneurie me fait honneur, dit l’hôte, et je la
remercie bien sincèrement de son souhait.—Mais ne vous y trompez pas, dit d’Artagnan, il y a plus
d’égoïsme peut-être que vous ne le pensez dans mon toast: il
n’y a que les établissements qui prospèrent dans lesquels on
soit bien reçu; dans les hôtels qui périclitent tout va à la
débandade, et le voyageur est victime des embarras de son
hôte; or, moi qui voyage beaucoup et surtout sur cette route,
je voudrais voir tous les aubergistes faire fortune.—En effet, dit l’hôte, il me semble que ce n’est pas la
première fois que j’ai l’honneur de voir monsieur.—Bah! je suis passé dix fois peut-être à Chantilly, et sur
les dix fois je me suis arrêté au moins trois ou quatre fois
chez vous. Tenez, j’y étais encore il y a dix ou douze jours à
peu près; je faisais la conduite à des amis, à des mousquetaires,
à telle enseigne que l’un d’eux s’est pris de dispute avec un
étranger, un inconnu, un homme qui lui a cherché je ne sais
quelle querelle.—Ah! oui vraiment! dit l’hôte, et je me le rappelle parfaitement.
N’est-ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut
me parler?366
—C’est justement le nom de mon compagnon de voyage.
Mon Dieu! mon cher hôte, dites-moi, lui serait-il arrivé malheur?—Mais Votre Seigneurie a dû remarquer qu’il n’a pas pu
continuer sa route.—En effet, il nous avait promis de nous rejoindre et nous
ne l’avons pas revu.—Il nous a fait l’honneur de rester ici.—Comment! il vous a fait l’honneur de rester ici?—Oui, monsieur, dans cet hôtel; nous sommes même bien
inquiets.—Et de quoi?—De certaines dépenses qu’il a faites.—Et bien! mais les dépenses qu’il a faites, il les payera.—Ah! monsieur, vous me mettez véritablement du baume
dans le sang! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce
matin encore le chirurgien nous déclarait que si M. Porthos
ne le payait pas, c’était à moi qu’il s’en prendrait, attendu
que c’était moi qui l’avais envoyé chercher.—Mais Porthos est donc blessé?—Je ne saurais vous le dire, monsieur.—Comment, vous ne sauriez me le dire? vous devriez
cependant être mieux informé que personne.—Oui, mais dans notre état nous ne disons pas tout ce que
nous savons, monsieur, surtout quand on nous a prévenus que
nos oreilles répondraient pour notre langue.—Et bien! puis-je voir Porthos?—Certainement, monsieur. Prenez l’escalier, montez au
premier et frappez au numéro 1. Seulement prévenez que
c’est vous.—Comment, que je prévienne que c’est moi?—Oui, car il pourrait vous arriver malheur.—Et quel malheur voulez-vous qu’il m’arrive?367
—M. Porthos peut vous prendre pour quelqu’un de la
maison, et dans un mouvement de colère vous passer son épée
à travers le corps ou vous brûler la cervelle.—Que lui avez-vous donc fait?—Nous lui avons demandé de l’argent.—Ah diable! je comprends cela; c’est une demande que
Porthos reçoit très mal quand il n’est pas en fonds; mais je
sais qu’il devait y être.—C’est ce que nous avions pensé aussi, monsieur; comme
la maison est fort régulière et que nous faisons nos comptes
toutes les semaines, au bout de huit jours nous lui avons présenté
notre note; il paraît que nous sommes tombés dans
un mauvais moment, car au premier mot que nous avons
prononcé sur la chose, il nous a envoyés à tous les diables;
il est vrai qu’il avait joué la veille.—Comment, il avait joué la veille, et avec qui?—Oh! mon Dieu, qui sait cela? avec un seigneur qui
passait et auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.—C’est cela, le malheureux aura tout perdu.—Jusqu’à son cheval, monsieur, car lorsque l’étranger a
été pour partir, nous nous sommes aperçus que son laquais
sellait le cheval de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait
l’observation, mais il nous a répondu que nous nous mêlions
de ce qui ne nous regardait pas et que ce cheval était à lui.
Nous avons aussitôt fait prévenir M. Porthos de ce qui se
passait, mais il nous a fait dire que nous étions des faquins de
douter de la parole d’un gentilhomme, et que, puisque celui-là
avait dit que le cheval était à lui, il fallait bien que cela fût.—Je le reconnais bien là, murmura d’Artagnan.—Alors, continua l’hôte, je lui fis répondre que du moment
où nous paraissions destinés à ne pas nous entendre à
l’endroit du payement, j’espérais qu’il aurait au moins la
368
bonté d’accorder la faveur de sa pratique à mon confrère le
maître de l’Aigle-d’Or; mais M. Porthos me répondit que mon
hôtel étant le meilleur, il désirait y rester.»Cette réponse était trop flatteuse pour que j’insistasse sur
son départ. Je me bornai donc à le prier de me rendre sa
chambre, qui est la plus belle de l’hôtel, et de se contenter
d’un joli petit cabinet au troisième. Mais à ceci M. Porthos répondit
que, comme il attendait d’un moment à l’autre sa maîtresse,
qui était une des plus grandes dames de la cour, je
devais comprendre que la chambre qu’il me faisait l’honneur
d’habiter chez moi était encore bien médiocre pour une pareille
personne.»Cependant, tout en reconnaissant la vérité de ce qu’il
disait, je crus devoir insister; mais sans même se donner la
peine d’entrer en discussion avec moi, il prit son pistolet, le
mit sur sa table de nuit et déclara qu’au premier mot qu’on
lui dirait d’un déménagement quelconque à l’extérieur ou à
l’intérieur, il brûlerait la cervelle à celui qui serait assez imprudent
pour se mêler d’une chose qui ne regardait que lui.
Aussi depuis ce temps-là, monsieur, personne n’entre plus dans
sa chambre, si ce n’est son domestique.—Mousqueton est donc ici?—Oui, monsieur; cinq jours après son départ, il est revenu
de fort mauvaise humeur de son côté; il paraît que lui
aussi a eu du désagrément dans son voyage. Malheureusement
il est plus ingambe que son maître, ce qui fait que pour son
maître il met tout sens dessus dessous, attendu que, comme il
pense qu’on pourrait lui refuser ce qu’il demande, il prend
tout ce dont il a besoin sans demander.—Le fait est, répondit d’Artagnan, que j’ai toujours remarqué
chez Mousqueton un dévouement et une intelligence très
supérieurs.369
—Cela est possible, monsieur, mais supposez qu’il m’arrive
seulement quatre fois par an de me trouver en contact
avec une intelligence et un dévouement semblables, et je suis
un homme ruiné.—Non, car Porthos vous payera.—Hum! fit l’hôtelier d’un ton de doute.—C’est le favori d’une très grande dame qui ne le laissera
pas dans l’embarras pour une misère comme celle qu’il vous
doit.—Si j’ose dire ce que je crois là-dessus...—Ce que vous croyez?—Je dirai plus: ce que je sais.—Ce que vous savez?—Et même ce dont je suis sûr.—Et de quoi êtes-vous sûr, voyons?—Je dirai que je connais cette grande dame.—Vous?—Oui, moi.—Et comment la connaissez-vous?—Oh! monsieur, si je croyais pouvoir me fier à votre
discrétion...—Parlez, et, foi de gentilhomme, vous n’aurez pas à vous
repentir de votre confiance.—Eh bien! monsieur, vous concevez, l’inquiétude fait faire
bien des choses.—Qu’avez-vous fait?—Oh! d’ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d’un créancier.—Enfin?—M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse,
en nous recommandant de le jeter à la poste. Son domestique
n’était pas encore arrivé. Comme il ne pouvait pas quitter sa
370
chambre, il fallait bien qu’il nous chargeât de ses commissions.—Ensuite.—Au lieu de mettre la lettre à la poste, ce qui n’est
jamais bien sûr, j’ai profité de l’occasion de l’un de mes garçons
qui allait à Paris, et je lui ai ordonné de la remettre à
cette duchesse elle-même. C’était remplir les intentions de
M. Porthos, qui nous avait si fort recommandé cette lettre;
n’est-ce pas?—A peu près.—Eh bien! monsieur, savez-vous ce que c’est que cette
grande dame?—Non; j’en ai entendu parler à Porthos, voilà tout.—Savez-vous ce que c’est que cette prétendue duchesse?—Je vous le répète, je ne la connais pas.—C’est une vieille procureuse au Châtelet, monsieur,
nommée madame Coquenard, laquelle a au moins cinquante
ans, et se donne encore des airs d’être jalouse. Cela me paraissait
aussi fort singulier, une princesse qui demeure rue
aux Ours.—Comment savez-vous cela?—Parce qu’elle s’est mise dans une grande colère en recevant
la lettre, disant que M. Porthos était un volage, et que
c’était encore pour quelque femme qu’il avait reçu ce coup
d’épée.—Mais il a donc reçu un coup d’épée?—Ah! mon Dieu! qu’ai-je dit là!—Vous avez dit que Porthos avait reçu un coup d’épée.—Oui; mais il m’avait si fort défendu de le dire!—Pourquoi cela?—Dame! monsieur, parce qu’il s’était vanté de perforer
cet étranger avec lequel vous l’avez laissé en dispute, et que
371
c’est cet étranger, au contraire, qui, malgré toutes ses rodomontades,
l’a couché sur le carreau. Or, comme M. Porthos
est un homme fort glorieux, excepté envers la duchesse, qu’il
avait cru intéresser en lui faisant le récit de son aventure, il
ne veut avouer à personne que c’est un coup d’épée qu’il a
reçu.—Ainsi, c’est
donc un coup d’épée
qui le retient dans
son lit?—Et un maître
coup d’épée, je vous
l’assure. Il faut que
votre ami ait l’âme
chevillée dans le
corps.—Vous étiez
donc là?—Monsieur, je
les avais suivis par curiosité, de sorte
que j’ai vu le combat sans que les
combattants me vissent.—Et comment cela s’est-il passé?—Oh! la chose pas n’a été
longue, je vous en réponds. Ils se sont mis en garde; l’étranger
a fait une feinte et s’est fendu: tout cela si rapidement que,
lorsque M. Porthos est arrivé à la parade, il avait déjà trois
pouces de fer dans la poitrine. Il est tombé en arrière.
L’étranger lui a mis aussitôt la pointe de son épée à la gorge;
et M. Porthos, se voyant à la merci de son adversaire, s’est
avoué vaincu. Sur quoi l’étranger lui a demandé son nom, et
apprenant qu’il s’appelait M. Porthos et non M. d’Artagnan, lui
372
a offert son bras, l’a ramené à l’hôtel, est monté à cheval et a
disparu.—Ainsi, c’est à M. d’Artagnan qu’en voulait cet étranger?—Il paraît que oui.—Et savez-vous ce qu’il est devenu?—Non; je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce moment, et nous
ne l’avons pas revu depuis.—Très bien; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant
vous dites que la chambre de Porthos est au premier, numéro
1?—Oui, monsieur, la plus belle de l’auberge; une chambre
que j’aurais déjà eu dix fois l’occasion de louer.—Bah! tranquillisez-vous, dit d’Artagnan en riant;
Porthos vous payera avec l’argent de la duchesse Coquenard.—Oh! monsieur, procureuse ou duchesse, si elle lâchait
les cordons de sa bourse, ce ne serait rien; mais elle a positivement
répondu qu’elle était lasse des exigences et des
infidélités de M. Porthos, et qu’elle ne lui enverrait pas un
denier.—Et avez-vous rendu cette réponse à votre hôte?—Nous nous en sommes bien gardés; il aurait vu de quelle
manière nous avions fait la commission.—Si bien qu’il attend toujours son argent?—Oh! mon Dieu oui! Hier encore, il a écrit; mais, cette
fois, c’est son domestique qui a mis la lettre à la poste.—Et vous dites que la procureuse est vieille et laide?—Cinquante ans au moins, monsieur, et pas belle du tout,
à ce qu’a dit Pathaud.—En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir;
d’ailleurs, Porthos ne peut pas vous devoir grand’chose.—Comment, pas grand’chose! Une vingtaine de pistoles
373
déjà, sans compter le médecin. Oh! il ne se refuse rien, allez,
on voit qu’il est habitué à bien vivre.—Eh bien! si sa maîtresse l’abandonne, il trouvera des
amis, je vous le certifie. Ainsi, mon cher hôte, n’ayez aucune
inquiétude, et continuez d’avoir pour lui tous les soins qu’exige
son état.—Monsieur m’a promis de ne pas ouvrir la bouche de la
procureuse et de ne pas dire un mot de la blessure.—C’est chose convenue; vous avez ma parole.—Oh! c’est qu’il me tuerait, voyez-vous!—N’ayez pas peur; il n’est pas si diable qu’il en a l’air.En disant ces mots, d’Artagnan monta l’escalier, laissant
son hôte un peu plus rassuré à l’endroit de deux choses auxquelles
il paraissait beaucoup tenir: sa créance et sa vie.Au haut de l’escalier, sur la porte la plus apparente du
corridor était tracé, à l’encre noire, un numéro 1 gigantesque;
d’Artagnan frappa un coup, et sur l’invitation du passer outre
qui lui vint de l’intérieur, il entra.Porthos était couché, et faisait une partie de lansquenet avec
Mousqueton, pour s’entretenir la main, tandis qu’une broche
chargée de perdrix tournait devant le feu, et qu’à chaque
coin d’une grande cheminée bouillaient sur deux réchauds
deux casseroles, d’où s’exhalait une double odeur de gibelotte
et de matelote qui réjouissait l’odorat. En outre, le haut
d’un secrétaire et le marbre d’une commode étaient couverts
de bouteilles vides.A la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie; et
Mousqueton, se levant respectueusement, lui céda la place et
s’en alla donner un coup d’œil aux deux casseroles, dont il
paraissait avoir la surveillance particulière.—Ah pardieu! c’est vous, dit Porthos à d’Artagnan, soyez
le bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant
374
de vous. Mais, ajouta-t-il en regardant d’Artagnan avec une
certaine inquiétude, vous savez ce qui m’est arrivé?—Non.—L’hôte ne vous a rien dit?—J’ai demandé après vous, et je suis monté tout droit.Porthos parut respirer plus librement.—Et que vous est-il donc arrivé, mon cher Porthos? continua
d’Artagnan.—Il m’est arrivé qu’en me fendant sur mon adversaire, à
qui j’avais déjà allongé trois coups d’épée, et avec lequel je
voulais en finir d’un quatrième, mon pied a porté sur une
pierre, et je me suis foulé le genou.—Vraiment?—D’honneur! Heureusement pour le maraud, car je ne
l’aurais laissé que mort sur la place, je vous en réponds.—Et qu’est-il devenu?—Oh! je n’en sais rien; il en a eu assez, et il est parti sans
375
demander son reste; mais vous, mon cher d’Artagnan, que vous
est-il arrivé?—De sorte, continua d’Artagnan, que cette foulure, mon
cher Porthos, vous retient au lit?—Ah! mon Dieu oui, voilà tout; du reste, dans quelque
jours je serai sur pied.—Pourquoi alors ne vous êtes-vous pas fait transporter à
Paris? Vous devez vous ennuyer cruellement ici.—C’était mon intention; mais, mon cher ami, il faut que
je vous avoue une chose.—Laquelle?—C’est que, comme je m’ennuyais cruellement, ainsi que
vous le dites, et que j’avais dans ma poche les soixante-quinze
pistoles que vous m’aviez distribuées, j’ai, pour me distraire,
fait monter près de moi un gentilhomme qui était de passage,
et auquel j’ai proposé de faire une partie de dés. Il a accepté,
et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passées de ma
poche dans la sienne, sans compter mon cheval, qu’il a encore
emporté par-dessus le marché. Mais vous, mon cher
d’Artagnan?—Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas être
privilégié de toutes les façons, dit d’Artagnan; vous savez le
proverbe: «Malheureux au jeu, heureux en amour.» Vous
êtes trop heureux en amour pour que le jeu ne se venge pas;
mais que vous importent à vous les revers de la fortune!
n’avez-vous pas, heureux coquin que vous êtes, n’avez-vous
pas votre duchesse, qui ne peut manquer de vous venir
en aide?—Eh bien! voyez, mon cher d’Artagnan, comme je joue de
guignon, répondit Porthos de l’air le plus dégagé du monde,
je lui ai écrit de m’envoyer quelque cinquante louis dont
j’avais absolument besoin, vu la position où je me trouvais...376
—Eh bien?—Eh bien, il faut qu’elle soit dans ses terres, car elle ne
m’a pas répondu.—Vraiment?—Non. Aussi je lui ai adressé hier une seconde épître plus
pressante encore que la première; mais vous voilà, mon très
cher, parlons de vous. Je commençais, je vous l’avoue, à être
dans une certaine inquiétude sur votre compte.—Mais votre hôte se conduit bien envers vous, à ce qu’il
paraît, mon cher Porthos, dit d’Artagnan, montrant au malade
les casseroles pleines et les bouteilles vides.—Coussi, coussi! répondit Porthos. Il y a déjà trois ou
quatre jours que l’impertinent m’a monté son compte, et que
je les ai mis à la porte, son compte et lui; de sorte que je suis
ici comme une façon de vainqueur, comme une manière de
conquérant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d’être forcé
dans la position, je suis armé jusqu’aux dents.—Cependant, dit en riant d’Artagnan, il me semble que de
temps en temps vous faites des sorties.Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.—Non pas moi, malheureusement! dit Porthos. Cette
misérable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la
campagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami,
continua Porthos, vous voyez qu’il nous arrive du renfort, il
nous faudra un supplément de victuailles.—Mousqueton, dit d’Artagnan, il faudra que vous me
rendiez un service.—Lequel, monsieur?—C’est de donner votre recette à Planchet; je pourrais me
trouver assiégé à mon tour, et je ne serais pas fâché qu’il
me fît jouir des mêmes avantages dont vous gratifiez votre
maître.377
—Eh mon Dieu! monsieur, dit Mousqueton d’un air modeste,
rien de plus facile. Il s’agit d’être adroit, voilà tout. J’ai
été élevé à la campagne, et mon père, dans ses moments
perdus, était quelque peu braconnier.—Et le reste du temps, que faisait-il?—Monsieur, il pratiquait une industrie que j’ai toujours
trouvée assez heureuse.—Laquelle?—Comme c’était au temps des guerres des catholiques et
des huguenots, et qu’il voyait les catholiques exterminer les
huguenots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout
au nom de la religion, il s’était fait une croyance mixte, ce qui
lui permettait d’être tantôt catholique, tantôt huguenot. Or,
il se promenait habituellement, son escopette sur l’épaule,
derrière les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait
venir un catholique seul, la religion protestante l’emportait
aussitôt dans son esprit. Il abaissait son escopette dans la
direction du voyageur; puis, lorsqu’il était à dix pas de lui, il
entamait un dialogue qui finissait presque toujours par l’abandon
que le voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie.
Il va sans dire que lorsqu’il voyait venir un huguenot, il se
sentait pris d’un zèle catholique si ardent qu’il ne comprenait
pas comment, un quart d’heure auparavant, il avait pu
avoir des doutes sur la supériorité de notre sainte religion.
Car moi, monsieur, je suis catholique, mon père, fidèle à ses
principes, ayant fait mon frère aîné huguenot.—Et comment a fini ce digne homme? demanda d’Artagnan.—Oh! de la façon la plus malheureuse, monsieur. Un jour
il s’était trouvé pris dans un chemin creux entre un huguenot
et un catholique à qui il avait déjà eu affaire, et qui le reconnurent
tous deux; de sorte qu’ils se réunirent contre lui et
le pendirent à un arbre; puis ils vinrent se vanter de la belle
378
équipée qu’ils avaient faite dans le cabaret du premier village,
où nous étions à boire, mon frère et moi.—Et que fîtes-vous? dit d’Artagnan.—Nous les laissâmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme,
en sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route
opposée, mon frère alla s’embusquer sur le chemin du catholique
et moi sur celui du protestant. Deux heures après, tout
était fini, nous leur avions fait chacun son affaire, tout en
admirant la prévoyance de notre pauvre père, qui avait pris
la précaution de nous élever chacun dans une religion différente.—En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre père
me paraît avoir été un gaillard fort intelligent. Et vous dites
donc que dans ses moments perdus le brave homme était
braconnier?—Oui, monsieur, et c’est lui qui m’a appris à nouer un
collet et à placer une ligne de fond. Il en résulte que lorsque
j’ai vu que notre gredin d’hôte nous nourrissait d’un tas de
grosses viandes bonnes pour des manants, et qui n’allaient
point à deux estomacs aussi débilités que les nôtres, je me
suis remis quelque peu à mon ancien métier. Tout en me promenant
dans le bois de Monsieur le Prince, j’ai tendu des collets
dans les passées; tout en me couchant au bord des pièces
d’eau de Son Altesse, j’ai glissé des lignes dans les étangs. De
sorte que maintenant, grâce à Dieu, nous ne manquons pas,
comme monsieur peut s’en assurer, de perdrix et de lapins,
de carpes et d’anguilles, tous aliments légers et sains, convenables
pour des malades.—Mais le vin, dit d’Artagnan, qui fournit le vin? c’est
votre hôte?—C’est-à-dire oui et non.—Comment, oui et non?379
—Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu’il a cet honneur.—Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est
pleine de choses instructives.—Voici, monsieur. Le hasard a fait que j’ai rencontré dans
mes pérégrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays
et entre autres le Nouveau Monde.Cet Espagnol avait à son service un laquais qui l’avait
accompagné dans son voyage au Mexique. Ce laquais était mon
compatriote, et nous nous liâmes d’autant plus rapidement,
qu’il y avait entre nous de grands rapports de caractère. Nous
aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de sorte qu’il me
racontait comment, dans les plaines des pampas, les naturels
du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples nœuds
coulants qu’ils jettent au cou de ces terribles animaux. D’abord,
je ne voulais pas croire qu’on pût en arriver à ce degré
d’adresse, de jeter à vingt ou trente pas l’extrémité d’une
corde où l’on veut; mais devant la preuve il fallait bien reconnaître
la vérité du récit. Mon ami plaçait une bouteille à trente
pas, et à chaque coup il lui prenait le goulot dans un nœud
coulant. Je me livrai à cet exercice, et comme la nature m’a
doué de quelques facultés, aujourd’hui je jette le lasso aussi
bien qu’homme du monde. Eh bien! comprenez-vous? Notre
hôte a une cave très bien garnie, mais dont la clé ne le quitte
pas; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce soupirail,
je jette le lasso; et comme je sais maintenant où est le bon
coin, j’y puise. Maintenant voulez-vous goûter notre vin, et,
sans prévention, vous nous direz ce que vous en pensez.—Merci, mon ami, merci; malheureusement je viens de
déjeuner.—Eh bien! dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et
tandis que nous déjeunerons, nous, d’Artagnan nous racontera ce
qu’il est devenu lui-même, depuis dix jours qu’il nous a quittés.380
—Volontiers, dit d’Artagnan.Tandis que Porthos et Mousqueton déjeunaient avec des
appétits de convalescents et cette cordialité de frères qui rapproche
les hommes dans le malheur, d’Artagnan raconta comment
Aramis blessé avait été forcé de s’arrêter à Crèvecœur,
comment il avait laissé Athos se débattre à Amiens entre les
mains de quatre hommes qui l’accusaient d’être un faux monnayeur,
et comment lui, d’Artagnan, avait été forcé de passer
sur le ventre du comte de
Wardes pour arriver jusqu’en
Angleterre.Mais là s’arrêta la confidence
de d’Artagnan: il
annonça seulement qu’à son
retour de la
Grande-Bretagne
il avait ramené
quatre chevaux magnifiques,
dont un pour lui et un autre
pour chacun de ses compagnons; puis il termina en annonçant
à Porthos que celui qui lui était destiné était déjà installé
dans l’écurie de l’hôtel.En ce moment Planchet entra; il prévenait son maître que
les chevaux étaient suffisamment reposés, et qu’il serait possible
d’aller coucher à Clermont.Comme d’Artagnan était à peu près rassuré sur Porthos,
et qu’il lui tardait d’avoir des nouvelles de ses deux autres
amis, il tendit la main au malade, et le prévint qu’il allait se
mettre en route pour continuer ses recherches. Au reste, comme
381
il comptait revenir par la même route, si, dans sept à huit
jours, Porthos était encore à l’hôtel du Grand-Saint-Martin, il
le reprendrait en passant.Porthos répondit que, selon toute probabilité sa foulure
ne lui permettrait pas de s’éloigner d’ici là. D’ailleurs il fallait
qu’il restât à Chantilly pour attendre une réponse de sa duchesse.D’Artagnan lui souhaita cette réponse prompte et bonne; et,
après avoir recommandé de nouveau Porthos à Mousqueton, et
payé sa dépense à l’hôte, il se remit en route avec Planchet,
déjà débarrassé d’un de ses chevaux de main. |
LA THÈSE D’ARAMIS | D’Artagnan n’avait rien dit à Porthos de sa blessure ni de sa
procureuse. Il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait
raconté le glorieux mousquetaire; convaincu qu’il n’y a pas
d’amitié qui tienne à un secret surpris, surtout quand ce secret
intéresse l’orgueil; puis on a toujours une certaine supériorité
morale sur ceux dont on sait la vie, sans qu’ils s’en doutent. Or
d’Artagnan, dans ses projets d’intrigue à venir, décidé qu’il
était à faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune,
d’Artagnan n’était pas fâché de réunir d’avance dans
sa main les fils invisibles à l’aide desquels il comptait les
mener.Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse
lui serra le cœur: il pensait à cette jeune et jolie madame Bonacieux
qui devait lui donner le prix de son dévouement; mais,
382
hâtons-nous de le dire, cette tristesse venait moins chez le jeune
homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu’il
arrivât malheur à cette pauvre femme. Pour lui, il n’y avait pas
de doute, plus il y réfléchissait plus il était persuadé qu’elle
était victime d’une vengeance du cardinal. Comment avait-il pu
trouver grâce devant les yeux du ministre, c’est ce qu’il ignorait
lui-même et sans doute ce que lui eût révélé M. de Cavois, si le
capitaine des gardes l’eût trouvé chez lui.Rien ne fait marcher le temps et n’abrège la route comme
une pensée qui absorbe en elle-même toutes les facultés de
celui qui pense. L’existence extérieure ressemble alors à un
sommeil dont cette pensée est le rêve. Par son influence, le
temps n’a pas de mesure, l’espace n’a plus de distance. On
part d’un lieu, et l’on arrive à un autre, voilà tout. De l’intervalle
parcouru, rien ne reste présent à votre souvenir qu’un
brouillard vague dans lequel s’effacent mille images confuses
d’arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en proie à cette
hallucination que d’Artagnan franchit, à l’allure que voulut
prendre son cheval, les six ou huit lieues qui séparent Chantilly
de Crèvecœur, sans qu’en arrivant dans ce village il se
souvînt d’aucune des choses qu’il avait rencontrées sur sa
route.Là seulement la mémoire lui revint, il secoua la tête, aperçut
le cabaret où il avait laissé Aramis, et, mettant son cheval
au trot, il s’arrêta à la porte.Cette fois ce ne fut pas un hôte, mais une hôtesse qui
le reçut; d’Artagnan était physionomiste, il enveloppa d’un
coup d’œil la grosse figure réjouie de la maîtresse du lieu,
et comprit qu’il n’avait pas besoin de dissimuler avec elle,
et qu’il n’avait rien à craindre de la part d’une si joyeuse
commère.—Ma bonne dame, lui demanda d’Artagnan, pourriez-vous
383
me dire ce qu’est devenu un de mes amis que nous avons été
forcés de laisser ici il y a une dizaine de jours?—Un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans,
doux, aimable, bien fait?—C’est cela; de plus, blessé à l’épaule.—Justement.—Eh bien! monsieur, il est toujours ici.—Ah pardieu! ma chère dame, dit d’Artagnan en mettant
pied à terre et en jetant la bride de son cheval au bras de
Planchet, vous me rendez la vie; où est-il ce cher Aramis,
que je l’embrasse? car, je l’avoue, j’ai hâte de le revoir.—Pardon, monsieur, mais je doute qu’il puisse vous recevoir
en ce moment.—Pourquoi cela? est-ce qu’il est avec une femme?—Jésus! que dites-vous là! le pauvre garçon! Non, monsieur,
il n’est pas avec une femme.—Et avec qui est-il donc?—Avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites
d’Amiens.—Mon Dieu! s’écria d’Artagnan, le pauvre garçon irait-il
plus mal?—Non, monsieur, au contraire; mais à la suite de sa maladie,
la grâce l’a touché, et il s’est décidé à entrer dans les ordres.—C’est juste, dit d’Artagnan, j’avais oublié qu’il n’était
mousquetaire que par intérim.—Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir?—Plus que jamais.—Eh bien! monsieur n’a qu’à prendre l’escalier à droite
dans la cour, au second, numéro 5.»D’Artagnan s’élança dans la direction indiquée et trouva
un de ces escaliers extérieurs comme nous en voyons encore
aujourd’hui dans les cours des anciennes auberges. Mais on
384
n’arrivait pas ainsi chez le futur abbé: les défilés de la
chambre d’Aramis étaient gardés ni plus ni moins que les jardins
d’Armide; Bazin stationnait dans le corridor et lui barra le passage
avec d’autant plus d’intrépidité qu’après bien des années
d’épreuves Bazin se voyait enfin près d’arriver au résultat qu’il
avait éternellement ambitionné.En effet, le rêve du pauvre Bazin avait toujours été de servir
un homme d’église, et il attendait avec impatience le moment
sans cesse entrevu dans l’avenir où Aramis jetterait enfin
la casaque aux orties pour prendre la soutane. La promesse
renouvelée chaque jour par le jeune homme que le moment ne
pouvait tarder, l’avait seule retenu au service d’un mousquetaire,
service dans lequel, disait-il, il ne pouvait manquer de
perdre son âme.Bazin était donc au comble de la joie. Selon toute probabilité,
cette fois son maître ne se dédirait pas. La réunion de la
douleur physique à la douleur morale avait produit l’effet si
longtemps désiré: Aramis, souffrant à la fois du corps et de
l’âme, avait enfin arrêté sur la religion ses yeux et sa pensée,
et il avait regardé comme un avertissement du ciel le double
accident qui lui était arrivé, c’est-à-dire la disparition subite
de sa maîtresse et sa blessure à l’épaule.On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition où il
se trouvait, être plus désagréable à Bazin que l’arrivée de
d’Artagnan, laquelle pouvait rejeter son maître dans le tourbillon
des idées mondaines qui l’avaient si longtemps entraîné.
Il résolut donc de défendre bravement la porte; et comme,
trahi par la maîtresse de l’auberge, il ne pouvait dire qu’Aramis
était absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce
serait le comble de l’indiscrétion que de déranger son maître
dans la pieuse conférence qu’il avait entamée depuis le matin, et
qui, au dire de Bazin, ne pouvait être terminée avant le soir.385
Mais d’Artagnan ne tint aucun compte de l’éloquent discours
de maître Bazin, et comme il ne se souciait pas d’entamer
une polémique avec le valet de son ami, il l’écarta tout simplement
d’une main, et de l’autre il tourna le bouton de la porte
numéro 5.La porte s’ouvrit, et d’Artagnan pénétra dans la chambre.Aramis, en surtout noir, le chef accommodé d’une espèce
de coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal à une
calotte, était assis devant une table oblongue couverte de rouleaux
de papier et d’énormes in-folio; à sa droite était assis
le supérieur des jésuites et à sa gauche le curé de Montdidier.
Les rideaux étaient à demi clos et ne laissaient pénétrer qu’un
jour mystérieux, ménagé pour une béate rêverie. Tous les
objets mondains qui peuvent frapper l’œil quand on entre
dans la chambre d’un jeune homme, et surtout lorsque ce
jeune homme est mousquetaire, avaient disparu comme par
enchantement, et, de peur sans doute que leur vue ne ramenât
son maître aux idées de ce monde, Bazin avait fait main basse
sur l’épée, les pistolets, le chapeau à plumes, les broderies et
dentelles de tout genre et de toute espèce. Mais en leur lieu et
place, d’Artagnan crut apercevoir dans un coin obscur comme
une forme de discipline suspendue par un clou à la muraille.Au bruit que fit d’Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva
la tête et reconnut son ami. Mais au grand étonnement du
jeune homme, sa vue ne parut pas produire une grande
impression sur le mousquetaire, tant son esprit était détaché
des choses de la terre.—Bonjour, cher d’Artagnan, dit Aramis; croyez que je suis
heureux de vous voir.—Et moi aussi, dit d’Artagnan, quoique je ne sois pas
encore bien sûr que ce soit à Aramis que je parle.386
—A lui-même, mon ami, à lui-même; mais qui a pu vous
faire douter?...—J’avais peur de me tromper de chambre et j’ai cru d’abord
entrer dans l’appartement de quelque homme d’église;
puis une autre erreur m’a pris en vous trouvant en compagnie
de ces messieurs, c’est que vous ne fussiez gravement malade.Les deux hommes noirs lancèrent sur d’Artagnan, dont ils
comprirent l’intention, un regard presque menaçant; mais
d’Artagnan ne s’en inquiéta pas.—Je vous trouble peut-être, mon cher Aramis, continua
d’Artagnan, car, d’après ce que je vois, je suis porté à croire
que vous vous confessez à ces messieurs.Aramis rougit imperceptiblement.—Vous, me troubler? oh! bien au contraire, cher ami, je
vous le jure; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi
de me réjouir en vous voyant sain et sauf.—Ah! il y vient enfin! pensa d’Artagnan, ce n’est pas malheureux!—Car monsieur, qui est mon ami, vient d’échapper à un
rude danger, continua Aramis avec onction, en montrant de
la main d’Artagnan aux deux ecclésiastiques.—Louez Dieu, monsieur, répondirent ceux-ci en s’inclinant
à l’unisson.—Je n’y ai pas manqué, mes révérends, répondit le jeune
homme en leur rendant leur salut à son tour.—Vous arrivez à propos, cher d’Artagnan, dit Aramis, et
vous allez, en prenant part à la discussion, l’éclairer de vos
lumières. M. le principal d’Amiens, M. le curé de Montdidier
et moi, nous argumentons sur certaines questions théologiques
dont l’intérêt nous captive depuis longtemps; je serais charmé
d’avoir votre avis.—L’avis d’un homme d’épée est bien dénué de poids,
387
répondit d’Artagnan, qui commençait à s’inquiéter de la tournure
que prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir,
croyez-moi, à la science de ces messieurs.Les deux hommes noirs saluèrent à leur tour.—Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera précieux;
voici de quoi il s’agit: M. le principal croit que ma
thèse doit être surtout dogmatique et didactique.—Votre thèse! vous faites donc une thèse?—Sans doute, répondit le jésuite: pour l’examen qui
précède l’ordination, une thèse est de rigueur.—L’ordination! s’écria d’Artagnan, qui ne pouvait croire
à ce que lui avaient dit successivement l’hôtesse et Bazin:
l’ordination!Et il promenait ses yeux stupéfaits sur les trois personnages
qu’il avait devant lui.—Or, continua Aramis en prenant sur son fauteuil la même
pose gracieuse que s’il eût été dans une ruelle, et en examinant
avec complaisance sa main blanche et potelée comme
une main de femme, qu’il tenait en l’air pour en faire descendre
le sang; or, comme vous l’avez entendu, d’Artagnan,
M. le principal voudrait que ma thèse fût dogmatique, tandis
que je voudrais, moi, qu’elle fût idéale. C’est donc pourquoi
M. le principal me proposait ce sujet, qui n’a point encore été
traité, dans lequel je reconnais qu’il y a matière à de magnifiques
développements:«Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria
est.»D’Artagnan, dont nous connaissons l’érudition, ne sourcilla
pas plus à cette citation qu’à celle que lui avait faite
M. de Tréville à propos des présents qu’il prétendait que d’Artagnan
avait reçus de M. de Buckingham.—Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute
388
facilité: Les deux mains sont indispensables aux prêtres des
ordres inférieurs, quand ils donnent la bénédiction.—Admirable sujet! s’écria le jésuite.—Admirable et dogmatique! répéta le curé, qui, de la
force de d’Artagnan à peu près sur le latin, surveillait soigneusement
le jésuite pour emboîter le pas avec lui et répéter
ses paroles comme un écho.Quant à d’Artagnan, il demeura parfaitement indifférent à
l’enthousiasme des deux hommes noirs.—Oui, admirable! prorsùs admirabile! continua Aramis,
mais qui exige une étude approfondie des Pères et des Écritures.
Or, j’ai avoué à ces savants ecclésiastiques, et cela
en toute humilité, que les veilles des corps de garde et le
service du roi m’avaient fait un peu négliger l’étude. Je me
trouverai donc plus à mon aise, faciliùs natans, dans un
sujet de mon choix, qui serait à ces rudes questions théologiques
389
ce que la morale est à la métaphysique en philosophie.D’Artagnan s’ennuyait profondément, le curé aussi.—Voyez quel exorde! s’écria le jésuite.—Exordium, répéta le curé pour dire quelque chose.—Quemadmodum inter cœlorum immensitatem.Aramis jeta un coup d’œil de côté sur d’Artagnan, et il vit
que son ami bâillait à se démonter la mâchoire.—Parlons français, mon père, dit-il au jésuite, M. d’Artagnan
goûtera plus vivement nos paroles.—Oui, je suis fatigué de la route, dit d’Artagnan, et tout
ce latin m’échappe.—D’accord, dit le jésuite un peu dépité, tandis que le
curé, transporté d’aise, tournait sur d’Artagnan un regard
plein de reconnaissance; eh bien! voyez le parti qu’on tirerait
de cette glose.—Moïse, serviteur de Dieu... il n’est que serviteur, entendez-vous
bien! Moïse bénit avec les mains; il se fait tenir les
deux bras, tandis que les Hébreux battent leurs ennemis:
donc il bénit avec les deux mains. D’ailleurs, que dit l’évangile:
Imponite manus, et non pas manum: Imposez les mains,
et non pas la main.—Imposez les mains, répéta le curé en faisant un geste.—A saint Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs,
continua le jésuite: Porrige digitos. Présentez les
doigts; y êtes-vous maintenant?—Certes, répondit Aramis en se délectant, mais la chose
est subtile.—Les doigts! reprit le jésuite; saint Pierre bénit avec les
doigts. Le pape bénit donc aussi avec les doigts. Et avec combien
de doigts bénit-il? Avec trois doigts, un pour le Père, un
pour le Fils, et un pour le Saint-Esprit.390
Tout le monde se signa; d’Artagnan crut devoir imiter cet
exemple.—Le pape est successeur de saint Pierre et représente les
trois pouvoirs divins; le reste, ordines inferiores de la hiérarchie
ecclésiastique, bénit par le nom des saints archanges et
des anges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et
sacristains, bénissent avec les goupillons, qui simulent un
nombre indéfini de doigts bénissants. Voilà le sujet simplifié,
Argumentum omni denudatum ornamento. Je ferais avec cela,
continua le jésuite, deux volumes de la taille de celui-ci.Et dans son enthousiasme il frappait sur le Saint-Chrysostome
in-folio, qui faisait plier la table sous son poids.D’Artagnan frémit.—Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautés de cette
thèse, mais en même temps je la reconnais écrasante pour
moi. J’avais choisi ce texte; dites-moi, cher d’Artagnan s’il
n’est point de votre goût: Non inutile est desiderium in oblatione,
ou mieux encore: Un peu de regret ne messied pas dans
une offrande au Seigneur.—Halte-là! s’écria le jésuite, car cette thèse frise l’hérésie;
il y a une proposition presque semblable dans l’Augustinus de
l’hérésiarque Jansénius, dont tôt ou tard le livre sera brûlé
par les mains du bourreau. Prenez garde, mon jeune ami, vous
vous perdrez!—Vous vous perdrez, dit le curé en secouant douloureusement
la tête.—Vous touchez à ce fameux point du libre arbitre, qui est
un écueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des
pélagiens et des demi-pélagiens.—Mais, mon révérend... reprit Aramis quelque peu abasourdi
de la grêle d’arguments qui lui tombait sur la tête.—Comment prouverez-vous, continua le jésuite sans lui
391
donner le temps de parler, que l’on doit regretter le monde
lorsqu’on s’offre à Dieu? Écoutez ce dilemme: Dieu est Dieu,
et le monde est le diable. Regretter le monde, c’est regretter
le diable: voilà ma conclusion.—C’est la mienne aussi, dit le curé.—Mais de grâce!... reprit Aramis.—Desideras diabolum, infortuné! s’écria le jésuite.—Il regrette le diable! Ah! mon jeune ami, reprit le curé
en gémissant, ne regrettez pas le diable, c’est moi qui vous
en supplie.D’Artagnan tournait à l’idiotie; il lui semblait être dans
une maison de fous, et qu’il allait devenir fou comme ceux
qu’il voyait. Seulement il était forcé de se taire, ne comprenant
point la langue qui se parlait devant lui.—Mais écoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse
sous laquelle commençait à percer un peu d’impatience; je ne
dis pas que je regrette: non, je ne prononcerai jamais cette
phrase, qui ne serait pas orthodoxe...Le jésuite leva les bras au ciel, et le curé en fit autant.—Non, mais convenez au moins qu’on a mauvaise grâce de
n’offrir au Seigneur que ce dont on est parfaitement dégoûté.
Ai-je raison, d’Artagnan?—Je le crois pardieu bien! s’écria celui-ci.Le curé et le jésuite firent un bond sur leur chaise.—Voici mon point de départ, c’est un syllogisme: le monde
ne manque pas d’attraits, je quitte le monde, donc je fais un
sacrifice; or, l’Écriture dit positivement: Faites un sacrifice
au Seigneur.—Cela est vrai, dirent les antagonistes.—Et puis, continua Aramis en se pinçant l’oreille pour la
rendre rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre
blanches, et puis j’ai fait certain rondeau là-dessus que je
392
communiquai à M. Voiture l’an passé, et duquel ce jeune
homme m’a fait mille compliments.—Un rondeau! fit dédaigneusement le jésuite.—Un rondeau! dit machinalement le curé.—Dites, dites, s’écria d’Artagnan, cela nous changera
quelque peu.—Non, car il est religieux, répondit Aramis, et c’est de la
théologie en vers.—Diable! fit d’Artagnan.—Le voici, dit Aramis d’un petit air modeste qui n’était
pas exempt d’une certaine teinte d’hypocrisie:Vous qui pleurez un passé plein de charmes,
Et qui traînez des jours infortunés,
Tous vos malheurs se verront terminés,
Quand à Dieu seul vous offrirez vos larmes,
Vous qui pleurez.D’Artagnan et le curé parurent flattés. Le jésuite persista
dans son opinion.—Gardez-vous du goût profane dans le style théologique.
Que dit en effet saint Augustin? Severus sit clericorum sermo.—Oui, que le sermon soit clair! dit le curé.—Or, se hâta d’interrompre le jésuite en voyant que son
acolyte se fourvoyait; or votre thèse plaira aux dames, voilà
tout: elle aura le succès d’une plaidoirie de Me Patru.—Plaise à Dieu! s’écria Aramis transporté.—Vous le voyez, s’écria le jésuite, le monde parle encore
en vous à haute voix, altissimâ voce. Vous suivez le monde,
mon jeune ami, et je tremble que la grâce ne soit point efficace.—Rassurez-vous, mon révérend; je réponds de moi.—Présomption mondaine!—Je me connais, mon père, ma résolution est irrévocable.393
—Alors vous vous obstinez à poursuivre cette thèse?—Je me sens appelé à traiter celle-là, et non pas une autre;
je vais donc la continuer, et demain j’espère que vous serez
satisfait des corrections que j’y aurai faites d’après vos avis.—Travaillez lentement, dit le curé, nous vous laissons
dans des dispositions excellentes.—Oui, le terrain est tout ensemencé, dit le jésuite, et
nous n’avons pas à craindre qu’une partie du grain soit tombée
sur la pierre, l’autre sur le bord du chemin, et que les oiseaux
du ciel aient mangé le reste, aves cœli comederunt illam.—Que la peste t’étouffe avec ton latin! dit d’Artagnan, qui
se sentait au bout de ses forces.—Adieu, mon fils, dit le curé, à demain.—A demain, jeune téméraire, dit le jésuite; vous promettez
d’être une des lumières de l’Église; veuille le ciel que cette
lumière ne soit pas un feu dévorant!D’Artagnan, qui pendant une heure s’était rongé les ongles
d’impatience, commençait à attaquer la chair.Les deux hommes noirs se levèrent, saluèrent Aramis et
d’Artagnan, et s’avancèrent vers la porte. Bazin, qui s’était
tenu debout et qui avait écouté toute cette controverse avec
une pieuse jubilation, s’élança vers eux, prit le bréviaire du
curé, le missel du jésuite, et marcha respectueusement devant
eux pour leur frayer le chemin.Aramis les conduisit jusqu’au bas de l’escalier et remonta
aussitôt près de d’Artagnan, qui rêvait encore.Restés seuls, les deux amis gardèrent d’abord un silence
embarrassé; cependant il fallait que l’un des deux le rompît le
premier, et comme d’Artagnan paraissait décidé à laisser cet
honneur à son ami:—Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu à mes
idées fondamentales.394
—Oui, la grâce efficace vous a touché, comme disait ce
monsieur tout à l’heure.—Oh! ces plans de retraite sont formés depuis longtemps;
et vous m’en avez déjà ouï parler, n’est-ce pas, mon ami?—Sans doute, mais je vous avoue que j’ai cru que vous
plaisantiez.—Avec ces sortes de choses! Oh! d’Artagnan!—Dame! on plaisante bien avec la mort.—Et l’on a tort, d’Artagnan, car la mort c’est la porte qui
conduit à la perdition ou au salut.—D’accord; mais, s’il vous plaît, ne théologisons pas,
Aramis; vous devez en avoir assez pour le reste de la journée:
quant à moi, j’ai à peu près oublié le peu de latin que
je n’ai jamais su; puis, je vous l’avouerai, je n’ai rien mangé
depuis ce matin dix heures, et j’ai une faim de tous les
diables.—Nous dînerons tout à l’heure, cher ami; seulement vous
vous rappellerez que c’est aujourd’hui vendredi: or, dans un
pareil jour, je ne puis ni voir ni manger de la chair. Si vous
voulez vous contenter de mon dîner, il se compose de tétragones
cuits et de fruits.—Qu’entendez-vous par tétragones? demanda d’Artagnan
avec inquiétude.—J’entends des épinards, reprit Aramis; mais pour vous
j’ajouterai des œufs, et c’est une grave infraction à la règle:
car les œufs sont viande, puisqu’ils engendrent le poulet.—Ce festin n’est pas succulent, mais n’importe; pour rester
avec vous, je le subirai.—Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis; mais
s’il ne profite pas à votre corps, il profitera, soyez-en certain, à
votre âme.—Ainsi, décidément, Aramis, vous entrez en religion. Que
395
vont dire nos amis, que va dire M. de Tréville? Ils vous traiteront
de déserteur, je vous en préviens.—Je n’entre pas en religion, j’y rentre. C’est l’Église que
j’avais désertée pour le monde, car vous savez que je me suis
fait violence pour prendre la casaque de mousquetaire.—Moi, je n’en sais rien.—Vous ignorez comment j’ai quitté le séminaire?—Tout à fait.—Voici mon histoire; d’ailleurs les Écritures disent: Confessez-vous
les uns aux autres; et je me confesse à vous, d’Artagnan.—Et moi je vous donne l’absolution d’avance, vous voyez
que je suis bon homme.—Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.—Alors, dites, je vous écoute.—J’étais donc au séminaire depuis l’âge de neuf ans, j’en
avais vingt dans trois jours, j’allais être abbé, et tout était dit.
Un soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une maison
que je fréquentais avec plaisir,—on est jeune, que voulez-vous,
on est faible,—un officier qui me voyait d’un œil jaloux
lire les Vies des Saints à la maîtresse de la maison, entra tout
à coup et sans être annoncé. Justement, ce soir-là j’avais traduit
un épisode de Judith, et je venais de communiquer mes
vers à la dame qui me faisait toutes sortes de compliments, et,
penchée sur mon épaule, les relisait avec moi. La pose, qui
était quelque peu abandonnée, blessa cet officier: il ne dit
rien, mais lorsque je sortis, il sortit derrière moi, et me rejoignant:«—Monsieur l’abbé, dit-il, aimez-vous les coups de canne?»—Je ne puis le dire, monsieur, répondis-je, personne
n’ayant jamais osé m’en donner.»—Eh bien! écoutez-moi, monsieur l’abbé, si vous
396
retournez dans la maison où je vous ai rencontré ce soir,
j’oserai, moi.»Je crois que j’eus peur, je devins fort pâle, je sentis les
jambes qui me manquaient, je cherchai une réponse que je ne
trouvai pas, je me tus.»L’officier attendait
cette réponse, et,
voyant qu’elle tardait,
il se mit à rire, me
tourna le dos et rentra
dans la maison.»Je rentrai au séminaire.»Je suis bon gentilhomme et j’ai le sang vif, comme vous
avez pu le remarquer, mon cher d’Artagnan; l’insulte était terrible,
et tout inconnue qu’elle était restée au monde, je la
sentais vivre et remuer au fond de mon cœur. Je déclarai à mes
supérieurs que je ne me sentais pas suffisamment préparé pour
l’ordination, et, sur ma demande, on remit la cérémonie à un an.397
»J’allai trouver le meilleur maître d’armes de Paris, je fis
condition avec lui pour prendre une leçon d’escrime chaque
jour, et chaque jour, pendant une année, je pris cette leçon.
Puis le jour anniversaire de celui où j’avais été insulté, j’accrochai
ma soutane à un clou. Je pris un costume complet de
cavalier et je me rendis à un bal que donnait une dame de
mes amies, et où je savais que devait se trouver mon homme.
C’était rue des Francs-Bourgeois, tout près de la Force.»En effet, mon officier y était: je m’approchai de lui, comme
il chantait un lai d’amour en regardant tendrement une femme
et je l’interrompis au beau milieu du second couplet.»—Monsieur, lui dis-je, vous déplaît-il toujours que je
retourne dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez
vous encore des coups de canne, s’il me prend fantaisie
de vous désobéir?»L’officier me regarda avec étonnement, puis il dit:»—Que me voulez-vous, monsieur! je ne vous connais pas.»—Je suis, répondis-je, le petit abbé qui lit les Vies des
Saints et qui traduit Judith en vers.»—Ah! ah! je me rappelle, dit l’officier en goguenardant;
que me voulez-vous?»—Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un
tour de promenade avec moi.»—Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le
plus grand plaisir.»—Non pas demain matin, s’il vous plaît, tout de suite.»—Si vous l’exigez absolument...»—Mais, oui, je l’exige.»—Alors, sortons. Mesdames, dit l’officier, ne vous dérangez
pas. Le temps de tuer monsieur seulement, et je reviens
vous achever le dernier couplet.»Nous sortîmes. Je le menai rue Payenne, juste à l’endroit
398
où un an auparavant, heure pour heure, il m’avait fait le
compliment que je vous ai rapporté. Il faisait un clair de lune
superbe. Nous mîmes l’épée à la main, et à la première passe
je le tuai raide.—Diable! fit d’Artagnan.—Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas
revenir leur chanteur, et qu’on le trouva rue Payenne avec un
grand coup d’épée au travers du corps, on pensa que c’était moi
qui l’avais accommodé ainsi, et la chose fit scandale. Je fus donc
pour quelque temps forcé de renoncer à la soutane. Athos, dont
je fis la connaissance à cette époque, et Porthos, qui m’avait,
en dehors de mes leçons d’escrime, appris quelques bottes
gaillardes, me décidèrent à demander une casaque de mousquetaire.
Le roi avait fort aimé mon père tué au siège d’Arras,
on m’accorda cette casaque. Vous comprenez donc qu’aujourd’hui,
le moment est venu pour moi de rentrer dans le sein de
l’Église.—Et pourquoi aujourd’hui plutôt qu’hier et que demain?
Que vous est-il donc arrivé aujourd’hui qui vous donne de si
méchantes idées?—Cette blessure, mon cher d’Artagnan, m’a été un avertissement
du ciel.—Cette blessure? bah! elle est à peu près guérie, et je suis
sûr qu’aujourd’hui ce n’est pas celle-là qui vous fait le plus
souffrir.—Et laquelle? demanda Aramis en rougissant.—Vous en avez une au cœur, Aramis, une plus vive et
plus sanglante, une blessure faite par une femme.L’œil d’Aramis étincela malgré lui.—Ah! dit-il en dissimulant son émotion sous une feinte
négligence, ne parlez pas de ces choses-là: moi, penser à ces
choses-là! avoir des chagrins d’amour! Vanitas vanitatum!
399
Me serais-je donc, à votre avis, retourné la cervelle, et pour qui?
pour quelque grisette, pour quelque fille de chambre, à qui
j’aurais fait la cour dans une garnison, fi!—Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous
portiez vos visées plus haut.—Plus haut? et que suis-je pour avoir tant d’ambition?
Un pauvre mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les
servitudes, et se trouve grandement déplacé dans le monde.—Aramis, Aramis! s’écria d’Artagnan en regardant son ami
avec un air de doute.—Poussière, je rentre dans la poussière. La vie est pleine
d’humiliations et de douleurs, continua-t-il en s’assombrissant;
tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour à tour
dans la main de l’homme, surtout les fils d’or. Oh! mon cher
d’Artagnan, reprit Aramis en donnant à sa voix une légère
teinte d’amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand
vous en aurez. Le silence est la dernière des joies des malheureux;
gardez-vous de mettre qui que ce soit sur la trace de vos
douleurs; les curieux pompent nos larmes comme les mouches
font du sang d’un daim blessé.—Hélas! mon cher Aramis! dit d’Artagnan en poussant à
son tour un profond soupir, c’est mon histoire à moi-même que
vous faites là.—Comment?—Oui, une femme que j’aimais, que j’adorais, vient de
m’être enlevée de force. Je ne sais pas où elle est, où on l’a
conduite; elle est peut-être prisonnière, elle est peut-être
morte.—Mais vous avez au moins cette consolation de vous dire
qu’elle ne vous a pas quitté volontairement: que si vous n’avez
point de ses nouvelles, c’est que toute communication avec
vous lui est interdite, tandis que...400
—Tandis que?...—Rien, reprit Aramis, rien.—Ainsi, vous renoncez à jamais au monde; c’est un parti
pris, une résolution arrêtée?—A tout jamais. Vous êtes mon ami aujourd’hui, demain
vous ne serez plus pour moi qu’une ombre; ou plutôt, même,
vous n’existerez plus. Quant au monde, c’est un sépulcre et
pas autre chose.—Diable! c’est fort triste, ce que vous me dites là.—Que voulez-vous! ma vocation m’attire, elle m’enlève.D’Artagnan sourit et ne répondit point. Aramis continua:—Et cependant, tandis que je tiens encore à la terre,
j’eusse voulu vous parler de vous, de nos amis.—Et moi, dit d’Artagnan, j’eusse voulu vous parler de vous-même,
mais je vous vois si détaché de tout: les amours, vous
en faites fi; les amis sont des ombres, le monde est un sépulcre.—Hélas! vous le verrez par vous-même, dit Aramis avec
un soupir.—N’en parlons donc plus, dit d’Artagnan, et brûlons cette
lettre qui, sans doute, vous annonçait quelque nouvelle infidélité
de votre grisette ou de votre fille de chambre.—Quelle lettre? s’écria vivement Aramis.—Une lettre qui était venue chez vous en votre absence et
qu’on m’a remise pour vous.—Mais de qui cette lettre?—Ah! de quelque suivante éplorée, de quelque grisette au
désespoir; la fille de chambre de madame de Chevreuse peut-être,
qui aura été obligée de retourner à Tours avec sa maîtresse,
et qui, pour se faire pimpante, aura pris du papier
parfumé et aura cacheté sa lettre avec une couronne de duchesse.401
—Que dites-vous là?—Tiens, je l’aurai perdue! dit sournoisement le jeune
homme en faisant semblant de chercher. Heureusement que
le monde est un sépulcre, que les hommes et par conséquent
les femmes sont des ombres, que l’amour est un sentiment
dont vous faites fi!—Ah! d’Artagnan, d’Artagnan! s’écria Aramis, tu me fais
mourir!—Enfin, la voici! dit d’Artagnan.Et il tira la lettre de sa poche.Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutôt la dévora;
son visage rayonnait.—Il paraît que la suivante a un beau style, dit nonchalamment
le messager.—Merci, d’Artagnan! s’écria Aramis presque en délire.
Elle a été forcée de retourner à Tours; elle ne m’est pas infidèle,
elle m’aime toujours. Viens, mon ami, viens que je
t’embrasse: le bonheur m’étouffe!Et les deux amis se mirent à danser autour du vénérable
Saint-Chrysostome, piétinant bravement les feuillets de la
thèse, qui avaient roulé sur le parquet.En ce moment, Bazin entrait avec les épinards et l’omelette.—Fuis, malheureux! s’écria Aramis en lui jetant sa calotte
au visage; retourne d’où tu viens, remporte ces horribles
légumes et cet affreux entremets! demande un lièvre piqué,
un chapon gras, un gigot à l’ail et quatre bouteilles de vieux
bourgogne.Bazin, qui regardait son maître et qui ne comprenait rien
à ce changement, laissa mélancoliquement glisser l’omelette
dans les épinards, et les épinards sur le parquet.—Voilà le moment de consacrer votre existence au Roi des
402
Rois, dit d’Artagnan, si vous tenez à lui faire une politesse:
Non inutile desiderium in oblatione.—Allez-vous-en au diable, avec votre latin! Mon cher
d’Artagnan, buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup,
et racontez-moi un peu ce qu’on fait là-bas.403 |
LA FEMME D’ATHOS | —Il reste maintenant à savoir des nouvelles d’Athos, dit
d’Artagnan au fringant Aramis, quand il l’eut mis au courant
de ce qui s’était passé dans la capitale depuis leur départ, et
qu’un excellent dîner leur eut fait oublier à l’un sa thèse, à
l’autre sa fatigue.—Croyez-vous donc qu’il lui soit arrivé malheur? demanda
Aramis, Athos est si froid, si brave, et manie si habilement
son épée.—Oui, sans doute, et personne ne reconnaît mieux que
moi le courage et l’adresse d’Athos; mais j’aime mieux sur
mon épée le choc des lances que celui des bâtons; je crains
qu’Athos n’ait été étrillé par de la valetaille: les valets sont
gens qui frappent fort et ne finissent pas tôt. Voilà pourquoi,
je vous l’avoue, je voudrais repartir le plus tôt possible.—Je tâcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je
ne me sente guère en état de monter à cheval. Hier, j’essayai
de la discipline que vous voyez sur ce mur, et la douleur
m’empêcha de continuer ce pieux exercice.—C’est qu’aussi, mon cher ami, on n’a jamais vu essayer
de guérir un coup d’escopette avec des coups de martinet;
mais vous étiez malade, et la maladie rend la tête faible: ce
qui fait que je vous excuse.—Et quand partez-vous?—Demain, au point du jour; reposez-vous de votre mieux
cette nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.404
—A demain donc, dit Aramis; car tout de fer que vous
êtes, vous devez avoir besoin de repos.Le lendemain, lorsque d’Artagnan entra chez Aramis, il le
trouva à sa fenêtre.—Que regardez-vous donc là? demanda d’Artagnan.—Ma foi! j’admire ces trois magnifiques chevaux que les
garçons d’écurie tiennent en bride; c’est un plaisir de prince
que de voyager sur de pareilles montures.—Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce
plaisir-là; car l’un de ces chevaux est à vous.—Ah bah! et lequel?—Celui des trois que vous voudrez: je n’ai pas de préférence.—Et le riche caparaçon qui le couvre est à moi aussi?—Sans doute.—Vous voulez rire, d’Artagnan.—Je ne ris plus depuis que vous parlez français.—C’est pour moi, ces fontes dorées, cette housse de velours,
cette selle chevillée d’argent?—A vous-même, comme le cheval qui piaffe est à moi,
comme cet autre cheval qui caracole est à Athos.—Peste! ce sont trois bêtes superbes.—Je suis flatté qu’elles soient de votre goût.—C’est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-là?—A coup sûr, ce n’est point le cardinal; mais ne vous
inquiétez pas d’où ils viennent, et songez seulement qu’un des
trois est votre propriété.—Je prends celui que tient le valet roux.—A merveille!—Vive Dieu! s’écria Aramis, voilà qui me fait passer le
reste de ma douleur; je monterais là-dessus avec trente balles
dans le corps. Ah! sur mon âme, les beaux étriers! Holà!
Bazin, venez çà, et à l’instant même.405
Bazin apparut morne et languissant sur le seuil de la porte.—Fourbissez mon épée, redressez mon feutre, brossez mon
manteau, et chargez mes pistolets! dit Aramis.—Cette dernière recommandation est inutile, interrompit
d’Artagnan: il y a des pistolets chargés dans vos fontes.Bazin soupira.—Allons, maître Bazin, tranquillisez-vous, dit d’Artagnan;
on gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions.—Monsieur était déjà si bon théologien! dit Bazin presque
larmoyant: il fût devenu évêque et peut-être cardinal.—Eh bien! mon pauvre Bazin, voyons, réfléchis un peu; à
quoi sert d’être homme d’église, je te prie? On n’évite pas
pour cela d’aller faire la guerre; tu vois bien que le cardinal
va faire la première campagne avec le pot en tête et la pertuisane
au poing; et M. de Nogaret de La Valette, qu’en dis-tu?
il est cardinal aussi; demande à son laquais combien de fois
il lui a fait de la charpie.—Hélas! soupira Bazin, je le sais, monsieur: tout est bouleversé
dans le monde aujourd’hui.Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais
étaient descendus.—Tiens-moi l’étrier, Bazin, dit Aramis.Et Aramis s’élança en selle avec sa grâce et sa légèreté
ordinaires; mais après quelques voltes et quelque courbettes
du noble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement
insupportables, qu’il pâlit et chancela. D’Artagnan, qui, dans
la prévision de cet accident, ne l’avait pas perdu des yeux,
s’élança vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit à sa
chambre.—C’est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j’irai
seul à la recherche d’Athos.—Vous êtes un homme d’airain, lui dit Aramis.406
—Non: j’ai du bonheur, voilà tout; mais comment allez-vous
vivre en m’attendant? plus de glose sur les doigts et les
bénédictions, hein?Aramis sourit.—Je ferai des vers, dit-il.—Oui, des vers parfumés à l’odeur du billet de la suivante
de madame de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie à Bazin,
cela le consolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours
un peu, et cela vous habituera aux manœuvres.—Oh! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me
retrouverez prêt à vous suivre.Ils se dirent adieu, et, dix minutes après, d’Artagnan, après
avoir recommandé son ami à Bazin et à l’hôtesse, trottait dans
la direction d’Amiens.Comment allait-il retrouver Athos, et même le retrouverait-il?La position dans laquelle il l’avait laissé était critique: il
pouvait bien avoir succombé. Cette idée, en assombrissant son
front, lui arracha quelques soupirs, et lui fit formuler tout
bas quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos
était le plus âgé, et partant le moins rapproché en apparence
de ses goûts et de ses sympathies.Cependant il avait pour ce gentilhomme une préférence
marquée. L’air noble et distingué d’Athos, ces éclairs de grandeur
qui jaillissaient de temps en temps de l’ombre où il se
tenait volontairement enfermé, cette inaltérable égalité d’humeur
qui en faisait le plus facile compagnon de la terre, cette
gaieté forcée et mordante, cette bravoure qu’on eût appelée
aveugle si elle n’eût été le résultat du plus rare sang-froid,
tant de qualités attiraient plus que l’estime, plus que l’amitié
de d’Artagnan, elles attiraient son admiration.En effet, considéré même auprès de M. de Tréville, l’élégant
407
et noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur,
pouvait soutenir avantageusement la comparaison: il était de
taille moyenne, mais cette taille était si admirablement prise et
si bien proportionnée, que, plus d’une fois, dans ses luttes avec
Porthos, il avait fait plier le géant dont la force physique était
devenue proverbiale parmi les mousquetaires; sa tête, aux yeux
perçants, au nez droit, au menton dessiné comme celui de Brutus,
avait un caractère indéfinissable de grandeur et de grâce;
ses mains, dont il ne prenait aucun soin, faisaient le désespoir
d’Aramis, qui cultivait les siennes à grand renfort de pâte
d’amandes et d’huile parfumée; le son de sa voix était pénétrant
et mélodieux tout à la fois, et puis ce qu’il y avait d’indéfinissable
dans Athos, qui se faisait toujours obscur et petit,
c’était cette science du monde et des usages de la plus brillante
société, cette habitude de bonne maison qui perçait comme à
son insu dans ses moindres actions.S’agissait-il d’un repas, Athos l’ordonnait mieux qu’aucun
homme du monde, plaçant chaque convive à la place et au
rang que lui avaient faits ses ancêtres ou qu’il s’était faits lui-même.
S’agissait-il de science héraldique, Athos connaissait
toutes les familles nobles du royaume, leur généalogie, leurs
alliances, leurs armes et l’origine de leurs armes. L’étiquette
n’avait pas de minuties qui lui fussent étrangères, il savait
quels étaient les droits des grands propriétaires, il connaissait
à fond la vénerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en
causant de ce grand art, étonné le roi Louis XIII lui-même,
qui cependant y était passé maître.Comme tous les grands seigneurs de cette époque, il montait
à cheval et faisait des armes en perfection. Il y a plus: son
éducation avait été si peu négligée, même sous le rapport des
études scolastiques, si rares à cette époque chez les gentilshommes,
qu’il souriait aux bribes de latin que détachait
408
Aramis, et qu’avait l’air de comprendre Porthos; deux ou trois
fois même, au grand étonnement de ses amis, il lui était arrivé,
lorsque Aramis laissait échapper quelque erreur de rudiment,
de remettre un verbe à son temps et un nom à son cas; en
outre, sa probité était inattaquable, dans ce siècle où les
hommes de guerre transigeaient si facilement avec leur religion
et leur conscience, les amants avec la délicatesse rigoureuse
de nos jours, et les pauvres avec le septième commandement
de Dieu. C’était donc un homme fort extraordinaire
qu’Athos.Et cependant, on voyait cette nature si distinguée, cette créature
si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement
vers la vie matérielle, comme les vieillards tournent vers l’imbécillité
physique et morale. Athos, dans ses heures de privation,
et ces heures étaient fréquentes, s’éteignait dans toute sa
partie lumineuse, et son côté brillant disparaissait comme dans
une profonde nuit.Alors le demi-dieu évanoui, il restait à peine un homme.
La tête basse, l’œil terne, la parole lourde et pénible, Athos
regardait pendant de longues heures, soit sa bouteille et son
verre, soit Grimaud, qui, habitué à lui obéir par signes, lisait
dans le regard atone de son maître jusqu’à son moindre désir,
qu’il satisfaisait aussitôt. La réunion des quatre amis avait-elle
lieu dans un de ces moments-là, un mot, échappé avec un violent
effort, était tout le contingent qu’Athos fournissait à la
conversation. En échange, Athos à lui seul buvait comme
quatre, et cela sans qu’il y parût autrement que par un froncement
de sourcil plus indiqué et par une tristesse plus profonde.D’Artagnan, dont nous connaissons l’esprit investigateur et
pénétrant, n’avait, quelque intérêt qu’il eût à satisfaire sa
curiosité sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause à ce
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marasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait
de lettres, jamais Athos ne faisait aucune démarche qui ne
fût connue de tous ses amis.On ne pouvait dire que ce fût le vin qui lui donnât cette
tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre
cette tristesse, que ce remède, comme nous l’avons dit, rendait
plus sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excès
d’humeur noire au jeu, car, au contraire de Porthos, qui
accompagnait de ses chants ou de ses jurons toutes les variations
de la chance, Athos, lorsqu’il avait gagné, demeurait
aussi impassible que lorsqu’il avait perdu. On l’avait vu au
cercle des mousquetaires gagner un soir mille pistoles, les
perdre jusqu’au ceinturon brodé d’or des jours de gala; regagner
tout cela, plus cent louis, sans que son beau sourcil noir
eût haussé ou baissé d’une demi-ligne, sans que ses mains
eussent perdu leur nuance nacrée, sans que sa conversation,
qui était agréable ce soir-là, eût cessé d’être calme et agréable.Ce n’était pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais,
une influence atmosphérique qui assombrissait son visage, car
cette tristesse devenait plus intense en général vers les beaux
jours de l’année: juin et juillet étaient les mois terribles
d’Athos.Pour le présent, il n’avait pas de chagrin, il haussait les
épaules quand on lui parlait de l’avenir; son secret était donc
dans le passé, comme on l’avait dit vaguement à d’Artagnan.Cette teinte mystérieuse répandue sur toute sa personne
rendait encore plus intéressant l’homme dont jamais les yeux
ni la bouche, dans l’ivresse la plus complète, n’avaient rien révélé,
quelle que fût l’adresse des questions dirigées contre lui.—Eh bien! pensait d’Artagnan, le pauvre Athos est peut-être
mort à cette heure, et mort par ma faute, car c’est moi
qui l’ai entraîné dans cette affaire, dont il ignorait l’origine,
410
dont il ignorera le résultat et dont il ne devait tirer aucun
profit.—Sans compter, monsieur, répondit Planchet, que nous
lui devons probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il
a crié: «Au large, d’Artagnan! je suis pris.» Et après avoir
déchargé ses deux pistolets, quel bruit terrible il faisait avec
son épée! On eût dit vingt hommes, ou plutôt vingt diables
enragés!Et ces mots redoublaient l’ardeur de d’Artagnan, qui excitait
son cheval, lequel, n’ayant pas besoin d’être excité, emportait
son cavalier au galop.Vers onze heures du matin, on aperçut Amiens; à onze
heures et demie, on était à la porte de l’auberge maudite.D’Artagnan avait souvent médité contre l’hôte perfide une
de ces bonnes vengeances qui consolent, rien qu’en espérance.
Il entra donc dans l’hôtellerie le feutre sur les yeux, la main
gauche sur le pommeau de l’épée et faisant siffler sa cravache
de la main droite.—Me reconnaissez-vous? dit-il à l’hôte, qui s’avançait pour
le saluer.—Je n’ai pas cet honneur, monseigneur, répondit celui-ci
les yeux encore éblouis du brillant équipage avec lequel d’Artagnan
se présentait.—Ah! vous ne me connaissez pas!—Non, monseigneur.—Eh bien! deux mots vont vous rendre la mémoire.
Qu’avez-vous fait de ce gentilhomme à qui vous eûtes l’audace,
voici quinze jours passés à peu près, d’intenter une accusation
de fausse monnaie?L’hôte pâlit, car d’Artagnan avait pris l’attitude la plus
menaçante, et Planchet se modelait sur son maître.—Ah! monseigneur, ne m’en parlez pas, s’écria l’hôte de
411
son ton de voix le plus larmoyant; ah! seigneur, combien j’ai
payé cher cette faute. Ah! malheureux que je suis!—Ce gentilhomme, vous dis-je, qu’est-il devenu?—Daignez m’écouter, monseigneur, et soyez clément. Voyons,
asseyez-vous, par grâce!D’Artagnan, muet de colère et d’inquiétude, s’assit menaçant
comme un juge.
Planchet s’adossa
fièrement à son
fauteuil.—Voici l’histoire,
monseigneur,
reprit l’hôte tout
tremblant, car je
vous reconnais à
cette heure: c’est
vous qui êtes parti
quand j’eus ce malheureux
démêlé
avec ce gentilhomme
dont vous
parlez.—Oui, c’est
moi; ainsi vous voyez bien que vous n’avez pas de grâce à
attendre si vous ne dites pas toute la vérité.—Aussi veuillez m’écouter, et vous la saurez tout entière.—J’écoute.—J’avais été prévenu par les autorités qu’un faux monnayeur
célèbre arriverait à mon auberge avec plusieurs de ses
compagnons, tous déguisés sous le costume de gardes ou de
mousquetaires. Vos chevaux, vos laquais, votre figure, messeigneurs,
tout m’avait été dépeint.412
—Après, après? dit d’Artagnan, qui reconnut bien vite
d’où venait le signalement si exactement donné.—Je pris donc, d’après les ordres de l’autorité, qui m’envoya
un renfort de six hommes, telles mesures que je crus
urgentes afin de m’assurer de la personne des prétendus faux
monnayeurs.—Encore! dit d’Artagnan, à qui ce mot de faux monnayeur
échauffait terriblement les oreilles.—Pardonnez-moi, monseigneur, de dire de telles choses,
mais elles sont justement mon excuse. L’autorité m’avait fait
peur et vous savez qu’un aubergiste doit ménager l’autorité.—Mais encore une fois, ce gentilhomme, où est-il? qu’est-il
devenu? Est-il mort? est-il vivant?—Patience, monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que
vous savez, et dont votre départ précipité, ajouta l’hôte avec une
finesse qui n’échappa point à d’Artagnan, semblait autoriser
l’issue. Ce gentilhomme, votre ami, se défendit en désespéré.
Son valet, qui, par un malheur imprévu, avait cherché querelle
aux gens de l’autorité, déguisés en garçons d’écurie...—Ah! misérable! s’écria d’Artagnan, vous étiez tous d’accord,
et je ne sais à quoi tient que je ne vous extermine tous!—Hélas! non, monseigneur, nous n’étions pas tous d’accord,
et vous l’allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne
point l’appeler par le nom honorable qu’il porte sans doute, mais
nous ignorons ce nom), monsieur votre ami, après avoir mis
hors de combat deux hommes de ses deux coups de pistolet,
battit en retraite en se défendant avec son épée dont il estropia
encore un de mes hommes, et d’un coup de plat de laquelle il
m’étourdit.—Mais, bourreau, finiras-tu? dit d’Artagnan, Athos, que
devint Athos?—En battant en retraite, comme j’ai dit à monseigneur, il
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trouva derrière lui l’escalier de la cave, et, comme la porte
était ouverte, il tira la clé à lui et se barricada en dedans.
Comme on était sûr de le retrouver là, on le laissa libre.—Oui, dit d’Artagnan, on ne tenait pas tout à fait à le tuer,
on ne cherchait qu’à l’emprisonner.—Juste Dieu! à l’emprisonner, monseigneur? il s’emprisonna
bien lui-même, je vous le jure. D’abord il avait fait de
rude besogne, un homme était tué sur le coup, et deux autres
étaient blessés grièvement. Le mort et les deux blessés furent
emportés par leurs camarades, et jamais je n’ai plus entendu
parler ni des uns ni des autres. Moi-même, quand je repris
mes sens, j’allai trouver M. le gouverneur, auquel je racontai
tout ce qui s’était passé, et auquel je demandai ce que je devais
faire du prisonnier. Mais M. le gouverneur eut l’air de tomber
des nues; il me dit qu’il ignorait complètement ce que je voulais
dire, que les ordres qui m’étaient parvenus n’émanaient
pas de lui, et que si j’avais le malheur de dire à qui que ce
fût qu’il était pour quelque chose dans toute cette échauffourée,
il me ferait pendre. Il paraît que je m’étais trompé, monsieur,
que j’avais arrêté l’un pour l’autre, et que celui qu’on devait
arrêter était sauvé.—Mais Athos? s’écria d’Artagnan, dont l’impatience doublait
de l’abandon où l’autorité laissait la chose, Athos, qu’est-il
devenu?—Comme j’avais hâte de réparer mes torts envers le prisonnier,
reprit l’aubergiste, je m’acheminai vers la cave afin
de lui rendre sa liberté. Ah! monsieur, ce n’était plus un
homme, c’était un diable. A cette proposition de liberté, il
déclara que c’était un piège qu’on lui tendait et qu’avant de
sortir il entendait imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement,
car je ne me dissimulais pas la mauvaise position
où je m’étais mis en portant la main sur un mousquetaire de
414
Sa Majesté, je lui dis que j’étais prêt à me soumettre à ses
conditions.»—D’abord, dit-il, je veux qu’on me rende mon valet tout
armé.»On s’empressa d’obéir à cet ordre: car vous comprenez bien,
monsieur, que nous étions disposés à faire tout ce que voudrait
votre ami. M. Grimaud (il a dit son nom, celui-là, quoiqu’il ne
parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu à la cave,
tout blessé qu’il était; alors, son maître l’ayant reçu, rebarricada
la porte et nous recommanda de rester dans notre
boutique.—Mais enfin, s’écria d’Artagnan, où est-il? où est Athos?—Dans la cave, monsieur.—Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave
depuis ce temps-là?—Bonté divine! Non, monsieur. Nous, le retenir dans la
cave! vous ne savez donc pas ce qu’il y fait, dans la cave? Ah!
si vous pouviez l’en faire sortir, monsieur, je vous en serais
reconnaissant toute ma vie, je vous adorerais comme mon
patron.—Alors il est là? je le retrouverai là?—Sans doute, monsieur: il s’est obstiné à y rester. Tous
les jours on lui passe par le soupirail du pain au bout d’une
fourche, et de la viande quand il en demande; mais, hélas! ce
n’est pas de pain et de viande dont il fait la plus grande consommation.
Une fois j’ai essayé de descendre avec deux de mes
garçons, mais il est entré dans une terrible fureur. J’ai entendu
le bruit de ses pistolets qu’il armait et de son mousqueton
qu’armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions
quelles étaient leurs intentions, le maître a répondu qu’ils
avaient quarante coups à tirer lui et son laquais, et qu’ils les
tireraient jusqu’au dernier plutôt que de permettre qu’un seul
415
de nous mît le pied dans la cave. Alors, monsieur, j’ai été me
plaindre au gouverneur, lequel m’a répondu que je n’avais
que ce que je méritais, et que cela m’apprendrait à insulter
les honorables seigneurs qui prenaient gîte chez moi.—De sorte que depuis ce temps?... reprit d’Artagnan ne
pouvant s’empêcher de rire de la figure piteuse de son hôte.—De sorte que depuis ce temps, monsieur, continua celui-ci,
nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir: car
monsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions
sont dans la cave: il y a notre vin en bouteilles et notre vin en
pièces, la bière, l’huile et les épices, le lard et les saucissons;
et comme il nous est défendu d’y descendre, nous sommes forcés
de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous
arrivent, de sorte que tous les jours notre hôtellerie se perd.
Encore une semaine avec votre ami dans ma cave, et nous
sommes ruinés.—Et ce sera justice, drôle. Ne voyait-on pas bien, à notre
mine, que nous étions gens de qualité et non faussaires,
dites?—Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit l’hôte. Mais
tenez, tenez, le voilà qui s’emporte.—Sans doute qu’on l’aura troublé, dit d’Artagnan.—Mais il faut bien qu’on le trouble, s’écria l’hôte; il vient
de nous arriver deux gentilshommes anglais.—Eh bien?—Eh bien! les Anglais aiment le bon vin, comme vous
savez, monsieur; ceux-ci ont demandé du meilleur. Ma femme
alors aura sollicité de M. Athos la permission d’entrer pour
satisfaire ces messieurs; et il aura refusé comme de coutume.
Ah! bonté divine! voilà le sabbat qui redouble!D’Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du côté
de la cave; il se leva, et, précédé de l’hôte, qui se tordait les
416
mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout
armé, il s’approcha du lieu de la scène.Les deux gentilshommes étaient exaspérés, ils avaient fait
une longue course, et mouraient de faim et de soif.—Mais c’est une tyrannie, s’écriaient-ils en très bon français,
quoique avec un accent étranger, que ce maître fou ne veuille
pas laisser à ces bonnes gens l’usage de leur vin. Çà, nous
allons enfoncer la porte, et s’il est trop enragé, eh bien! nous
le tuerons.—Tout beau, messieurs! dit d’Artagnan en tirant ses pistolets
de sa ceinture; vous ne tuerez personne, s’il vous plaît.—Bon, bon, disait derrière la porte la voix calme d’Athos,
qu’on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants,
et nous allons voir.Tout braves qu’ils paraissaient être, les deux gentilshommes
anglais se regardèrent en hésitant; on eût dit qu’il y avait dans
cette cave un de ces ogres faméliques, gigantesques héros des
légendes populaires, et dont nul ne force impunément la caverne.Il y eut un moment de silence; mais enfin les deux Anglais
eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit
les cinq ou six marches dont se composait l’escalier et
donna dans la porte un coup de pied à fendre une muraille.—Planchet, dit d’Artagnan en armant ses pistolets, je me
charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est
en bas. Ah! messieurs, vous voulez de la bataille! eh bien!
on va vous en donner!—Mon Dieu, s’écria la voix creuse d’Athos, j’entends d’Artagnan,
ce me semble.—En effet, dit d’Artagnan en haussant la voix à son tour,
c’est moi-même, mon ami.—Ah, bon! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces
enfonceurs de portes.417
Les gentilshommes avaient mis l’épée à la main, mais ils se
trouvaient pris entre deux feux; ils hésitèrent
un instant encore; mais, comme
la première fois, l’orgueil l’emporta, et
un second coup de pied fit
craquer la porte dans toute sa hauteur.—Range-toi, d’Artagnan, range-toi! cria Athos, range-toi,
je vais tirer.418
—Messieurs! dit d’Artagnan, que la réflexion n’abandonnait
jamais, messieurs, songez-y! De la patience, Athos. Vous
vous engagez là dans une mauvaise affaire et vous allez être
criblés. Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois coups
de feu, autant vous arriveront de la cave; puis nous aurons
encore nos épées, dont, je vous assure, mon ami et moi nous
jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les
miennes. Tout à l’heure vous aurez à boire, je vous en donne
ma parole.—S’il en reste, grogna la voix railleuse d’Athos.L’hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son
échine.—Comment, s’il en reste! murmura-t-il.—Que diable! il en restera, reprit d’Artagnan; soyez donc
tranquille, à eux deux ils n’auront pas bu toute la cave. Messieurs,
remettez vos épées au fourreau.—Eh bien! vous, remettez vos pistolets à votre ceinture.—Volontiers.Et d’Artagnan donna l’exemple. Puis, se retournant vers
Planchet, il lui fit signe de désarmer son mousqueton.Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs
épées au fourreau. On leur raconta l’histoire de l’emprisonnement
d’Athos. Et comme ils étaient bons gentilshommes, ils
donnèrent tort à l’hôtelier.—Maintenant, messieurs, dit d’Artagnan, remontez chez
vous, et, dans dix minutes, je vous réponds qu’on vous y portera
tout ce que vous pourrez désirer.Les Anglais saluèrent et sortirent.—Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d’Artagnan,
ouvrez-moi la porte, je vous en prie.—A l’instant même, dit Athos.Alors on entendit un grand bruit de fagots entre-choqués
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et de poutres gémissantes: c’étaient les contrescarpes et les
bastions d’Athos, que l’assiégé démolissait lui-même.Un instant après la porte s’ébranla, et l’on vit paraître la
tête pâle d’Athos qui, d’un coup d’œil rapide, explorait les
environs.D’Artagnan se jeta à son cou et l’embrassa tendrement;
puis il voulut l’entraîner hors de ce séjour humide, alors seulement
il s’aperçut qu’Athos chancelait.—Vous êtes blessé? lui dit-il.—Moi! pas le moins du monde; je suis ivre mort, voilà
tout, et jamais homme n’a mieux fait ce qu’il fallait pour
cela. Vive Dieu, mon hôte! il faut que j’en aie bu au moins
pour ma part cent cinquante bouteilles.—Miséricorde! s’écria l’hôte, si le valet en a bu la moitié
du maître seulement, je suis ruiné.—Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se
serait pas permis de faire le même ordinaire que moi; il a bu
à la pièce seulement: tenez, je crois qu’il a oublié de remettre
le fausset. Entendez-vous? cela coule!D’Artagnan partit d’un éclat de rire qui changea le frisson
de l’hôte en fièvre chaude.En même temps, Grimaud parut à son tour derrière son
maître, le mousqueton sur l’épaule, la tête tremblante, comme
ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il était arrosé par
devant et par derrière d’une liqueur grasse que l’hôte reconnut
pour être sa meilleure huile d’olive.Le cortège traversa la grande salle et alla s’installer dans
la meilleure chambre de l’auberge, que d’Artagnan occupa
d’autorité.Pendant ce temps l’hôte et sa femme se précipitèrent avec
des lampes dans la cave, qui leur avait été si longtemps interdite
et où un affreux spectacle les attendait.420
Au delà des fortifications auxquelles Athos avait fait brèche
pour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de
futailles vides entassées selon toutes les règles de l’art stratégique,
on voyait çà et là, nageant dans des mares d’huile et de vin,
les ossements de tous les
jambons mangés, tandis
qu’un amas de bouteilles
jonchait tout l’angle gauche
de la cave et qu’un
tonneau, dont le robinet
était resté ouvert, perdait
par cette ouverture les dernières gouttes de son sang. L’image
de la dévastation et de la mort, comme dit le poète de l’antiquité,
régnait comme sur un champ de bataille.Sur cinquante saucissons pendus aux solives, dix restaient
à peine.421
Alors les hurlements de l’hôte et de l’hôtesse percèrent la
voûte de la cave, d’Artagnan lui-même en fut ému. Athos ne
tourna pas même la tête.Mais à la douleur succéda la rage. L’hôte s’arma d’une
broche, et, dans son
désespoir, s’élança
dans la chambre où
les deux amis s’étaient
retirés.—Du vin! dit
Athos en apercevant
l’hôte.—Du vin! s’écria
l’hôte stupéfait, du
vin! mais vous m’en
avez bu pour plus de
cent pistoles; mais je
suis un homme ruiné,
perdu, anéanti!—Bah! dit Athos,
nous sommes constamment
restés sur
notre soif.—Si vous vous
étiez contentés de
boire, encore; mais
vous avez cassé toutes
les bouteilles.—Vous m’avez poussé sur un tas qui a dégringolé. C’est
votre faute.—Toute mon huile est perdue.—L’huile est un baume souverain pour les blessures, et il
422
fallait bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui
avez faites.—Tous mes saucissons rongés!—Il y a énormément de rats dans cette cave.—Vous allez me payer tout cela! cria l’hôte exaspéré.—Triple drôle, dit Athos en se soulevant.Mais il retomba aussitôt: il venait de donner la mesure
de ses forces. D’Artagnan vint à son secours en levant sa
cravache.L’hôte recula d’un pas et se mit à fondre en larmes.—Cela vous apprendra, dit d’Artagnan, à traiter d’une façon
plus courtoise les hôtes que Dieu vous envoie.—Dieu! dites le diable!—Mon cher ami, dit d’Artagnan, si vous nous rompez
encore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre
dans votre cave, et nous verrons si véritablement le dégât est
aussi considérable que vous le dites.—Eh bien! oui, messieurs, dit l’hôte, j’ai tort, je l’avoue,
mais à tout péché miséricorde; vous êtes des seigneurs et moi
je suis un pauvre aubergiste, vous aurez pitié de moi.—Ah! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre
le cœur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin
coulait de tes futailles. On n’est pas si diable qu’on en a l’air.
Voyons, viens ici et causons.L’hôte s’approcha avec inquiétude.—Viens, te dis-je, et n’aie pas peur, continua Athos. Au
moment où j’allais te payer, j’avais posé ma bourse sur ta
table.—Oui, monseigneur.—Cette bourse contenait soixante pistoles, où est-elle?—Déposée au greffe, monseigneur: on avait dit que c’était
de la fausse monnaie.423
—Eh bien! fais-toi rendre ma bourse et garde les soixante
pistoles.—Mais monseigneur sait bien que le greffe ne lâche pas ce
qu’il tient. Si c’était de la fausse monnaie, il y aurait encore de
l’espoir; mais malheureusement ce sont de bonnes pièces.—Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me
regarde pas, d’autant plus qu’il ne me reste pas une livre.—Voyons, dit d’Artagnan, l’ancien cheval d’Athos, où
est-il?—A l’écurie.—Combien vaut-il?—Cinquante pistoles tout au plus.—Il en vaut quatre-vingts, prends-le et que tout soit dit.—Comment! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon
Bajazet? et sur quoi ferai-je la campagne, sur Grimaud?—Je t’en amène un autre, dit d’Artagnan.—Un autre?—Et magnifique! s’écria l’hôte.—Alors, s’il y en a un autre plus beau et plus jeune,
prends le vieux, et à boire!—Duquel? demanda l’hôte tout à fait rasséréné.—De celui qui est au fond, près des lattes: il en reste
encore vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont été cassées
dans ma chute. Montez-en six.—Mais c’est un foudre que cet homme! dit l’hôte à part
lui; s’il reste seulement quinze jours ici, et qu’il paye ce qu’il
boira, je rétablirai mes affaires.—Et n’oublie pas, continua d’Artagnan, de monter quatre
bouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais.—Maintenant, dit Athos, en attendant qu’on nous apporte
du vin, conte-moi, d’Artagnan, ce que sont devenus les autres;
voyons.424
D’Artagnan lui raconta comment il avait trouvé Porthos
dans son lit avec une foulure, et Aramis à une table entre les
deux théologiens. Comme il achevait, l’hôte rentra avec les
bouteilles demandées et un jambon qui, heureusement pour
lui, était resté hors de la cave.—C’est bien, dit Athos en
remplissant son verre et celui de
d’Artagnan, voilà pour Porthos et
pour Aramis; mais vous, mon
ami, qu’avez-vous
et que vous est-il
arrivé personnellement?
Je vous
trouve un air sinistre.—Hélas! dit
d’Artagnan, c’est
que je suis le
plus malheureux
de nous tous, moi!—Toi malheureux,
d’Artagnan!
dit Athos. Voyons, comment es-tu
malheureux? Dis-moi cela.—Plus tard, dit d’Artagnan.—Plus tard! et pourquoi plus tard? parce que tu crois que
je suis ivre, d’Artagnan, retiens bien ceci: je n’ai jamais les
idées plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout
oreilles.D’Artagnan raconta son aventure avec madame Bonacieux.Athos l’écouta sans sourciller; puis, lorsqu’il eut fini:—Misères que tout cela, dit Athos, misères!425
C’était le mot d’Athos.—Vous dites toujours: misères, mon cher Athos! dit d’Artagnan;
cela vous sied bien mal, à vous qui n’avez jamais aimé.L’œil mort d’Athos s’enflamma soudain; mais ce ne fut
qu’un éclair, il redevint terne et vague comme auparavant.—C’est vrai, dit-il tranquillement, je n’ai jamais aimé,
moi.—Vous voyez bien, alors, cœur de pierre, dit d’Artagnan,
que vous avez tort d’être dur pour nous autres cœurs tendres.—Cœurs tendres, cœurs percés, dit Athos.—Que dites-vous?—Je dis que l’amour est une loterie où celui qui gagne
gagne la mort! Vous êtes bien heureux d’avoir perdu, croyez-moi,
mon cher d’Artagnan. Et si j’ai un conseil à vous donner,
c’est de perdre toujours.—Elle avait l’air de si bien m’aimer!—Elle en avait l’air.—Oh! elle m’aimait.—Enfant! il n’y a pas un homme qui n’ait cru comme vous
que sa maîtresse l’aimait, et il n’y a pas un homme qui n’ait
été trompé par sa maîtresse.—Excepté vous, Athos, qui n’en avez jamais eu.—C’est vrai, dit Athos après un moment de silence, je n’en
ai jamais eu, moi. Buvons!—Mais alors, philosophe que vous êtes, dit d’Artagnan,
instruisez-moi, soutenez-moi; j’ai besoin de savoir et d’être
consolé.—Consolé de quoi?—De mon malheur.—Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les épaules;
je serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous
racontais une histoire d’amour.426
—Arrivée à vous?—Ou à un de mes amis, qu’importe.—Dites, Athos, dites.—Buvons, nous ferons mieux.—Buvez et racontez.—Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant
son verre, les deux choses vont à merveille ensemble.—J’écoute, dit d’Artagnan.Athos se recueillit, et à mesure qu’il se recueillait, d’Artagnan
le voyait pâlir; il en était à cette période de l’ivresse où
les buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rêvait tout
haut sans dormir. Ce somnambulisme de l’ivresse avait quelque
chose d’effrayant.—Vous le voulez absolument? demanda-t-il.—Je vous en prie, dit d’Artagnan.—Qu’il soit donc fait comme vous le désirez. Un de mes
amis, un de mes amis, entendez-vous bien! pas moi, dit Athos
en s’interrompant avec un sourire sombre, un des comtes de
ma province, c’est-à-dire du Berry, noble comme un Dandolo
ou un Montmorency, devint amoureux à vingt-cinq ans d’une
jeune fille de seize, belle comme les amours. A travers la naïveté
de son âge perçait un esprit ardent, un esprit non pas de
femme, mais de poète; elle ne plaisait pas, elle enivrait; elle vivait
dans un petit bourg près de son frère qui était curé. Tous
deux étaient arrivés dans le pays: ils venaient on ne sait d’où;
mais en la voyant si belle et en voyant son frère si pieux, on ne
songeait pas à leur demander d’où ils venaient. Du reste on
les disait de bonne extraction. Mon ami, qui était le seigneur
du pays, aurait pu la séduire ou la prendre de force, à son gré,
il était le maître; qui serait venu à l’aide de deux étrangers,
de deux inconnus? Malheureusement il était honnête homme,
il l’épousa. Le sot, le niais, l’imbécile!427
—Mais pourquoi cela, puisqu’il l’aimait? demanda d’Artagnan.—Attendez donc, dit Athos. Il l’emmena dans son château
et en fit la première dame de sa province, et, il faut lui rendre
justice, elle tenait parfaitement son rang.—Eh bien? demanda d’Artagnan.—Eh bien! un jour qu’elle était à la chasse avec son mari,
continua Athos à voix basse et en parlant fort vite, elle tomba
de cheval et s’évanouit; le comte s’élança à son secours, et
comme elle étouffait dans ses habits il les fendit avec son poignard
et lui découvrit l’épaule. Devinez ce qu’elle avait sur
l’épaule, d’Artagnan? dit Athos avec un grand éclat de rire.—Puis-je le savoir? demanda d’Artagnan.—Une fleur de lis, dit Athos. Elle était marquée.Et Athos vida d’un seul trait le verre qu’il tenait à la main.—Horreur! s’écria d’Artagnan, que me dites-vous là?—La vérité. Mon cher, l’ange était un démon. La pauvre
jeune fille avait volé.—Et que fit le comte?—Le comte était un grand seigneur, il avait sur ses terres
droit de justice basse et haute, il acheva de déchirer les habits
de la comtesse, il lui lia les mains derrière le dos et la pendit
à un arbre.—Ciel! Athos! un meurtre, s’écria d’Artagnan.—Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pâle comme
la mort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble.Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille qui restait,
l’approcha de sa bouche et la vida d’un seul trait comme il eût
fait d’un verre ordinaire.Puis il laissa tomber sa tête sur ses deux mains; d’Artagnan
demeura devant lui saisi d’épouvante.428—Cela m’a guéri des femmes belles, poétiques et amoureuses,
dit Athos en se relevant
et sans songer
à continuer l’apologue
du comte. Dieu
vous en accorde autant!
Buvons!—Ainsi elle
est morte? balbutia
d’Artagnan.—Parbleu! dit
Athos. Mais tendez
votre verre. Du jambon,
drôle, cria
Athos, nous ne pouvons
plus boire!—Et son frère?
ajouta timidement
d’Artagnan.—Son frère? reprit
Athos.—Oui, le prêtre?—Ah! je m’en
informai pour le faire pendre à son tour; mais il avait pris les
devants, il avait quitté sa cure depuis la veille.429
—A-t-on su au moins ce que c’était que ce misérable?—C’était sans doute le premier amant et le complice de
la belle, un digne homme qui avait fait semblant d’être curé
peut-être pour marier sa maîtresse et lui assurer un sort. Il
aura été écartelé, je l’espère.—Oh! mon Dieu! mon Dieu! fit d’Artagnan tout étourdi
de cette horrible aventure.—Mangez donc de ce jambon, d’Artagnan, il est exquis,
dit Athos en coupant une tranche qu’il mit sur l’assiette du
jeune homme. Quel malheur qu’il n’y en ait pas eu seulement
quatre comme celui-là dans la cave! j’aurais bu cinquante
bouteilles de plus.D’Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation,
qui l’eût rendu fou; il laissa tomber sa tête sur ses deux
mains et fit semblant de s’endormir.—Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le
regardant en pitié, et pourtant celui-là est des meilleurs!... |
RETOUR | D’Artagnan était resté étourdi de la terrible confidence
d’Athos; cependant bien des choses lui paraissaient encore
obscures dans cette demi-révélation: d’abord elle avait été faite
par un homme tout à fait ivre à un homme qui l’était à moitié,
et cependant, malgré ce vague que fait monter au cerveau la
fumée de deux ou trois bouteilles de vin de Bourgogne, d’Artagnan,
en se réveillant le lendemain matin, avait chaque parole
d’Athos aussi présente à son esprit que si, à mesure qu’elles
étaient tombées de sa bouche, elles s’étaient imprimées dans
430
son esprit. Tout ce doute ne lui donna qu’un plus vif désir
d’arriver à une certitude, et il passa chez son ami avec l’intention
bien arrêtée de renouer sa conversation de la veille;
mais il trouva Athos de sens tout à fait rassis, c’est-à-dire le
plus fin et le plus impénétrable des hommes.Au reste, le mousquetaire, après avoir échangé avec lui une
poignée de main, alla le premier au-devant de sa pensée.—J’étais bien ivre hier, mon cher d’Artagnan, dit-il, j’ai
senti cela ce matin à ma langue, qui était encore fort épaisse,
et à mon pouls qui était encore fort agité; je parie que j’ai dit
mille extravagances.Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixité
qui l’embarrassa.—Mais non pas, répliqua d’Artagnan, et, si je me le rappelle
bien, vous n’avez rien dit que de fort ordinaire.—Ah! vous m’étonnez! Je croyais vous avoir raconté une
histoire des plus lamentables.Et il regardait le jeune homme comme s’il eût voulu lire au
plus profond de son cœur.—Ma foi! dit d’Artagnan, il paraît que j’étais encore plus
ivre que vous, puisque je ne me souviens de rien.Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit:—Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mon cher ami, que
chacun a son genre d’ivresse, triste ou gaie; moi, j’ai l’ivresse
triste, et, quand une fois je suis gris, ma manie est de raconter
toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m’a inculquées
dans le cerveau. C’est mon défaut, défaut capital, j’en
conviens; mais, à cela près, je suis bon buveur.Athos disait cela d’une façon si naturelle, que d’Artagnan
fut ébranlé dans sa conviction.—Oh! c’est donc cela, en effet, reprit le jeune homme
en essayant de ressaisir la vérité, c’est donc cela que je me
431
souviens, comme, au reste, on se souvient d’un rêve, que nous
avons parlé de pendus.—Ah! vous voyez bien, dit Athos en pâlissant et cependant
en essayant de rire, j’en étais sûr, les pendus sont mon cauchemar,
à moi.—Oui, oui, reprit d’Artagnan, et voilà la mémoire qui me
revient; oui, il s’agissait... attendez donc... il s’agissait d’une
femme.—Voyez, répondit Athos en devenant presque livide, c’est
ma grande histoire de la femme blonde, et, quand je raconte
celle-là, c’est que je suis ivre mort.—Oui, c’est cela, dit d’Artagnan, l’histoire de la femme
blonde, grande et belle, aux yeux bleus.—Oui, et pendue.—Par son mari, qui était un seigneur de votre connaissance,
continua d’Artagnan en regardant fixement Athos.—Eh bien! voyez cependant comme on compromettrait un
homme quand on ne sait plus ce que l’on dit, reprit Athos en
haussant les épaules, comme s’il se fût pris lui-même en pitié.
Décidément je ne veux plus me griser, d’Artagnan, c’est une
trop mauvaise habitude.D’Artagnan garda le silence.Puis Athos, changeant tout à coup de conversation:—A propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous
m’avez amené.—Est-il de votre goût? demanda d’Artagnan.—Oui, mais ce n’était pas un cheval de fatigue.—Vous vous trompez; j’ai fait avec lui dix lieues en moins
d’une heure et demie, et il n’y paraissait pas plus que s’il eût
fait le tour de la place Saint-Sulpice.—Ah çà! mais vous allez me donner des regrets.—Des regrets?432
—Oui, je m’en suis défait.—Comment cela?—Voici le fait: ce matin, je me suis réveillé à six heures,
vous dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire;
j’étais encore tout hébété de notre débauche d’hier; je descendis
dans la grande salle, et j’avisai un de nos Anglais qui marchandait
un cheval à un maquignon, le sien étant mort hier
d’un coup de sang. Je m’approchai de lui, et comme je vis qu’il
offrait cent pistoles d’un alezan brûlé:»—Par Dieu, lui dis-je, mon gentilhomme, moi aussi j’ai
un cheval à vendre.»—Et très beau même, dit-il, je l’ai vu hier, le valet de
votre ami le tenait en main.»—Trouvez-vous qu’il vaille cent pistoles?»—Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-là?»—Non, mais je vous le joue.»—Vous me le jouez?»—Oui.»—A quoi?»—Aux dés.»Ce qui fut dit fut fait, et j’ai perdu le cheval. Ah! mais,
par exemple, continua Athos, j’ai regagné le caparaçon.D’Artagnan fit une mine assez maussade.—Cela vous contrarie? dit Athos.—Mais oui, je vous l’avoue, reprit d’Artagnan; ce cheval
devait servir à nous faire reconnaître un jour de bataille:
c’était un gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort.—Eh! mon cher ami, mettez-vous à ma place, reprit le
mousquetaire; je m’ennuyais à périr, moi, et puis, d’honneur,
je n’aime pas les chevaux anglais. Voyons, s’il ne s’agit que
d’être reconnu par quelqu’un, eh bien! la selle suffira; elle est
assez remarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque
433
excuse pour motiver sa disparition. Que diable! un cheval est
mortel; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin.D’Artagnan ne se déridait pas.—Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez
tant tenir à ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon
histoire.—Qu’avez-vous donc fait encore?—Après avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez
le coup, l’idée me vint de jouer le vôtre.—Oui, mais vous vous en tîntes, j’espère, à l’idée?—Non pas, je la mis à exécution à l’instant même.—Ah! par exemple! s’écria d’Artagnan inquiet.—Je jouai et je perdis.—Mon cheval?—Votre cheval: sept contre huit; faute d’un point... vous
connaissez le proverbe.—Athos, vous n’êtes pas dans votre bon sens, je vous
jure!—Mon cher, c’était hier, quand je vous contais mes sottes
histoires, qu’il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le
perdis donc avec tous les équipages et harnais possibles.—Mais c’est affreux!—Attendez donc, vous n’y êtes point, je ferais un joueur
excellent, si je ne m’entêtais pas; mais je m’entête, c’est comme
quand je bois; je m’entêtai donc...—Mais que pûtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien?—Si fait, si fait, mon ami; il nous restait ce diamant qui
brille à votre doigt, et que j’avais remarqué hier.—Ce diamant! s’écria d’Artagnan, en portant vivement la
main à sa bague.—Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns
pour mon propre compte, je l’avais estimé mille pistoles.434
—J’espère, dit sérieusement d’Artagnan à demi mort de
frayeur, que vous n’avez fait aucune mention de mon diamant?—Au contraire, cher ami; vous comprenez, ce diamant
devenait notre seule ressource: avec lui, je pouvais regagner
nos harnais et nos chevaux, et, de plus, l’argent pour faire
la route.—Athos, vous me faites frémir! s’écria d’Artagnan.—Je parlai donc de votre diamant à mon partner, lequel
l’avait aussi remarqué. Que diable aussi, mon cher, vous portez
à votre doigt une étoile du ciel, et vous ne voulez pas qu’on y
fasse attention! Impossible!—Achevez, mon cher; achevez! dit d’Artagnan, car, d’honneur!
avec votre sang-froid, vous me faites mourir!—Nous divisâmes donc ce diamant en dix parties de cent
pistoles chacune.—Ah! vous voulez rire et m’éprouver? dit d’Artagnan, que
la colère commençait à prendre aux cheveux comme Minerve
prend Achille dans l’Iliade.—Non, je ne plaisante pas, mordieu! j’aurais bien voulu
vous y voir, vous! il y avait quinze jours que je n’avais envisagé
face humaine et que j’étais là à m’abrutir en m’abouchant
avec des bouteilles.—Ce n’est point une raison pour jouer mon diamant, cela!
répondit d’Artagnan en serrant sa main avec une crispation
nerveuse.—Écoutez donc la fin; dix parties de cent pistoles, chacune
en dix coups sans revanche; en treize coups je perdis tout, en
treize coups: le nombre 13 m’a toujours été fatal, c’était le
13 du mois de juillet que...—Ventrebleu! s’écria d’Artagnan en se levant de table,
l’histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille.435
—Patience, dit Athos, j’avais un plan. L’Anglais était un
original, je l’avais vu le matin causer avec Grimaud, et
Grimaud m’avait averti qu’il lui avait fait des propositions
pour entrer à son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux
Grimaud, divisé en dix portions.—Ah! pour le coup! dit d’Artagnan éclatant de rire malgré lui.—Grimaud lui-même, entendez-vous cela! et avec les dix
parts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je
regagne le diamant. Dites maintenant que la persistance n’est
pas une vertu.—Ma foi, c’est très drôle! s’écria d’Artagnan consolé et se
tenant les côtes de rire.—Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis
aussitôt à jouer sur le diamant.—Ah diable! dit d’Artagnan assombri de nouveau.—J’ai regagné vos harnais, puis votre cheval, puis mes
harnais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j’ai rattrapé
votre harnais, puis le mien. Voilà où nous en sommes. C’est
un coup superbe; aussi je m’en suis tenu là.D’Artagnan respira comme si on lui eût enlevé l’hôtellerie
de dessus la poitrine.—Enfin, le diamant me reste? dit-il timidement.—Intact! cher ami; plus les harnais de votre Bucéphale et
du mien.—Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux?—J’ai une idée sur eux.—Athos, vous me faites frémir!—Écoutez, vous n’avez pas joué depuis longtemps, vous,
d’Artagnan?—Et je n’ai point l’envie de jouer.—Ne jurons de rien. Vous n’avez pas joué depuis longtemps,
disais-je, vous devez donc avoir la main bonne.436
—Eh bien! après?—Eh bien! l’Anglais et son compagnon sont encore là. J’ai
remarqué qu’il regrettait beaucoup les harnais. Vous, vous
paraissez tenir à votre cheval. A votre place, je jouerais vos
harnais contre votre cheval.—Mais il ne voudra pas un seul harnais.—Jouez les deux, pardieu! je ne suis point un égoïste
comme vous, moi.—Vous feriez cela? dit d’Artagnan indécis, tant la confiance
d’Athos commençait à le gagner à son insu.—Parole d’honneur, en un seul coup.—Mais c’est qu’ayant perdu les chevaux, je tenais énormément
à conserver les harnais.—Jouez votre diamant, alors.—Oh! ceci, c’est autre chose; jamais, jamais!—Diable! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer
Planchet; mais comme cela a déjà été fait, l’Anglais ne voudrait
peut-être plus.—Décidément, mon cher Athos, dit d’Artagnan, j’aime
mieux ne rien risquer.—C’est dommage, dit froidement Athos, l’Anglais est cousu
de pistoles. Eh! mon Dieu! essayez un coup; un coup est
bientôt joué.—Et si je perds?—Vous gagnerez.—Mais si je perds?—Eh bien! vous donnerez les harnais.—Va pour un coup, dit d’Artagnan.Athos se mit en quête de l’Anglais et le trouva dans l’écurie,
où il examinait les harnais d’un œil de convoitise. L’occasion
était bonne. Il fit ses conditions: les deux harnais contre
un cheval ou cent pistoles, à choisir. L’Anglais calcula vite:
437
les deux harnais valaient trois cents pistoles à eux deux; il
topa.D’Artagnan jeta les dés en tremblant et amena le nombre
trois; sa pâleur effraya Athos, qui se contenta de dire:—Voilà un triste coup, compagnon; vous aurez les chevaux
tout harnachés, monsieur.L’Anglais, triomphant,
ne se donna
pas même la peine
de rouler les dés, il
les jeta sur la table
sans regarder, tant
il était sûr de la
victoire; d’Artagnan
s’était détourné pour
cacher sa mauvaise
humeur.—Tiens, tiens,
tiens, dit Athos avec
sa voix tranquille,
ce coup de dés est
extraordinaire, et je
ne l’ai vu que quatre fois dans ma vie: deux as!L’Anglais regarda et fut saisi d’étonnement, d’Artagnan
regarda et fut saisi de plaisir.—Oui, continua Athos, quatre fois seulement: une fois
chez M. de Créquy; une autre fois chez moi, à la campagne,
dans mon château de... quand j’avais un château; une troisième
fois chez M. de Tréville, où il nous surprit tous; enfin
une quatrième fois au cabaret, où il échut à moi et où je
perdis sur lui cent louis et un souper.—Alors, monsieur reprend son cheval, dit l’Anglais.438
—Certes, dit d’Artagnan.—Alors il n’y a pas de revanche.—Nos conditions disaient pas de revanche, vous vous le
rappelez.—C’est vrai; le cheval va être rendu à votre valet, monsieur.—Un moment, dit Athos; avec votre permission, monsieur,
je demande à dire un mot à mon ami.—Dites.Athos tira d’Artagnan à part.—Eh bien! lui dit d’Artagnan, que me veux-tu encore,
tentateur, tu veux que je joue, n’est-ce pas?—Non, je veux que vous réfléchissiez.—A quoi?—Vous allez reprendre le cheval, n’est-ce pas?—Sans doute.—Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles; vous
savez que vous avez joué les harnais contre le cheval ou cent
pistoles, à votre choix.—Oui.—Je prendrais les cent pistoles.—Eh bien, moi, je prends le cheval.—Et vous avez tort, je vous le répète; que ferons-nous
d’un cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe,
nous aurions l’air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs
frères; vous ne pouvez pas m’humilier en chevauchant près de
moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans
balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous
avons besoin d’argent pour revenir à Paris.—Je tiens à ce cheval, Athos.—Et vous avez tort, mon ami, un cheval prend un écart, un
cheval butte et se couronne, un cheval mange dans un râtelier
439
où a mangé un cheval morveux: voilà un cheval ou plutôt cent
pistoles perdues; il faut que le maître nourrisse son cheval,
tandis qu’au contraire cent pistoles nourrissent leur maître.—Mais comment reviendrons-nous?—Sur les chevaux de nos laquais, pardieu! on verra toujours
bien à l’air de nos figures que nous sommes gens de
condition.—La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis
qu’Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux!—Aramis! Porthos! s’écria Athos, et il se mit à rire.—Quoi? demanda d’Artagnan qui ne comprenait rien à
l’hilarité de son ami.—Bien, bien, continuons, dit Athos.—Ainsi, votre avis?...—Est de prendre les cent pistoles, d’Artagnan; avec les
cent pistoles nous allons festiner jusqu’à la fin du mois; nous
avons essuyé des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous
reposer un peu.—Me reposer! oh! non, Athos; aussitôt à Paris je me mets
à la recherche de cette pauvre femme.—Eh bien! croyez-vous que votre cheval vous sera aussi
utile pour cela que les bons louis d’or? prenez les cent pistoles
mon ami, prenez les cent pistoles.D’Artagnan n’avait besoin que d’une raison pour se rendre.
Celle-là lui parut excellente. D’ailleurs, en résistant plus
longtemps, il craignait de paraître égoïste aux yeux d’Athos;
il acquiesça donc et choisit les cent pistoles, que l’Anglais lui
compta sur-le-champ.Puis l’on ne songea plus qu’à partir. La paix signée, outre
le vieux cheval d’Athos, coûta six pistoles; d’Artagnan et Athos
prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets
se mirent en route à pied portant les selles sur leurs têtes.440
Si mal montés que fussent les deux amis, ils prirent bientôt
les devants sur leurs laquais et arrivèrent à Crèvecœur.
De loin ils aperçurent Aramis, mélancoliquement appuyé sur
sa fenêtre et regardant, comme ma sœur Anne, poudroyer
l’horizon.—Holà! eh! Aramis! que diable faites-vous donc là? crièrent
les deux amis.—Ah! c’est vous, d’Artagnan, c’est vous, Athos, dit le
jeune homme; je songeais avec quelle rapidité s’en vont les
biens de ce monde, et mon cheval anglais, qui s’éloignait et
qui vient de disparaître au milieu d’un tourbillon de poussière,
m’était une vivante image de la fragilité des choses de la terre.
La vie elle-même peut se résoudre en trois mots: Erat, est, fuit.—Cela veut dire au fond? demanda d’Artagnan, qui commençait
à se douter de la vérité.—Cela veut dire que je viens de faire un marché de dupe:
soixante louis, un cheval qui, à la manière dont il file, peut
faire cinq lieues à l’heure.D’Artagnan et Athos éclatèrent de rire.—Mon cher d’Artagnan, dit Aramis, ne m’en voulez pas
trop, je vous prie, nécessité n’a pas de loi; d’ailleurs je suis
le premier puni, puisque cet infâme maquignon m’a volé de
cinquante louis au moins. Ah! vous êtes bons ménagers, vous
autres! vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites
mener vos chevaux de luxe en main, doucement et à petites
journées.Au même instant un fourgon, qui depuis quelques instants
pointait sur la route d’Amiens, s’arrêta et l’on en vit sortir Grimaud
et Planchet leurs selles sur la tête. Le fourgon retournait
à vide vers Paris, et les deux laquais s’étaient engagés, moyennant
leur transport, à désaltérer le voiturier tout le long de la
route.441
—Qu’est-ce que cela? dit Aramis en voyant ce qui se passait;
rien que les selles?—Comprenez-vous maintenant? dit Athos.—Mes amis, c’est exactement comme moi. J’ai conservé le
harnais par instinct. Holà, Bazin! portez
mon harnais neuf auprès de celui de ces
messieurs.—Et qu’avez-vous fait de
vos curés? demanda d’Artagnan.—Mon cher, je les ai invités
à dîner le lendemain, dit
Aramis: il y a ici du vin exquis, cela soit dit en passant; je les ai
grisés de mon mieux; alors le curé m’a défendu de quitter la
casaque, et le jésuite m’a prié de le faire recevoir mousquetaire.—Sans thèse, cria d’Artagnan, sans thèse, je demande la
suppression de la thèse, moi!442
—Depuis lors, continua Aramis, je vis agréablement. J’ai
commencé un poème en vers d’une syllabe; c’est assez difficile,
mais le mérite en toutes choses est dans la difficulté. La matière
est galante, je vous lirai le premier chant, il a quatre
cents vers et dure une minute.—Ma foi, mon cher Aramis, dit d’Artagnan, qui détestait
presque autant les vers que le latin, ajoutez au mérite de la
difficulté celui de la brièveté, et vous êtes sûr au moins que
votre poème aura deux mérites.—Puis, continua Aramis, il respire des passions honnêtes,
vous verrez. Ah çà! mes amis, nous retournons donc à Paris?
Bravo, je suis prêt; nous allons donc revoir ce bon Porthos,
tant mieux. Vous ne croyez pas qu’il me manquait, ce grand
niais-là? Ce n’est pas lui qui aurait vendu son cheval, fût-ce
contre un royaume. Je voudrais déjà le voir sur sa bête et sur
sa selle. Il aura, j’en suis sûr, l’air du Grand Mogol.On fit une halte d’une heure pour faire souffler les chevaux;
Aramis solda son compte, plaça Bazin dans le fourgon
avec ses camarades, et l’on se mit en route pour aller retrouver
Porthos.On le trouva debout, moins pâle que ne l’avait vu d’Artagnan
à sa première visite, et assis à une table où, quoiqu’il
fût seul, figurait un dîner de quatre personnes; ce dîner se composait
de viandes galamment troussées, de vins choisis et de
fruits superbes.—Ah pardieu! dit-il en se levant, vous arrivez à merveille,
messieurs, j’en étais justement au potage, et vous allez dîner
avec moi.—Oh! oh! fit d’Artagnan, ce n’est pas Mousqueton qui a
pris au lasso de pareilles bouteilles, puis voilà un fricandeau
piqué et un filet de bœuf...—Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n’affaiblit
443
comme ces diables de foulures; avez-vous eu des foulures, Athos?—Jamais; seulement je me rappelle que dans notre échauffourée
de la rue Férou je reçus un coup d’épée qui, au bout de
quinze ou dix-huit jours, m’avait produit exactement le même
effet.—Mais ce dîner n’était pas pour vous seul, mon cher
Porthos? dit Aramis.—Non, dit Porthos; j’attendais quelques gentilshommes du
voisinage qui viennent de me faire dire qu’ils ne viendraient
pas; vous les remplacerez, et je ne perdrai pas au change. Holà!
Mousqueton! des sièges, et que l’on double les bouteilles...—Savez-vous ce que nous mangeons ici? dit Athos au bout
de dix minutes.—Pardieu! répondit d’Artagnan, moi je mange du veau
piqué aux cardons et à la moelle.—Et moi des filets d’agneau, dit Porthos.—Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.—Vous vous trompez tous, messieurs, répondit gravement
Athos, vous mangez du cheval.—Allons donc! dit d’Artagnan.—Du cheval, dit Aramis avec une grimace de dégoût.Porthos seul ne répondit pas.—Oui, du cheval; n’est-ce pas, Porthos, que nous mangeons
du cheval. Peut-être même les caparaçons avec!—Non, messieurs, j’ai gardé le harnais, dit Porthos.—Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis: on dirait
que nous nous sommes donné le mot.—Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte à
mes visiteurs, et je n’ai pas voulu les humilier!—Puis votre duchesse est toujours aux eaux, n’est-ce pas?
reprit d’Artagnan.—Toujours, reprit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de
444
la province, un des gentilshommes que j’attendais aujourd’hui
à dîner, m’a paru le désirer si fort que je le lui ai donné.—Donné! s’écria d’Artagnan.—Oh! mon Dieu! oui, donné!
c’est le mot dit Porthos, car il valait certainement cent cinquante
louis, et le ladre n’a voulu me le payer que quatre-vingts.445
—Sans la selle? demanda Aramis.—Oui, sans la selle.—Vous remarquerez, messieurs, dit Athos, que c’est
encore Porthos qui a fait le meilleur marché de nous tous.Ce fut alors un hourrah de rires dont le pauvre Porthos fut
tout saisi; mais on lui expliqua bientôt la raison de cette hilarité,
qu’il partagea bruyamment, selon sa coutume.—De sorte que nous sommes tous en fonds? dit d’Artagnan.—Mais pas pour mon compte, dit Athos; j’ai trouvé le vin
d’Espagne d’Aramis si bon, que j’en ai fait charger une soixantaine
de bouteilles dans le fourgon des laquais: ce qui m’a fort
désargenté.—Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j’avais donné
jusqu’à mon dernier sou à l’église de Montdidier et aux jésuites
d’Amiens; que j’avais pris en outre des engagements qu’il m’a
fallu tenir, des messes commandées pour moi, et pour vous,
messieurs, que l’on dira, messieurs, et dont je ne doute pas que
nous ne nous trouvions à merveille.—Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu’elle ne
m’a rien coûté? sans compter la blessure de Mousqueton, pour
laquelle j’ai été obligé de faire venir le chirurgien deux fois
par jour, lequel m’a fait payer ses visites double, sous prétexte
que cet imbécile de Mousqueton avait été se faire donner une
balle dans un endroit qu’on ne montre ordinairement qu’aux
apothicaires; aussi je lui ai bien recommandé de ne plus se
faire blesser là.—Allons, allons, dit Athos en échangeant un sourire avec
d’Artagnan et Aramis, je vois que vous vous êtes conduit grandement
à l’égard du pauvre garçon: c’est d’un bon maître.—Bref, continua Porthos, ma dépense payée, il me restera
bien une trentaine d’écus.—Et à moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.446
—Allons, allons, dit Athos, il paraît que nous sommes
les Crésus de la société. Combien vous reste-t-il sur vos cent
pistoles, d’Artagnan?—Sur mes cent pistoles? D’abord, je vous en ai donné
cinquante.—Vous croyez?—Pardieu!—Ah! c’est vrai, je me rappelle.—Puis, j’en ai payé six à l’hôte.—Quel animal que cet hôte! pourquoi lui avez-vous donné
six pistoles?—C’est vous qui m’avez dit de les lui donner.—C’est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat?—Vingt-cinq pistoles, dit d’Artagnan.—Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de
sa poche, moi...—Vous, rien.—Ma foi, ou si peu de chose, que ce n’est pas la peine de
rapporter à la masse.—Maintenant, calculons combien nous possédons en tout:
Porthos?—Trente écus.—Aramis?—Dix pistoles.—Et vous, d’Artagnan?—Vingt-cinq.—Cela fait en tout? dit Athos.—Quatre cent soixante-quinze livres! dit d’Artagnan, qui
comptait comme Archimède.—Arrivés à Paris, nous en aurons bien encore quatre cents,
dit Porthos, plus les harnais.—Mais nos chevaux d’escadron? dit Aramis.447
—Eh bien! des quatre chevaux des laquais nous en ferons
deux de maître que nous tirerons au sort; avec les quatre cents
livres, on en fera un demi pour un des démontés, puis nous donnerons
les grattures de nos poches à d’Artagnan, qui a la main
bonne, et qui ira les jouer dans le premier tripot venu, voilà.—Dînons donc, dit Porthos, cela refroidit.Les quatre amis, plus tranquilles désormais sur leur avenir,
firent honneur au repas, dont les restes furent abandonnés à
MM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud.En arrivant à Paris, d’Artagnan trouva une lettre de M. de
Tréville qui le prévenait que, sur sa demande, le roi venait de
lui promettre son admission prochaine dans les mousquetaires.Comme c’était tout ce que d’Artagnan ambitionnait au monde,
à part bien entendu le désir de retrouver madame Bonacieux,
il courut tout joyeux chez ses camarades, qu’il venait de quitter
il y avait une demi-heure, et qu’il trouva fort tristes et fort
préoccupés. Ils étaient réunis en conseil chez Athos: ce qui
indiquait toujours des circonstances d’une certaine gravité.M. de Tréville venait de les avertir que l’intention bien
arrêtée de Sa Majesté étant d’ouvrir la campagne le 1er mai, ils
eussent à préparer incontinent leurs équipages.Les quatre philosophes se regardèrent tout ébahis: M. de
Tréville ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline.—Et à combien estimez-vous ces équipages? dit d’Artagnan.—Oh! il n’y a pas à dire, reprit Aramis, nous venons de
faire nos comptes avec une lésinerie de Spartiates, et il nous
faut à chacun quinze cents livres.—Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit
Athos.—Moi, dit d’Artagnan, il me semble qu’avec mille livres
chacun, il est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en
procureur...448
Ce mot de procureur réveilla Porthos.—Tiens, j’ai une idée! dit-il.—C’est déjà quelque chose: moi, je n’en ai pas même
l’ombre, dit froidement Athos; mais quant à d’Artagnan,
messieurs, l’espérance d’être bientôt des nôtres l’a rendu
fou; mille livres! je déclare que pour moi seul il m’en faut
deux mille.—Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis: c’est donc
huit mille livres qu’il nous faut pour nos équipages, sur lesquels
équipages, il est vrai, nous avons déjà les selles.—Plus, dit Athos, en attendant que d’Artagnan, qui allait
remercier M. de Tréville, eût fermé la porte, plus ce beau
diamant qui brille au doigt de notre ami. Que diable! d’Artagnan
est trop bon camarade pour laisser des frères dans
l’embarras, quand il porte à son médius la rançon d’un roi. |
LA CHASSE A L’ÉQUIPEMENT | Le plus préoccupé des quatre amis était bien certainement
d’Artagnan, quoique d’Artagnan, en sa qualité de garde, fût
bien plus facile à équiper que Messieurs les mousquetaires,
qui étaient des seigneurs; mais notre cadet de Gascogne était,
comme on a pu le voir, d’un caractère prévoyant et presque
avare, et avec cela (expliquez les contraires) glorieux presque
à rendre des points à Porthos. A cette préoccupation de sa vanité,
d’Artagnan joignait en ce moment une inquiétude moins
égoïste. Quelques informations qu’il eût pu prendre sur madame
Bonacieux, il ne lui en était venu aucune nouvelle.
M. de Tréville en avait parlé à la reine; la reine ignorait où
449
était la jeune mercière et avait promis de la faire chercher.
Mais cette promesse était bien vague et ne rassurait guère
d’Artagnan.Athos ne sortait pas de sa chambre; il était résolu à ne pas
risquer une enjambée pour s’équiper.—Il nous reste quinze jours, disait-il à ses amis; eh bien,
si au bout de ces quinze jours je n’ai rien trouvé, ou plutôt si
rien n’est venu me trouver, comme je suis trop bon catholique
pour me casser la tête d’un coup de pistolet, je chercherai
une bonne querelle à quatre gardes de Son Éminence ou à
huit Anglais, et je me battrai jusqu’à ce qu’il y en ait un qui
me tue, ce qui, sur la quantité, ne peut manquer de m’arriver.
On dira alors que je suis mort pour le roi, de sorte que j’aurai
fait mon service sans avoir eu besoin de m’équiper.Porthos continuait à se promener, les mains derrière le dos,
en hochant la tête de haut en bas et disant:—Je poursuivrai mon idée.Aramis, soucieux et mal frisé, ne disait rien.On peut voir par ces détails désastreux que la désolation
régnait dans la communauté.Les laquais, de leur côté, comme les coursiers d’Hippolyte,
partageaient la triste peine de leurs maîtres. Mousqueton faisait
des provisions de croûtes; Bazin, qui avait toujours donné
dans la dévotion, ne quittait plus les églises; Planchet regardait
voler les mouches; et Grimaud, que la détresse générale
ne pouvait déterminer à rompre le silence imposé par son
maître, poussait des soupirs à attendrir des pierres.Les trois amis, car, ainsi que nous l’avons dit, Athos avait
juré de ne pas faire un pas pour s’équiper; les trois amis sortaient
donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils erraient
par les rues, regardant sur chaque pavé pour savoir si les personnes
qui y étaient passées avant eux n’y avaient pas laissé
450
quelque bourse. On eût dit qu’ils suivaient des pistes, tant
ils étaient attentifs partout où ils allaient. Quand ils se rencontraient,
ils avaient des regards désolés qui voulaient dire:
As-tu trouvé quelque chose?Cependant, comme Porthos avait trouvé le premier son
idée, et comme il l’avait poursuivie avec persistance, il fut le
premier à agir. C’était un homme d’exécution que ce digne
Porthos. D’Artagnan l’aperçut un jour qu’il s’acheminait vers
l’église Saint-Leu, et le suivit instinctivement: il entra au
lieu saint après avoir relevé sa moustache et allongé sa royale,
ce qui annonçait toujours de sa part les intentions les plus
conquérantes. Comme d’Artagnan prenait quelques précautions
pour se dissimuler, Porthos crut n’avoir pas été vu. D’Artagnan
entra derrière lui, Porthos alla s’adosser au côté d’un pilier;
d’Artagnan, toujours inaperçu, s’appuya de l’autre.Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l’église
était fort peuplée. Porthos profita de la circonstance pour lorgner
les femmes: grâce aux bons soins de Mousqueton, l’extérieur
était loin d’annoncer la détresse de l’intérieur; son
feutre était bien un peu râpé, sa plume était bien un peu déteinte,
ses broderies étaient bien un peu ternies, ses dentelles
étaient bien éraillées; mais dans la demi-teinte toutes ces
bagatelles disparaissaient, et Porthos était toujours le beau
Porthos.D’Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapproché du
pilier où Porthos et lui étaient adossés, une espèce de beauté
mûre, un peu jaune, un peu sèche, mais raide et hautaine
sous ses coiffes noires. Les yeux de Porthos s’abaissaient furtivement
sur cette dame, puis papillonnaient au loin dans
la nef.De son côté, la dame, qui de temps en temps rougissait,
lançait avec la rapidité de l’éclair un coup d’œil sur le volage
451
Porthos, et aussitôt les yeux de Porthos de papillonner avec
fureur. Il était clair que c’était un manège qui piquait au
vif la dame aux coiffes noires, car elle se mordait les lèvres
jusqu’au sang, se grattait le bout du nez, et se démenait
désespérément sur son siège.Ce que voyant Porthos, il
retroussa de nouveau sa moustache,
allongea une seconde
fois sa royale, et se mit à
faire des signaux à une
belle dame qui
était près du
chœur, et qui,
non seulement
était une belle
dame, mais encore
une grande
dame sans doute,
car elle avait
derrière elle un
négrillon qui
avait apporté le
coussin sur lequel
elle était
agenouillée, et
une suivante qui tenait le sac armorié dans lequel on renfermait
le livre où elle lisait sa messe.La dame aux coiffes noires suivit à travers tous ses détours
les regards de Porthos, et reconnut qu’ils s’arrêtaient sur la
dame au coussin de velours, au négrillon et à la suivante.Pendant ce temps, Porthos jouait serré: c’étaient des clignements
d’yeux, des doigts posés sur les lèvres, de petits
452
sourires assassins qui réellement assassinaient la belle dédaignée.Aussi poussa-t-elle, en forme de meâ culpâ et en se frappant
la poitrine, un hum! tellement vigoureux que tout le monde,
même la dame au coussin rouge, se retourna de son côté;
Porthos tint bon: pourtant il avait bien compris, mais il fit le
sourd.La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle était
fort belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une
rivale véritablement à craindre; un grand effet sur Porthos,
qui la trouva beaucoup plus jolie que la dame aux coiffes noires;
un grand effet sur d’Artagnan, qui reconnut la dame de Meung,
de Calais et de Douvres, que son persécuteur, l’homme à la
cicatrice, avait saluée du nom de milady.D’Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge,
continua de suivre le manège de Porthos, qui l’amusait fort;
il crut deviner que la dame aux coiffes noires était la procureuse
de la rue aux Ours, d’autant mieux que l’église Saint-Leu
n’était pas très éloignée de ladite rue.Il devina alors par induction que Porthos cherchait à
prendre sa revanche de sa défaite de Chantilly, alors que la
procureuse s’était montrée si récalcitrante à l’endroit de la
bourse.Mais au milieu de tout cela, d’Artagnan remarqua aussi que
pas une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos.
Ce n’étaient que chimères et illusions; mais pour un amour
réel, pour une jalousie véritable, y a-t-il d’autres réalités que
les illusions et les chimères?Le sermon finit: la procureuse s’avança vers le bénitier;
Porthos l’y devança, et, au lieu d’un doigt, y mit toute la
main. La procureuse sourit, croyant que c’était pour elle que
Porthos se mettait en frais: mais elle fut promptement et
453
cruellement détrompée: lorsqu’elle ne fut plus qu’à trois
pas de lui, il détourna la tête, fixant invariablement les yeux
sur la dame au coussin rouge, qui s’était levée et qui s’approchait
suivie de son négrillon et de sa fille de chambre.Lorsque la dame
au coussin rouge fut
près de Porthos, Porthos
tira sa main toute
ruisselante du bénitier;
la belle dévote
toucha de
sa main effilée
la grosse main
de Porthos, fit
en souriant le signe de la croix et sortit de l’église.C’en fut trop pour la procureuse: elle ne douta plus que
cette dame et Porthos fussent en galanterie. Si elle eût été une
grande dame, elle se serait évanouie; mais comme elle n’était
qu’une procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaire
avec une fureur concentrée:454
—Eh! monsieur Porthos, vous ne m’en offrez pas à moi,
d’eau bénite?Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme
ferait un homme qui se réveillerait après un somme de cent ans.—Ma... madame! s’écria-t-il, est-ce bien vous? Comment
se porte votre mari, ce cher monsieur Coquenard? Est-il toujours
aussi ladre qu’il était? Où avais-je donc les yeux que je
ne vous ai pas même aperçue pendant les deux heures qu’a
duré ce sermon?—J’étais à deux pas de vous, monsieur, répondit la procureuse;
mais vous ne m’avez pas aperçue parce que vous n’aviez
d’yeux que pour la belle dame à qui vous venez de donner de
l’eau bénite.Porthos feignit d’être embarrassé.—Ah! dit-il, vous avez remarqué...—Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir.—Oui, dit négligemment Porthos, c’est une duchesse de
mes amies avec laquelle j’ai grand’peine à me rencontrer à
cause de la jalousie de son mari, et qui m’avait fait prévenir
qu’elle viendrait aujourd’hui, rien que pour me voir, dans
cette chétive église, au fond de ce quartier perdu.—Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bonté
de m’offrir le bras pendant cinq minutes? je causerais volontiers
avec vous.—Comment donc, madame, dit Porthos en se clignant
de l’œil à lui-même comme un joueur qui rit de la dupe qu’il
va faire.En ce moment d’Artagnan passait poursuivant milady; il jeta
un regard de côté sur Porthos et vit ce coup d’œil triomphant.—Eh! eh! se dit-il à lui-même en raisonnant dans le sens
de la morale étrangement facile de cette époque galante, en
voici un qui pourrait bien être équipé pour le terme voulu.455
Porthos, cédant à la pression du bras de sa procureuse
comme une barque cède au gouvernail, arriva au cloître
Saint-Magloire, passage peu fréquenté, enfermé d’un tourniquet
à ses deux bouts. On n’y voyait, le jour, que mendiants
qui mangeaient ou enfants qui jouaient.—Ah! monsieur Porthos! s’écria la procureuse, quand
elle se fut assurée qu’aucune personne étrangère à la population
habituelle de la localité ne pouvait les voir ni les entendre:
ah! monsieur Porthos! vous êtes un grand vainqueur, à ce
qu’il paraît!—Moi, madame! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi
cela?—Et les signes de tantôt, et l’eau bénite? Mais c’est une
princesse pour le moins, que cette dame avec son négrillon et
sa fille de chambre!—Vous vous trompez; mon Dieu non, répondit Porthos,
c’est tout bonnement une duchesse.—Et ce coureur qui attendait à la porte, et ce carrosse avec
un cocher à grande livrée qui attendait sur son siège?Porthos n’avait vu ni le coureur ni le carrosse, mais, de
son regard de femme jalouse, madame Coquenard avait tout
vu.Porthos regretta de n’avoir pas, du premier coup, fait la
dame au coussin rouge princesse.—Ah! vous êtes l’enfant chéri des belles, monsieur Porthos!
reprit en soupirant la procureuse.—Mais, répondit Porthos, vous comprenez qu’avec un physique
comme celui dont la nature m’a doué, je ne manque
pas de bonnes fortunes.—Mon Dieu! comme les hommes oublient vite! s’écria la
procureuse en levant les yeux au ciel.—Moins vite encore que les femmes, ce me semble, répondit
456
Porthos; car enfin moi, madame, je puis dire que j’ai été
votre victime, lorsque mourant, blessé, je me suis vu abandonné
des chirurgiens; moi, le rejeton d’une famille illustre,
qui m’étais fié à votre amitié, j’ai manqué mourir de mes
blessures d’abord, et de faim ensuite, dans une mauvaise
auberge de Chantilly, et cela sans que vous ayez daigné répondre
une seule fois aux lettres brûlantes que je vous ai
écrites.—Mais, monsieur Porthos, murmura la procureuse, qui
sentait qu’à en juger par la conduite des plus grandes dames
de ce temps-là, elle était dans son tort.—Moi qui avais sacrifié pour vous la baronne de...—Je le sais bien.—La comtesse de...—Monsieur Porthos ne m’accablez pas.—La duchesse de...—Monsieur Porthos, soyez généreux!—Vous avez raison, madame, et je n’achèverai pas.—Mais c’est mon mari qui ne veut pas entendre parler de
prêter.—Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la première
lettre que vous m’avez écrite et que je conserve gravée
dans ma mémoire.La procureuse poussa un gémissement.—Mais c’est qu’aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez
à emprunter était un peu bien forte.—Madame Coquenard, je vous donnais la préférence. Je
n’ai eu qu’à écrire à la duchesse de... Je ne veux pas dire son
nom, car je ne sais pas ce que c’est que de compromettre une
femme; mais ce que je sais, c’est que je n’ai eu qu’à lui écrire
pour qu’elle m’en envoyât quinze cents.La procureuse versa une larme.457
—Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m’avez
grandement punie, et que si dans l’avenir vous vous retrouviez
en pareille passe vous n’auriez qu’à vous adresser à moi.—Fi donc, madame! dit Porthos comme révolté, ne parlons
pas argent, s’il vous plaît, c’est humiliant.—Ainsi, vous ne m’aimez plus! dit lentement et tristement
la procureuse.Porthos garda un majestueux silence.—C’est ainsi que vous me répondez? Hélas! je comprends.—Songez à l’offense que vous m’avez faite, madame: elle
est restée là, dit Porthos, en posant la main à son cœur et en
l’y appuyant avec force.—Je la réparerai; voyons, mon cher Porthos!—D’ailleurs, que vous demandais-je, moi? reprit Porthos
avec un mouvement d’épaules plein de bonhomie, un prêt,
pas autre chose. Après tout, je ne suis pas un homme déraisonnable.
Je sais que vous n’êtes pas riche, madame Coquenard,
et que votre mari est obligé de saigner les pauvres
plaideurs pour en tirer quelques pauvres écus. Oh! si vous
étiez comtesse, marquise ou duchesse, ce serait autre chose et
vous seriez impardonnable.La procureuse fut piquée.—Apprenez, monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort,
tout coffre-fort de procureuse qu’il est, est peut-être mieux
garni que celui de toutes vos mijaurées ruinées.—Double offense que vous m’avez faite alors, dit Porthos en
dégageant le bras de la procureuse de dessous le sien; car si
vous êtes riche, madame Coquenard, alors votre refus n’a plus
d’excuse.—Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu’elle
s’était laissé entraîner trop loin, il ne faut pas prendre le mot
458
au pied de la lettre. Je ne suis pas précisément riche, je suis à
mon aise.—Tenez, madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout
cela, je vous prie. Vous m’avez méconnu; toute sympathie est
éteinte entre nous.—Ingrat que vous êtes!—Ah! je vous conseille de
vous plaindre! dit Porthos.—Allez donc avec votre
belle duchesse! je ne
vous retiens plus.—Eh! elle n’est déjà
point si déchirée, que je
crois!—Voyons, monsieur
Porthos, encore une fois,
c’est la dernière: m’aimez-vous
encore?—Hélas! madame,
dit Porthos du ton le plus
mélancolique qu’il put
prendre, quand nous allons
entrer en campagne,
dans une campagne où
mes pressentiments me disent que je serai tué...—Oh! ne dites pas de pareilles choses! s’écria la procureuse
en éclatant en sanglots.—Quelque chose me le dit, continua Porthos en mélancolisant
de plus en plus.—Dites plutôt que vous avez un nouvel amour.—Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me
touche, et même je sens là, au fond de mon cœur, quelque
459
chose qui parle pour vous. Mais, dans quinze jours, comme vous
le savez ou comme vous ne le savez pas, cette fatale campagne
s’ouvre; je vais être affreusement préoccupé de mon équipement.
Puis, je vais faire un voyage dans ma famille, au fond
de la Bretagne, pour réaliser la somme nécessaire à mon
départ.Porthos remarqua un dernier combat entre l’amour et
l’avarice.—Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de
voir à l’église a ses terres près des miennes, nous ferons le
voyage ensemble. Les voyages, vous le savez, paraissent beaucoup
moins longs quand on les fait à deux.—Vous n’avez donc point d’amis à Paris, monsieur Porthos?
dit la procureuse.—J’ai cru en avoir, mais j’ai bien vu que je me trompais.—Vous en avez, monsieur Porthos, vous en avez, reprit la
procureuse dans un transport qui la surprit elle-même; revenez
demain à la maison. Vous êtes le fils de ma tante, mon
cousin par conséquent; vous venez de Noyon en Picardie, vous
avez plusieurs procès à Paris, et pas de procureur. Retiendrez-vous
bien tout cela?—Parfaitement, madame.—Venez à l’heure du dîner.—Fort bien.—Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgré
ses soixante-seize ans.—Soixante-seize ans! peste! le bel âge! reprit Porthos.—Le grand âge, vous voulez dire, monsieur Porthos. Aussi
le pauvre cher homme peut me laisser veuve d’un moment à
l’autre, continua la procureuse en jetant un regard significatif
à Porthos. Heureusement que par contrat de mariage nous nous
sommes tout passé au dernier vivant.460
—Tout? dit Porthos.—Tout.—Vous êtes femme de précaution, je le vois, ma chère
madame Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la
main de la procureuse.—Nous voilà donc réconciliés, cher monsieur Porthos? dit-elle
en minaudant.—Pour la vie, répliqua Porthos sur le même air.—Au revoir donc, mon traître.—Au revoir, mon oublieuse.—A demain, mon ange.—A demain, flamme de ma vie. |
MILADY | D’Artagnan avait suivi milady sans être aperçu par elle: il
la vit monter dans son carrosse, et il l’entendit donner à son
cocher l’ordre d’aller à Saint-Germain.Il était inutile d’essayer de suivre une voiture emportée
au trot de deux vigoureux chevaux. D’Artagnan revint donc
rue Férou.Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui s’était arrêté
auprès de la boutique d’un pâtissier, et qui semblait en extase
devant une brioche de la forme la plus appétissante.Il lui donna l’ordre d’aller seller deux chevaux dans les écuries
de M. de Tréville, un pour lui, d’Artagnan, l’autre pour
lui, Planchet, et de venir le joindre chez Athos, M. de Tréville,
une fois pour toutes, ayant mis ses écuries au service de d’Artagnan.461
Planchet s’achemina vers la rue du Colombier, et d’Artagnan
vers la rue Férou. Athos était chez lui, vidant tristement
une des bouteilles de ce fameux vin d’Espagne qu’il avait rapporté
de son voyage en Picardie. Il fit signe à Grimaud d’apporter
un verre pour d’Artagnan, et Grimaud obéit comme
d’habitude.D’Artagnan raconta alors à Athos tout ce qui s’était passé à
l’église entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade
était probablement, à cette heure, en voie de s’équiper.—Quant à moi, répondit Athos à tout ce récit, je suis bien
tranquille, ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de
mon harnais.—Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous
l’êtes, mon cher Athos, il n’y aurait ni princesses ni reines à
l’abri de vos traits amoureux.—Que ce d’Artagnan est jeune! dit Athos en haussant les
épaules.Et il fit signe à Grimaud d’apporter une seconde bouteille.En ce moment, Planchet passa modestement la tête par
la porte entre-bâillée, et annonça à son maître que les deux
chevaux étaient là.—Quels chevaux? demanda Athos.—Deux chevaux que M. de Tréville me prête pour la promenade,
et avec lesquels je vais aller faire un tour à Saint-Germain.—Et qu’allez-vous faire à Saint-Germain? demanda encore
Athos.Alors d’Artagnan lui raconta la rencontre qu’il avait faite
dans l’église, et comment il avait retrouvé cette femme qui,
avec le seigneur au manteau noir, et à la cicatrice près de la
tempe, était sa préoccupation éternelle.—C’est-à-dire que vous êtes amoureux de celle-là, comme
vous l’étiez de madame Bonacieux, dit Athos en haussant
462
dédaigneusement les épaules, comme s’il eût pris en pitié la
faiblesse humaine.—Moi, point du tout! s’écria d’Artagnan. Je suis seulement
curieux d’éclaircir le mystère auquel elle se rattache. Je ne sais
pourquoi, je me figure que cette femme, tout inconnue qu’elle
m’est et tout inconnu que je lui suis, a une action sur ma vie.—Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas
une femme qui vaille la peine qu’on la cherche quand elle est
perdue. Madame Bonacieux est perdue, tant pis pour elle,
qu’elle se retrouve.—Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d’Artagnan;
j’aime ma pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le
lieu où elle est, fût-elle au bout du monde, je partirais pour
la tirer des mains de ses ennemis; mais je l’ignore, toutes mes
recherches ont été inutiles. Que voulez-vous, il faut bien se
distraire.—Distrayez-vous donc avec milady, mon cher d’Artagnan;
je le souhaite de tout mon cœur, si cela peut vous amuser.—Écoutez, Athos, dit d’Artagnan, au lieu de vous tenir
renfermé ici comme si vous étiez aux arrêts, montez à cheval
et venez vous promener avec moi à Saint-Germain.—Mon cher, répliqua Athos, je monte mes chevaux quand
j’en ai, sinon je vais à pied.—Eh bien! moi, répondit d’Artagnan en souriant de la
misanthropie d’Athos, qui, dans un autre, l’eût certainement
blessé; moi, je suis moins fier que vous, je monte tout ce que
je trouve. Ainsi, au revoir, mon cher Athos.—Au revoir, dit le mousquetaire en faisant signe à Grimaud
de déboucher la bouteille qu’il venait d’apporter.D’Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le
chemin de Saint-Germain.Tout le long de la route, ce qu’Athos avait dit au jeune
463
homme de madame Bonacieux lui revenait à l’esprit. Quoique
d’Artagnan ne fût pas d’un caractère fort sentimental, la jolie
mercière avait fait une impression réelle sur son cœur: comme
il le disait, il était prêt à aller au bout du monde pour la chercher.
Mais le monde a bien des bouts, par cela même qu’il est
rond; de sorte qu’il ne savait de quel côté se tourner.En attendant, il allait tâcher de savoir ce que c’était que
milady. Milady avait parlé à l’homme au manteau noir, donc
elle le connaissait. Or, dans l’esprit de d’Artagnan, c’était
l’homme au manteau noir qui avait enlevé madame Bonacieux
une seconde fois, comme il l’avait enlevée une première. D’Artagnan
ne mentait donc qu’à moitié, ce qui est bien peu mentir,
quand il disait qu’en se mettant à la recherche de milady, il se
mettait en même temps à la recherche de Constance.Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps
un coup d’éperon à son cheval, d’Artagnan avait fait la route et
était arrivé à Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon où
dix ans plus tard devait naître Louis XIV. Il traversait une rue
fort déserte, regardant à droite et à gauche s’il ne reconnaîtrait
pas quelque vestige de sa belle Anglaise, lorsque au rez-de-chaussée
d’une jolie maison qui, selon l’usage du temps,
n’avait aucune fenêtre sur la rue, il vit apparaître une figure
de connaissance. Cette figure se promenait sur une sorte de
terrasse garnie de fleurs, Planchet la reconnut le premier.—Eh! monsieur, dit-il, s’adressant à d’Artagnan, ne
remettez-vous point ce visage qui baye aux corneilles?—Non, dit d’Artagnan; et cependant je suis certain que ce
n’est pas la première fois que je le vois, ce visage.—Je le crois pardieu bien, dit Planchet: c’est ce pauvre
Lubin, le laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si
bien accommodé il y a un mois, à Calais, sur la route de la
maison de campagne du gouverneur.464
—Ah! oui bien, dit d’Artagnan, et je le reconnais à cette
heure. Crois-tu qu’il te reconnaisse, toi?—Ma foi, monsieur, il était si fort troublé que je doute
qu’il ait gardé de moi une mémoire bien nette.—Eh bien! va donc causer avec ce garçon, dit d’Artagnan,
et informe-toi dans la conversation si son maître est mort.Planchet descendit de cheval, marcha droit à Lubin, qui en
effet ne le reconnut pas, et les deux laquais se mirent à causer
dans la meilleure intelligence du monde, tandis que d’Artagnan
poussait les deux chevaux dans une ruelle et, faisant le tour
d’une maison, s’en revenait assister à la conférence derrière une
haie de coudriers.Au bout d’un instant d’observation derrière la haie, il entendit
le bruit d’une voiture, et il vit s’arrêter en face de lui le
carrosse de milady. Il n’y avait pas à s’y tromper, milady était
dedans. D’Artagnan se coucha sur le cou de son cheval afin de
tout voir sans être vu.Milady sortit sa charmante tête blonde par la portière, et
donna des ordres à sa femme de chambre.Cette dernière, jolie fille de vingt à vingt-deux ans, alerte
et vive, véritable soubrette de grande dame, sauta en bas du
marchepied sur lequel elle était assise, selon l’usage du temps,
et se dirigea vers la terrasse où d’Artagnan avait aperçu Lubin.D’Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s’acheminer
vers la terrasse. Mais par hasard un ordre de l’intérieur
avait appelé Lubin, de sorte que Planchet était resté seul,
regardant de tous côtés par quel chemin avait disparu d’Artagnan.La femme de chambre s’approcha de Planchet, qu’elle prit
pour Lubin, et lui tendant un petit billet:—Pour votre maître, dit-elle.—Pour mon maître? reprit Planchet étonné.465
—Oui, et très pressé. Prenez donc vite.Là-dessus elle s’enfuit vers le carrosse, retourné à l’avance
du côté par lequel il était venu: elle s’élança sur le marchepied
et le carrosse repartit.Planchet tourna et retourna la lettre,
puis, accoutumé à l’obéissance passive, il
sauta à bas de la terrasse, enfila la ruelle
et rencontra au
bout de vingt pas
d’Artagnan, qui,
ayant tout vu,
allait au-devant
de lui.—Pour vous,
monsieur, dit
Planchet, présentant
le billet au
jeune homme.—Pour moi?
dit d’Artagnan;
en es-tu bien sûr?—Pardieu!
si j’en suis sûr; la
soubrette a dit:
«Pour ton maître.»
Je n’ai d’autre
maître que
vous; ainsi... Un joli brin de fille, ma foi, que cette soubrette.D’Artagnan ouvrit la lettre et lut ces mots:«Une personne qui s’intéresse à vous plus qu’elle ne peut
le dire, voudrait savoir quel jour vous serez en état de vous
466
promener dans la forêt. Demain, à l’hôtel du Champ-du-Drap-d’Or,
un laquais noir et rouge attendra votre réponse.»—Oh! oh! se dit d’Artagnan, voilà qui est un peu vif. Il
paraît que milady et moi nous sommes en peine de la santé de
la même personne. Eh bien! Planchet, comment se porte ce bon
M. de Wardes? il n’est donc pas mort?—Non, monsieur, il va aussi bien qu’on peut aller avec
quatre coups d’épée dans le corps, car vous lui en avez, sans
reproche, allongé quatre, à ce cher gentilhomme et il est encore
bien faible, ayant perdu presque tout son sang. Comme je
l’avais dit à monsieur, Lubin ne m’a pas reconnu, et m’a
raconté d’un bout à l’autre notre aventure.—Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais; maintenant,
remonte à cheval et rattrapons le carrosse.Ce ne fut pas long, au bout de cinq minutes on aperçut le
carrosse arrêté sur le revers de la route; un cavalier richement
vêtu se tenait à la portière.La conversation entre milady et le cavalier était tellement
animée que d’Artagnan s’arrêta de l’autre côté du carrosse
sans que personne autre que la jolie soubrette s’aperçût de sa
présence.La conversation avait lieu en anglais, langue que d’Artagnan
ne comprenait pas; mais, à l’accent, le jeune homme
crut deviner que la belle Anglaise était fort en colère; elle termina
par un geste qui ne lui laissa point de doute sur la nature
de cette conversation: c’était un coup d’éventail appliqué de
telle force que le petit meuble féminin vola en mille morceaux.Le cavalier poussa un éclat de rire qui parut exaspérer
milady.D’Artagnan pensa que c’était le moment d’intervenir; il s’approcha
de l’autre portière et se découvrant respectueusement:467
—Madame, dit-il, me permettrez-vous de vous offrir mes
services? il me semble que ce cavalier vous a mise en colère.
Dites un mot, madame, et je me charge de le punir de son
manque de courtoisie.Aux premières paroles, milady s’était retournée,
regardant le jeune homme avec étonnement, et
lorsqu il eut fini:—Monsieur, dit-elle en très bon français, ce
serait de grand
cœur que je me
mettrais sous votre
protection si
la personne qui
me querelle n’était
point mon
frère.—Ah! excusez-moi,
alors,
dit d’Artagnan;
vous comprenez
que j’ignorais
cela, madame.—De quoi donc se mêle
cet étourneau, s’écria, en s’abaissant
à la hauteur de la portière,
le cavalier que milady avait désigné
comme son parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son
chemin?—Étourneau vous-même, dit d’Artagnan en se baissant à
son tour sur le cou de son cheval, et en répondant de son côté
par la portière; je ne passe pas mon chemin parce qu’il me
plaît de m’arrêter ici.468
Le cavalier adressa quelques mots en anglais à sa sœur.—Je vous parle français, moi, dit d’Artagnan; faites-moi
donc, je vous prie, le plaisir de me répondre en la même langue.
Vous êtes le frère de madame, soit, mais vous n’êtes pas le
mien, heureusement.On eût pu croire que milady, craintive comme l’est ordinairement
une femme, allait s’interposer dans ce commencement
de provocation, afin d’empêcher que la querelle n’allât
plus loin; mais, tout au contraire, elle se rejeta au fond de son
carrosse, et cria froidement au cocher:—Touche à l’hôtel!La jolie soubrette jeta un regard d’inquiétude sur d’Artagnan,
dont la bonne mine paraissait avoir produit son effet
sur elle.Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l’un de
l’autre, aucun obstacle matériel ne les séparant plus.Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture, mais
d’Artagnan, dont la colère déjà bouillonnante s’était encore
augmentée en reconnaissant en lui l’Anglais qui, à Amiens, lui
avait gagné son cheval et avait failli gagner à Athos son diamant,
sauta à la bride et l’arrêta.—Eh! monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus étourneau
que moi, car vous me faites l’effet d’oublier qu’il y a entre
nous une petite querelle engagée.—Ah! ah! dit l’Anglais, c’est vous, mon maître. Il faut donc
toujours que vous jouiez un jeu ou un autre?—Oui, et cela me rappelle que j’ai une revanche à prendre.
Nous verrons, mon cher monsieur, si vous maniez aussi adroitement
la rapière que le cornet.—Vous voyez bien que je n’ai pas d’épée, dit l’Anglais;
voulez-vous faire le brave contre un homme sans armes?—J’espère bien que vous en avez chez vous, répliqua
469
d’Artagnan. En tout cas, j’en ai deux, et, si vous le voulez, je
vous en jouerai une.—Inutile, dit l’Anglais, je suis muni suffisamment de ces
sortes d’ustensiles.—Eh bien! mon digne
gentilhomme, reprit d’Artagnan,
choisissez la plus
longue et venez me la montrer
ce soir.—Où cela, s’il vous
plaît?—Derrière le Luxembourg,
c’est un charmant
quartier pour les promenades
dans le genre de celle
que je vous propose.—C’est bien,
on y sera.—Votre heure?—Six heures.—A propos,
vous avez aussi
probablement un
ou deux amis?—Mais j’en ai
trois qui seront
fort honorés de
jouer la même
partie que moi.—Trois? à merveille! comme cela se rencontre! dit
d’Artagnan, c’est juste mon compte.—Maintenant, qui êtes-vous? demanda l’Anglais.470
—Je suis monsieur d’Artagnan, gentilhomme gascon,
servant aux gardes, compagnie de M. des Essarts. Et vous?—Moi, je suis lord de Winter, baron de Sheffield.—Eh bien! je suis votre serviteur, monsieur le baron, dit
d’Artagnan, quoique vous ayez des noms difficiles à bien retenir.Et piquant son cheval, il le mit au
galop, et reprit le chemin de Paris.Comme il avait l’habitude de
le faire en pareille occasion,
d’Artagnan descendit droit chez Athos. Il le trouva couché sur
un grand canapé, où il attendait, comme il avait dit, que son
équipement le vînt trouver.Il raconta à Athos tout ce qui venait de se passer, moins la
lettre de M. de Wardes.Athos fut enchanté lorsqu’il sut qu’il allait se battre contre
un Anglais. Nous avons dit que c’était son rêve.471
On envoya chercher à l’instant même Porthos et Aramis par
les laquais, et on les mit au courant de la situation.Porthos tira son épée hors du fourreau et se mit à espadonner
contre le mur en se reculant de temps en temps et en
faisant des pliés comme un danseur, Aramis, qui travaillait
toujours à son poème, s’enferma dans le cabinet d’Athos et
pria qu’on ne le dérangeât plus qu’au moment de dégainer.Athos demanda par signe à Grimaud une bouteille.Quant à d’Artagnan, il arrangea en lui-même un petit plan
dont nous verrons plus tard l’exécution, et qui lui promettait
quelque gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux
sourires qui, de temps en temps, passaient sur son visage,
dont ils éclairaient la rêverie.473Table des matières |
UN DINER DE PROCUREUR | Cependant le duel dans lequel Porthos avait joué un rôle
brillant ne lui avait pas fait oublier le dîner de sa procureuse.
Le lendemain, vers une heure, il se fit donner le dernier coup de
brosse par Mousqueton, et s’achemina vers la rue aux Ours
du pas d’un homme qui est en double bonne fortune.Son cœur battait, mais ce n’était pas, comme celui de d’Artagnan,
d’un jeune et impatient amour. Non, un intérêt plus
matériel lui fouettait le sang; il allait enfin franchir ce seuil
mystérieux, gravir cet escalier inconnu qu’avaient monté un
à un les vieux écus de maître Coquenard.Il allait voir en réalité certain bahut dont vingt fois l’image
avait hanté ses rêves; bahut de forme longue et profonde,
cadenassé, verrouillé, scellé au sol; bahut dont il avait si souvent
entendu parler, et que les mains un peu sèches, il est
vrai, mais non pas sans élégance de la procureuse allaient
ouvrir à ses regards admirateurs.Et puis lui, l’homme errant sur la terre, l’homme sans
fortune, l’homme sans famille, le soldat habitué aux auberges,
aux cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcé
pour la plupart du temps de s’en tenir aux lippées de rencontre,
il allait tâter des repas de ménage, savourer un intérieur
confortable, et se laisser donner ces petits soins, qui, plus on
est dur, plus ils plaisent, comme disent les vieux soudards.Venir en qualité de cousin s’asseoir tous les jours à une
bonne table, dérider le front jaune et plissé du vieux procureur,
plumer quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant
13
la bassette, le passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines
pratiques, et en leur gagnant par manière d’honoraires, pour
la leçon qu’il leur donnerait en une heure, leurs économies
d’un mois, tout cela souriait énormément à Porthos.Le mousquetaire se retraçait bien de ci, de là, les mauvais
propos qui couraient dès ce temps-là sur les procureurs et qui
leur ont survécu: la lésine, la rognure, les jours de jeûne;
mais comme, après tout, sauf quelques accès d’économie que
Porthos avait toujours trouvés fort intempestifs, il avait vu la
procureuse assez libérale, pour une procureuse, bien entendu,
il espéra rencontrer une maison montée sur un pied flatteur.Cependant, à la porte, le mousquetaire eut quelques doutes;
l’abord n’était point fait pour engager les gens: allée puante et
noire, escalier mal éclairé par des barreaux au travers desquels
filtrait le jour pris d’une cour voisine; au premier, une porte
basse et ferrée d’énormes clous comme la porte principale du
Grand-Châtelet.Porthos heurta du doigt; un grand clerc, pâle et enfoui sous
une forêt vierge de cheveux, vint ouvrir et salua de l’air d’un
homme forcé de respecter à la fois dans un autre la haute taille
qui indique la force, l’habit militaire qui indique l’état, et la
mine vermeille qui indique l’habitude de bien vivre.Autre clerc plus petit derrière le premier, autre clerc plus
grand derrière le second, saute-ruisseau de douze ans derrière
le troisième.En tout, trois clercs et demi; ce qui, pour le temps, annonçait
une étude des plus achalandées.Quoique le mousquetaire ne dût arriver qu’à une heure,
depuis midi la procureuse avait l’œil au guet et comptait sur le
cœur et peut-être aussi sur l’estomac de son amant pour lui
faire devancer l’heure.Madame Coquenard arriva donc par la porte de l’appartement,
14
presque en même temps que son convive arrivait par la
porte de l’escalier, et l’apparition de la digne dame le tira d’un
grand embarras. Les clercs avaient l’œil curieux, et lui, ne
sachant trop que dire à cette gamme ascendante et descendante,
demeurait la langue muette.—C’est mon cousin, s’écria la procureuse;
entrez donc, entrez
donc, monsieur Porthos.Le nom de Porthos
fit son effet sur les
clercs, qui se mirent
à rire; mais Porthos
se retourna, et tous
les visages rentrèrent
dans leur gravité.On arriva dans
le cabinet du procureur
après avoir
traversé l’antichambre
où étaient les
clercs, et l’étude où
ils auraient dû être:
cette dernière chambre était une sorte de salle noire et meublée
de paperasses. En sortant de l’étude on laissa la cuisine
à droite, et l’on entra dans la salle de réception.Toutes ces pièces qui se commandaient n’inspirèrent point
à Porthos de bonnes idées. Les paroles devaient s’entendre de
loin par toutes ces portes ouvertes; puis, en passant, il avait
jeté un regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il
s’avouait à lui-même, à la honte de la procureuse, et à son
grand regret, à lui, qu’il n’y avait pas vu ce feu, cette animation,
15
ce mouvement qui, au moment d’un bon repas, règnent ordinairement
dans ce sanctuaire de la gourmandise.Le procureur avait sans doute été prévenu de cette visite,
car il ne témoigna aucune surprise à la vue de Porthos, qui
s’avança jusqu’à lui d’un air assez dégagé et le salua courtoisement.—Nous sommes cousins, à ce qu’il paraît, monsieur Porthos?
dit le procureur en se soulevant à la force des bras dans
son fauteuil de canne.Le vieillard, enveloppé d’un grand pourpoint noir où se
perdait son corps fluet, était vert et sec; ses petits yeux gris
brillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa
bouche grimaçante, la seule partie de son visage où la vie fût
demeurée. Malheureusement les jambes commençaient à refuser
le service à toute cette machine osseuse; depuis cinq ou
six mois que cet affaiblissement s’était fait sentir, le digne procureur
était à peu près devenu l’esclave de sa femme.Le cousin fut accepté avec résignation, voilà tout. Maître
Coquenard ingambe eût décliné toute parenté avec M. Porthos.—Oui, monsieur, nous sommes cousins, dit sans se
démonter Porthos, qui, d’ailleurs, n’avait jamais compté être
reçu par le mari avec enthousiasme.—Par les femmes, je crois? dit malicieusement le procureur.Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une
naïveté dont il rit dans sa grosse moustache. Madame Coquenard,
qui savait que le procureur naïf était une variété fort
rare dans l’espèce, sourit un peu et rougit beaucoup.Maître Coquenard avait, dès l’arrivée de Porthos, jeté les
yeux avec inquiétude sur une grande armoire placée en face
de son bureau de chêne. Porthos comprit que cette armoire,
quoiqu’elle ne répondît point par la forme à celle qu’il avait
16
vue dans ses songes, devait être le bienheureux bahut, et
il s’applaudit de ce que la réalité avait six pieds de plus en
hauteur que le rêve.Maître Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations
généalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l’armoire
sur Porthos, il se contenta de dire:—Monsieur notre cousin, avant son départ pour la campagne,
nous fera bien la grâce de dîner une fois avec nous,
n’est-ce pas, madame Coquenard?Cette fois, Porthos reçut le coup en plein estomac et le
sentit; il paraît que madame Coquenard n’y fut pas insensible,
car elle ajouta:—Mon cousin ne reviendra pas s’il trouve que nous le traitons
mal; mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps
à passer à Paris, et par conséquent à nous voir, pour que nous
ne lui demandions pas presque tous les instants dont il peut
disposer jusqu’à son départ.—Oh! mes jambes, mes pauvres jambes! où êtes-vous?
murmura Coquenard.Et il essaya de sourire.Ce secours qui était arrivé à Porthos au moment où il était
attaqué dans ses espérances gastronomiques inspira au mousquetaire
beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse.Bientôt l’heure du dîner arriva. On passa dans la salle
à manger, grande pièce noire qui était située en face de la
cuisine.Les clercs, qui, à ce qu’il paraît, avaient senti dans la maison
des parfums inaccoutumés, étaient d’une exactitude militaire,
et tenaient en main leurs tabourets, tout prêts qu’ils
étaient à s’asseoir. On les voyait d’avance remuer les mâchoires
avec des dispositions effrayantes.—Tudieu! pensa Porthos en jetant un regard sur les
17
trois affamés car le saute-ruisseau n’était pas, comme on le
pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale; tudieu!
à la place de mon cousin je ne garderais pas de pareils
gourmands. On dirait des naufragés qui n’ont pas mangé depuis
six semaines.Maître Coquenard entra, poussé sur son fauteuil à roulettes
par madame Coquenard,
à qui Porthos, à son tour,
vint en aide, pour rouler
son mari jusqu’à la
table.A peine entré,
il remua le nez
et les mâchoires
à l’exemple de ses
clercs.—Oh! oh! dit-il,
voici un potage qui
est engageant!—Que diable
sentent-ils donc
de si extraordinaire
dans ce potage?
dit Porthos à l’aspect d’un bouillon pâle, abondant, mais
parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croûtes nageaient
rares comme les îles d’un archipel.Madame Coquenard sourit, et, sur un signe d’elle, tout le
monde s’assit avec empressement.Maître Coquenard fut le premier servi, puis Porthos; ensuite
madame Coquenard emplit son assiette, et distribua les croûtes
sans bouillon aux clercs impatients.En ce moment la porte de la salle à manger s’ouvrit d’elle-même
18
en criant, et Porthos, à travers les battants entre-bâillés
aperçut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin,
mangeait son pain à la double odeur de la cuisine et de la salle
à manger.Après le potage la servante apporta une poule bouillie, magnificence
qui fit dilater les paupières des convives de telle
façon qu’elles semblaient prêtes à se fendre.—On voit que vous aimez votre famille, madame Coquenard,
dit le procureur avec un sourire presque tragique; voilà
certes une galanterie que vous faites à votre cousin.La pauvre poule était maigre et revêtue d’une de ces grosses
peaux hérissées que les os ne percent jamais malgré leurs
efforts; il fallait qu’on l’eût cherchée bien longtemps avant de la
trouver sur le perchoir où elle s’était retirée pour mourir de
vieillesse.«Diable! pensa Porthos, voilà qui est fort triste; je respecte
la vieillesse, mais j’en fais peu de cas bouillie ou rôtie.»Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était partagée;
mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux
flamboyants, qui dévoraient d’avance cette sublime poule,
objet de ses mépris.Madame Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement
les deux grandes pattes noires, qu’elle plaça sur l’assiette de
son mari; trancha le cou, qu’elle mit avec la tête à part pour
elle-même; leva l’aile pour Porthos, et remit à la servante, qui
venait de l’apporter, l’animal, qui s’en retourna presque intact,
et qui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps
d’examiner les variations que le désappointement amène sur
les visages, selon les caractères et les tempéraments de ceux
qui l’éprouvent.Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son entrée, plat
énorme dans lequel quelques os de mouton, qu’on eût pu, au
19
premier abord, croire accompagnés de viande, faisaient semblant
de se montrer.Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et
les mines lugubres devinrent des visages résignés.Madame Coquenard distribua ces mets aux jeunes gens avec
la modération d’une bonne ménagère.Le tour du vin était venu. Maître Coquenard versa d’une
bouteille de grès
fort exiguë le tiers
d’un verre à chacun des jeunes gens, s’en versa à lui-même
dans des proportions à peu près égales, et la bouteille passa
aussitôt du côté de Porthos et de madame Coquenard.Les jeunes gens remplissaient d’eau ce tiers de vin, puis,
lorsqu’ils avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient
encore, et ils faisaient toujours ainsi; ce qui les amenait à la
fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis
était passée à celle de la topaze brûlée.Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit
20
lorsqu’il sentit sous la table le genou de la procureuse qui
venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort
ménagé, et qu’il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la
terreur des palais exercés.Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.—Mangerez-vous bien de ces fèves, mon cousin Porthos?
dit madame Coquenard de ce ton qui veut dire: «Croyez-moi,
n’en mangez pas.»—Du diable si j’en goûte!... murmura tout bas Porthos.Puis tout haut:—Merci, ma cousine, dit-il, je n’ai plus faim.Il se fit un silence: Porthos ne savait quelle contenance
prendre. Le procureur répéta plusieurs fois:—Ah! madame Coquenard! je vous en fais mon compliment,
votre dîner était un véritable festin; Dieu! ai-je
mangé!Maître Coquenard avait mangé son potage, les pattes noires
de la poule et le seul os de mouton où il y eût un peu de
viande.Porthos crut qu’on le mystifiait, et commença à relever sa
moustache et à froncer le sourcil; mais le genou de madame
Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience.Ce silence et cette interruption de service, qui étaient restés
inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification
terrible pour les clercs; sur un regard du procureur,
accompagné d’un sourire de madame Coquenard, ils se levèrent
lentement de table, plièrent leurs serviettes plus lentement
encore, puis ils saluèrent et partirent.—Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant,
dit gravement le procureur.Les clercs partis, madame Coquenard se leva et tira d’un
buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un
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gâteau qu’elle avait fait elle-même avec des amandes et du
miel.Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu’il voyait trop
de mets; Porthos regarda si le plat de fèves était encore là; le
plat de fèves avait disparu.—Festin décidément, s’écria maître Coquenard en s’agitant
sur sa chaise, véritable festin, epulæ epularum; Lucullus dîne
chez Lucullus.Porthos regarda la bouteille qui était près de lui, et il
espéra qu’avec du vin, du pain et du fromage il dînerait; mais
le vin manquait, la bouteille était vide; monsieur et madame
Coquenard n’eurent point l’air de s’en apercevoir.—C’est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu.Il passa sa langue sur une petite cuillerée de confitures, et
s’englua les dents dans la pâte collante de madame Coquenard.—Maintenant, dit-il, le sacrifice est consommé. Ah! si je
n’avais pas l’espoir de regarder avec madame Coquenard dans
l’armoire de son mari!Maître Coquenard, après les délices d’un pareil repas, qu’il
appelait un excès, éprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos
espérait que la chose aurait lieu séance tenante et dans la
localité même; mais le procureur maudit ne voulut entendre à
rien; il fallut le conduire dans sa chambre, et il cria tant qu’il
ne fut pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour
plus de précaution encore, il posa ses pieds.La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine,
et l’on commença de poser les bases de la réconciliation.—Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine, dit
madame Coquenard.—Merci, dit Porthos, je n’aime pas à abuser; d’ailleurs, il
faut que je songe à cet équipement.22
—C’est vrai, dit la procureuse en gémissant... c’est ce
malheureux équipement.—Hélas! oui, dit Porthos, c’est lui.—Mais de quoi donc se compose l’équipement de votre
corps, monsieur Porthos?—Oh! de bien des choses, dit Porthos; les mousquetaires,
comme vous savez, sont soldats d’élite, et il leur faut beaucoup
d’objets inutiles aux gardes ou aux Suisses.—Mais encore, détaillez-le-moi.—Mais cela peut aller à... dit Porthos, qui aimait mieux
discuter le total que le menu.La procureuse attendait frémissante.—A combien? dit-elle, j’espère bien que cela ne passe point...Elle s’arrêta, la parole lui manquait.—Oh! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq
cents livres; je crois même qu’en y mettant de l’économie,
avec deux mille livres je m’en tirerai.—Bon Dieu, deux mille livres! s’écria-t-elle, mais c’est une
fortune.Porthos fit une grimace des plus significatives, madame
Coquenard la comprit.—Je demande le détail, dit-elle, parce qu’ayant beaucoup
de parents et de pratiques dans le commerce, je serais presque
sûre d’obtenir les choses à cent pour cent au-dessous du prix
où vous les payeriez vous-même.—Ah! ah! fit Porthos, si c’est cela que vous avez voulu
dire!—Oui, cher monsieur Porthos! ainsi ne vous faut-il pas
d’abord un cheval?—Oui, un cheval.—Eh bien! justement j’ai votre affaire.—Ah! dit Porthos rayonnant, voilà donc qui va bien quant
23
à mon cheval; ensuite il me faut le harnachement complet,
qui se compose d’objets qu’un mousquetaire peut seul acheter,
et qui ne montera pas, d’ailleurs, à plus de trois cents livres.—Trois cents livres: alors mettons trois cents livres, dit
la procureuse avec un soupir.Porthos sourit: on se souvient qu’il avait la selle qui lui
venait de Buckingham, c’était donc trois cents livres qu’il
comptait mettre sournoisement dans sa poche.—Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et
ma valise; quant aux armes, il est inutile que vous vous en
préoccupiez, je les ai.—Un cheval pour votre laquais? reprit en hésitant la procureuse;
mais c’est bien grand seigneur, mon ami.—Eh, madame! dit fièrement Porthos, est-ce que je suis un
croquant, par hasard?—Non; je vous disais seulement qu’un joli mulet avait
quelquefois aussi bon air qu’un cheval, et qu’il me semble
qu’en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton...—Va pour un joli mulet, dit Porthos; vous avez raison, j’ai
vu de très grands seigneurs espagnols dont toute la suite était
à mulets. Mais alors, vous comprenez, madame Coquenard, un
mulet avec des panaches et des grelots?—Soyez tranquille, dit la procureuse.—Reste la valise, reprit Porthos.—Oh! que cela ne vous inquiète point, s’écria madame
Coquenard: mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez la
meilleure; il y en a une surtout qu’il affectionnait dans ses
voyages, et qui est grande à tenir un monde.—Elle est donc vide, votre valise? demanda naïvement
Porthos.—Assurément qu’elle est vide, répondit naïvement de son
côté la procureuse.24
—Ah! mais la valise dont j’ai besoin, s’écria Porthos, est
une valise bien garnie, ma chère.Madame Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Molière
n’avait pas encore écrit sa scène de l’Avare. Madame Coquenard
a donc le pas sur Harpagon.Enfin le reste de l’équipement fut successivement débattu
de la même manière; et le résultat de la séance fut que la procureuse
donnerait huit cents livres en argent, et fournirait le
cheval et le mulet qui auraient l’honneur de porter à la gloire
Porthos et Mousqueton.Ces conditions arrêtées, Porthos prit congé de madame
Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les
doux yeux; mais Porthos prétexta les exigences du service, et
il fallut que la procureuse cédât le pas au roi.Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim atroce et de
fort mauvaise humeur. |
SOUBRETTE ET MAITRESSE | Cependant, comme nous l’avons dit, malgré les cris de sa
conscience et les sages conseils d’Athos, d’Artagnan devenait
d’heure en heure plus amoureux de milady; aussi ne manquait-il
pas tous les jours d’aller lui faire une cour à laquelle l’aventureux
Gascon était convaincu qu’elle ne pouvait, tôt ou tard,
manquer de répondre.Un soir qu’il arrivait le nez au vent, léger comme un homme
qui attend une pluie d’or, il rencontra la soubrette sous la
porte cochère; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta
25
point de le toucher en passant, elle lui prit tout doucement la
main.—Bon! fit d’Artagnan, elle est chargée de quelque message
pour moi de la part de sa maîtresse; elle va m’assigner quelque
rendez-vous qu’on n’aura pas osé me donner de vive voix.Et il regarda la belle enfant de l’air le plus vainqueur qu’il
put prendre.—Je voudrais bien vous dire deux mots, monsieur le chevalier...
balbutia la soubrette.—Parle, mon enfant, parle, dit d’Artagnan, j’écoute.—Ici, impossible: ce que j’ai à vous dire est trop long
et surtout trop secret.—Eh bien! mais comment faire alors?—Si monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement
Ketty.—Où tu voudras.—Alors, venez.Et Ketty, qui n’avait point lâché la main de d’Artagnan,
l’entraîna par un petit escalier sombre et tournant et, après lui
avoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte.—Entrez, monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons
seuls et nous pourrons causer.—Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant?
demanda d’Artagnan.—C’est la mienne, monsieur le chevalier; elle communique
avec celle de ma maîtresse par cette porte. Mais soyez tranquille,
elle ne pourra entendre ce que nous dirons; jamais elle ne se
couche avant minuit.D’Artagnan jeta un coup d’œil autour de lui. La petite
chambre était charmante de goût et de propreté; mais, malgré
lui, ses yeux se fixèrent sur cette porte que Ketty lui avait dit
conduire à la chambre de milady.26
Ketty devina ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme,
et poussa un soupir.—Vous aimez donc bien ma maîtresse, monsieur le chevalier!
dit-elle.—Oh! plus que je ne puis dire! Ketty, j’en suis fou!Ketty poussa un second soupir.—Hélas! monsieur, dit-elle, c’est bien dommage!—Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux? demanda
d’Artagnan.—C’est que, monsieur, reprit Ketty, ma maîtresse ne vous
aime pas du tout.—Hein! fit d’Artagnan, t’aurait-elle chargée de me le dire?—Oh! non pas, monsieur! mais c’est moi qui, par intérêt
pour vous, ai pris la résolution de vous le dire.—Merci, ma bonne Ketty, mais de l’intention seulement,
car la confidence, tu en conviendras, n’est point agréable.—C’est-à-dire que vous ne croyez point à ce que je vous ai
dit, n’est-ce pas?—On a toujours peine à croire de pareilles choses, ne fût-ce
que par amour-propre.—Donc, vous ne me croyez pas?—J’avoue que jusqu’à ce que tu daignes me donner quelque
preuve de ce que tu avances...—Que dites-vous de celle-ci?Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.—Pour moi? dit d’Artagnan en s’emparant vivement de la
lettre.—Non, pour un autre.—Pour un autre?—Oui.—Son nom, son nom! s’écria d’Artagnan.—Voyez l’adresse.27
—M. le comte de Wardes.Le souvenir de la scène de Saint-Germain se présenta aussitôt
à l’esprit du présomptueux Gascon; par un mouvement
rapide comme la pensée, il
déchira l’enveloppe malgré le
cri que poussa Ketty en voyant
ce qu’il allait faire, ou plutôt
ce qu’il faisait.—Oh! mon Dieu!
monsieur le chevalier,
dit-elle, que faites vous?—Moi, rien! dit d’Artagnan.
et il lut: «Vous
n’avez pas répondu
à mon premier billet;
êtes-vous donc
souffrant, ou bien
auriez-vous oublié
quels yeux vous
me fîtes au bal de
madame de Guise?
Voici l’occasion,
comte! ne la laissez
pas échapper.»
D’Artagnan pâlit.—Pauvre cher
monsieur d’Artagnan! dit
Ketty d’une voix pleine de
compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.—Tu me plains, bonne petite! dit d’Artagnan.—Oh! oui, de tout mon cœur! car je sais ce que c’est que
l’amour, moi!28
—Tu sais ce que c’est que l’amour? dit d’Artagnan la
regardant pour la première fois avec une certaine attention.—Hélas! oui.—Eh bien! au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien
mieux de m’aider à me venger de ta maîtresse.—Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer?—Je voudrais triompher d’elle, supplanter mon rival.—Je ne vous aiderai jamais à cela, monsieur le chevalier!
dit vivement Ketty.—Et pourquoi cela? demanda d’Artagnan.—Pour deux raisons.—Lesquelles?—La première, c’est que jamais ma maîtresse ne vous
aimera.—Qu’en sais-tu?—Vous l’avez blessée au cœur.—Moi! en quoi puis-je l’avoir blessée, moi qui, depuis que
je la connais, vis à ses pieds comme un esclave; parle, je t’en
prie.—Je n’avouerais jamais cela qu’à l’homme... qui lirait
jusqu’au fond de mon âme!D’Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune
fille était d’une fraîcheur et d’une beauté que bien des duchesses
eussent achetées de leur couronne.—Ketty, dit-il, je lirai jusqu’au fond de ton âme quand tu
voudras; qu’à cela ne tienne, ma chère enfant.Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant
devint rouge comme une cerise.—Oh non! s’écria Ketty, vous ne m’aimez pas! c’est ma
maîtresse que vous aimez, vous me l’avez dit tout à l’heure.—Et cela t’empêche-t-il de me faire connaître la seconde
raison?29
—La seconde raison, monsieur le chevalier, reprit Ketty
enhardie par le baiser d’abord et ensuite par l’expression des
yeux du jeune homme, c’est qu’en amour chacun pour soi.Alors seulement d’Artagnan se rappela les coups d’œil
languissants de Ketty, ses rencontres dans l’antichambre, sur
l’escalier, dans le corridor, ses frôlements de main chaque fois
qu’elle le rencontrait, et ses soupirs étouffés; mais, absorbé
par le désir de plaire à la grande dame, il avait dédaigné la
soubrette: qui chasse l’aigle ne s’inquiète point du passereau.Mais cette fois notre Gascon vit d’un seul coup d’œil tout le
parti qu’on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d’avouer
d’une façon si naïve ou si effrontée: interception des lettres
adressées au comte de Wardes, intelligences dans la place,
entrée à toute heure dans la chambre de Ketty, contiguë à
celle de sa maîtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait
déjà en idée la pauvre fille pour obtenir milady de gré ou de
force.—Eh bien! dit-il à la jeune fille, veux-tu, ma chère Ketty,
que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes?—De quel amour? demanda la jeune fille.—De celui que je suis tout prêt à ressentir pour toi.—Et quelle est cette preuve?—Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je
passe ordinairement avec ta maîtresse?—Oh! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers!—Eh bien! ma chère enfant, dit d’Artagnan en s’établissant
dans un fauteuil, viens çà que je te dise que tu es la plus jolie
soubrette que j’aie jamais vue!Et il le lui dit tant et si bien que la pauvre enfant, qui ne
demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au
grand étonnement de d’Artagnan, la jolie Ketty se défendait
avec une certaine résolution.30
Le temps passe vite, lorsqu’il se passe en attaques et en
défenses.Minuit sonna, et l’on entendit presque en même temps
retentir la sonnette dans la chambre de milady.—Grand Dieu! s’écria Ketty, voici ma maîtresse qui m’appelle!
Partez, partez vite!D’Artagnan se leva, prit son chapeau
comme s’il avait l’intention
d’obéir; puis, ouvrant vivement
la porte d’une grande
armoire au lieu
d’ouvrir celle de
l’escalier, il se
blottit dedans au
milieu des robes
et des peignoirs
de milady.—Que faites-vous
donc? s’écria
Ketty.D’Artagnan, qui
d’avance avait pris
la clé, s’enferma
dans son armoire
sans répondre.—Eh bien! cria milady d’une voix aigre, dormez-vous donc
que vous ne venez pas quand je sonne?Et d’Artagnan entendit qu’on ouvrait violemment la porte
de communication.—Me voici, milady, me voici, s’écria Ketty en s’élançant à
la rencontre de sa maîtresse.Toutes deux rentrèrent dans la chambre à coucher, et,
31
comme la porte de communication resta ouverte, d’Artagnan
put entendre quelque temps encore milady gronder sa suivante;
puis enfin elle s’apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis
que Ketty accommodait sa maîtresse.—Eh bien! dit milady, je n’ai pas vu notre Gascon ce soir?—Comment, madame, dit Ketty, il n’est pas venu! Serait-il
volage avant d’être heureux?—Oh non! il faut qu’il ait été empêché par M. de Tréville ou
par M. des Essarts. Je m’y connais, Ketty, et je le tiens, celui-là.—Qu’en fera madame?—Ce que j’en ferai!... Sois tranquille, Ketty, il y a entre
cet homme et moi une chose qu’il ignore... il a manqué me
faire perdre mon crédit près de Son Éminence... Oh! je me
vengerai!—Je croyais que madame l’aimait?—Moi, l’aimer! je le déteste! Un niais, qui tient la vie de
lord Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me
fait perdre trois cent mille livres de rente!—C’est vrai, dit Ketty, votre fils était le seul héritier de son
oncle, et jusqu’à sa majorité vous auriez eu la jouissance de sa
fortune.D’Artagnan frissonna jusqu’à la moelle des os en entendant
cette suave créature lui reprocher, avec cette voix stridente
qu’elle avait tant de peine à cacher dans sa conversation, de
n’avoir pas tué un homme qu’il l’avait vu combler d’amitié.—Aussi, continua milady, je me serais déjà vengée sur
lui-même si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m’avait recommandé
de le ménager.—Oh oui! Mais madame n’a point ménagé cette petite
femme qu’il aimait.—Oh! la mercière de la rue des Fossoyeurs: est-ce qu’il
n’a pas déjà oublié qu’elle existait? La belle vengeance, ma foi!32
Une sueur froide coulait sur le front de d’Artagnan: c’était
donc un monstre que cette femme.Il se remit à écouter, mais malheureusement la toilette
était finie.—C’est bien, dit milady, rentrez chez vous, et demain
tâchez enfin d’avoir une réponse à cette lettre que je vous ai
donnée.—Pour M. de Wardes? dit Ketty.—Sans doute, pour M. de Wardes.—En voilà un, dit Ketty, qui m’a bien l’air d’être tout le
contraire de ce pauvre M. d’Artagnan.—Sortez, mademoiselle, dit milady, je n’aime pas les
commentaires.D’Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit
de deux verrous que mettait milady afin de s’enfermer chez
elle; de son côté, mais le plus doucement qu’elle put, Ketty
donna à la porte un tour de clef; d’Artagnan alors poussa la
porte de l’armoire.—O mon Dieu! dit tout bas Ketty, qu’avez-vous? et comme
vous êtes pâle?—L’abominable créature! murmura d’Artagnan.—Silence! silence! sortez, dit Ketty; il n’y a qu’une cloison
entre ma chambre et celle de milady, on entend de l’une
tout ce qui se dit dans l’autre!—C’est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit
d’Artagnan.—Comment! fit Ketty en rougissant.—Ou du moins que je sortirai... plus tard.Et il attira Ketty à lui; il n’y avait plus moyen de résister,
la résistance fait tant de bruit! aussi Ketty céda.C’était un mouvement de vengeance contre milady. D’Artagnan
trouva qu’on avait raison de dire que la vengeance est
33
le plaisir des dieux. Aussi, avec un peu de cœur, d’Artagnan
se serait-il contenté de cette nouvelle conquête; mais d’Artagnan
n’avait que de l’ambition et de l’orgueil.Cependant, il faut le dire à sa louange, le premier emploi
qu’il avait fait de son influence sur Ketty avait été d’essayer de
savoir d’elle ce qu’était devenue madame Bonacieux; mais la
pauvre fille jura sur le crucifix à d’Artagnan qu’elle l’ignorait
complètement, sa maîtresse ne laissant jamais pénétrer que la
moitié de ses secrets; seulement, elle croyait pouvoir répondre
qu’elle n’était pas morte. Quant à la cause qui avait manqué
faire perdre à milady son crédit près du cardinal, Ketty n’en
savait pas davantage; mais, cette fois, d’Artagnan était plus
avancé qu’elle: comme il avait aperçu milady sur un bâtiment
consigné au moment où lui quittait l’Angleterre, il se doutait
qu’il était sans doute question des ferrets. Mais ce qu’il y avait
de plus clair dans tout cela, c’est que la haine véritable, la
haine profonde, la haine invétérée de milady lui venait de ce
qu’il n’avait pas tué son beau-frère.D’Artagnan retourna le lendemain chez milady. Milady étant
de fort méchante humeur, d’Artagnan se douta que c’était le
défaut de réponse de M. de Wardes qui l’agaçait ainsi. Ketty
entra; mais milady la reçut fort durement. Un coup d’œil
qu’elle lança à d’Artagnan voulait dire: «Vous voyez ce que je
souffre pour vous.»Cependant vers la fin de la soirée, la belle lionne s’adoucit,
elle écouta en souriant les doux propos de d’Artagnan, elle lui
donna même sa main à baiser.D’Artagnan sortit ne sachant plus que penser: mais comme
c’était un garçon à qui on ne faisait pas facilement perdre la
tête, tout en continuant sa cour à milady il avait combiné
un petit plan.Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il monta chez
34
elle. Ketty avait été fort grondée, on l’avait accusée de négligence.
Milady ne comprenait rien au silence du comte de
Wardes, et elle lui avait ordonné d’entrer chez elle à neuf
heures du matin pour y prendre une troisième lettre.D’Artagnan fit promettre à Ketty de lui apporter chez lui
cette lettre le lendemain matin; la pauvre fille promit tout ce
que voulut son amant: elle était folle.Les choses se passèrent comme la veille: d’Artagnan s’enferma
dans son armoire, milady appela, fit sa toilette, renvoya
Ketty et referma sa porte. Comme la veille d’Artagnan
ne rentra chez lui qu’à cinq heures du matin.A onze heures, il vit arriver Ketty; elle tenait à la main
un nouveau billet de milady. Cette fois, la pauvre enfant
n’essaya même pas de le disputer à d’Artagnan; elle le laissa
faire; elle appartenait corps et âme à son beau soldat.D’Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit:«Voilà la troisième fois que je vous écris pour vous dire
que je vous aime. Prenez garde que je ne vous écrive une quatrième
pour vous dire que je vous déteste. Si vous vous repentez
de la façon dont vous avez agi avec moi, la jeune fille qui vous
remettra ce billet vous dira de quelle manière un galant homme
peut obtenir son pardon.»D’Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en lisant ce billet.—Oh! vous l’aimez toujours! dit Ketty, qui n’avait pas
détourné un instant les yeux du visage du jeune homme.—Non, Ketty, tu te trompes, je ne l’aime plus; mais je
veux me venger de ses mépris.—Oui, je connais votre vengeance; vous me l’avez dite.—Que t’importe, Ketty! tu sais bien que c’est toi seule que
j’aime.35
—Comment peut-on savoir cela?—Par le mépris que je ferai d’elle.Ketty soupira.D’Artagnan prit une plume et écrivit:«Madame, jusqu’ici j’avais douté que ce fût bien à moi que
vos deux premiers billets eussent été adressés, tant je me croyais
indigne d’un pareil honneur; d’ailleurs j’étais si souffrant, que
j’eusse en tout cas hésité à y répondre.
»Mais aujourd’hui il faut bien que je croie à l’excès de
vos bontés, puisque non seulement votre lettre, mais encore
votre suivante, m’affirment que j’ai le bonheur d’être aimé de
vous.
»Elle n’a pas besoin de me dire de quelle manière un galant
homme peut obtenir son pardon. J’irai donc vous demander le
mien ce soir à onze heures. Tarder d’un jour serait à mes yeux
maintenant, vous faire une nouvelle offense.
»Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
»Comte DE WARDES.»Ce billet était d’abord un faux, c’était ensuite une indélicatesse;
c’était même, au point de vue de nos mœurs actuelles,
quelque chose comme une infamie; mais on se ménageait
moins à cette époque qu’on ne le fait aujourd’hui. D’ailleurs
d’Artagnan, par ses propres aveux, savait milady coupable de
trahison à des chefs plus importants, et il n’avait pour elle
qu’une estime fort mince.L’intention de d’Artagnan était bien simple: par la chambre
de Ketty il arrivait à celle de sa maîtresse; il profitait du premier
moment de surprise, de honte, de terreur pour triompher
d’elle; peut-être aussi échouerait-il, mais il fallait bien
donner quelque chose au hasard. Dans huit jours la campagne
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s’ouvrait, et il fallait partir: d’Artagnan n’avait pas le temps
de filer le parfait amour.—Tiens, dit le jeune homme en remettant à Ketty le billet
tout cacheté, donne cette lettre à milady; c’est la réponse de
M. de Wardes.La pauvre Ketty devint pâle comme la mort, elle se doutait
de ce que contenait le billet.—Écoute, ma chère enfant,
lui dit d’Artagnan,
tu comprends qu’il
faut que tout cela
finisse d’une façon
ou de l’autre; milady
peut découvrir
que tu as remis
le premier billet
à mon valet,
au lieu de le remettre
au valet du
comte; que c’est
moi qui ai décacheté
les autres qui
devaient être décachetés
par M. de
Wardes; alors milady
te chasse, et, tu la connais, ce n’est pas une femme à borner
là sa vengeance.—Hélas! dit Ketty, pour qui me suis-je exposée à tout cela?—Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune
homme, aussi je t’en suis bien reconnaissant, je te le jure.—Mais enfin, que contient votre billet?—Milady te le dira.37
—Ah! vous ne m’aimez pas! s’écria Ketty, et je suis bien
malheureuse!A ce reproche il y a une réponse à laquelle les femmes se
trompent toujours; d’Artagnan répondit de manière que Ketty
demeurât dans la plus grande erreur.Cependant elle pleura beaucoup avant de se décider à
remettre cette lettre à milady; mais enfin elle se décida, c’était
tout ce que voulait d’Artagnan.D’ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure
de chez sa maîtresse, et qu’en sortant de chez sa maîtresse il
monterait chez elle.Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty. |
OU IL EST TRAITÉ DE L’ÉQUIPEMENT D’ARAMIS | Depuis que les quatre amis étaient chacun à la chasse de son
équipement, il n’y avait plus entre eux de réunion arrêtée.
On dînait les uns sans les autres, où l’on se trouvait, ou plutôt
où l’on pouvait. Le service, de son côté, prenait aussi sa
part de ce temps précieux, qui s’écoulait si vite. Seulement on
était convenu de se trouver une fois la semaine, vers une
heure, au logis d’Athos, attendu que ce dernier, selon le serment
qu’il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.C’était le jour même où Ketty était venue trouver d’Artagnan
chez lui, jour de réunion.A peine Ketty fut-elle sortie, que d’Artagnan se dirigea vers
la rue Férou.Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait
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quelques velléités de revenir à la soutane. Athos, selon ses
habitudes, ne le dissuadait ni ne l’encourageait. Athos était pour
qu’on laissât à chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais
de conseils qu’on ne les lui demandât. Encore fallait-il les lui
demander deux fois.—En général, on ne demande de conseils, disait-il, que pour
ne les pas suivre; ou, si on les a suivis, que pour avoir quelqu’un
à qui l’on puisse faire le reproche de les avoir donnés.Porthos arriva un instant après d’Artagnan. Les quatre amis
se trouvaient donc réunis.Les quatre visages exprimaient quatre sentiments différents:
celui de Porthos la tranquillité, celui de d’Artagnan l’espoir,
celui d’Aramis l’inquiétude, celui d’Athos l’insouciance.Au bout d’un instant de conversation dans lequel Porthos
laissa entrevoir qu’une personne haut placée avait bien voulu
se charger de le tirer d’embarras, Mousqueton entra.Il venait prier Porthos de passer à son logis, où, disait-il d’un
air fort piteux, sa présence était urgente.—Sont-ce mes équipages? demanda Porthos.—Oui et non, répondit Mousqueton.—Mais enfin, ne peux-tu dire?...—Venez, monsieur.Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.Un instant après, Bazin apparut au seuil de la porte.—Que me voulez-vous, mon ami? dit Aramis avec cette
douceur de langage que l’on remarquait en lui chaque fois que
ses idées le ramenaient vers l’Église.—Un homme attend monsieur à la maison, répondit Bazin.—Un homme! quel homme?—Un mendiant.—Faites-lui l’aumône, Bazin, et dites-lui de prier pour un
pauvre pécheur.39
—Ce mendiant veut à toute force vous parler, et prétend
que vous serez bien aise de le voir.—N’a-t-il rien dit de particulier pour moi?—Si fait. «Si monsieur Aramis, a-t-il dit, hésite à me venir
trouver, vous lui annoncerez que j’arrive de Tours.»—De Tours? s’écria Aramis; messieurs, mille pardons, mais
sans doute cet homme m’apporte des nouvelles que j’attendais.Et se levant aussitôt, il s’éloigna rapidement.Restèrent Athos et d’Artagnan.—Je crois que ces gaillards-là ont trouvé leur affaire. Qu’en
pensez-vous, d’Artagnan? dit Athos.—Je sais que Porthos était en bon train, dit d’Artagnan; et
quant à Aramis, à vrai dire, je n’en ai jamais été sérieusement
inquiet: mais vous, mon cher Athos, vous qui avez si généreusement
distribué les pistoles de l’Anglais qui étaient votre bien
légitime, qu’allez-vous faire?—Je suis fort content d’avoir tué ce drôle, vu que c’est
pain bénit que de tuer un Anglais; mais si j’avais empoché ses
pistoles, elles me pèseraient comme un remords.—Allons donc, mon cher Athos! vous avez vraiment des
idées inconcevables.—Passons, passons! Que me disait donc M. de Tréville, qui
me fit l’honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces
Anglais suspects que protège le cardinal?—C’est-à-dire que je hante une Anglaise, celle dont je vous
ai parlé.—Ah! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai
donné des conseils que naturellement vous vous êtes bien gardé
de suivre.—Je vous ai donné mes raisons.—Oui; vous voyez là votre équipement, je crois, à ce que
vous m’avez dit.40
—Point du tout! j’ai acquis la certitude que cette femme
était pour quelque chose dans l’enlèvement de madame Bonacieux.—Oui, et je comprends; pour retrouver une femme, vous
faites la cour à une autre: c’est le chemin le plus long, mais le
plus amusant.D’Artagnan fut sur le point de tout raconter à Athos; mais
un point l’arrêta: Athos était un gentilhomme sévère sur le
point d’honneur, et il y avait, dans tout ce petit plan que notre
amoureux avait arrêté à l’endroit de milady, certaines choses
qui, d’avance, il en était sûr, n’obtiendraient pas l’assentiment
du puritain; il préféra donc garder le silence, et comme Athos
était l’homme le moins curieux de la terre, les confidences de
d’Artagnan en étaient restées là.Nous quitterons donc les deux amis, qui n’avaient rien de
bien important à se dire, pour suivre Aramis.A cette nouvelle, que l’homme qui voulait lui parler arrivait
de Tours, nous avons vu avec quelle rapidité le jeune homme
avait suivi ou plutôt devancé Bazin; il ne fit donc qu’un saut de
la rue Férou à la rue de Vaugirard.En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de
petite taille, aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.—C’est vous qui me demandez? dit le mousquetaire.—C’est-à-dire que je demande monsieur Aramis: est-ce
vous qui vous appelez ainsi?—Moi-même: vous avez quelque chose à me remettre?—Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodé.—Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et
en ouvrant un petit coffret de bois d’ébène incrusté de nacre;
le voici, tenez.—C’est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais.En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait
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à son maître, avait réglé son pas sur le sien, et était arrivé
presque en même temps que lui; mais cette célérité ne lui
servit pas à grand’chose; sur l’invitation du mendiant, son
maître lui fit signe de se retirer, et force lui fut d’obéir.Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de
lui, afin d’être sûr que personne ne pouvait ni le voir ni l’entendre,
et ouvrant sa veste en haillons mal serrée par une ceinture
de cuir, il se mit à découdre le haut de son pourpoint,
d’où il tira une lettre.Aramis jeta un cri de joie à la vue du cachet, baisa l’écriture,
et avec un respect presque religieux, il ouvrit l’épître qui
contenait ce qui suit:«Ami, le sort veut que nous soyons séparés quelque temps
encore; mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus
sans retour. Faites votre devoir au camp; je fais le mien autre
part. Prenez ce que le porteur vous remettra; faites la campagne
en beau et bon gentilhomme, et pensez à moi, qui baise
tendrement vos yeux noirs.
»Adieu, ou plutôt au revoir.»Le mendiant décousait toujours; il tira une à une de ses
sales habits cent cinquante doubles pistoles d’Espagne, qu’il
aligna sur la table; puis il ouvrit la porte, salua et partit
avant que le jeune homme, stupéfait, eût osé lui adresser une
parole.Aramis alors relut la lettre, et s’aperçut que cette lettre
avait un post-scriptum:«P.-S.—Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est
comte et grand d’Espagne.»—Rêves dorés! s’écria Aramis. Oh! la belle vie! oui, nous
sommes jeunes! oui, nous aurons encore des jours heureux!
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Oh! à toi, à toi, mon amour, mon sang, ma vie! tout, tout, ma
belle maîtresse!Et il baisait la lettre avec passion, sans même regarder l’or
qui étincelait sur la
table.Bazin gratta à la
porte; Aramis n’avait
plus de raison pour le
tenir à distance; il lui
permit d’entrer.Bazin resta stupéfait
à la vue de cet or,
et oublia qu’il venait
annoncer d’Artagnan,
qui, curieux de savoir
ce que c’était que le
mendiant, venait chez
Aramis en sortant
de chez Athos.Or, comme
d’Artagnan ne se
gênait pas avec
Aramis, voyant
que Bazin oubliait
de l’annoncer, il
s’annonça lui-même.—Ah diable! mon cher Aramis, dit d’Artagnan, si ce sont
là les pruneaux qu’on vous envoie de Tours, vous en ferez mon
compliment au jardinier qui les récolte.—Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret:
c’est mon libraire qui vient de m’envoyer le prix de ce
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poème en vers d’une syllabe que j’avais commencé là-bas.—Ah! vraiment! dit d’Artagnan, eh bien! votre libraire
est généreux, mon cher Aramis, voilà tout ce que je puis dire.—Comment, monsieur! s’écria Bazin, un poème se vend si
cher! c’est incroyable! Oh! monsieur! vous faites tout ce que
vous voulez, vous pouvez devenir l’égal de M. de Voiture et de
M. de Benserade. J’aime encore cela, moi. Un poète, c’est presque
un abbé. Ah! monsieur Aramis! mettez-vous donc poète,
je vous en prie.—Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous
mêlez à la conversation.Bazin comprit qu’il était dans son tort; il baissa la tête, et
sortit.—Ah! dit d’Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions
au poids de l’or: vous êtes bien heureux, mon ami;
mais prenez garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de
votre casaque, et qui est sans doute aussi de votre libraire.Aramis renfonça sa lettre et reboutonna son pourpoint.—Mon cher d’Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez
bien, aller trouver nos amis; et puisque je suis riche, nous
recommencerons aujourd’hui à dîner ensemble en attendant
que vous soyez riches à votre tour.—Ma foi! dit d’Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps
que nous n’avons fait un dîner convenable; et comme j’ai
pour mon compte une expédition hasardeuse à faire ce soir,
je ne serais pas fâché, je l’avoue, de me monter un peu la tête
avec quelques bouteilles de vieux bourgogne.—Va pour le vieux bourgogne; je ne le déteste pas non plus,
dit Aramis, auquel la vue de l’or avait enlevé comme avec la
main ses idées de retraite.Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche
pour répondre aux besoins du moment, il enferma les autres
44
dans le coffre d’ébène incrusté de nacre, où était déjà le fameux
mouchoir qui lui avait servi de talisman.Les deux amis se rendirent d’abord chez Athos, qui, fidèle au
serment qu’il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire
apporter à dîner chez lui: comme il entendait à merveille les
détails gastronomiques, d’Artagnan et Aramis ne firent aucune
difficulté de lui abandonner ce soin important.Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue
du Bac, ils rencontrèrent Mousqueton, qui, d’un air piteux,
chassait devant lui un mulet et un cheval.D’Artagnan poussa un cri de surprise qui n’était pas exempt
d’un mélange de joie.—Ah! mon cheval jaune! s’écria-t-il. Aramis, regardez ce
cheval!—Oh! l’affreux roussin! dit Aramis.—Eh bien! mon cher, reprit d’Artagnan, c’est le cheval sur
lequel je suis venu à Paris.—Comment, monsieur connaît ce cheval? dit Mousqueton.—Il est d’une couleur originale, fit Aramis, c’est le seul que
j’aie jamais vu de ce poil-là.—Je le crois bien, reprit d’Artagnan, aussi je l’ai vendu
trois écus, et il faut bien que ce soit ce poil, car la carcasse
ne vaut certes pas dix-huit livres. Mais comment ce cheval se
trouve-t-il entre tes mains, Mousqueton?—Ah! dit le valet, ne m’en parlez pas, monsieur, c’est un
affreux tour du mari de notre duchesse.—Comment cela, Mousqueton!—Oui, nous sommes vus d’un très bon œil par une femme
de qualité, la duchesse de...; mais, pardon! mon maître m’a
recommandé d’être discret: elle nous avait forcés d’accepter
un petit souvenir, un magnifique genêt d’Espagne et un mulet
andalou, que c’était merveilleux à voir; le mari a appris la chose
45
il a confisqué au passage les deux magnifiques bêtes qu’on
nous envoyait et il leur a substitué ces horribles animaux.—Que tu lui ramènes?
dit d’Artagnan.—Justement! reprit
Mousqueton; vous comprenez
que nous ne
pouvons point
accepter de pareilles
montures
en échange de
celles que l’on
nous avait promises.—Non, pardieu, quoique j’eusse voulu voir Porthos sur mon
cheval jaune; cela m’aurait donné une idée de ce que j’étais
46
moi-même quand je suis arrivé à Paris. Mais que nous ne
t’arrêtions pas, Mousqueton; va faire la commission de ton
maître, va. Est-il chez lui?—Oui, monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez!Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins,
tandis que les deux amis allaient sonner à la porte de
l’infortuné Porthos. Celui-ci les avait vus traversant la cour,
et il n’avait garde d’ouvrir. Ils sonnèrent donc inutilement.Cependant Mousqueton continuait sa route, et, traversant
le Pont-Neuf, chassant toujours devant lui ses deux haridelles,
il atteignit la rue aux Ours. Arrivé là, il attacha, selon les ordres
de son maître, cheval et mulet au marteau de la porte du procureur;
puis, sans s’inquiéter de leur sort futur, il s’en revint
trouver Porthos et lui annonça que sa commission était faite.Au bout d’un certain temps, les deux malheureuses bêtes,
qui n’avaient pas mangé depuis le matin, firent un tel bruit en
soulevant et en laissant retomber le marteau de la porte, que le
procureur ordonna à son saute-ruisseau d’aller s’informer dans
le voisinage à qui appartenaient ce cheval et ce mulet.Madame Coquenard reconnut son présent, et ne comprit
rien d’abord à cette restitution; mais bientôt la visite de Porthos
l’éclaira. Le courroux qui brillait dans les yeux du mousquetaire,
malgré la contrainte qu’il s’imposait, épouvanta la
sensible amante. En effet, Mousqueton n’avait point caché à son
maître qu’il avait rencontré d’Artagnan et Aramis, et que
d’Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet béarnais
sur lequel il était venu à Paris, et qu’il avait vendu trois
écus.Porthos sortit après avoir donné rendez-vous à la procureuse
dans le cloître Saint-Magloire. Le procureur, voyant que
Porthos partait, l’invita à dîner, invitation que le mousquetaire
refusa avec un air plein de majesté.47
Madame Coquenard se rendit toute tremblante au cloître
Saint-Magloire, car elle devinait les reproches qui l’y attendaient;
mais elle était fascinée par les grandes façons de Porthos.Tout ce qu’un homme blessé dans son amour-propre peut
laisser tomber d’imprécations
et de reproches sur la tête
d’une femme, Porthos le laissa
tomber sur la tête courbée de
sa procureuse.—Hélas! dit-elle, j’ai fait
pour le mieux. Un de
nos clients est marchand
de chevaux, il
devait de l’argent à
l’étude, et s’est montré
récalcitrant. J’ai pris ce
mulet et ce cheval
pour ce qu’il nous
devait; il m’avait
promis deux montures
royales.—Eh bien! madame,
dit Porthos,
s’il vous devait cinq
écus, votre maquignon
est un voleur.—Il n’est pas
défendu de chercher le bon marché, monsieur Porthos, dit la
procureuse cherchant à s’excuser.—Non, madame, mais ceux qui cherchent le bon marché
doivent permettre aux autres de chercher des amis plus
généreux.48
Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se
retirer.—Monsieur Porthos! monsieur Porthos! s’écria la procureuse,
j’ai tort, je le reconnais, je n’aurais pas dû marchander
quand il s’agissait d’équiper un cavalier comme vous!Porthos, sans répondre, fit un second pas de retraite.La procureuse crut le voir dans un nuage étincelant tout
entouré de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs
d’or sous les pieds.—Arrêtez, au nom du ciel! monsieur Porthos, s’écria-t-elle,
arrêtez et causons.—Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.—Mais, dites-moi, que me demandez-vous?—Rien, car cela revient au même que si je vous demandais
quelque chose.La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l’élan
de sa douleur, elle s’écria:—Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi;
sais-je ce que c’est qu’un cheval? sais-je ce que c’est que des
harnais?—Il fallait vous en rapporter à moi, qui m’y connais,
madame; mais vous avez voulu ménager, et, par conséquent,
prêter à usure.—C’est un tort, monsieur Porthos, et je le réparerai, sur
ma parole d’honneur.—Et comment cela? demanda le mousquetaire.—Écoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de
Chaulnes, qui l’a mandé. C’est pour une consultation qui durera
deux heures au moins, venez, nous serons seuls, et nous ferons
nos comptes.—A la bonne heure! voilà qui est parler, ma chère!—Vous me pardonnerez?49
—Nous verrons, dit majestueusement Porthos.Et tous deux se séparèrent en disant: «A ce soir.»—Diable! pensa Porthos en s’éloignant, il me semble que
je me rapproche enfin du bahut de maître Coquenard. |
LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS | Ce soir,—si impatiemment attendu par Porthos et par
d’Artagnan, arriva enfin.D’Artagnan, comme d’habitude, se présenta vers les neuf
heures chez milady. Il la trouva d’une humeur charmante;
jamais elle ne l’avait si bien reçu. Notre Gascon vit du premier
coup d’œil que son billet avait été remis, et ce billet faisait
son effet.Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maîtresse lui fit
une mine charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire;
mais, hélas! la pauvre fille était si triste, qu’elle ne s’aperçut
même pas de la bienveillance de milady.D’Artagnan regardait l’une après l’autre ces deux femmes,
et il était forcé d’avouer, à part lui, que la nature s’était trompée
en les formant: à la grande dame elle avait donné une âme
vénale et vile, à la soubrette elle avait donné le cœur d’une
duchesse.A dix heures milady commença à paraître inquiète, d’Artagnan
comprit ce que cela voulait dire; elle regardait la pendule,
se levait, se rasseyait, souriait à d’Artagnan d’un air qui
voulait dire: «Vous êtes fort aimable sans doute, mais vous
seriez charmant si vous partiez!»D’Artagnan se leva, prit son chapeau; milady lui donna sa
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main à baiser; le jeune homme sentit qu’elle la lui serrait et
comprit que c’était par un sentiment non pas de coquetterie,
mais de reconnaissance à cause de son départ.—Elle l’aime diablement, murmura-t-il. Puis il sortit.Cette fois Ketty ne l’attendait
aucunement, ni dans
l’antichambre, ni dans le
corridor, ni sous
la grande porte. Il
fallut que d’Artagnan
trouvât tout
seul l’escalier et
la petite chambre.
Ketty était assise
la tête cachée dans
ses mains, et pleurait.Elle entendit
entrer d’Artagnan,
mais elle ne releva
point la tête; le
jeune homme alla
à elle et lui prit les
mains, alors elle
éclata en sanglots.Comme l’avait
présumé d’Artagnan,
milady, en recevant la lettre, avait, dans le délire de sa
joie, tout dit à sa suivante; puis, en récompense de la manière
dont cette fois elle avait fait sa commission, elle lui
avait donné une bourse.Ketty, en rentrant chez elle, avait jeté la bourse dans un
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coin, où elle était restée tout ouverte, dégorgeant trois ou
quatre pièces d’or sur le tapis.La pauvre fille, aux caresses de d’Artagnan, releva la tête.
D’Artagnan lui-même fut effrayé du bouleversement de son
visage; elle joignit les mains d’un air suppliant, mais sans
oser dire une parole.Si peu sensible que fût le cœur de d’Artagnan, il se sentit
attendri de cette douleur muette; mais il tenait trop à ses projets
et surtout à celui-ci, pour rien changer au programme
qu’il avait fait d’avance. Il ne laissa donc à Ketty aucun espoir
de le fléchir, seulement il lui présenta son action comme une
simple vengeance. Cette vengeance, au reste, devenait d’autant
plus facile, que milady, sans doute pour cacher sa rougeur à
son amant, avait recommandé à Ketty d’éteindre toutes les
lumières dans l’appartement, et même dans sa chambre, à
elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir, toujours dans
l’obscurité.Au bout d’un instant on entendit milady qui rentrait dans
sa chambre. D’Artagnan s’élança aussitôt dans son armoire.
A peine y était-il blotti que la sonnette se fit entendre. Ketty
entra chez sa maîtresse, et ne laissa point la porte ouverte;
mais la cloison était si mince, que l’on entendait à peu près
tout ce qui se disait entre les deux femmes.Milady semblait ivre de joie, elle se faisait répéter par Ketty
les moindres détails de la prétendue entrevue de la soubrette
avec de Wardes, comment il avait reçu sa lettre, comment il
avait répondu, quelle était l’expression de son visage, s’il paraissait
bien amoureux; et à toutes ces questions la pauvre Ketty,
forcée de faire bonne contenance, répondait d’une voix étouffée
dont sa maîtresse ne remarquait même pas l’accent douloureux,
tant le bonheur est égoïste.Enfin, comme l’heure de son entretien avec le comte
52
s’approchait, milady fit, en effet, tout éteindre chez elle, et
ordonna à Ketty de rentrer dans sa chambre, et d’introduire
de Wardes aussitôt qu’il se présenterait.L’attente de Ketty ne fut pas longue. A peine d’Artagnan
eut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout l’appartement
était dans l’obscurité, qu’il s’élança de sa cachette
au moment même où Ketty refermait la porte de communication.—Qu’est-ce que ce bruit? demanda milady.—C’est moi, dit d’Artagnan à demi-voix; moi, le comte de
Wardes.—Oh! mon Dieu, mon Dieu! murmura Ketty, il n’a pas
même pu attendre l’heure qu’il avait fixée lui-même!—Eh bien! dit milady d’une voix tremblante, pourquoi
n’entre-t-il pas? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien
que je vous attends!A cet appel, d’Artagnan éloigna doucement Ketty et s’élança
dans la chambre.Si la rage et la douleur doivent torturer une âme, c’est celle
de l’amant qui reçoit sous un nom qui n’est pas le sien des
protestations d’amour qui s’adressent à son heureux rival.D’Artagnan était dans une situation douloureuse qu’il n’avait
pas prévue, la jalousie le mordait au cœur, et il souffrait presque
autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce même moment
dans la chambre voisine.—Oui, comte, disait milady de sa plus douce voix en
serrant tendrement sa main dans les siennes; oui, je suis heureuse
de l’amour que vos regards et vos paroles m’ont exprimé
chaque fois que nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je
vous aime. Oh! demain, demain je veux quelque gage de vous
qui me prouve que vous pensez à moi, et comme vous pourriez
m’oublier, tenez.53
Elle passa une bague de son doigt à celui de d’Artagnan.D’Artagnan se rappela avoir vu cette bague à la main de
milady: c’était un magnifique saphir entouré de brillants.Le premier mouvement de d’Artagnan fut de le lui rendre,
mais milady ajouta:—Non, non; gardez cette bague pour l’amour de moi. Vous
me rendez d’ailleurs, en l’acceptant, ajouta-t-elle d’une voix
émue, un service bien plus grand que vous ne sauriez l’imaginer.—Cette femme est pleine de mystères, murmura en lui-même
d’Artagnan.En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il ouvrit La
bouche pour dire à milady qui il était, et dans quel but de
vengeance il était venu; mais elle ajouta:—Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer!Le monstre, c’était lui.—Oh! continua milady, est-ce que vos blessures vous font
encore souffrir?—Oui, beaucoup, dit d’Artagnan, qui ne savait trop que
répondre.—Soyez tranquille, murmura milady, je vous vengerai,
moi, et cruellement!—Peste! se dit d’Artagnan, le moment des confidences n’est
pas encore venu.Il fallut quelque temps à d’Artagnan pour se remettre de ce
petit dialogue: mais toutes les idées de vengeance qu’il avait
apportées s’étaient complètement évanouies. Cette femme exerçait
sur lui une incroyable puissance, il la haïssait et l’adorait
à la fois; il n’avait jamais cru que deux sentiments si contraires
pussent habiter dans le même cœur, et, en se réunissant,
former un amour étrange et en quelque sorte diabolique.Cependant une heure venait de sonner; il fallut se séparer.
54
D’Artagnan, au moment de quitter milady, ne sentit plus qu’un
vif regret de s’éloigner, et, dans l’adieu passionné qu’ils s’adressèrent
réciproquement, une nouvelle entrevue fut convenue
pour la semaine suivante.La pauvre Ketty espérait pouvoir adresser quelques mots à
d’Artagnan lorsqu’il passerait dans sa chambre; mais milady le
reconduisit elle-même dans l’obscurité et ne le quitta que sur
l’escalier.Le lendemain au matin, d’Artagnan courut chez Athos. Il
était engagé dans une si singulière aventure qu’il voulait lui
demander conseil. Il lui raconta tout; Athos fronça plusieurs
fois le sourcil.—Votre milady, lui dit-il, me paraît une créature infâme,
mais vous n’en avez pas moins eu tort de la tromper; vous
voilà d’une façon ou d’une autre une ennemie terrible sur les
bras.Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le
saphir entouré de diamants qui avait pris au doigt de d’Artagnan
la place de la bague de la reine, soigneusement remise
dans un écrin.—Vous regardez cette bague? dit le Gascon tout glorieux
d’étaler aux regards de ses amis un si riche présent.—Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.—Elle est belle, n’est-ce pas? dit d’Artagnan.—Magnifique! répondit Athos; je ne croyais pas qu’il
existât deux saphirs d’une si belle eau. L’avez-vous donc
troquée contre votre diamant?—Non, dit d’Artagnan; c’est un cadeau de ma belle
Anglaise, ou plutôt de ma belle Française: car, quoique je ne
le lui aie point demandé, je suis convaincu qu’elle est née en
France.—Cette bague vous vient de milady? s’écria Athos avec une
55
voix dans laquelle il était facile de distinguer une grande
émotion.—D’elle-même; elle me l’a donnée cette nuit.—Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.—La voici, répondit d’Artagnan en la tirant de son doigt.Athos l’examina et devint très pâle, puis il l’essaya à l’annulaire
de sa main gauche; elle allait à ce doigt comme si elle eût
été faite pour lui. Un nuage de colère et de vengeance passa
sur le front ordinairement si calme du gentilhomme.—Il est impossible que ce soit elle, dit-il; comment cette
bague se trouverait-elle entre les mains de milady Clarick? Et
cependant il est bien difficile qu’il y ait entre deux bijoux une
pareille ressemblance.—Connaissez-vous cette bague? demanda d’Artagnan.56
—J’avais cru la reconnaître, dit Athos, mais sans doute que
je me trompais.Et il la rendit à d’Artagnan, sans cesser cependant de la
regarder.—Tenez, dit-il au bout d’un instant, d’Artagnan, ôtez cette
bague de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans; elle
me rappelle de si cruels souvenirs, que je n’aurais pas ma tête
pour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me demander des
conseils, ne me disiez-vous point que vous étiez embarrassé sur
ce que vous deviez faire?... Mais attendez... rendez-moi ce
saphir: celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces
éraillée par suite d’un accident.D’Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la
rendit à Athos.Athos tressaillit:—Tenez, dit-il, voyez, n’est-ce pas étrange!Et il montrait à d’Artagnan cette éraflure qu’il se rappelait
devoir exister.—Mais de qui vous venait ce saphir, Athos?—De ma mère. Comme je vous le dis, c’est un bijou de
famille... qui ne devait jamais sortir de la famille.—Et vous l’avez... vendu? demanda avec hésitation d’Artagnan.—Non, reprit Athos avec un singulier sourire, je l’ai donné
pendant une nuit d’amour, comme il vous a été donné à vous.D’Artagnan resta pensif à son tour, il lui semblait voir dans
l’âme de milady des abîmes aux profondeurs sombres et mystérieuses.Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche.—Tenez, dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je
vous aime, d’Artagnan; j’aurais un fils que je ne l’aimerais pas
plus que vous. Tenez, croyez-moi, renoncez à cette femme.
57
Je ne la connais pas, mais une espèce d’intuition me dit que c’est
une créature perverse, et qu’il y a quelque chose de fatal en elle.—Et vous avez raison, dit d’Artagnan. Aussi, je m’en
sépare; je vous avoue que cette femme m’effraye moi-même.—Aurez-vous ce courage? dit Athos.—Je l’aurai, répondit d’Artagnan, et à l’instant même.—Eh bien! vrai, mon enfant, vous aurez raison, dit le
gentilhomme en serrant la main du Gascon avec une affection
presque paternelle; que Dieu veuille que cette femme, qui est
à peine entrée dans votre vie, n’y laisse pas une trace terrible!Athos salua d’Artagnan de la tête, en homme qui veut faire
comprendre qu’il n’est pas fâché de rester seul avec ses pensées.En rentrant chez lui d’Artagnan trouva Ketty, qui l’attendait.
Par un mois de fièvre la pauvre enfant n’eût pas été plus
changée qu’elle ne l’était par cette nuit d’insomnie et de douleur.
Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de Wardes. Sa
maîtresse était folle d’amour, ivre de joie; elle voulait savoir
quand son amant lui donnerait une seconde nuit. Et la pauvre
Ketty, pâle et tremblante, attendait la réponse de d’Artagnan.Athos avait une grande influence sur le jeune homme, les
conseils de son ami joints aux cris de son propre cœur l’avaient
déterminé, maintenant que son orgueil était sauvé et sa vengeance
satisfaite, à ne plus revoir milady. Pour toute réponse
il prit donc une plume et écrivit la lettre suivante:«Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain
rendez-vous: depuis ma convalescence j’ai tant d’occupations
de ce genre qu’il m’a fallu y mettre un certain ordre. Quand
votre tour viendra, j’aurai l’honneur de vous en faire part.
»Je vous baise les mains.
»Comte DE WARDES.»58
Du saphir pas un mot: le Gascon voulait garder une arme
contre milady; d’ailleurs, après ce qu’Athos lui avait dit,
était-ce à elle ou à lui que ce bijou devait revenir?D’Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lut
d’abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie
en la relisant une seconde fois.Ketty ne pouvait croire à ce bonheur: d’Artagnan fut forcé
de lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui
donnait par écrit; et quel que fût, avec le caractère emporté
de milady, le danger que courût la pauvre enfant à remettre
ce billet à sa maîtresse, elle n’en revint pas moins Place
Royale de toute la vitesse de ses jambes.Le cœur de la meilleure femme est impitoyable pour les
douleurs d’une rivale.Milady ouvrit la lettre avec un empressement égal à
celui que Ketty avait mis à l’apporter; mais au premier mot
qu’elle lut, elle devint livide; puis elle froissa le papier,
et se retourna avec un éclair dans les yeux du côté de Ketty.—Qu’est-ce que cette lettre? dit-elle.—Mais c’est la réponse à celle de madame, répondit Ketty
toute tremblante.—Impossible! s’écria milady; il est impossible qu’un
gentilhomme ait écrit à une femme une pareille lettre!Puis tout à coup tressaillant:—Mon Dieu! dit-elle, saurait-il...Et elle s’arrêta.Ses dents grinçaient, elle était couleur de cendre: elle voulut
faire un pas vers la fenêtre pour aller chercher de l’air;
mais elle ne put qu’étendre les bras, les jambes lui manquèrent,
et elle tomba sur un fauteuil.Ketty crut qu’elle se trouvait mal et se précipita pour ouvrir
son corsage. Mais milady se releva vivement:59
—Que me voulez-vous? dit-elle, et pourquoi portez-vous la
main sur moi?—J’ai pensé que madame se trouvait mal et j’ai voulu lui
porter secours, répondit la
suivante tout épouvantée
de l’expression terrible
qu’avait prise la figure de
sa maîtresse.—Me trouver mal,
moi! moi! me prenez-vous
pour une femmelette!
Quand on m’insulte, je ne me trouve pas mal, je me
venge, entendez-vous!Et elle fit de la main signe à Ketty de sortir.60 |
RÊVE DE VENGEANCE | Le soir milady donna l’ordre d’introduire M. d’Artagnan
aussitôt qu’il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint
pas.Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme
et lui raconta tout ce qui s’était passé la veille: d’Artagnan
sourit; cette jalouse colère de milady, c’était sa vengeance.Le soir milady fut plus impatiente encore que la veille,
elle renouvela l’ordre relatif au Gascon; mais comme la veille
elle l’attendit inutilement.Le lendemain Ketty se présenta chez d’Artagnan, non plus
joyeuse et alerte comme les deux jours précédents, mais au
contraire triste à mourir.D’Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu’elle avait; mais
celle-ci, pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et la
lui remit.Cette lettre était de l’écriture de milady: seulement cette
fois elle était bien à l’adresse de d’Artagnan et non à celle de
M. de Wardes.Il l’ouvrit et lut ce qui suit:«Cher monsieur d’Artagnan, c’est mal de négliger ainsi ses
amis, surtout au moment où l’on va les quitter pour si longtemps.
Mon beau-frère et moi nous vous avons attendu hier
et avant-hier inutilement. En sera-t-il de même ce soir?
»Votre bien reconnaissante
»Lady clarick.»61
—C’est tout simple, dit d’Artagnan, et je m’attendais à
cette lettre. Mon crédit hausse de la baisse du comte de
Wardes.—Est-ce que vous irez? demanda Ketty.—Écoute, ma chère enfant, dit le Gascon, qui cherchait à
s’excuser à ses propres yeux de manquer à la promesse qu’il
avait faite à Athos, tu comprends qu’il serait impolitique de ne
pas se rendre à une invitation si positive. Milady, en ne me
voyant pas revenir, ne comprendrait rien à l’interruption de
mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et qui
peut dire jusqu’où irait la vengeance d’une femme de cette
trempe?—Oh! mon Dieu! dit Ketty, vous savez présenter les choses
de façon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore
lui faire la cour; et si cette fois vous alliez lui plaire sous
votre véritable nom et avec votre vrai visage, ce serait bien pis
que la première fois!L’instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de ce
qui allait arriver. D’Artagnan la rassura du mieux qu’il put
et lui promit de rester insensible aux séductions de milady, à
laquelle il fit répondre qu’il était on ne peut plus reconnaissant
de ses bontés et qu’il se rendrait à ses ordres; mais il n’osa lui
écrire de peur de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés que
ceux de milady, déguiser suffisamment son écriture.A neuf heures sonnantes d’Artagnan était Place Royale.
Il était évident que les domestiques qui attendaient dans
l’antichambre étaient prévenus, car aussitôt que d’Artagnan
parut, avant même qu’il eût demandé si milady était visible,
un d’eux courut l’annoncer.—Faites entrer, dit milady d’une voix brève, mais si perçante
que d’Artagnan l’entendit de l’antichambre.On l’introduisit.62
—Je n’y suis pour personne, dit milady; entendez-vous,
pour personne.Le laquais sortit.D’Artagnan jeta un regard curieux sur milady: elle était
pâle et avait les yeux fatigués, soit par les larmes, soit par
l’insomnie. On avait avec intention diminué le nombre habituel
des lumières, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver
à cacher les traces de la fièvre qui l’avait dévorée depuis
deux jours.D’Artagnan s’approcha d’elle avec sa galanterie ordinaire;
elle fit alors un effort suprême pour le recevoir, mais jamais physionomie
plus bouleversée ne démentit sourire plus aimable.Aux questions que d’Artagnan lui fit sur sa santé:—Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.—Mais alors, dit d’Artagnan, je suis indiscret, vous avez
besoin de repos sans doute et je vais me retirer.—Non pas, dit milady; au contraire, restez, monsieur
d’Artagnan, votre aimable compagnie me distraira.—Oh! oh! pensa d’Artagnan, elle n’a jamais été si charmante,
défions-nous.Milady prit l’air le plus affectueux qu’elle put prendre, et
donna tout l’éclat possible à sa conversation. En même temps
cette fièvre qui l’avait abandonnée un instant revenait rendre
l’éclat à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin à ses lèvres.
D’Artagnan retrouva la Circé qui l’avait déjà enveloppé de ses
enchantements. Son amour, qu’il croyait éteint et qui n’était
qu’assoupi, se réveilla dans son cœur. Milady souriait et d’Artagnan
sentait qu’il se damnerait pour ce sourire.Il y eut un moment où il sentit quelque chose comme un
remords.Peu à peu milady devint plus communicative. Elle demanda
à d’Artagnan s’il avait une maîtresse.63
—Hélas! dit d’Artagnan de l’air le plus sentimental qu’il
put prendre, pouvez-vous être assez cruelle pour me faire une
pareille question, à moi qui, depuis que je
vous ai vue, ne respire et ne soupire que par
vous et pour vous!Milady sourit d’un étrange
sourire.—Ainsi vous m’aimez? dit-elle.—Ai-je besoin de vous le dire
et ne vous en êtes-vous
point aperçue?—Si fait; mais vous savez, plus les cœurs sont fiers, plus
ils sont difficiles à prendre.—Oh! les difficultés ne m’effrayent pas, dit d’Artagnan; il
n’y a que les impossibilités qui m’épouvantent.64
—Rien n’est impossible, dit milady, à un véritable amour.—Rien, madame?—Rien, reprit milady.—Diable! reprit d’Artagnan à part lui, la note est changée.
Deviendrait-elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse,
et serait-elle disposée à me donner à moi-même quelque autre
saphir pareil à celui qu’elle m’a donné me prenant pour de
Wardes?D’Artagnan rapprocha vivement son siège de celui de
milady.—Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet
amour dont vous parlez?—Tout ce qu’on exigerait de moi. Qu’on ordonne, et je
suis prêt.—A tout?—A tout! s’écria d’Artagnan qui savait d’avance qu’il
n’avait pas grand’chose à risquer en s’engageant ainsi.—Eh bien! causons un peu, dit à son tour milady en
rapprochant son fauteuil de la chaise de d’Artagnan.—Je vous écoute, madame, dit celui-ci.Milady resta un instant soucieuse et comme indécise, puis
paraissant prendre une résolution:—J’ai un ennemi, dit-elle.—Vous, madame! s’écria d’Artagnan jouant la surprise,
est-ce possible, mon Dieu? belle et bonne comme vous l’êtes!—Un ennemi mortel.—En vérité?—Un ennemi qui m’a insultée si cruellement que c’est
entre lui et moi une guerre à mort. Puis-je compter sur vous
comme auxiliaire?D’Artagnan comprit sur-le-champ où la vindicative créature
en voulait venir.65
—Vous le pouvez, madame, dit-il avec emphase, mon bras
et ma vie vous appartiennent comme mon amour.—Alors, dit milady, puisque vous êtes aussi généreux
qu’amoureux...Elle s’arrêta.—Eh bien? demanda d’Artagnan.—Eh bien! reprit milady après un moment de silence,
cessez dès aujourd’hui de parler d’impossibilités.—Ne m’accablez pas de mon bonheur, s’écria d’Artagnan
en se précipitant à ses genoux et en couvrant de baisers les
mains qu’on lui abandonnait.—Venge-moi de cet infâme de Wardes, disait milady entre
ses dents, et je saurai bien me débarrasser de toi ensuite,
double sot, lame d’épée vivante!—Tombe volontairement entre mes bras après m’avoir
raillé si effrontément, hypocrite et dangereuse femme, disait
d’Artagnan à part lui, et ensuite je rirai de toi avec celui que
tu veux tuer par ma main.D’Artagnan releva la tête.—Je suis prêt, dit-il.—Vous m’avez donc comprise, cher monsieur d’Artagnan!
dit milady.—Je devinerais un de vos regards.—Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras qui s’est déjà
acquis tant de renommée?—A l’instant même.—Mais moi, dit milady, comment payerai-je un pareil
service; je connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font
rien pour rien?—Vous savez la seule réponse que je désire, dit d’Artagnan,
la seule qui soit digne de vous et de moi!Et il l’attira doucement vers lui.66
Elle résista à peine.—Intéressé! dit-elle en souriant.—Ah! s’écria d’Artagnan véritablement emporté par la
passion que cette femme avait le don d’allumer dans son cœur,
ah! c’est que mon bonheur me paraît invraisemblable et
qu’ayant toujours peur de le voir s’envoler comme un rêve,
j’ai hâte d’en faire une réalité.—Eh bien! méritez donc ce prétendu bonheur.—Je suis à vos ordres, dit d’Artagnan.—Bien sûr, fit milady avec un dernier doute.—Nommez-moi l’infâme qui a pu faire pleurer vos beaux
yeux.—Qui vous dit que j’ai pleuré?—Il me semblait...—Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit milady.—Tant mieux! Voyons, dites-moi comment il s’appelle.—Songez que son nom, c’est tout mon secret.—Il faut cependant que je sache son nom.—Oui, il le faut; voyez si j’ai confiance en vous!—Vous me comblez de joie. Comment s’appelle-t-il?—Vous le connaissez.—Vraiment?—Oui.—Ce n’est pas un de mes amis? reprit d’Artagnan en jouant
l’hésitation pour faire croire à son ignorance.—Si c’était un de vos amis, vous hésiteriez donc? s’écria
milady.Et un éclair de menace passa dans ses yeux.—Non, fût-ce mon frère! s’écria d’Artagnan comme emporté
par l’enthousiasme.Notre Gascon s’avançait sans aucun risque; car il savait où il
allait.67
—J’aime votre dévouement, dit milady.—Hélas! n’aimez-vous que cela en moi? demanda d’Artagnan.—Je vous aime aussi, vous, dit-elle en lui prenant la main.Et l’ardente pression fit frissonner d’Artagnan, comme si, par
le toucher, cette fièvre qui brûlait milady le gagnait lui-même.—Vous m’aimez, vous! s’écria-t-il. Oh! si cela était, ce
serait à en perdre la raison.Et il l’enveloppa de ses
deux bras; elle n’essaya
point d’écarter ses lèvres de
son baiser, seulement elle ne
le lui rendit pas.
Ses lèvres étaient
froides; il sembla
à d’Artagnan qu’il
venait d’embrasser
une statue.Il n’en était pas
moins ivre de joie,
électrisé d’amour;
il croyait presque
à la tendresse de
milady; il croyait presque au crime de de Wardes. Si de
Wardes eût été en ce moment sous sa main, il l’eût tué.Milady saisit l’occasion.—Il s’appelle... dit-elle à son tour.—De Wardes, je le sais! s’écria d’Artagnan.—Et comment le savez-vous? demanda milady en lui saisissant
les deux mains et en essayant de lire par ses yeux
jusqu’au fond de son âme.D’Artagnan sentit qu’il s’était laissé emporter, et qu’il avait
fait une faute.68
—Dites, dites, mais dites donc! répétait milady, comment
le savez-vous?—Comment je le sais? dit d’Artagnan.—Oui.—Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon où
j’étais, a montré une bague qu’il a dit tenir de vous.—Le misérable! s’écria milady.L’épithète, comme on le comprend bien, retentit jusqu’au
fond du cœur de d’Artagnan.—Eh bien? continua-t-elle.—Eh bien! je vous vengerai de ce misérable, reprit d’Artagnan
en se donnant des airs de don Japhet d’Arménie.—Merci, mon brave ami! s’écria milady; et quand serai-je
vengée?—Demain, tout de suite, quand vous voudrez.Milady allait s’écrier: «tout de suite»; mais elle réfléchit
qu’une pareille précipitation serait peu gracieuse pour d’Artagnan.D’ailleurs, elle avait mille précautions à prendre, mille
conseils à donner à son défenseur, pour qu’il évitât les explications
devant témoins avec le comte. Tout cela se trouva prévu
par un mot de d’Artagnan.—Demain, dit-il, vous serez vengée ou je serai mort.—Non! dit-elle, vous me vengerez; mais vous ne mourrez
pas. C’est un lâche.—Avec les femmes peut-être, mais pas avec les hommes.
J’en sais quelque chose, moi.—Mais il me semble que, dans votre lutte avec lui, vous
n’avez pas eu à vous plaindre de la fortune.—La fortune est une courtisane: favorable hier, elle peut
vous tourner le dos demain.—Ce qui veut dire que vous hésitez maintenant.69
—Non, je n’hésite pas, Dieu m’en garde; mais serait-il
juste de me laisser aller à une mort possible sans m’avoir
donné au moins un peu plus que de l’espoir?Milady répondit par un coup d’œil qui voulait dire:—N’est-ce que cela, parlez donc?Puis accompagnant le coup d’œil de paroles explicatives:—C’est trop juste, dit-elle tendrement.—Oh! vous êtes un ange, dit le jeune homme.—Ainsi tout est convenu? dit-elle.—Sauf ce que je vous demande, chère âme!—Mais lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier à ma
tendresse!—Je n’ai pas de lendemain pour attendre.—Silence! j’entends mon frère; il est inutile qu’il vous
trouve ici.Elle sonna; Ketty parut.—Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petite
porte dérobée, et revenez à onze heures; nous achèverons cet
entretien: Ketty vous introduira chez moi.La pauvre enfant pensa tomber à la renverse en entendant
ces paroles.—Eh bien! que faites-vous, mademoiselle, en demeurant
là immobile comme une statue! Allons, reconduisez le chevalier;
et ce soir à onze heures, vous avez entendu!—Il paraît que ses rendez-vous sont à onze heures, pensa
d’Artagnan: c’est une habitude prise.Milady lui tendit une main qu’il baisa tendrement.—Voyons, dit-il en se retirant et en répondant à peine aux
reproches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot; décidément
cette femme est une grande scélérate: prenons garde.70 |
LE SECRET DE MILADY | D’Artagnan était sorti de l’hôtel au lieu de monter tout de
suite chez Ketty, malgré les instances que lui avait faites la
jeune fille, et cela pour deux raisons: la première, parce que
de cette façon il évitait les reproches, les récriminations, les
prières; la seconde, parce qu’il n’était pas fâché de lire un peu
dans sa pensée, et, s’il était possible, dans celle de cette
femme.Tout ce qu’il y avait de plus clair là dedans, c’est que d’Artagnan
aimait milady comme un fou et qu’elle ne l’aimait pas
le moins du monde. Un instant d’Artagnan comprit que ce
qu’il aurait de mieux à faire serait de rentrer chez lui et d’écrire
à milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que
lui et de Wardes étaient jusqu’à présent absolument le même
personnage, que par conséquent il ne pouvait s’engager, sous
peine de suicide, à tuer de Wardes. Mais lui aussi était
éperonné d’un féroce désir de vengeance; il voulait posséder à
son tour cette femme sous son propre nom; et comme cette
vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne
voulait point y renoncer.Il fit cinq ou six fois le tour de la Place Royale, se retournant
de dix pas en dix pas pour regarder la lumière de l’appartement
de milady, qu’on apercevait à travers les jalousies:
il était évident que cette fois la jeune femme était moins pressée
que la première de rentrer dans sa chambre.Enfin la lumière disparut.Avec cette lueur s’éteignit la dernière irrésolution dans le
71
cœur de d’Artagnan; il se rappela les détails de la première
nuit, et, le cœur bondissant, la tête en feu, il rentra dans l’hôtel
et se précipita dans la chambre de Ketty.La jeune fille, pâle comme la mort, tremblant de tous ses
membres, voulut arrêter son amant; mais milady, l’oreille
au guet, avait entendu le bruit qu’avait fait d’Artagnan: elle
ouvrit la porte.—Venez, dit-elle.Tout cela était d’une si incroyable imprudence, d’une si
monstrueuse effronterie, qu’à peine si d’Artagnan pouvait
croire à ce qu’il voyait et à ce qu’il entendait. Il croyait être
entraîné dans quelqu’une de ces intrigues fantastiques comme
on en accomplit en rêve.Il ne s’élança pas moins vers milady, cédant à cette attraction
magnétique que l’aimant exerce sur le fer.La porte se referma derrière eux.Ketty s’élança à son tour contre la porte.La jalousie, la fureur, l’orgueil offensé, toutes les passions
enfin qui se disputent le cœur d’une femme amoureuse la
poussaient à une révélation; mais elle était perdue si elle
avouait avoir prêté la main à une pareille machination, et,
par-dessus tout, d’Artagnan était perdu pour elle. Cette dernière
pensée d’amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice.D’Artagnan, de son côté, était arrivé au comble de tous ses
vœux: ce n’était plus un rival qu’on aimait en lui, c’était
lui-même qu’on avait l’air d’aimer. Une voix secrète lui disait
bien au fond du cœur qu’il n’était qu’un instrument de vengeance
que l’on caressait en attendant qu’il donnât la mort;
mais l’orgueil, mais l’amour-propre, mais la folie, faisaient taire
cette voix, étouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec
la dose de confiance que nous lui connaissons, se comparait
72
à de Wardes et se demandait pourquoi, au bout du compte,
on ne l’aimerait pas, lui aussi, pour lui-même.Il s’abandonna donc tout entier aux sensations du moment;
Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales
qui l’avait un instant épouvanté, ce fut une maîtresse ardente
et passionnée s’abandonnant tout entière à un amour qu’elle
semblait éprouver elle-même. Deux heures à peu près s’écoulèrent
ainsi.Cependant les transports des deux amants se calmèrent;
milady, qui n’avait point les mêmes motifs que d’Artagnan
pour oublier, revint la première à la réalité et demanda au
jeune homme si les mesures qui devaient amener le lendemain
entre lui et de Wardes une rencontre étaient bien arrêtées
d’avance dans son esprit. Mais d’Artagnan, dont les idées
avaient pris un tout autre cours, s’oublia comme un sot et
répondit galamment qu’il était bien tard pour s’occuper de
duels à coups d’épée. Cette froideur pour les seuls intérêts
qui l’occupassent effraya milady, dont les questions devinrent
plus pressantes.Alors d’Artagnan, qui n’avait jamais sérieusement pensé à
ce duel impossible, voulut détourner la conversation, mais il
n’était point de force. Milady le contint dans les limites qu’elle
avait tracées d’avance avec son esprit irrésistible et sa volonté
de fer.D’Artagnan se crut fort spirituel en conseillant à milady
de renoncer, en pardonnant à de Wardes, aux projets furieux
qu’elle avait formés.Mais, aux premiers mots qu’il dit, la jeune femme tressaillit
et s’éloigna.—Auriez-vous peur, cher d’Artagnan? dit-elle d’une voix
aiguë et railleuse qui résonna étrangement dans l’obscurité.—Vous ne le pensez pas, chère âme! répondit d’Artagnan;
73
mais enfin, si ce pauvre comte de Wardes était moins coupable
que vous ne le pensez?—En tout cas, dit gravement milady, il m’a trompée, et
du moment où il m’a trompée, il a mérité la mort.—Il mourra donc, puisque vous le condamnez! dit d’Artagnan
d’un ton si ferme, qu’il parut à milady l’expression
d’un dévouement à toute épreuve.Aussitôt elle se rapprocha de lui.Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour
milady; mais d’Artagnan croyait être près d’elle depuis deux
heures à peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies
et bientôt envahit la chambre de sa lueur blafarde.Alors milady, voyant que d’Artagnan allait la quitter, lui
rappela une dernière fois sa promesse.—Je suis tout prêt, dit d’Artagnan, mais auparavant je
voudrais être certain d’une chose.—De laquelle? demanda milady.—C’est que vous m’aimez.—Je vous en ai donné la preuve, ce me semble.—Oui, aussi je suis à vous corps et âme. Mais si vous
m’aimez comme vous me le dites, reprit d’Artagnan, ne craignez-vous
pas un peu pour moi?—Que puis-je craindre?—Mais enfin, que je sois blessé dangereusement, tué même.—Impossible, dit milady, vous êtes un homme si vaillant et
une si fine épée.—Vous ne préféreriez donc point, reprit d’Artagnan, un
moyen qui vous vengerait de même tout en rendant inutile le
combat?Milady regarda son amant en silence: cette lueur blafarde
des premiers rayons du jour donnait à ses yeux clairs une
expression étrangement funeste.74
—Vraiment, dit-elle, je crois que voilà que vous hésitez
maintenant.—Non, je n’hésite pas; mais c’est que ce pauvre comte de
Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l’aimez plus,
et il me semble qu’un homme doit être si cruellement puni
par la perte seule de votre amour, qu’il n’a pas besoin d’autre
châtiment.—Qui vous dit que je l’aie aimé? demanda milady.—Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuité
que vous en aimez un autre, dit le jeune homme d’un ton
caressant, et je vous le répète, je m’intéresse au comte.—Vous, demanda milady.—Oui, moi.—Et pourquoi vous?—Parce que seul je sais...—Quoi?—Qu’il est loin d’être ou plutôt d’avoir été aussi coupable
envers vous qu’il le paraît.—En vérité! dit milady d’un air inquiet; expliquez-vous,
car je ne sais vraiment ce que vous voulez dire.Et elle regardait d’Artagnan, qui la tenait embrassée, avec
des yeux qui semblaient s’enflammer peu à peu.—Oui, je suis galant homme, moi! dit d’Artagnan, décidé à
en finir; et depuis que votre amour est à moi, que je suis bien
sûr de le posséder, car je le possède, n’est-ce pas?...—Tout entier: continuez.—Eh bien! je me sens comme transformé, un aveu me
pèse.—Un aveu!—Si j’eusse douté de votre amour je ne l’eusse pas fait;
mais vous m’aimez, ma belle maîtresse, n’est-ce pas, vous
m’aimez?75
—Sans doute.—Alors si par excès d’amour je me suis rendu coupable
envers vous, vous me pardonnerez?—Peut-être!D’Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu’il put
prendre, de rapprocher ses lèvres des lèvres de milady, mais
celle-ci l’écarta.—Cet aveu, dit-elle en pâlissant, quel est cet aveu?—Vous aviez donné rendez-vous à de Wardes, jeudi dernier,
dans cette même chambre, n’est-ce pas?—Moi, non! cela n’est pas, dit milady d’un ton de voix si
ferme et d’un visage si impassible, que si d’Artagnan n’eût pas
eu une certitude si complète, il eût douté.—Ne mentez pas, mon bel ange, dit d’Artagnan en souriant,
ce serait inutile.—Comment cela? parlez donc! vous me faites mourir!—Oh! rassurez-vous, vous n’êtes point coupable envers
moi, et je vous ai déjà pardonné!—Après, après!—De Wardes ne peut se glorifier de rien.—Pourquoi? Vous m’avez dit vous-même que cette bague...—Cette bague, mon amour, c’est moi qui l’ai. Le duc de
Wardes de jeudi et le d’Artagnan d’aujourd’hui sont la même
personne.L’imprudent s’attendait à une surprise mêlée de pudeur, à
un petit orage qui se résoudrait en larmes; mais il se trompait
étrangement, et son erreur ne fut pas longue.Pâle et terrible, milady se redressa, et, repoussant d’Artagnan
d’un violent coup dans la poitrine, elle s’élança hors
du lit.Il faisait alors presque grand jour.D’Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes
76
pour implorer son pardon; mais elle, d’un mouvement puissant et
résolu, elle essaya de fuir. Alors la batiste se déchira en laissant
à nu les épaules, et, sur l’une de ces belles épaules rondes et
blanches, d’Artagnan, avec un saisissement inexprimable, reconnut la
fleur de lis, cette marque indélébile qu’imprime la main infamante du
bourreau.—Grand Dieu! s’écria d’Artagnan en lâchant le peignoir.Et il demeura muet, immobile et glacé sur le lit.Mais milady se sentait dénoncée par l’effroi même de d’Artagnan.
Sans doute il avait tout vu: le jeune homme maintenant savait son
secret, secret terrible, et que tout le monde ignorait, excepté
lui.77
Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse, mais comme une
panthère blessée.—Ah! misérable, dit-elle, tu m’as lâchement trahie, et de plus tu as
mon secret! Tu mourras!Et elle courut à un coffret de marqueterie posé sur la
toilette, l’ouvrit d’une main fiévreuse et tremblante, en tira un
78
petit poignard à manche d’or, à lame aiguë et mince, et
revint d’un bond sur d’Artagnan.Quoique le jeune homme fût brave, on le sait, il fut épouvanté
de cette figure bouleversée, de ces pupilles dilatées horriblement,
de ces joues pâles et de ces lèvres sanglantes; il recula
jusqu’à la ruelle, comme il eût fait à l’approche d’un serpent
qui eût rampé vers lui, et son épée se rencontrant sous sa main
souillée de sueur, il la tira du fourreau.Mais, sans s’inquiéter de l’épée, milady essaya de remonter
sur le lit pour le frapper, et elle ne s’arrêta que lorsqu’elle
sentit la pointe aiguë sur sa gorge.Alors elle essaya de saisir cette épée avec les mains; mais
d’Artagnan l’écarta toujours de ses étreintes, et, la lui présentant
tantôt aux yeux, tantôt à la poitrine, il se laissa glisser à
bas du lit, cherchant pour faire retraite la porte qui conduisait
chez Ketty.Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d’horribles
transports, rugissant d’une façon formidable.Cependant cela ressemblait à un duel, aussi d’Artagnan se
remettait petit à petit.—Bien, belle dame, bien! disait-il; mais, de par Dieu,
calmez-vous, ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur
ces belles joues.—Infâme! infâme! hurlait milady.Mais d’Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur
la défensive.Au bruit qu’ils faisaient, elle renversant les meubles pour
aller à lui, lui s’abritant derrière les meubles pour se garantir
d’elle, Ketty ouvrit la porte. D’Artagnan, qui avait sans cesse
manœuvré pour se rapprocher de cette porte, n’en était plus
qu’à trois pas. D’un seul bond il s’élança de la chambre de
milady dans celle de la suivante, et, rapide comme l’éclair, il
79
referma la porte, contre laquelle il s’appuya de tout son poids
tandis que Ketty poussait les verrous.Alors milady essaya de renverser l’arc-boutant qui l’enfermait
dans sa chambre, avec des forces bien au-dessus de celles
d’une femme; puis, lorsqu’elle
sentit que c’était
chose impossible, elle cribla
la porte de coups
de poignard, dont
quelques-uns traversèrent
l’épaisseur
du bois.Chaque coup
était accompagné
d’une imprécation
terrible.—Vite, vite,
Ketty, dit d’Artagnan
à demi-voix
lorsque les verrous
furent mis, fais-moi
sortir de l’hôtel,
ou si nous lui
laissons le temps
de se retourner,
elle me fera tuer
par les laquais.—Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty.—C’est vrai, dit d’Artagnan, qui s’aperçut alors seulement
du costume dans lequel il se trouvait, c’est vrai; habille-moi
comme tu pourras, mais hâtons-nous; comprends-tu, il y va
de la vie ou de la mort!80
Ketty ne comprenait que trop; en un tour de main elle
l’affubla d’une robe à fleurs, d’une large coiffe et d’un mantelet;
elle lui donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds
nus, puis elle l’entraîna par les degrés. Il était temps, milady
avait déjà sonné et réveillé tout l’hôtel. Le portier tira le cordon
au moment même où milady, à demi nue de son côté,
criait par la fenêtre:—N’ouvrez pas! |
COMMENT, SANS SE DÉRANGER, ATHOS TROUVA | Le jeune homme s’enfuit tandis qu’elle le menaçait encore
d’un geste impuissant. Au moment où elle le perdit de vue,
milady tomba évanouie dans sa chambre.D’Artagnan était tellement bouleversé, que, sans s’inquiéter
de ce que deviendrait Ketty, il traversa la moitié de Paris tout
courant et ne s’arrêta que devant la porte d’Athos. L’égarement
de son esprit, la terreur qui l’éperonnait, les cris de quelques
patrouilles qui se mirent à sa poursuite, et les huées de
quelques passants qui, malgré l’heure peu avancée, se rendaient à
leurs affaires, ne firent que précipiter encore sa course.Il traversa la cour, monta les deux étages d’Athos et frappa
à la porte à tout rompre.Grimaud vint ouvrir, les yeux bouffis de sommeil. D’Artagnan
s’élança avec tant de force dans la chambre, qu’il faillit
le culbuter en entrant.Malgré le mutisme habituel du pauvre garçon, cette fois la
parole lui revint.81
—Hé, là, là! s’écria-t-il, que voulez-vous, coureuse? que
demandez-vous, drôlesse?D’Artagnan releva ses coiffes et dégagea ses mains de dessous
son mantelet; à la
vue de ses moustaches et
de son épée nue, le pauvre
diable s’aperçut qu’il
avait affaire à un homme.Il crut alors que
c’était quelque assassin.—Au secours! à
l’aide! au secours! s’écria-t-il.—Tais-toi, malheureux!
dit le jeune
homme, je suis d’Artagnan,
ne me reconnais-tu
pas? Où est ton maître?—Vous, monsieur
d’Artagnan!
s’écria Grimaud,
impossible!—Grimaud, dit
Athos sortant de son
appartement en robe
de chambre, je crois
que vous vous permettez
de parler.—Ah! monsieur! c’est que...—Silence!Grimaud se contenta de montrer du doigt d’Artagnan à son
maître.82
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu’il était,
il partit d’un éclat de rire que motivait bien la mascarade
étrange qu’il avait sous les yeux: coiffes de travers, jupes
tombantes sur les souliers, manches retroussées et moustaches
roides d’émotion.—Ne riez pas, mon ami, s’écria d’Artagnan; de par le ciel
ne riez pas, car, sur mon âme, je vous le
dis, il n’y a point de quoi rire.Et il prononça
ces mots d’un air
si solennel et avec
une épouvante si
vraie qu’Athos lui
prit aussitôt les
mains en s’écriant:—Seriez-vous
blessé, mon ami?
vous êtes bien
pâle!—Non, mais
il vient de m’arriver
un terrible
événement. Êtes-vous
seul, Athos?—Parbleu! qui voulez-vous donc qui soit chez moi à cette
heure?—Bien, bien.Et d’Artagnan se précipita dans la chambre d’Athos.—Hé, parlez! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant
les verrous pour n’être pas dérangés. Le roi est-il mort?
avez-vous tué M. le cardinal? vous êtes tout bouleversé: voyons,
voyons, dites, car je meurs véritablement d’inquiétude.83
—Athos, dit d’Artagnan se débarrassant de ses vêtements
de femme et apparaissant en chemise, préparez-vous à entendre
une histoire incroyable, inouïe.—Prenez d’abord cette robe de chambre, dit le mousquetaire
à son ami.D’Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche
pour une autre tant il était encore ému.—Eh bien? dit Athos.—Eh bien! répondit d’Artagnan en se courbant vers
l’oreille d’Athos et en baissant la voix, milady est marquée
d’une fleur de lis à l’épaule.—Ah! cria le mousquetaire comme s’il eût reçu une balle
dans le cœur.—Voyons, dit d’Artagnan: êtes-vous sûr que l’autre soit
bien morte?—L’autre? dit Athos d’une voix si sourde, qu’à peine si
d’Artagnan l’entendit.—Oui, celle dont vous m’avez parlé un jour à Amiens.Athos poussa un gémissement et laissa tomber sa tête dans
ses mains.—Celle-ci, continua d’Artagnan, est une femme de vingt-six
à vingt-huit ans.—Blonde, dit Athos, n’est-ce pas?—Oui.—Des yeux bleus clairs, d’une clarté étrange, avec des cils
et sourcils noirs?—Oui.—Grande, bien faite? Il lui manque une dent près de l’œillère
à gauche.—Oui.—La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme
effacée par les couches de pâte qu’on y applique?84
—Oui.—Cependant vous dites qu’elle est Anglaise!—On l’appelle milady, mais elle peut être Française. Malgré
cela, lord Winter n’est que son beau-frère.—Je veux la voir, d’Artagnan!—Prenez garde, Athos, prenez garde; vous avez voulu la
tuer, elle est femme à vous rendre la pareille et à ne pas vous
manquer.—Elle n’osera rien dire, car ce serait se dénoncer elle-même.—Elle est capable de tout! L’avez-vous jamais vue furieuse?—Non, dit Athos.—Une tigresse, une panthère! Ah! mon cher Athos! j’ai
bien peur d’avoir attiré sur nous deux une vengeance terrible!D’Artagnan raconta tout alors: la colère insensée de milady
et ses menaces de mort.—Vous avez raison, et, sur mon âme, je donnerais ma vie
pour un cheveu, dit Athos. Heureusement, c’est après-demain
que nous partons de Paris; nous allons, selon toute probabilité,
à La Rochelle, et une fois partis...—Elle vous suivra jusqu’au bout du monde, Athos, si
elle vous reconnaît; laissez donc sa haine s’exercer sur moi seul.—Ah! mon cher! que m’importe qu’elle me tue! dit Athos;
est-ce que par hasard vous croyez que je tiens à la vie?—Il y a quelque horrible mystère sous tout cela. Athos!
cette femme est l’espion du cardinal, j’en suis sûr.—En ce cas prenez garde à vous. Si le cardinal ne vous a pas
dans une haute admiration pour l’affaire de Londres, il vous
a en grande haine; mais comme, au bout du compte, il ne peut
rien vous reprocher ostensiblement, et qu’il faut que haine se
passe, surtout quand c’est une haine de cardinal, prenez garde
à vous! Si vous sortez, ne sortez pas seul; si vous mangez,
85
prenez vos précautions: méfiez-vous de tout enfin, même de
votre ombre.—Heureusement, dit d’Artagnan, qu’il s’agit seulement
d’aller jusqu’après-demain soir sans encombre, car une fois à
l’armée, nous n’aurons plus, je l’espère, que des hommes à
craindre.—En attendant, dit Athos, je renonce à mes projets de
réclusion, et je vais partout avec vous: il faut que vous retourniez
rue des Fossoyeurs, je vous accompagne.—Mais si près que ce soit d’ici, reprit d’Artagnan, je ne puis
y retourner comme cela.—C’est juste, dit Athos.Et il tira la sonnette.Grimaud entra.Athos lui fit signe d’aller chez d’Artagnan, et d’en rapporter
des habits.Grimaud répondit par un autre signe, qu’il comprenait
parfaitement, et partit.—Ah çà! mais voilà qui ne nous avance pas pour l’équipement,
cher ami, dit Athos; car, si je ne m’abuse, vous avez
laissé toute votre défroque chez milady, qui n’aura sans doute
pas l’attention de vous la retourner. Heureusement que vous
avez le saphir.—Le saphir est à vous, mon cher Athos! ne m’avez-vous
pas dit que c’était une bague de famille?—Oui, mon père l’acheta deux mille écus, à ce qu’il me
dit autrefois; il faisait partie des cadeaux de noces qu’il fit à
ma mère; et il est magnifique. Ma mère me le donna, et moi,
fou que j’étais, plutôt que de garder cette bague comme une
relique sainte, je la donnai à mon tour à cette misérable.—Alors, mon cher, reprenez cette bague, à laquelle je
comprends que vous devez tenir.86
—Moi, reprendre cette bague, après qu’elle a passé par les
mains de l’infâme! jamais: cette bague est souillée, d’Artagnan.—Vendez-la donc.—Vendre un bijou qui vient de ma mère! Je vous avoue
que je regarderais cela comme une profanation.—Alors engagez-le, on vous prêtera bien dessus un millier
d’écus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires;
puis, au premier argent qui vous rentrera, vous le dégagerez,
et vous le reprendrez lavé de ses anciennes taches, car il aura
passé par les mains des usuriers.Athos sourit.—Vous êtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher
d’Artagnan; vous relevez par votre éternelle gaieté les pauvres
esprits dans l’affliction. Eh bien! oui, engageons cette bague,
mais à une condition!—Laquelle?—C’est qu’il y aura cinq cents écus pour vous et cinq cents
écus pour moi.—Y songez-vous, Athos! je n’ai pas besoin du quart de
cette somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma
selle je me le procurerai. Que me faut-il? Un cheval pour Planchet,
voilà tout. Puis vous oubliez que j’ai une bague aussi.—A laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je
ne tiens, moi, à la mienne; du moins j’ai cru m’en apercevoir.—Oui, car dans une circonstance extrême elle peut nous
tirer non seulement de quelque grand embarras, mais encore
de quelque grand danger; c’est non seulement une pierre
précieuse, mais c’est encore un talisman enchanté.—Je ne vous comprends pas, mais je crois à ce que vous
dites. Revenons donc à ma bague, ou plutôt à la vôtre; vous
toucherez la moitié de la somme qu’on nous donnera sur
elle ou je la jette dans la Seine, et je doute que, comme à
87
Polycrate, quelque poisson soit assez complaisant pour nous
la rapporter.—Eh bien! donc, j’accepte! dit d’Artagnan.En ce moment Grimaud rentra accompagné de Planchet;
celui-ci, inquiet de son maître et curieux de savoir ce qui lui
était arrivé, avait profité de la circonstance et apportait les
habits lui-même. D’Artagnan s’habilla, Athos en fit autant: puis
quand tous deux furent prêts à sortir, ce dernier fit à Grimaud
le signe d’un homme qui met en joue; celui-ci décrocha aussitôt
son mousqueton et s’apprêta à accompagner son maître.Ils arrivèrent sans accident à la rue des Fossoyeurs,
Bonacieux était sur la porte, il regarda d’Artagnan d’un air
goguenard.—Eh, mon cher locataire! dit-il, hâtez-vous donc, vous avez
une belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes,
vous le savez, n’aiment pas qu’on les fasse attendre!—C’est Ketty, s’écria d’Artagnan, et il s’élança dans l’allée.Effectivement, sur le carré conduisant à sa chambre, et tapie
contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante.Dès qu’elle l’aperçut:—Vous m’avez promis votre protection, vous m’avez promis
de me sauver de sa colère, dit-elle; souvenez-vous que c’est
vous qui m’avez perdue!—Oui, sans doute, dit d’Artagnan, sois tranquille, Ketty.
Mais qu’est-il arrivé après mon départ?—Le sais-je! dit Ketty. Aux cris qu’elle a poussés les laquais
sont accourus, elle était folle de colère; tout ce qu’il existe
d’imprécations elle les a vomies contre vous. Alors j’ai pensé
qu’elle se rappellerait que c’était par ma chambre que vous aviez
pénétré dans la sienne, et qu’alors elle songerait que j’étais
votre complice; j’ai pris le peu d’argent que j’avais, mes hardes
les plus précieuses, et je me suis sauvée.88
—Pauvre enfant! Mais que vais-je faire de toi? Je pars
après-demain.—Tout ce que vous voudrez, monsieur le chevalier,
faites-moi quitter Paris, faites-moi quitter la France.—Je ne puis cependant
pas t’emmener
avec moi
au siège de La Rochelle,
dit d’Artagnan.—Non; mais
vous pouvez me
placer en province,
chez quelque
dame de votre
connaissance:
dans votre pays,
par exemple.—Ah! ma
chère amie! dans
mon pays les dames
n’ont pas de
femmes de chambre.
Mais, attends,
j’ai ton affaire,
Planchet, va me
chercher Aramis:
qu’il vienne tout de suite. Nous avons quelque chose de très
important à lui dire.—Je comprends, dit Athos; mais pourquoi pas Porthos?
il me semble que sa marquise...—La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de
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son mari, dit d’Artagnan en riant. D’ailleurs Ketty ne voudrait
pas demeurer rue aux Ours, n’est-ce pas, Ketty?—Je demeurerai où l’on voudra, dit Ketty, pourvu que je
sois bien cachée et qu’on ne sache pas où je suis.—Maintenant, Ketty, que nous allons nous séparer, et par
conséquent que tu n’es plus jalouse de moi...—Monsieur le chevalier, de loin ou de près, dit Ketty, je
vous aimerai toujours.—Où diable la constance va-t-elle se nicher! murmura
Athos.—Moi aussi, dit d’Artagnan, moi aussi, je t’aimerai toujours,
sois tranquille. Mais voyons, réponds-moi. Maintenant
j’attache une grande importance à la question que je te fais:
N’aurais-tu jamais entendu parler d’une jeune femme qu’on
aurait enlevée pendant une nuit?—Attendez donc... Oh, mon Dieu! monsieur le chevalier,
est-ce que vous aimez encore cette femme?—Non; c’est un de mes amis qui l’aime. Tiens, c’est Athos
que voilà.—Moi! s’écria Athos avec un accent pareil à celui d’un
homme qui s’aperçoit qu’il va marcher sur une couleuvre.—Sans doute, toi! fit d’Artagnan en serrant la main d’Athos.
Tu sais bien l’intérêt que nous prenons tous à cette pauvre
petite madame Bonacieux. D’ailleurs Ketty ne dira rien: n’est-ce
pas, Ketty? Tu comprends, mon enfant, continua d’Artagnan,
c’est la femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de
la porte en entrant ici.—Oh! mon Dieu! s’écria Ketty, vous me rappelez ma peur:
pourvu qu’il ne m’ait pas reconnue!—Comment, reconnue! tu as donc déjà vu cet homme?—Il est venu deux fois chez milady.—C’est cela. Vers quelle époque?90
—Mais il y a quinze ou dix-huit jours à peu près.—Justement.—Et hier soir il est revenu.—Hier soir?—Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-même.—Mon cher Athos, nous sommes enveloppés dans un réseau
d’espions! Et tu crois qu’il t’a reconnue, Ketty?—J’ai baissé ma coiffe en l’apercevant, mais peut-être était-il
trop tard.—Descendez, Athos, vous dont il se défie moins que de moi,
et voyez s’il est toujours sur sa porte.Athos descendit et remonta bientôt.—Il est parti, dit-il, et la maison est fermée.—Il est allé faire son rapport, et dire que tous les pigeons
sont en ce moment au colombier.—Eh bien! mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons
ici que Planchet pour nous rapporter les nouvelles.—Un instant! Et Aramis que nous avons envoyé chercher!—C’est juste, Athos, attendons Aramis.En ce moment Aramis entra.On lui exposa l’affaire, et on lui dit comment il était urgent
que, auprès de toutes ses hautes connaissances, il trouvât une
place à Ketty.Aramis réfléchit un instant, et dit en rougissant:—Cela vous rendra-t-il bien réellement service, d’Artagnan?—Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.—Eh bien! madame de Bois-Tracy m’a demandé, pour une
de ses amies qui habite la province, je crois, une femme de
chambre sûre; et si vous pouvez, mon cher d’Artagnan, me
répondre de mademoiselle...—Oh! monsieur, s’écria Ketty, je serai toute dévouée,
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soyez-en certain, à la personne qui me donnera les moyens de
quitter Paris.—Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux.Il se mit à une table et écrivit un petit mot qu’il cacheta
avec une bague, et donna le billet à Ketty.—Maintenant, mon enfant, dit d’Artagnan, tu sais qu’il ne
fait pas meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi séparons-nous.
Nous nous retrouverons dans des jours meilleurs.—Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et
dans quelque lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez
vous aimant encore comme je vous aime aujourd’hui.—Serment de joueur, dit Athos pendant que d’Artagnan
allait reconduire Ketty sur l’escalier.Un instant après, les trois jeunes gens se séparèrent en prenant
rendez-vous à quatre heures chez Athos et en laissant
Planchet pour garder la maison.Aramis rentra chez lui, et Athos et d’Artagnan s’inquiétèrent
du placement du saphir.Comme l’avait prévu notre Gascon, on trouva facilement
trois cents pistoles sur la bague. De plus, le juif annonça que,
si on voulait la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant
magnifique pour des boucles d’oreilles, il en donnerait jusqu’à
cinq cents pistoles.Athos et d’Artagnan, avec l’activité de deux soldats et la
science de deux connaisseurs, mirent trois heures à peine à
acheter tout l’équipement du mousquetaire. D’ailleurs Athos
était de bonne composition et grand seigneur jusqu’au bout
des ongles. Chaque fois qu’une chose lui convenait, il payait
le prix demandé sans essayer même d’en rabattre. D’Artagnan
voulait bien là-dessus faire ses observations, mais Athos lui
posait la main sur l’épaule en souriant, et d’Artagnan comprenait
que c’était bon pour lui, petit gentilhomme gascon, de
92
marchander, mais non pour un homme qui avait les airs d’un
prince.Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir
comme du jais, aux narines de feu, aux jambes fines et élégantes,
qui prenait six ans. Il l’examina et le reconnut sans
défauts. On le lui fit mille livres.Peut-être l’eût-il eu pour moins; mais tandis que d’Artagnan
discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les
cent pistoles sur la table.Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coûta trois
cents livres.Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud
achetées, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles
d’Athos. D’Artagnan offrit à son ami de mordre une bouchée
dans la part qui lui revenait, quitte à lui rendre plus tard ce
qu’il lui aurait emprunté.Mais Athos, pour toute réponse, se contenta de hausser les
épaules.—Combien le juif donnait-il du saphir pour l’avoir en toute
propriété? demanda Athos.—Cinq cents pistoles.—C’est-à-dire, deux cents pistoles de plus; cent pistoles
pour vous, cent pistoles pour moi. Mais c’est une véritable fortune
cela, mon ami; retournez chez le juif.—Comment! vous voulez...—Cette bague, décidément, me rappellerait de trop tristes
souvenirs; puis nous n’aurons jamais trois cents pistoles à lui
rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres à ce marché.
Allez lui dire que la bague est à lui, d’Artagnan, et revenez
avec les deux cents pistoles.—Réfléchissez, Athos.—L’argent comptant est cher par le temps qui court, et
93
il faut savoir faire des sacrifices. Allez, d’Artagnan, allez;
Grimaud vous accompagnera avec son mousqueton.Une demi-heure après, d’Artagnan revint avec les deux mille
livres et sans qu’il lui fût arrivé aucun accident.Ce fut ainsi qu’Athos trouva dans son ménage des ressources
auxquelles il ne s’attendait pas. |
VISION | A quatre heures, les quatre amis étaient donc réunis chez
Athos. Leurs préoccupations sur l’équipement avaient tout à
fait disparu, et chaque visage ne conservait plus l’expression
que de ses propres et secrètes inquiétudes; car derrière tout
bonheur présent est cachée une crainte à venir.Tout à coup Planchet entra apportant deux lettres à l’adresse
de d’Artagnan.L’une était un petit billet gentiment plié en long avec un
joli cachet de cire verte sur lequel était empreinte une colombe
rapportant un rameau vert.L’autre était une grande épître carrée et resplendissante des
armes terribles de Son Éminence le cardinal-duc.A la vue de la petite lettre, le cœur de d’Artagnan bondit,
car il avait cru reconnaître l’écriture; et quoiqu’il n’eût vu cette
écriture qu’une fois, la mémoire en était restée au plus profond
de son cœur.Il prit donc la petite épître et la décacheta vivement.«Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six à
sept heures du soir, sur la route de Chaillot, regardez avec
soin dans les carrosses qui passeront; mais si vous tenez à votre
94
vie et à celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot,
ne faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous
avez reconnu celle qui s’expose à tout pour vous apercevoir un
instant.»Pas de signature.—C’est un piège, dit Athos, n’y allez pas, d’Artagnan.—Cependant, dit d’Artagnan, il me semble bien reconnaître
l’écriture.—Elle est peut-être contrefaite, reprit Athos; à six ou sept
heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout à fait
déserte; autant que vous alliez vous promener dans la forêt
de Bondy.—Mais si nous y allions tous! dit d’Artagnan; que diable!
on ne nous dévorera point tous les quatre: plus, quatre laquais;
plus, les chevaux; plus, les armes.—Puis ce sera une occasion de montrer nos équipages, dit
Porthos.—Mais si c’est une femme qui écrit, dit Aramis, et que cette
femme désire ne pas être vue, songez que vous la compromettez,
d’Artagnan: ce qui est mal de la part d’un gentilhomme.—Nous resterons en arrière, dit Porthos, et lui seul s’avancera.—Oui, mais un coup de pistolet est bientôt tiré d’un carrosse
qui marche au galop.—Bah! dit d’Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons
alors le carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouveront
dedans. Ce sera toujours autant d’ennemis de moins.—Il a raison, dit Porthos: bataille; il faut bien essayer
nos armes, d’ailleurs.—Bah! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air
doux et nonchalant.—Comme vous voudrez, dit Athos.95
—Messieurs, dit d’Artagnan, il est quatre heures et demie,
et nous avons le temps à peine d’être à six heures sur la route
de Chaillot.—Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous
verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprêter,
messieurs.—Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l’oubliez; il me
semble que le cachet indique cependant qu’elle mérite bien
d’être ouverte: quant à moi, je vous déclare, mon cher d’Artagnan,
que je m’en soucie bien plus que du petit brimborion
de papier que vous venez tout doucement de glisser sur votre
cœur.D’Artagnan rougit.—Eh bien! dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que
me veut Son Éminence.Et d’Artagnan décacheta la lettre et lut:«M. d’Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est
attendu au Palais-Cardinal ce soir à huit heures.
LA HOUDINIÈRE,
Capitaine des gardes.»—Diable! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement
inquiétant que l’autre.—J’irai au second en sortant du premier, dit d’Artagnan:
l’un est pour sept heures, l’autre pour huit; il y aura temps
pour tout.—Hum! je n’irais pas, dit Aramis: un galant chevalier ne
peut manquer à un rendez-vous donné par une dame; mais un
gentilhomme prudent peut s’excuser de ne pas se rendre chez
Son Éminence, surtout lorsqu’il a quelque raison de croire que
ce n’est pas pour lui faire des compliments.96
—Je suis de l’avis d’Aramis, dit Porthos.—Messieurs, répondit d’Artagnan, j’ai déjà reçu par M. de
Cavois pareille invitation de Son Éminence, je l’ai négligée, et
le lendemain il m’est arrivé un grand malheur! Constance a
disparu; quelque chose qui puisse advenir j’irai.—Si c’est un parti pris, dit Athos, faites.—Mais la Bastille? dit Aramis.—Bah! vous m’en tirerez, reprit d’Artagnan.—Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb
admirable et comme si c’était la chose la plus simple, sans
doute nous vous en tirerons; mais, en attendant, comme nous
devons partir après-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer
cette Bastille.—Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirée,
attendons-le chacun à une porte du palais avec trois mousquetaires
derrière nous; si nous voyons sortir quelque voiture à
portière fermée et à demi suspecte, nous tomberons dessus: il
y a longtemps que nous n’avons eu maille à partir avec les
gardes de monsieur le cardinal, et M. de Tréville doit nous
croire morts.—Décidément, Athos, dit Aramis, vous étiez fait pour être
général d’armée; que dites-vous du plan, messieurs?—Admirable! répétèrent en chœur les jeunes gens.—Eh bien! dit Porthos, je cours à l’hôtel, je préviens mes
camarades de se tenir prêts pour huit heures, le rendez-vous
sera sur la place du Palais-Cardinal; vous, pendant ce temps,
faites seller les chevaux par les laquais.—Mais moi, je n’ai pas de cheval, dit d’Artagnan; mais je
vais en faire prendre un chez M. de Tréville.—C’est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.—Combien en avez-vous donc? demanda d’Artagnan.—Trois, répondit en souriant Aramis.97
—Mon cher! dit Athos, vous êtes très certainement le poète
le mieux monté de France et de Navarre.—Écoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de
trois chevaux, n’est-ce pas? je ne comprends même pas que
vous ayez acheté trois chevaux.—Non, le troisième m’a été amené ce matin même par
un domestique sans livrée qui n’a pas voulu me dire à qui
il appartenait et qui m’a affirmé avoir reçu l’ordre de son
maître...—Ou de sa maîtresse, interrompit d’Artagnan.—La chose n’y fait absolument rien, dit Aramis... et qui
m’a affirmé, dis-je, avoir reçu l’ordre exprès de sa maîtresse
de mettre ce cheval dans mon écurie sans me dire de quelle
part il venait.—Eh bien! en ce cas, faisons mieux, dit d’Artagnan; lequel
des deux chevaux monterez-vous: celui que vous avez acheté,
ou celui qu’on vous a donné?—Celui que l’on m’a donné sans contredit; vous comprenez
bien, mon cher d’Artagnan, que je ne saurais faire une
pareille injure...—Au donateur inconnu, reprit d’Artagnan.—Ou à la donatrice mystérieuse, dit Athos.—Celui que vous avez acheté vous devient donc inutile?—A peu près.—Et vous l’avez choisi vous-même?—Et avec le plus grand soin; la sûreté du cavalier, vous le
savez, dépend presque toujours de son cheval!—Eh bien! cédez-le-moi pour le prix qu’il vous a coûté!—J’allais vous l’offrir, mon cher d’Artagnan, en vous donnant
tout le temps qui vous sera nécessaire pour me rendre
cette bagatelle.—Et combien vous coûte-t-il?98
—Huit cents livres.—Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d’Artagnan
en tirant la somme de sa poche; je sais que c’est la
monnaie avec laquelle on vous paye vos poèmes.—Vous êtes donc riche en fonds? dit Aramis.—Riche, richissime, mon cher!Et d’Artagnan fit sonner dans sa poche avec ostentation
le reste de ses pistoles.—Envoyez votre selle à l’hôtel des Mousquetaires, et l’on
vous amènera votre cheval ici avec les nôtres.—Très bien; mais il est bientôt cinq heures, hâtons-nous.Un quart d’heure après, Porthos apparut à un bout de la
rue Férou sur un genêt fort beau; Mousqueton le suivait sur
un cheval d’Auvergne, petit, mais très beau: Porthos resplendissait
de joie et d’orgueil.En même temps Aramis apparut à l’autre bout de la rue,
monté sur un superbe coursier anglais; Bazin le suivait sur
un cheval rouan, tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois:
c’était la monture de d’Artagnan.Les deux mousquetaires se rencontrèrent à la porte: Athos
et d’Artagnan les regardaient par la fenêtre.—Diable! dit Aramis, vous avez là un magnifique cheval,
mon cher Porthos.—Oui, répondit Porthos; c’est celui qu’on devait m’envoyer
tout d’abord: une mauvaise plaisanterie du mari lui
a substitué l’autre; mais le mari a été puni depuis, et j’ai
obtenu toute satisfaction.Planchet et Grimaud parurent alors à leur tour, tenant en
main les montures de leurs maîtres; d’Artagnan et Athos
descendirent, se joignirent à leurs compagnons, et tous quatre
se mirent en marche: Athos sur le cheval qu’il devait à sa
femme, Aramis sur le cheval qu’il devait à sa maîtresse, Porthos
99
sur le cheval qu’il devait à sa procureuse, et d’Artagnan sur
le cheval qu’il devait à sa bonne fortune, la meilleure maîtresse
qui soit.Les valets suivirent.Comme l’avait pensé Porthos, la cavalcade fit bon effet; et
si madame Coquenard s’était trouvée sur le chemin de Porthos
et eût pu voir quel grand air il avait sur son beau genêt d’Espagne,
elle n’aurait pas regretté la saignée qu’elle avait faite
au coffre-fort de son mari.Près du Louvre, les quatre amis rencontrèrent par hasard
M. de Tréville qui revenait de Saint-Germain; il les arrêta pour
leur faire compliment sur leur superbe équipage, ce qui, en
un instant, amena autour d’eux quelques centaines de badauds.D’Artagnan profita de la circonstance pour parler à M. de
Tréville de la lettre au grand cachet rouge et aux armes
ducales.M. de Tréville approuva la résolution qu’il avait prise, et
l’assura que, si le lendemain il n’avait pas reparu, il saurait
bien le retrouver, lui, partout où il serait.En ce moment, l’horloge de la Samaritaine sonna six heures,
les quatre amis s’excusèrent sur un rendez-vous, et prirent
congé de M. de Tréville.Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot:
le jour commençait à baisser, les voitures passaient et repassaient;
d’Artagnan, gardé à quelques pas par ses amis, plongeait
ses regards jusqu’au fond des carrosses, et n’y apercevait
aucune figure de connaissance.Enfin, après un quart d’heure d’attente et comme le crépuscule
tombait tout à fait, une voiture apparut, arrivant
au grand galop par la route de Sèvres; un pressentiment
dit d’avance à d’Artagnan que cette voiture renfermait la
personne qui lui avait donné rendez-vous: le jeune homme
100
fut tout étonné lui-même de sentir son cœur battre si
violemment. Presque aussitôt, une tête de femme sortit par
la portière, deux doigts sur
sa bouche, comme pour recommander
le silence, ou
comme pour envoyer un
baiser; d’Artagnan poussa
un léger cri de joie: cette
femme ou plutôt cette apparition, car la voiture était passée
avec la rapidité d’une vision, était madame Bonacieux.101
Par un mouvement involontaire, et malgré la recommandation
qui lui avait été faite, d’Artagnan lança au galop
son cheval et en quelques bonds rejoignit la voiture; mais
la glace de la portière était hermétiquement fermée: la vision
avait disparu.D’Artagnan alors se rappela cette recommandation du
billet anonyme: «Si vous tenez à votre vie et à celle des
gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne faites pas un
mouvement qui puisse faire croire que vous avez connu celle
qui s’expose à tout pour vous apercevoir un seul instant.»Il s’arrêta donc, tremblant non pour lui, mais pour la
pauvre femme qui évidemment s’était exposée à un grand
péril en lui donnant ce rendez-vous.La voiture continua sa route toujours marchant à fond de
train, s’enfonça dans Paris et disparut.D’Artagnan était resté interdit à la même place et
102
ne sachant que penser. Si c’était madame Bonacieux et si
elle revenait à Paris, pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi
ce simple échange d’un coup d’œil, pourquoi ce baiser
perdu? Si, d’un autre côté, ce n’était pas elle, ce qui était
encore bien possible, car le peu de jour qui restait rendait
une erreur facile, si ce n’était pas elle, ne serait-ce pas
le commencement d’un coup de main monté contre lui
avec l’appât de cette femme pour laquelle on connaissait son
amour?Les trois compagnons se rapprochèrent de lui. Tous trois
avaient parfaitement vu une tête de femme apparaître à la portière,
mais aucun d’eux, excepté Athos, ne connaissait madame
Bonacieux. L’avis d’Athos, au reste, fut que c’était
bien elle; mais moins préoccupé que d’Artagnan de ce joli
visage, il avait cru voir une seconde tête, une tête d’homme
au fond de la voiture.—S’il en est ainsi, dit d’Artagnan, ils la transportent sans
doute d’une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc
faire de cette pauvre créature, et comment la joindrai-je
jamais?—Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts
sont les seuls êtres qu’on ne soit pas exposé à rencontrer sur la
terre. Vous en savez bien quelque chose ainsi que moi, n’est-ce
pas? Or, si votre maîtresse n’est pas morte, si c’est elle que
nous venons de voir, vous la retrouverez certainement un jour
ou l’autre. Et peut-être, mon Dieu, ajouta-t-il avec cet accent
misanthropique qui lui était propre, peut-être plus tôt que
vous ne voudrez.Sept heures et demie sonnèrent, la voiture était en retard
d’une vingtaine de minutes sur le rendez-vous donné. Les amis
de d’Artagnan lui rappelèrent qu’il avait une visite à faire, tout
en lui faisant observer qu’il était encore temps de s’en dédire.103
Mais d’Artagnan était à la fois entêté et curieux. Il avait
mis dans sa tête qu’il irait au Palais-Cardinal, et qu’il saurait
ce que voulait lui dire Son Éminence. Rien ne put le faire
changer de résolution.On arriva rue Saint-Honoré, et place du Palais-Cardinal on
trouva les douze mousquetaires convoqués qui se promenaient
en attendant leurs camarades. Là seulement, on leur expliqua
ce dont il était question.D’Artagnan était fort connu dans l’honorable corps des
mousquetaires du roi, où l’on savait qu’il prendrait un jour
sa place; on le regardait donc d’avance comme un camarade. Il
résulta de ces antécédents que chacun accepta de grand cœur
la mission pour laquelle il était convié; d’ailleurs il s’agissait,
selon toute probabilité, de jouer un mauvais tour à M. le cardinal
et à ses gens, et pour de pareilles expéditions ces dignes
gentilshommes étaient toujours prêts.Athos les partagea en trois groupes, prit le commandement
de l’un, donna le second à Aramis et le troisième à Porthos,
puis chaque groupe alla s’embusquer séparément en face d’une
sortie.D’Artagnan, de son côté, entra bravement par la porte principale.Quoiqu’il se sentît vigoureusement appuyé, le jeune homme
n’était pas sans inquiétude en montant pas à pas le grand escalier
du palais. Sa conduite avec milady ressemblait tant soit
peu à une trahison, et il se doutait des relations politiques
qui existaient entre cette femme et le cardinal; de plus,
de Wardes, qu’il avait si mal accommodé dans leur rencontre
aux portes de Calais, était des fidèles de Son Éminence, et
d’Artagnan savait que si Son Éminence était terrible à ses
ennemis, elle était fort attachée à ses amis.—Si de Wardes a raconté toute notre affaire au cardinal,
104
ce qui n’est pas douteux, et s’il m’a reconnu, ce qui est
probable, je dois me regarder à peu près comme un homme
condamné, disait d’Artagnan en secouant la tête. Mais pourquoi
a-t-il attendu jusqu’aujourd’hui? C’est tout simple: milady
aura porté plainte contre moi avec cette hypocrite douleur qui
la rend si intéressante, et ce dernier crime aura fait déborder
le vase. Heureusement,
ajouta-t-il,
mes bons amis sont
en bas, et ils ne
me laisseront pas
emmener sans me
défendre. Cependant
la compagnie
des mousquetaires
de M. de Tréville
ne peut pas faire
à elle seule la
guerre au cardinal,
qui dispose
des forces de toute
la France, et devant
lequel hélas!
la reine est sans
pouvoir et le roi sans volonté. D’Artagnan, mon ami, tu es
brave, tu es prudent, tu as d’excellentes qualités, mais les
femmes te perdront!Il en était à cette triste conclusion lorsqu’il entra dans
l’antichambre. Il remit sa lettre à l’huissier de service, qui le
fit passer dans la salle d’attente et il s’enfonça dans l’intérieur
du palais.Dans cette salle d’attente étaient cinq ou six gardes de
105
M. le cardinal, qui, reconnaissant d’Artagnan et sachant que
c’était lui qui avait blessé Jussac, le regardèrent en souriant
d’un singulier sourire.Ce sourire parut à d’Artagnan d’un mauvais augure; seulement,
comme notre Gascon n’était pas facile à intimider, ou
que plutôt, grâce à un grand orgueil naturel aux gens de son
pays, il ne laissait pas voir facilement ce qui se passait dans
son âme, quand ce qui s’y passait ressemblait à de la crainte,
il se campa fièrement devant MM. les gardes, et attendit, la
main sur la hanche, dans une attitude qui ne manquait pas de
majesté.L’huissier rentra et fit signe à d’Artagnan de le suivre.
Il sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant
s’éloigner, chuchotaient entre eux.Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans
une bibliothèque, et se trouva en face d’un homme assis devant
un bureau et qui écrivait.L’huissier l’introduisit et se retira sans dire une parole.
D’Artagnan resta debout et examina cet homme.D’Artagnan crut d’abord qu’il avait affaire à quelque juge
examinant son dossier, mais il s’aperçut que l’homme de
bureau écrivait ou plutôt corrigeait des lignes d’inégale longueur,
en scandant des mots sur ses doigts; il vit qu’il était en
face d’un poète. Au bout d’un instant, le poète ferma son manuscrit,
sur la couverture duquel était écrit: Mirame, tragédie en
cinq actes, et leva la tête.D’Artagnan reconnut le cardinal.106 |
UNE VISION TERRIBLE | Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue
sur sa main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n’avait
l’œil plus profondément scrutateur que le cardinal de Richelieu,
et d’Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme
une fièvre.Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre à la
main, et attendant le bon plaisir de Son Éminence, sans trop
d’orgueil, mais aussi sans trop d’humilité.—Monsieur, lui dit le cardinal, êtes-vous un d’Artagnan
du Béarn?—Oui, monseigneur, répondit le jeune homme.—Il y a, si je suis bien informé, plusieurs branches de
d’Artagnan à Tarbes et dans les environs, dit le cardinal; à
laquelle appartenez-vous?—Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion
avec le grand roi Henri, père de Sa Gracieuse Majesté.—C’est bien cela. C’est vous qui êtes parti, il y a deux ans
et quatre mois à peu près, de votre pays, pour venir chercher
fortune dans la capitale.—Oui, monseigneur.—Vous êtes venu par Meung, où il vous est arrivé
quelque chose, je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque
chose.—Monseigneur, dit d’Artagnan, voici ce qui m’est arrivé...—Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui
indiquait qu’il connaissait l’histoire aussi bien que celui qui
107
voulait la lui raconter: vous étiez recommandé à M. de Tréville,
n’est-ce pas?—Oui, monseigneur; mais justement, dans cette malheureuse
affaire de Meung...—La lettre avait été perdue, reprit l’Éminence; oui, je
sais cela; mais M. de Tréville est un habile physionomiste qui
connaît les hommes à première vue, et il vous a placé dans
la compagnie de son beau-frère, M. des Essarts, en vous laissant
espérer qu’un jour ou l’autre vous entreriez dans les
mousquetaires.—Monseigneur est parfaitement renseigné, dit d’Artagnan.—Depuis ce temps-là, il vous est arrivé bien des choses:
vous vous êtes promené derrière les Chartreux, un jour qu’il eût
mieux valu que vous fussiez ailleurs; puis, vous avez fait avec
vos amis un voyage aux eaux de Forges; eux se sont arrêtés en
route; mais vous, vous avez continué votre chemin. C’est tout
simple, vous aviez des affaires en Angleterre.—Monseigneur, dit d’Artagnan tout interdit, j’allais...—A la chasse, à Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde
personne. Je sais cela, moi, parce que mon état est de tout savoir.
A votre retour, vous avez été reçu par une auguste personne,
et je vois avec plaisir que vous avez conservé le souvenir qu’elle
vous a donné.D’Artagnan porta la main au diamant qu’il tenait de la reine.—Le lendemain de ce jour, vous avez reçu la visite de
Cavois, reprit le cardinal: il allait vous prier de passer au
palais; cette visite, vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez
eu tort.—Monseigneur, je craignais d’avoir encouru la disgrâce de
Votre Éminence.—Eh! pourquoi cela, monsieur? pour avoir suivi les ordres
de vos supérieurs avec plus d’intelligence et de courage que ne
108
l’eût fait un autre, encourir ma disgrâce quand vous méritiez
des éloges! Ce sont les gens qui n’obéissent pas que je punis,
et non pas ceux qui, comme vous, obéissent... trop bien... Et,
la preuve, rappelez-vous la date du jour où je vous avais fait
dire de me venir voir, et cherchez dans votre mémoire ce qui
est arrivé le soir même.C’était le soir même qu’avait eu lieu l’enlèvement de madame
Bonacieux. D’Artagnan frissonna; et il se rappela qu’une
demi-heure auparavant la pauvre femme était passée près de
lui, sans doute encore emportée par la même puissance qui
l’avait fait disparaître.—Enfin, continua le cardinal, comme je n’entendais pas
parler de vous depuis quelque temps, j’ai voulu savoir ce que
vous faisiez. D’ailleurs, vous me devez bien quelque remercîment:
vous avez remarqué vous-même combien vous avez été
ménagé dans toutes les circonstances.D’Artagnan s’inclina avec respect.—Cela, continua le cardinal, partait non seulement d’un
sentiment d’équité naturelle, mais encore d’un plan que je
m’étais tracé à votre égard.D’Artagnan était de plus en plus étonné.—Je voulais vous exposer ce plan le jour où vous reçûtes
ma première invitation; mais vous n’êtes pas venu. Heureusement,
rien n’est perdu pour ce retard, et aujourd’hui vous
allez l’entendre. Asseyez-vous là, devant moi, monsieur d’Artagnan;
vous êtes assez bon gentilhomme pour ne pas écouter
debout.Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme,
qui était si étonné de ce qui se passait, que, pour obéir, il
attendit un second signe de son interlocuteur.—Vous êtes brave, monsieur d’Artagnan, continua l’Éminence;
vous êtes prudent: ce qui vaut mieux. J’aime les
109
hommes de tête et de cœur, moi; ne vous effrayez pas, dit-il
en souriant: par les hommes de cœur, j’entends les hommes
de courage; mais, tout jeune que vous êtes, et à peine entrant
dans le monde, vous avez des ennemis puissants: si vous n’y
prenez garde, ils vous perdront!—Hélas! monseigneur, répondit le jeune homme, bien facilement,
sans doute; car ils sont forts et bien appuyés; tandis
que moi je suis seul!—Oui, c’est vrai; mais, tout seul que vous êtes, vous avez
déjà fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n’en doute
pas. Cependant, vous avez, je le crois, besoin d’être guidé dans
l’aventureuse carrière que vous avez choisie; car, si je ne me
trompe, vous êtes venu à Paris avec l’ambitieuse idée de faire
fortune.—Je suis dans l’âge des folles espérances, monseigneur,
dit d’Artagnan.—Il n’y a de folles espérances que pour les sots, monsieur,
et vous êtes homme d’esprit. Voyons, que diriez-vous d’une
enseigne dans mes gardes, et d’une compagnie après la campagne?—Ah! monseigneur!—Vous acceptez, n’est-ce pas?—Monseigneur, reprit d’Artagnan d’un air embarrassé.—Comment, vous refusez? s’écria le cardinal avec étonnement.—Je suis dans les gardes de Sa Majesté, monseigneur, et
je n’ai point de raisons d’être mécontent.—Mais il me semble, dit l’Éminence, que mes gardes, à
moi, sont aussi les gardes de Sa Majesté, et que, pourvu qu’on
serve dans un corps français, on sert le roi.—Monseigneur, Votre Éminence a mal compris mes
paroles.110
—Vous voulez un prétexte, n’est-ce pas? Je comprends. Eh
bien! ce prétexte, vous l’avez. L’avancement, la campagne qui
s’ouvre, l’occasion que je vous offre, voilà pour le monde; pour
vous, le besoin de protections sûres; car il est bon que vous
sachiez, monsieur d’Artagnan, que j’ai reçu des plaintes graves
contre vous: vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et
vos nuits au service du roi.D’Artagnan rougit.—Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une
liasse de papiers, j’ai là tout un dossier qui vous concerne;
mais, avant de le lire, j’ai voulu causer avec vous. Je vous sais
homme de résolution, et vos services, bien dirigés, au lieu de
vous mener à mal, pourraient vous rapporter beaucoup. Allons,
réfléchissez, et décidez-vous.—Votre bonté me confond, monseigneur, répondit d’Artagnan,
et je reconnais dans Votre Éminence une grandeur
d’âme qui me fait petit comme un ver de terre; mais enfin,
puisque monseigneur me permet de lui parler franchement...D’Artagnan s’arrêta.—Oui, parlez.—Eh bien! je dirai à Votre Éminence que tous mes amis
sont aux mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis,
par une fatalité inconcevable, sont à Votre Éminence; je
serais donc mal venu ici et mal regardé là-bas, si j’acceptais ce
que m’offre monseigneur.—Auriez-vous déjà cette orgueilleuse idée que je ne vous
offre pas ce que vous valez, monsieur? dit le cardinal avec un
sourire de dédain.—Monseigneur, Votre Éminence est cent fois trop bonne
pour moi, et au contraire je pense n’avoir point encore fait
assez pour être digne de ses bontés. Le siège de La Rochelle
va s’ouvrir, monseigneur; je servirai sous les yeux de Votre
111
Éminence, et si j’ai eu le bonheur de me conduire à ce siège
de telle façon que je mérite d’attirer ses regards, eh bien!
après, j’aurai au moins derrière moi quelque action d’éclat pour
justifier la protection dont elle voudra bien m’honorer. Toute
chose doit se faire à son temps, monseigneur; peut-être plus
tard aurai-je le droit de me donner, à cette heure j’aurais l’air
de me vendre.—C’est-à-dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit
le cardinal avec un ton de dépit dans lequel perçait cependant
une sorte d’estime; demeurez donc libre et gardez vos haines
et vos sympathies.—Monseigneur...—Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas; mais,
vous comprenez, on a assez de défendre ses amis et de les
récompenser, on ne doit rien à ses ennemis, et cependant je
vous donnerai un conseil: tenez-vous bien, monsieur d’Artagnan,
car, du moment que j’aurai retiré ma main d’au-dessus
de vous, je n’achèterais pas votre vie une obole.—Je tâcherai, monseigneur, répondit le Gascon avec une
noble assurance.—Songez plus tard, et à un certain moment, s’il vous arrive
malheur, dit Richelieu avec intention, que c’est moi qui ai
été vous chercher, et que j’ai fait ce que j’ai pu pour que ce
malheur vous fût épargné.—J’aurai, quoi qu’il arrive, dit d’Artagnan, en mettant la
main sur sa poitrine et en s’inclinant, une éternelle reconnaissance
à Votre Éminence de ce qu’elle fait pour moi en ce moment.—Eh bien donc! comme vous l’avez dit, monsieur d’Artagnan,
nous nous reverrons après la campagne; je vous suivrai
des yeux, car je serai là-bas, reprit le cardinal en montrant du
doigt à d’Artagnan une magnifique armure qu’il devait endosser,
et à notre retour, eh bien, nous compterons!112
—Ah! monseigneur, s’écria d’Artagnan, épargnez-moi le
poids de votre disgrâce; restez neutre, monseigneur, si vous
trouvez que j’agis en galant homme.—Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore
une fois ce que je vous
ai dit aujourd’hui, je
vous promets de vous
le dire.Cette dernière parole
de Richelieu exprimait
un doute terrible; elle consterna d’Artagnan plus que
n’eût fait une menace, car c’était un avertissement. Le cardinal
cherchait donc à le préserver de quelque malheur qui le menaçait.
Il ouvrit la bouche pour répondre; d’un geste le cardinal
le congédia.D’Artagnan sortit; mais à la porte le cœur fut prêt à lui
113
manquer, et peu s’en fallut qu’il ne rentrât. Cependant la
figure grave et sévère d’Athos lui apparut: s’il faisait avec le
cardinal le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait
plus la main, Athos le renierait. Ce fut cette crainte qui
le retint, tant est puissante l’influence d’un caractère vraiment
grand sur tout ce qui l’entoure.D’Artagnan descendit l’escalier par lequel il était entré,
et trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires
qui attendaient son retour et qui commençaient à s’inquiéter.
D’un mot d’Artagnan les rassura, et Planchet courut prévenir
les autres postes qu’il était inutile de monter une plus longue
garde, attendu que son maître était sorti sain et sauf du Palais-Cardinal.Rentrés chez Athos, Aramis et Porthos s’informèrent des
causes de cet étrange rendez-vous; mais d’Artagnan se contenta
de leur dire que M. de Richelieu l’avait fait venir pour
lui proposer d’entrer dans ses gardes avec le grade d’enseigne,
et qu’il avait refusé.—Et vous avez eu raison, s’écrièrent d’une seule voix
Porthos et Aramis.Athos tomba dans une profonde rêverie et ne répondit rien.
Mais lorsqu’ils furent seuls:—Vous avez fait ce que vous deviez faire, d’Artagnan, dit
Athos, mais peut-être avez-vous eu tort.D’Artagnan poussa un soupir; car cette voix répondait
à une voix secrète de son âme, qui lui disait que de grands
malheurs l’attendaient.La journée du lendemain se passa en préparatifs de départ;
d’Artagnan alla faire ses adieux à M. de Tréville. A cette heure
on croyait encore que la séparation des gardes et des mousquetaires
serait momentanée, le roi tenant son parlement le jour
même et devant partir le lendemain. M. de Tréville se contenta
114
donc de demander à d’Artagnan s’il avait besoin de lui, mais
d’Artagnan répondit fièrement qu’il avait tout ce qu’il lui fallait.La nuit réunit tous les camarades de la compagnie des gardes de M.
des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de M. de Tréville,
qui avaient fait amitié ensemble. On se quittait pour se revoir quand
il plairait à Dieu. La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on
peut le penser, car, en pareil cas, on ne peut combattre l’extrême
préoccupation que par l’extrême gaieté.Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se quittèrent;
les mousquetaires coururent à l’hôtel de M. de Tréville, les gardes
à celui de M. des Essarts. Chacun des capitaines conduisit aussitôt
sa compagnie au Louvre, où le roi passait sa revue. Le roi était
triste et paraissait malade, ce qui lui ôtait un peu de sa haute
mine. En effet, la veille, la fièvre l’avait pris au milieu 115 du parlement et tandis qu’il tenait son lit
de justice. Il n’en était pas moins décidé à partir le soir même; et
malgré les observations qu’on lui avait faites, il avait voulu passer
sa revue, espérant, par ce premier coup de vigueur, vaincre la maladie
qui commençait à s’emparer de lui.La revue passée, les gardes se mirent seuls en marche,
les mousquetaires ne devant partir qu’avec le roi, ce qui
permit à Porthos d’aller faire, dans son superbe équipage, un
tour dans la rue aux Ours.La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur
son beau cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir
ainsi; elle lui fit signe de descendre et de venir auprès d’elle.
Porthos était magnifique; ses éperons résonnaient, sa cuirasse
brillait, son épée lui battait fièrement les jambes. Cette fois
les clercs n’eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l’air
d’un coupeur d’oreilles.Le mousquetaire fut introduit près de M. Coquenard, dont
le petit œil gris brilla de colère en voyant son cousin tout flambant
neuf. Cependant une chose le consola intérieurement,
c’est qu’on disait partout que la campagne serait rude: il espérait
tout doucement, au fond du cœur, que Porthos serait tué
pendant la campagne. Porthos présenta ses compliments à
maître Coquenard et lui fit ses adieux; maître Coquenard lui
souhaita toutes sortes de prospérités. Quant à madame Coquenard,
elle ne pouvait retenir ses larmes; mais on ne tira
aucune mauvaise conséquence de sa douleur; on la savait fort
attachée à ses parents, pour lesquels elle avait toujours eu de
cruelles disputes avec son mari.Mais les véritables adieux se firent dans la chambre de
madame Coquenard: ils furent déchirants.Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle
agita un mouchoir en se penchant hors de la fenêtre, à croire
116
qu’elle voulait se précipiter. Porthos reçut toutes ces marques
d’amitié en homme habitué à de pareilles démonstrations. Seulement,
en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et
l’agita en signe d’adieu. De son côté, Aramis écrivit une longue
lettre. A qui? Personne n’en savait rien. Dans la chambre
voisine, Ketty, qui s’était réfugiée là, et qui devait partir le
soir même pour Tours, attendait.Athos buvait à petits coups la dernière bouteille de son vin
d’Espagne. Pendant ce temps, d’Artagnan défilait avec sa compagnie.
En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour
regarder gaiement la Bastille; mais comme c’était la Bastille
117
seulement qu’il regardait, il ne vit point milady, qui, montée
sur un cheval isabelle, le désignait du doigt à deux hommes
de mauvaise mine qui s’approchèrent aussitôt des rangs pour
le reconnaître. Sur une interrogation qu’ils firent du regard,
milady répondit par un signe que c’était bien lui. Puis, certaine
qu’il ne pouvait plus y avoir de méprise dans l’exécution de ses
ordres, elle piqua son cheval et disparut.Les deux hommes suivirent alors la
compagnie, et, à la sortie du faubourg
Saint-Antoine, montèrent sur des chevaux tout préparés qu’un
domestique sans livrée tenait en main en les attendant.118 |
LE SIÈGE DE LA ROCHELLE | Le siège de La Rochelle fut un des grands événements politiques
du règne de Louis XIII, et une des grandes entreprises
militaires du cardinal. Il est donc intéressant, et même nécessaire,
que nous en disions quelques mots; plusieurs détails de
ce siège se liant d’ailleurs d’une manière trop importante à
l’histoire que nous avons entrepris de raconter, pour que nous
les passions sous silence.Les vues politiques du cardinal, lorsqu’il entreprit ce siège,
étaient considérables. Exposons-les d’abord, puis nous passerons
aux vues particulières qui n’eurent peut-être pas sur Son
Éminence moins d’influence que les premières.Des villes importantes données par Henri IV aux huguenots
comme places de sûreté, il ne restait plus que La Rochelle.
Il s’agissait donc de détruire ce dernier boulevard du calvinisme,
levain dangereux, auquel se venaient incessamment
mêler des ferments de révolte civile ou de guerre étrangère.Espagnols, Anglais, Italiens mécontents, aventuriers de
toute nation, soldats de fortune de toute secte accouraient au
premier appel sous les drapeaux des protestants et s’organisaient
comme une vaste association dont les branches diverses
s’étendaient à loisir sur tous les points de l’Europe. La Rochelle,
qui avait pris une nouvelle importance de la ruine des autres
villes calvinistes, était donc le foyer des dissensions et des ambitions.
Il y avait plus, son port était la dernière porte ouverte aux
Anglais dans le royaume de France; et en la fermant à l’Angleterre,
notre éternelle ennemie, le cardinal achevait l’œuvre
119
de Jeanne d’Arc et du duc de Guise. Aussi Bassompierre, qui
était à la fois protestant et catholique, protestant de conviction
et catholique comme commandeur du Saint-Esprit;
Bassompierre, qui était Allemand de naissance et Français
de cœur; Bassompierre, enfin, qui avait un commandement
particulier au siège de La Rochelle, disait-il, en chargeant à
la tête de plusieurs autres seigneurs protestants comme lui:—Vous verrez, messieurs, que nous serons assez bêtes pour
prendre La Rochelle!Et Bassompierre avait raison: la canonnade de l’île de Ré
lui présageait les dragonnades des Cévennes; la prise de La
Rochelle était la préface de la révocation de l’édit de Nantes.Mais, nous l’avons dit, à côté de ces vues du ministre qui
appartiennent à l’histoire, le chroniqueur est bien forcé de
reconnaître les petites visées de l’homme amoureux et du rival
jaloux. Richelieu, comme chacun sait, avait été amoureux de la
reine: cet amour avait-il pour lui un simple but politique ou
était-ce tout naturellement une de ces profondes passions
comme en inspira Anne d’Autriche à ceux qui l’entouraient,
c’est ce que nous ne saurions dire; mais en tout cas, on a vu,
par les développements antérieurs de cette histoire, que Buckingham
l’avait emporté sur lui, et, dans deux ou trois circonstances
et particulièrement dans celle des ferrets, l’avait,
grâce au dévouement des trois mousquetaires et au courage
de d’Artagnan, cruellement mystifié. Il s’agissait donc pour
Richelieu, non seulement de débarrasser la France d’un ennemi,
mais de se venger d’un rival; au reste, la vengeance devait
être grande et éclatante, et digne en tout point d’un homme
qui tient dans sa main, les forces de tout un royaume.Richelieu savait qu’en combattant l’Angleterre il combattait
Buckingham, qu’en triomphant de l’Angleterre il triomphait
de Buckingham, enfin qu’en humiliant l’Angleterre aux yeux
120
de l’Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la reine. De
son côté Buckingham, tout en mettant en avant l’honneur
de l’Angleterre, était mû par des intérêts absolument semblables
à ceux du cardinal; Buckingham aussi poursuivait
une vengeance particulière: sous aucun prétexte, Buckingham
n’avait pu rentrer en France comme ambassadeur;
il voulait y rentrer comme conquérant. Il en résulte que le
véritable enjeu de cette partie, que les deux plus puissants
royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux hommes amoureux,
était un regard d’Anne d’Autriche.Le premier avantage avait été au duc de Buckingham:
arrivé inopinément en vue de l’île de Ré avec quatre-vingt-dix
vaisseaux et vingt mille hommes à peu près, il avait surpris le
comte de Toiras, qui commandait pour le roi dans l’île; il
avait, après un combat sanglant, opéré son débarquement.
Relatons en passant que dans ce combat avait péri le baron de
Chantal; le baron de Chantal laissait orpheline une petite
fille de dix-huit mois. Cette petite fille fut depuis madame de
Sévigné.Le comte de Toiras se retira dans la citadelle Saint-Martin
avec la garnison, et jeta une centaine d’hommes dans un petit
fort qu’on appelait le fort de la Prée.Cet événement avait hâté les résolutions du cardinal; et en
attendant que le roi et lui pussent aller prendre le commandement
du siège de La Rochelle, qui était résolu, il avait fait
partir Monsieur pour diriger les premières opérations, et avait
fait filer vers le théâtre de la guerre toutes les troupes dont il
avait pu disposer. C’était de ce détachement envoyé en avant-garde
que faisait partie notre ami d’Artagnan.Le roi, comme nous l’avons dit, devait suivre, aussitôt
son lit de justice tenu; mais au sortir de ce lit de justice, le
23 juin, il s’était senti pris par la fièvre: il n’en avait pas
121
moins voulu partir; mais, son état empirant, il avait été forcé
de s’arrêter à Villeroi.Or, où s’arrêtait le roi s’arrêtaient les mousquetaires; il en
résultait que d’Artagnan, qui était toujours dans les gardes,
malgré la promesse du roi, se trouvait séparé, momentanément
du moins, de ses bons amis Athos, Porthos et Aramis; cette
séparation, qui n’était pour lui qu’une contrariété, fût certes
devenue une inquiétude sérieuse s’il eût pu deviner de quels
dangers inconnus il était entouré.Il n’en arriva pas moins sans accident au camp établi devant
La Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l’année 1627.
Tout était dans le même état: le duc de Buckingham et ses
Anglais, maîtres de l’île de Ré, continuaient d’assiéger, mais
sans succès, la citadelle de Saint-Martin et le fort de la Prée,
et les hostilités avec La Rochelle étaient commencées depuis
deux ou trois jours à propos d’un fort que le duc d’Angoulême
venait de faire construire près de la ville.Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts, avaient
leur logement aux Minimes.Mais, nous le savons, d’Artagnan, préoccupé de l’ambition
de passer aux mousquetaires, avait rarement fait amitié avec
ses camarades; il se trouvait donc isolé et livré à ses propres
réflexions. Ses réflexions n’étaient pas riantes: depuis deux ans
qu’il était arrivé à Paris, en se mêlant aux affaires publiques
il s’était fait, lui chétif, un grand ennemi, le cardinal, devant
lequel tremblaient les plus grands du royaume, à commencer
par le roi. Cet homme pouvait l’écraser, et cependant il ne
l’avait pas fait: pour un esprit aussi perspicace que l’était
d’Artagnan, cette indulgence était un jour par lequel il
croyait entrevoir un meilleur avenir.Puis, il s’était fait encore un autre ennemi moins à craindre,
pensait-il, mais que cependant il sentait instinctivement n’être
122
pas à mépriser: cet ennemi, c’était milady. Il est vrai qu’il avait
acquis la protection et la bienveillance de la reine, mais la
bienveillance de la reine était, par le temps qui courait, une
cause de plus de persécutions; et sa protection, on le sait,
protégeait fort mal: témoin Chalais et madame Bonacieux.Ce qu’il avait donc gagné de plus clair dans tout cela, c’était
le diamant de cinq ou six mille livres qu’il portait au doigt; et
encore ce diamant, en supposant que d’Artagnan, dans ses
projets d’ambition, voulût le garder pour s’en faire un jour un
signe de reconnaissance près de la reine, n’avait en attendant,
puisqu’il ne pouvait s’en défaire, pas plus de valeur que les
cailloux qu’il foulait à ses pieds. Nous disons que les cailloux
qu’il foulait à ses pieds, car d’Artagnan faisait ces réflexions
en se promenant solitairement sur un joli petit chemin qui
conduisait du camp au village d’Angoutin; or ces réflexions
l’avaient conduit plus loin qu’il ne croyait, et le jour commençait
à baisser, lorsque au dernier rayon du soleil couchant il lui
sembla voir briller derrière une haie le canon d’un mousquet.D’Artagnan avait l’œil vif et l’esprit prompt, il comprit que
le mousquet n’était pas venu là tout seul et que celui qui le
portait ne s’était pas caché derrière une haie dans des intentions
amicales. Il résolut donc de gagner au large, lorsque de
l’autre côté de la route, derrière un rocher, il aperçut l’extrémité
d’un second mousquet.C’était évidemment une embuscade.Le jeune homme jeta un coup d’œil sur le premier mousquet
et vit avec une certaine inquiétude qu’il s’abaissait dans
sa direction; mais aussitôt qu’il vit l’orifice du canon immobile
il se jeta ventre à terre. En même temps le coup partit, il
entendit le sifflement d’une balle qui passait au-dessus de sa tête.Il n’y avait pas de temps à perdre, d’Artagnan se redressa
d’un bond, et au même moment la balle de l’autre mousquet
123
fit voler les cailloux à l’endroit même du chemin où il s’était
jeté la face contre terre.D’Artagnan n’était pas un de ces hommes inutilement braves
qui cherchent une mort ridicule pour qu’on dise d’eux qu’ils
n’ont pas reculé d’un pas; d’ailleurs il ne s’agissait plus de
courage ici, d’Artagnan était tombé dans un guet-apens.—S’il y a un troisième coup, se dit-il à lui-même, je suis
un homme perdu!Et aussitôt, prenant ses jambes à son cou, il s’enfuit dans la
direction du camp, avec la vitesse des gens de son pays si renommés
pour leur agilité; mais, quelle que fût la rapidité de sa
course, le premier qui avait tiré, ayant eu le temps de recharger
son arme, lui tira un second coup si bien ajusté, cette fois,
que la balle traversa son feutre et le fit voler à dix pas de lui.Cependant, comme d’Artagnan n’avait pas d’autre chapeau,
124
il ramassa le sien tout en courant, arriva fort essoufflé et fort
pâle dans son logis, s’assit sans rien dire à personne et se mit
à réfléchir.Cet événement pouvait avoir trois causes:La première et la plus naturelle: ce pouvait être une embuscade
des Rochelais, qui n’eussent pas été fâchés de tuer un
des gardes de Sa Majesté, d’abord parce que c’était un ennemi
de moins, et ensuite parce que cet ennemi pouvait avoir une
bourse bien garnie dans sa poche. D’Artagnan prit son chapeau,
examina le trou de la balle, et secoua la tête. La balle n’était
pas une balle de mousquet, c’était une balle d’arquebuse; la
justesse du coup lui avait déjà donné l’idée qu’il avait été tiré
par une arme particulière: ce n’était donc pas une embuscade
militaire, puisque la balle n’était pas de calibre.Ce pouvait être un bon souvenir de monsieur le cardinal.
On se rappelle qu’au moment même où il avait, grâce à ce
bienheureux rayon de soleil, aperçu le canon du fusil, il s’étonnait
de la longanimité de Son Éminence à son égard. Mais
d’Artagnan secoua la tête. Pour les gens vers lesquels elle
n’avait qu’à étendre la main. Son Éminence recourait rarement
à de pareils moyens.Ce pouvait être une vengeance de milady.Ceci, c’était plus probable.Il chercha inutilement à se rappeler ou les traits ou le
costume des assassins; il s’était éloigné d’eux si rapidement,
qu’il n’avait eu le loisir de rien remarquer.—Ah! mes pauvres amis! murmura d’Artagnan, où êtes-vous?
et que vous me faites faute!D’Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre
fois il se réveilla en sursaut, se figurant qu’un homme s’approchait
de son lit pour le poignarder. Cependant le jour parut
sans que l’obscurité eût amené aucun incident.125
Mais d’Artagnan se douta bien que ce qui était différé
n’était pas perdu. Il resta toute la journée dans son logis, se
donnant pour excuse, vis-à-vis de lui-même, que le temps était
mauvais.Le surlendemain, à neuf heures, on battit aux champs. Le
duc d’Orléans visitait les postes. Les gardes coururent aux
armes, d’Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades.Monsieur passa sur le front de bataille; puis tous les officiers
supérieurs s’approchèrent de lui pour lui faire leur cour,
M. des Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres.Au bout d’un instant il parut à d’Artagnan que M. des
Essarts lui faisait signe de s’approcher de lui: il attendit un
nouveau geste de son supérieur, craignant de se tromper; mais
ce geste s’étant renouvelé, il quitta les rangs et s’avança pour
prendre l’ordre.—Monsieur va demander des hommes de bonne volonté
pour une mission dangereuse, mais qui fera honneur à ceux
qui l’auront accomplie, et je vous ai fait signe afin que vous
vous tinssiez prêt.—Merci, mon capitaine! répondit d’Artagnan, qui ne
demandait pas mieux que de se distinguer sous les yeux du
lieutenant général.En effet, les Rochelais avaient fait une sortie pendant la
nuit et avaient repris un bastion dont l’armée royaliste s’était
emparée deux jours auparavant; il s’agissait de pousser une
reconnaissance perdue pour voir comment l’armée gardait ce
bastion.Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur éleva
la voix et dit:—Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volontaires
conduits par un homme sûr.—Quant à l’homme sûr, je l’ai sous la main, Monseigneur,
126
dit M. des Essarts en montrant d’Artagnan; et quant aux quatre
ou cinq volontaires. Monseigneur n’a qu’à faire connaître ses
intentions, et les hommes ne lui manqueront pas.—Quatre hommes de bonne volonté pour venir se faire tuer
avec moi! dit d’Artagnan en levant son épée.Deux de ses camarades aux gardes s’élancèrent aussitôt, et
deux soldats s’étant joints à eux, il se trouva que le nombre
demandé était suffisant; d’Artagnan refusa donc tous les autres,
ne voulant pas faire de passe-droit à ceux qui avaient la
priorité.On ignorait si, après la prise du bastion, les Rochelais
l’avaient évacué ou s’ils y avaient laissé garnison; il fallait donc
examiner le lieu indiqué d’assez près pour vérifier la chose.127
D’Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la
tranchée: les deux gardes marchaient an même rang que lui
et les soldats venaient par derrière.Ils arrivèrent ainsi, en se couvrant des revêtements, jusqu’à
une centaine de pas du bastion. Là d’Artagnan, en se retournant,
s’aperçut que les deux soldats avaient disparu.Il crut qu’ayant eu peur ils étaient restés en arrière et
continua d’avancer.Au détour de la contrescarpe, ils se trouvèrent à soixante
pas à peu près du bastion.On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonné.Les trois enfants perdus délibéraient s’ils iraient plus
avant, lorsque tout à coup une ceinture de fumée ceignit le
géant de pierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour
de d’Artagnan et de ses deux compagnons.Ils savaient ce qu’ils voulaient savoir: le bastion était gardé.
Une plus longue station dans cet endroit dangereux eût donc
été une imprudence inutile; d’Artagnan et les deux gardes
tournèrent le dos et commencèrent une retraite qui ressemblait
à une fuite.En arrivant à l’angle de la tranchée qui allait leur servir de
rempart, un des gardes tomba: une balle lui avait traversé la
poitrine. L’autre, qui était sain et sauf, continua sa course vers
le camp.D’Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon,
et s’inclina vers lui pour le relever et l’aider à rejoindre les
lignes; mais en ce moment deux coups de fusil partirent: une
balle cassa la tête au garde déjà blessé, et l’autre vint s’aplatir
sur le roc après avoir passé à deux pouces de d’Artagnan.Le jeune homme se retourna vivement; car cette attaque
ne pouvait venir du bastion, qui était masqué par l’angle de la
tranchée: l’idée des deux soldats qui l’avaient abandonné lui
128
revint à l’esprit et lui rappela ses assassins de la surveille; il
résolut donc cette fois de savoir à quoi s’en tenir, et tomba sur
le corps de son camarade comme s’il était mort.Il vit aussitôt deux têtes qui s’élevaient au-dessus d’un ouvrage
abandonné qui était à trente pas de là: c’étaient celles de
nos deux soldats. D’Artagnan ne s’était pas trompé; ces deux
hommes ne l’avaient suivi que pour l’assassiner, espérant que
la mort du jeune homme serait mise sur le compte de l’ennemi.Seulement, comme il pouvait n’être que blessé et dénoncer
leur crime, ils s’approchèrent pour l’achever; heureusement,
trompés par la ruse de d’Artagnan, ils négligèrent de recharger
leurs fusils.Lorsqu’ils furent à dix pas de lui, d’Artagnan, qui en tombant
avait eu grand soin de ne pas lâcher son épée, se releva
tout à coup et d’un bond se trouva près d’eux.Les assassins comprirent que s’ils s’enfuyaient du côté du
camp sans avoir tué leur homme, ils seraient accusés par lui;
aussi leur première idée fut-elle de passer à l’ennemi. L’un
d’eux prit son fusil par le canon, et s’en servit comme d’une
massue: il en porta un coup terrible à d’Artagnan, qui l’évita
en se jetant de côté; mais par ce mouvement il livra passage
au bandit, qui s’élança aussitôt vers le bastion. Comme les
Rochelais qui le gardaient ignoraient dans quelle intention cet
homme venait à eux, ils firent feu sur lui, et il tomba frappé
d’une balle qui lui brisa l’épaule.Pendant ce temps, d’Artagnan s’était jeté sur le second
soldat, l’attaquant avec son épée; la lutte ne fut pas longue,
ce misérable n’avait pour se défendre que son arquebuse
déchargée; l’épée du garde glissa contre le canon de l’arme
devenue inutile et alla traverser la cuisse de l’assassin, qui
tomba, D’Artagnan lui mit aussitôt la pointe du fer sur la
gorge.129
—Oh! ne me tuez pas! s’écria le bandit; grâce, grâce, mon
officier! et je vous dirai tout.—Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie, au
moins? demanda le jeune homme en retenant son bras.—Oui; si vous estimez que l’existence soit quelque chose
quand on a vingt-deux ans comme vous et qu’on peut arriver à
tout, étant beau et brave comme vous l’êtes.—Misérable! dit d’Artagnan, voyons, parle vite, qui t’a
chargé de m’assassiner?—Une femme que je ne connais pas, mais qu’on appelait
milady.—Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu
son nom?—Mon camarade la connaissait et l’appelait ainsi, c’est à
130
lui qu’elle a eu affaire et non pas à moi; il a même dans sa
poche une lettre de cette personne qui doit avoir pour vous une
grande importance, à ce que je lui ai entendu dire.—Mais comment te trouves-tu de moitié dans ce guet-apens?—Il m’a proposé de faire le coup à nous deux et j’ai
accepté.—Et combien vous a-t-elle donné pour cette belle expédition?—Cent louis.—Eh bien! à la bonne heure, dit le jeune homme en riant,
elle estime que je vaux quelque chose; cent louis! c’est une
somme pour deux misérables comme vous: aussi je comprends
que tu aies accepté, et je te fais grâce, mais à une condition!—Laquelle? demanda le soldat inquiet en voyant que tout
n’était pas fini.—C’est que tu vas aller me chercher la lettre que ton
camarade a dans sa poche.—Mais, s’écria le bandit, c’est une autre manière de me
tuer; comment voulez-vous que j’aille chercher cette lettre
sous le feu du bastion?—Il faut pourtant que tu te décides à l’aller chercher, ou
je te jure que tu vas mourir de ma main.—Grâce! monsieur, pitié! au nom de cette jeune dame que
vous aimez, que vous croyez morte peut-être, et qui ne l’est pas!
s’écria le bandit en se mettant à genoux et en s’appuyant sur
sa main, car il commençait à perdre ses forces avec son sang.—Et d’où sais-tu qu’il y a une jeune femme que j’aime, et
que j’ai cru cette femme morte? demanda d’Artagnan.—Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.—Tu vois bien alors qu’il faut que j’aie cette lettre, dit
d’Artagnan; ainsi donc plus de retard, plus d’hésitation, ou
131
quelle que soit ma répugnance à tremper une seconde fois mon
épée dans le sang d’un misérable comme toi, je le jure par ma
foi d’honnête homme...Et à ces mots d’Artagnan fit un geste si menaçant, que le
blessé se releva.—Arrêtez! arrêtez! s’écria-t-il reprenant courage à force
de terreur, j’irai... j’irai!...D’Artagnan prit l’arquebuse du soldat, le fit passer devant
lui et le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins
de la pointe de son épée.C’était une chose affreuse que de voir ce malheureux, laissant
sur le chemin qu’il parcourait une longue trace de sang,
pâli de sa mort prochaine, essayant de se traîner sans être vu
jusqu’au corps de son complice qui gisait à vingt pas de là!La terreur était tellement peinte sur son visage couvert
d’une froide sueur, que d’Artagnan en eut pitié et que, le
regardant avec mépris:—Eh bien! lui dit-il, je vais te montrer la différence qu’il y
a entre un homme de cœur et un lâche comme toi; reste, j’irai.Et d’un pas agile, l’œil au guet, observant les mouvements
de l’ennemi, s’aidant de tous les accidents du terrain, d’Artagnan
parvint jusqu’au second soldat.Il y avait deux moyens d’arriver à son but: le fouiller sur
place, ou l’emporter en se faisant un bouclier de son corps, et
le fouiller dans la tranchée.D’Artagnan préféra le second moyen et chargea l’assassin
sur ses épaules au moment même où l’ennemi faisait feu.Une légère secousse, le bruit mat de trois balles qui
trouaient les chairs, un dernier cri, un frémissement d’agonie
prouvèrent à d’Artagnan que celui qui avait voulu l’assassiner
venait de lui sauver la vie.D’Artagnan regagna la tranchée et jeta le cadavre auprès
132
du blessé aussi pâle qu’un mort. Aussitôt il commença l’inventaire:
un portefeuille de cuir, une bourse où se trouvait
évidemment une partie de la somme que le bandit avait reçue,
un cornet et des dés formaient l’héritage du mort.Il laissa le cornet et les dés où ils étaient tombés, jeta la
bourse au blessé
et ouvrit avidement
le portefeuille.Au milieu de
quelques papiers
sans importance,
il trouva la lettre
suivante: c’était
celle qu’il était
allé chercher au
risque de sa vie.«Puisque vous
avez perdu la trace
de cette femme et
qu’elle est maintenant
en sûreté
dans ce couvent
où vous n’auriez
jamais dû la laisser
arriver, tâchez au moins de ne pas manquer l’homme;
sinon, vous savez que j’ai la main longue et que vous payeriez
cher les cent louis que vous avez à moi.»Pas de signature. Néanmoins il était évident que la lettre
venait de milady. En conséquence, il la garda comme pièce de
conviction, et, en sûreté derrière l’angle de la tranchée, il se
mit à interroger le blessé. Celui-ci confessa qu’il s’était chargé
133
avec son camarade, le même qui venait d’être tué, d’enlever
une femme jeune qui devait sortir de Paris par la barrière de
la Villette, mais que, s’étant arrêtés à boire dans un cabaret,
ils avaient manqué la voiture de dix minutes.—Mais qu’eussiez-vous fait de cette femme? demanda d’Artagnan
avec angoisse.—Nous devions la transporter dans un hôtel de la Place
Royale, dit le blessé.—Oui! oui! murmura d’Artagnan, c’est bien cela: chez
milady elle-même.Alors le jeune homme comprit en frémissant quelle terrible
soif de vengeance poussait cette femme à le perdre, ainsi que
ceux qui l’aimaient, et combien elle en savait sur les affaires
de la cour, puisqu’elle avait tout découvert. Sans doute elle
devait ces renseignements au cardinal.Mais il comprit aussi, avec un sentiment de joie bien réel,
que la reine avait fini par découvrir la prison où la pauvre
madame Bonacieux expiait son dévouement, et qu’elle l’avait
tirée de cette prison. Alors la lettre qu’il avait reçue de la jeune
femme et son passage sur la route de Chaillot, passage pareil à
une apparition, lui furent expliqués. Dès lors, ainsi qu’Athos
l’avait prédit, il était possible de retrouver madame Bonacieux,
et un couvent n’était pas imprenable.Cette idée acheva de lui remettre la clémence au cœur. Il se
retourna vers le blessé qui suivait avec anxiété toutes les
expressions diverses de son visage, et lui tendant le bras:—Allons, lui dit-il, je ne veux pas t’abandonner ainsi.
Appuie-toi sur moi et retournons au camp.—Oui, dit le blessé, qui avait peine à croire à tant de
magnanimité, mais n’est-ce point pour me faire pendre?—Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te
donne la vie.134
Le blessé se laissa glisser à genoux et baisa de nouveau les
pieds de son sauveur; mais d’Artagnan, qui n’avait plus aucun
motif de rester si près de l’ennemi, abrégea lui-même les
témoignages de sa reconnaissance.Le garde qui était revenu à la première décharge avait
annoncé la mort de ses quatre compagnons. On fut donc à la
fois fort étonné et fort joyeux dans le régiment, quand on vit
reparaître le jeune homme sain et sauf.D’Artagnan expliqua le coup d’épée de son compagnon par
une sortie qu’il improvisa. Il raconta la mort de l’autre soldat
et les périls qu’ils avaient courus. Ce récit fut pour lui l’occasion
d’un véritable triomphe. Toute l’armée parla de cette
expédition pendant un jour, et Monsieur lui en fit faire ses
compliments.Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa récompense,
la belle action de d’Artagnan eut pour résultat de lui
rendre la tranquillité qu’il avait perdue. En effet, d’Artagnan
croyait pouvoir être tranquille, puisque, de ses deux ennemis,
l’un était tué et l’autre dévoué à ses intérêts.Cette tranquillité prouvait une chose, c’est que d’Artagnan
ne connaissait pas encore milady. |
LE VIN D’ANJOU | Après des nouvelles presque désespérées du roi, le bruit
de sa convalescence commençait à se répandre dans le camp;
et comme il avait grande hâte d’arriver en personne au siège,
on disait qu’aussitôt qu’il pourrait remonter à cheval, il se
remettrait en route.135
Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d’un jour à
l’autre, il allait être remplacé dans son commandement, soit
par le duc d’Angoulême, soit par Bassompierre ou par Schomberg,
qui se disputaient le commandement, faisait peu de
chose, perdait ses journées en tâtonnements, et n’osait risquer
quelque grande entreprise pour chasser les Anglais de l’île de
Ré, où ils assiégeaient toujours la citadelle Saint-Martin et le
fort de la Prée, tandis que, de leur côté, les Français assiégeaient
La Rochelle.D’Artagnan, comme nous l’avons dit, était redevenu plus
tranquille; il ne lui restait qu’une inquiétude, c’était de n’apprendre
aucune nouvelle de ses amis.Mais, un matin du commencement du mois de novembre,
tout lui fut expliqué par cette lettre, datée de Villeroi:«Monsieur d’Artagnan,
»MM. Athos, Porthos et Aramis, après avoir fait une bonne
partie chez moi, et s’être égayés beaucoup, ont mené si grand
bruit, que le prévôt du château, homme très rigide, les a consignés
pour quelques jours; mais j’accomplis les ordres qu’ils
m’ont donnés, de vous envoyer douze bouteilles de mon vin
d’Anjou, dont ils ont fait grand cas: ils veulent que vous buviez
à leur santé avec leur vin favori.
»Je l’ai fait, et suis, monsieur, avec un grand respect,
»Votre serviteur très humble et très obéissant
»GODEAU,
»Hôtelier de messieurs les mousquetaires.»—A la bonne heure! s’écria d’Artagnan, ils pensent à moi
dans leurs plaisirs comme je pensais à eux dans mon ennui:
bien certainement que je boirai à leur santé et de grand cœur;
mais je ne boirai pas seul.136
Et d’Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il
avait fait plus amitié qu’avec les autres, afin de les inviter à
boire avec lui le charmant petit vin d’Anjou qui venait d’arriver
de Villeroi.L’un des deux gardes était invité pour le soir même, et
l’autre invité pour le lendemain; la réunion fut donc fixée au
surlendemain.D’Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de
vin à la buvette des gardes,
en recommandant qu’on les
lui gardât avec
soin; puis, le
jour de la solennité,
comme le
dîner était fixé
pour l’heure de
midi, d’Artagnan
envoya, dès neuf
heures, Planchet
pour tout préparer.Planchet, tout
fier d’être élevé à la dignité de maître d’hôtel, songea à tout
apprêter en homme intelligent; à cet effet, il s’adjoignit le
valet d’un des convives de son maître, nommé Fourreau,
et ce faux soldat qui avait voulu tuer d’Artagnan, et qui,
n’appartenant à aucun corps, était entré au service de d’Artagnan,
ou plutôt à celui de Planchet, depuis que d’Artagnan
lui avait sauvé la vie.L’heure du festin venue, les deux convives arrivèrent, prirent
place, et les mets s’alignèrent sur la table. Planchet servait
la serviette au bras; Fourreau débouchait les bouteilles,
137
et Brisemont, c’était le nom du convalescent, transvasait dans
des carafons de verre le vin, qui paraissait avoir déposé par
les secousses de la route. De ce vin, la première bouteille était
un peu trouble
vers la fin, Brisemont
versa cette
lie dans un verre
et d’Artagnan lui permit de la boire: car le pauvre diable
n’avait pas encore beaucoup de forces.Les convives, après avoir mangé le potage, allaient porter
le premier verre à leurs lèvres, lorsque tout à coup le canon
138
retentit au fort Louis et au fort Neuf; aussitôt les gardes,
croyant qu’il s’agissait de quelque attaque imprévue, soit
des assiégés, soit des Anglais, sautèrent sur leurs épées;
d’Artagnan, non moins leste qu’eux, fit comme eux, et tous
trois sortirent en courant, afin de se rendre à leurs postes.Mais à peine furent-ils hors de la buvette, qu’ils se trouvèrent
fixés sur la cause de ce grand bruit; les cris de «Vive le roi!
Vive monsieur le cardinal!» retentissaient de tous côtés, et
les tambours battaient dans toutes les directions.En effet, le roi, impatient comme on l’avait dit, venait de
doubler deux étapes, et arrivait à l’instant même avec toute
sa maison et un renfort de dix mille hommes de troupes; ses
mousquetaires le précédaient et le suivaient. D’Artagnan, placé
en haie avec sa compagnie, salua d’un geste expressif ses
amis, qu’il suivait des yeux, et M. de Tréville, qui le reconnut
tout d’abord.La cérémonie de réception achevée, les quatre amis furent
bientôt dans les bras l’un de l’autre.—Pardieu! s’écria d’Artagnan, il n’est pas possible de
mieux arriver, et les viandes n’auront pas encore eu le temps
de refroidir! n’est-ce pas, messieurs? ajouta le jeune homme
en se tournant vers les deux gardes, qu’il présenta à ses
amis.—Ah! ah! il paraît que nous banquetions, dit Porthos.—J’espère, dit Aramis, qu’il n’y a pas de femmes à votre
dîner!—Est-ce qu’il y a du vin potable dans votre bicoque?
demanda Athos.—Mais, pardieu! il y a le vôtre, cher ami, répondit d’Artagnan.—Notre vin? fit Athos étonné.—Oui, celui que vous m’avez envoyé.139
—Nous vous avons envoyé du vin?—Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d’Anjou?—Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.—Le vin que vous préférez.—Sans doute, quand je n’ai ni champagne ni chambertin.—Eh bien! à défaut de champagne et de chambertin, vous
vous contenterez de celui-là.—Nous avons donc fait venir du vin d’Anjou, gourmet que
nous sommes? dit Porthos.—Mais non, c’est le vin qu’on m’a envoyé de votre part.—De notre part? firent les trois mousquetaires.—Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyé du vin?—Non, et vous, Porthos?—Non, et vous, Athos?—Non.—Si ce n’est pas vous, dit d’Artagnan, c’est votre hôtelier.—Notre hôtelier?—Eh oui! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des mousquetaires.—Ma foi, qu’il vienne d’où il voudra, n’importe, dit Porthos,
goûtons-le, et, s’il est bon, buvons-le.—Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une
source inconnue.—Vous avez raison, Athos, dit d’Artagnan. Personne de
vous n’a chargé l’hôtelier Godeau de m’envoyer du vin?—Non! et cependant il vous en a envoyé de notre part?—Voici la lettre! dit d’Artagnan.Et il présenta le billet à ses camarades.—Ce n’est pas son écriture! dit Athos, je la connais; c’est
moi qui, avant de partir, ai réglé les comptes de la communauté.—Fausse lettre, dit Porthos; nous n’avons pas été consignés.140
—D’Artagnan, dit Aramis d’un ton de reproche, comment
avez-vous pu croire que nous avions fait du bruit?...D’Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif secoua tous
ses membres.—Tu m’effrayes, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les
grandes occasions, qu’est-il donc arrivé?—Courons, courons, mes amis! s’écria d’Artagnan, un
horrible soupçon me traverse l’esprit! serait-ce encore une
vengeance de cette femme?Ce fut Athos qui pâlit à son tour.D’Artagnan s’élança vers la buvette, les trois mousquetaires
et les deux gardes le suivirent.Le premier objet qui frappa la vue de d’Artagnan, en entrant
dans la salle à manger, fut Brisemont étendu par terre et se
roulant dans d’atroces convulsions.Planchet et Fourreau, pâles comme des morts, essayaient
de lui porter secours; mais il était évident que tout secours
était inutile: tous les traits du moribond étaient crispés par
l’agonie.—Ah! s’écria-t-il en apercevant d’Artagnan, ah! c’est
affreux, vous avez l’air de me faire grâce et vous m’empoisonnez!—Moi! s’écria d’Artagnan, moi, malheureux! mais que dis-tu
donc là?—Je dis que c’est vous qui m’avez donné ce vin, je dis que
c’est vous qui m’avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu
vous venger de moi, je dis que c’est affreux!—N’en croyez rien, Brisemont, dit d’Artagnan, n’en croyez
rien; je vous jure, je vous atteste...—Oh! mais, Dieu est là! Dieu vous punira! mon Dieu!
qu’il souffre un jour ce que je souffre!—Sur l’Évangile, s’écria d’Artagnan en se précipitant vers
141
le moribond, je vous jure que j’ignorais que ce vin fût empoisonné
et que j’allais en boire comme vous.—Je ne vous crois pas, dit le soldat.Et il expira dans un redoublement de tortures.—Affreux! affreux! murmurait Athos, tandis que Porthos
142
brisait les bouteilles et qu’Aramis donnait des ordres un peu
tardifs pour qu’on allât chercher un confesseur.—O mes amis! dit d’Artagnan, vous venez encore une fois
de me sauver la vie, non seulement à moi, mais à ces messieurs.
Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux gardes, je
vous demanderai le silence sur toute cette aventure; de grands
personnages pourraient avoir trempé dans ce que vous avez
vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous.—Ah, monsieur! balbutiait Planchet plus mort que vif;
ah, monsieur! que je l’ai échappé belle!—Comment, drôle, s’écria d’Artagnan, tu allais donc boire
mon vin?—A la santé du roi, monsieur; j’allais en boire un pauvre
verre, si Fourreau ne m’avait pas dit qu’on m’appelait.—Hélas! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur,
je voulais l’éloigner pour boire tout seul!—Messieurs, dit d’Artagnan en s’adressant aux gardes, vous
comprenez qu’un pareil festin ne pourrait être que fort triste
après ce qui vient de se passer; ainsi recevez toutes mes excuses
et remettez la partie à un autre jour, je vous prie.Les deux gardes acceptèrent courtoisement les excuses
de d’Artagnan, et, comprenant que les quatre amis désiraient
demeurer seuls, ils se retirèrent.Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent
sans témoins, ils se regardèrent d’un air qui voulait dire que
chacun comprenait la gravité de la situation.—D’abord, dit Athos, sortons de cette chambre; c’est
mauvaise compagnie qu’un mort, mort de mort violente.—Planchet, dit d’Artagnan, je vous recommande le cadavre
de ce pauvre diable. Qu’il soit enterré en terre sainte. Il avait
commis un crime, c’est vrai, mais il s’en est repenti.Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant à
143
Planchet et à Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires
à Brisemont.L’hôte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur
servit des œufs à la coque et de l’eau, qu’Athos alla puiser lui-même
à la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis
furent mis au courant de la situation.—Eh bien! dit d’Artagnan à Athos, vous le voyez, cher
ami, c’est une guerre à mort.Athos secoua la tête.—Le fait est qu’on ne peut rester ainsi avec une épée éternellement
suspendue au-dessus de sa tête, dit-il, et qu’il faut
sortir de cette situation.—Mais comment?—Écoutez, tâchez de la rejoindre et d’avoir une explication
avec elle; dites-lui: La paix ou la guerre! ma parole de gentilhomme
de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien
faire contre vous; de votre côté, serment solennel de rester
neutre à mon égard: sinon, je vais trouver le chancelier, je
vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j’ameute la
cour contre vous, je vous dénonce comme flétrie, je vous fais
mettre en jugement, et si l’on vous absout, eh bien! je vous
tue, foi de gentilhomme! au coin de quelque borne, comme
je tuerais un chien enragé.—J’aime assez ce moyen, dit d’Artagnan, mais où la
joindre?—Le temps, cher ami, le temps amène l’occasion, l’occasion
c’est la martingale de l’homme: plus on a engagé, plus
on gagne quand on sait attendre.—Oui, mais attendre entouré d’assassins et d’empoisonneurs...—Bah! dit Athos, Dieu nous a gardés jusqu’à présent, Dieu
nous gardera encore.144
—Oui, nous; nous d’ailleurs, nous sommes des hommes,
et, à tout prendre, c’est notre état de risquer notre vie: mais
elle! ajouta-t-il à demi-voix.—Qui, elle? demanda Athos.—Constance.—Madame Bonacieux! ah! c’est juste, fit Athos; pauvre
ami! j’oubliais!—Eh bien! mais, dit Aramis, n’avez-vous pas vu par la
lettre même que vous avez trouvée sur le misérable mort
qu’elle était dans un couvent? On est très bien dans un couvent,
et aussitôt le siège de La Rochelle terminé, je vous
promets que pour mon compte...—Il paraît qu’il y a longtemps qu’il n’a reçu des nouvelles
de sa maîtresse, dit tout bas Athos; mais ne faites pas attention,
nous connaissons cela.—Eh bien! dit Porthos, il me semble qu’il y aurait un
moyen simple.—Lequel? demanda d’Artagnan.—Elle est dans un couvent, dites-vous? reprit Porthos.—Oui.—Eh bien! aussitôt le siège fini, nous l’enlevons de ce
couvent.—Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.—C’est juste, dit Porthos.—Mais j’y pense, dit Athos, ne prétendez-vous pas, cher
d’Artagnan, que c’est la reine qui a fait choix de ce couvent
pour elle?—Oui, je le crois, du moins.—Eh bien! mais Porthos nous aidera là dedans.—Et comment cela, s’il vous plaît?—Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse,
elle doit avoir le bras long.145
—Chut! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres, je
la crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir.—Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d’en avoir des
nouvelles.—Vous, Aramis, s’écrièrent les trois amis, vous, et comment
cela?—Par l’aumônier de la reine, avec lequel je suis fort lié...Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé
leur modeste repas, se séparèrent avec promesse de se revoir
le soir même: d’Artagnan retourna aux Minimes, et les trois
mousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où ils avaient
à faire préparer leur logis. |
L’AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE | Cependant, à peine arrivé, le roi, qui avait si grande hâte
de se trouver en face de l’ennemi, et qui, à meilleur droit que
le cardinal, partageait sa haine contre Buckingham, voulut
faire toutes les dispositions, d’abord pour chasser les Anglais
de l’île de Ré, ensuite pour presser le siège de La Rochelle;
mais, malgré lui, il fut retardé par les dissensions qui éclatèrent
entre MM. de Bassompierre et Schomberg, contre le duc
d’Angoulême.MM. de Bassompierre et Schomberg étaient maréchaux de
France, et réclamaient leur droit de commander l’armée sous
les ordres du roi; mais le cardinal, qui craignait que Bassompierre,
huguenot au fond du cœur, ne pressât faiblement les
Anglais et les Rochelais, ses frères en religion, poussait au
contraire le duc d’Angoulême, que le roi, à son instigation,
146
avait nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous peine
de voir MM. de Bassompierre et Schomberg déserter l’armée,
on fut obligé de faire à chacun un commandement particulier:
Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville, depuis La
Leu jusqu’à Dompierre; le duc d’Angoulême à l’est, depuis
Dompierre jusqu’à Périgny; et M. de Schomberg au midi, depuis
Périgny jusqu’à Angoutin.Le logis de Monsieur était à Dompierre.Le logis du roi était tantôt à Étré, tantôt à La Jarrie.Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de
La Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement.De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre; le roi, le
duc d’Angoulême; et le cardinal, M. de Schomberg.Aussitôt cette organisation établie, on s’était occupé de
chasser les Anglais de l’île.La conjoncture était favorable: les Anglais, qui ont, avant
toute chose, besoin de bons vivres pour être de bons soldats,
ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits,
avaient force malades dans leur camp; de plus, la mer, fort
mauvaise à cette époque de l’année sur toutes les côtes de
l’Océan, mettait tous les jours quelque bâtiment à mal, et la
plage, depuis la pointe de l’Aiguillon jusqu’à la tranchée, était
littéralement, à chaque marée, couverte de débris de pinasses,
de roberges et de felouques; il en résultait que, même les gens
du roi se tinssent-ils dans leur camp, il était évident qu’un
jour ou l’autre Buckingham, qui ne demeurait dans l’île de Ré
que par entêtement, serait obligé de lever le siège. Mais, comme
M. de Toiras fit dire que tout se préparait dans le camp ennemi
pour un nouvel assaut, le roi jugea qu’il fallait en finir et
donna les ordres nécessaires pour une affaire décisive.Notre intention n’étant pas de faire un journal du siège,
mais au contraire de n’en rapporter que les événements qui
147
ont trait à l’histoire que nous racontons, nous nous contenterons
de dire en deux mots que l’entreprise réussit au grand
étonnement du roi et à la grande gloire de M. le cardinal. Les
Anglais, repoussés pied à pied, battus dans toutes les rencontres,
écrasés au passage de l’île de Loix, furent obligés de
se rembarquer, laissant sur le champ de bataille deux mille
hommes, parmi lesquels cinq colonels, trois lieutenants-colonels,
deux cent cinquante capitaines et vingt gentilshommes
de qualité, quatre pièces de canon et soixante drapeaux qui
furent apportés à Paris par Claude de Saint-Simon, et suspendus
en grande pompe aux voûtes de Notre-Dame.Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se répercutèrent
par toute la France. Le cardinal resta donc maître de
poursuivre le siège sans avoir, du moins momentanément, rien
à craindre de la part des Anglais.Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu, avait
été pris, et l’on avait acquis la preuve qu’une ligue existait
entre l’Empire, l’Espagne, l’Angleterre et la Lorraine. Cette
ligue était dirigée contre la France. De plus, dans le logis de
Buckingham, qu’il avait été forcé d’abandonner plus précipitamment
qu’il ne l’avait cru, on avait trouvé des papiers qui
confirmaient le fait de cette ligue, et qui, à ce qu’assure M. le
cardinal dans ses Mémoires, compromettaient fort madame de
Chevreuse, et par conséquent la reine.C’était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité, car
on n’est pas ministre absolu sans être responsable; aussi toutes
les ressources de son vaste génie étaient-elles tendues nuit et
jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s’élevait dans
un des grands royaumes de l’Europe.Le cardinal connaissait l’activité et surtout la haine de
Buckingham; si la ligue qui menaçait la France triomphait,
toute son influence disparaissait: la politique espagnole et la
148
politique autrichienne avaient leurs représentants dans le cabinet
du Louvre, où elles n’avaient encore que des partisans; lui,
Richelieu, le ministre français, le ministre national par excellence,
était donc perdu. Le roi, qui, tout en lui obéissant
comme un enfant, le haïssait comme un enfant hait son maître,
l’abandonnait aux vengeances particulières de Monsieur et de
la reine; mais sa perte était peut-être celle de la France. Il
fallait parer à tout cela.Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus
nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison
du pont de La Pierre, où le cardinal avait établi sa résidence.
C’étaient des moines qui portaient si mal le froc, qu’il était
facile de reconnaître qu’ils appartenaient surtout à l’Église
militante; des femmes un peu gênées dans leurs costumes de
pages, et dont les larges trousses ne pouvaient entièrement dissimuler
les formes arrondies; enfin des paysans aux mains
noircies, mais à la jambe fine, et qui sentaient l’homme de
qualité à une lieue à la ronde. Puis encore d’autres visites
moins agréables, car deux ou trois fois le bruit se répandit
que le cardinal avait failli être assassiné.Il est vrai que les ennemis de Son Éminence disaient que
c’était elle-même qui mettait en campagne des assassins maladroits,
afin d’avoir, le cas échéant, le droit d’user de représailles;
mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres
ni à ce que disent leurs ennemis. Ce qui n’empêchait pas, au
reste, le cardinal, à qui ses plus acharnés détracteurs n’ont
jamais contesté la bravoure personnelle, de faire force courses
nocturnes, tantôt pour communiquer au duc d’Angoulême des
ordres importants, tantôt pour aller se concerter avec le roi,
tantôt pour conférer avec quelque messager qu’il ne voulait pas
qu’on laissât entrer chez lui.De leur côté les mousquetaires, qui n’avaient pas grand’chose
149
à faire au siège, n’étaient pas tenus sévèrement et menaient
joyeuse vie. Cela leur était d’autant plus facile, à nos
trois compagnons surtout, qu’étant des amis de M. de Tréville,
ils obtenaient facilement de lui de s’attarder et de rester après
la fermeture du camp avec des permissions particulières.Or, un soir que d’Artagnan, qui était de tranchée, n’avait
pu les accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montés sur
leurs chevaux de bataille, enveloppés de manteaux de guerre,
une main sur la crosse de leurs pistolets, revenaient tous trois
d’une buvette qu’Athos avait découverte deux jours auparavant
sur la route de La Jarrie, et qu’on appelait le Colombier-Rouge.
Ils suivaient le chemin qui conduisait au camp, tout en
se tenant sur leurs gardes, comme nous l’avons dit, de peur
d’embuscade, lorsque à un quart de lieue à peu près du village
de Boinar ils crurent entendre le pas d’une cavalcade qui
venait à eux; aussitôt tous trois s’arrêtèrent, serrés l’un contre
l’autre, et attendirent, tenant le milieu de la route. Au bout
d’un instant, et comme la lune sortait justement d’un nuage,
ils virent apparaître au détour d’un chemin deux cavaliers qui,
en les apercevant, s’arrêtèrent à leur tour, paraissant délibérer
s’ils devaient continuer leur route ou retourner en arrière.
Cette hésitation donna quelques soupçons aux trois amis, et
Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme:—Qui vive?—Qui vive vous-même? répondit un de ces deux cavaliers.—Ce n’est pas répondre, cela! dit Athos. Qui vive? Répondez,
ou nous chargeons.—Prenez garde à ce que vous allez faire, messieurs! dit
alors une voix vibrante qui paraissait avoir l’habitude du commandement.—C’est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de nuit,
dit Athos; que voulez-vous faire, messieurs?150
—Qui êtes-vous? dit la même voix du même ton de commandement;
répondez à votre tour, ou vous pourriez vous mal
trouver de votre désobéissance.—Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu
que celui qui les interrogeait en avait le droit.—Quelle compagnie?—Compagnie de Tréville.—Avancez à l’ordre, et venez me rendre compte de ce que
vous faites ici, à cette heure.Les trois compagnons s’avancèrent, l’oreille un peu basse,
car tous trois maintenant étaient convaincus qu’ils avaient
affaire à plus fort qu’eux, laissant, au reste, à Athos le soin de
porter la parole.Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en
second lieu, était à dix pas en avant de son compagnon; Athos
fit signe à Porthos et à Aramis de rester de leur côté en arrière,
et s’avança seul.—Pardon, mon officier! dit Athos; mais nous ignorions à
qui nous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions
bonne garde.—Votre nom? dit l’officier, qui se couvrait une partie du
visage avec son manteau.—Mais vous-même, monsieur, dit Athos, qui commençait à
se révolter contre cette inquisition; donnez-moi, je vous prie,
la preuve que vous avez le droit de m’interroger.—Votre nom? reprit une seconde fois le cavalier en
laissant tomber son manteau de manière à avoir le visage
découvert.—Monsieur le cardinal! s’écria le mousquetaire stupéfait.—Votre nom? reprit pour la troisième fois Son Éminence.—Athos, dit le mousquetaire.Le cardinal fit un signe à l’écuyer, qui se rapprocha.151
—Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il à voix basse,
je ne veux pas qu’on sache que je suis sorti du camp, et, en
nous suivant, nous serons sûrs qu’ils ne le diront à personne.—Nous sommes gentilshommes, monseigneur, dit Athos;
demandez-nous donc notre parole
et ne vous inquiétez de rien. Dieu merci! nous savons garder
un secret.Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi interlocuteur.—Vous avez l’oreille fine, monsieur Athos, dit le cardinal;
mais maintenant écoutez ceci: ce n’est point par défiance
152
que je vous prie de me suivre, c’est pour ma sûreté; sans
doute vos deux compagnons sont MM. Porthos et Aramis?—Oui, Éminence, dit Athos, tandis que les deux mousquetaires
restés en arrière s’approchaient le chapeau à la
main.—Je vous connais, messieurs, dit le cardinal, je vous connais:
je sais que vous n’êtes pas tout à fait de mes amis, et
j’en suis fâché, mais je sais que vous êtes de braves et loyaux
gentilshommes, et qu’on peut se fier à vous, Monsieur Athos,
faites-moi donc l’honneur de m’accompagner, vous et vos deux
amis, et alors j’aurai une escorte à faire envie à Sa Majesté si
nous la rencontrons.Les trois mousquetaires s’inclinèrent jusque sur le cou de
leurs chevaux.—Eh bien! sur mon honneur, dit Athos, Votre Éminence
a raison de nous emmener avec elle: nous avons rencontré sur
la route des visages affreux, et nous avons même eu avec
quatre de ces visages une querelle au Colombier-Rouge.—Une querelle, et pourquoi, messieurs? dit le cardinal; je
n’aime pas les querelleurs; vous le savez!—C’est justement pour cela que j’ai l’honneur de prévenir
Votre Éminence de ce qui vient d’arriver; car elle pourrait
l’apprendre par d’autres que par nous, et, sur un faux rapport,
croire que nous sommes en faute.—Et quels ont été les résultats de cette querelle? demanda
le cardinal en fronçant le sourcil.—Mais mon ami Aramis, que voici, a reçu un petit coup
d’épée dans le bras, ce qui ne l’empêchera pas, comme Votre
Éminence peut le voir, de monter à l’assaut demain, si Votre
Éminence ordonne l’escalade.—Mais vous n’êtes pas hommes à vous laisser donner
des coups d’épée ainsi, dit le cardinal: voyons, soyez francs,
153
messieurs, vous en avez bien rendu quelques-uns: confessez-vous,
vous savez que j’ai le droit de donner l’absolution.—Moi, monseigneur, dit Athos, je n’ai pas même mis l’épée
à la main, mais j’ai pris celui à qui j’avais affaire à bras-le-corps
et je l’ai jeté par la fenêtre; il paraît qu’en tombant, continua
Athos avec quelque hésitation, il s’est cassé la cuisse.—Ah! ah! fit le cardinal; et vous, monsieur Porthos?—Moi, monseigneur, sachant que le duel est défendu, j’ai
saisi un banc, et j’en ai donné à l’un de ces brigands un coup
qui, je crois, lui a brisé l’épaule.—Bien, dit le cardinal; et vous, monsieur Aramis?—Moi, monseigneur, comme je suis d’un naturel très doux
et que, d’ailleurs, ce que monseigneur ne sait peut-être pas, je
suis sur le point d’entrer dans les ordres, je voulais séparer
mes camarades, quand un de ces misérables m’a donné traîtreusement
un coup d’épée à travers le bras gauche: alors la
patience m’a manqué, j’ai tiré mon épée à mon tour, et comme
il revenait à la charge, je crois avoir senti qu’en se jetant sur
moi il se l’était passée au travers du corps: je sais bien qu’il
est tombé seulement, et il m’a semblé qu’on l’emportait avec
ses deux compagnons.—Diable, messieurs! dit le cardinal, trois hommes hors de
combat pour une rixe de cabaret, vous n’y allez pas de main
morte; et à propos de quoi était venue la querelle?—Ces misérables étaient ivres, dit Athos, et, sachant qu’il
y avait une femme qui était arrivée le soir dans le cabaret, ils
voulaient forcer la porte.—Forcer la porte! dit le cardinal, et pour quoi faire?—Pour lui faire violence sans doute, dit Athos; j’ai eu l’honneur
de dire à Votre Éminence que ces misérables étaient ivres.—Et cette femme était jeune et jolie? demanda le cardinal
avec une certaine inquiétude.154
—Nous ne l’avons pas vue, monseigneur, dit Athos.—Vous ne l’avez pas vue; ah! très bien, reprit vivement
le cardinal; vous avez bien fait de défendre l’honneur
d’une femme, et, comme c’est à l’auberge du Colombier-Rouge
que je vais moi-même, je saurai si vous m’avez dit la
vérité.—Monseigneur, dit fièrement Athos, pour sauver notre tête
nous ne ferions pas un mensonge.—Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, monsieur
Athos, je n’en doute pas un seul instant; mais, ajouta-t-il pour
changer la conversation, cette dame était donc seule.—Cette dame avait un cavalier enfermé avec elle, dit Athos;
mais, comme malgré le bruit ce cavalier ne s’est pas montré,
il est à présumer que c’est un lâche.—Ne jugez pas témérairement, dit l’Évangile, répliqua le
cardinal.Athos s’inclina.—Et maintenant, messieurs, c’est bien, continua Son Éminence,
je sais ce que je voulais savoir; suivez-moi.Les trois mousquetaires passèrent derrière le cardinal, qui
s’enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit son
cheval au pas, se tenant à huit ou dix pas en avant de ses
quatre compagnons.On arriva bientôt à l’auberge silencieuse et solitaire; sans
doute l’hôte savait quel illustre visiteur il attendait, et en conséquence
il avait renvoyé les importuns.Dix pas avant d’arriver à la porte, le cardinal fit signe à son
écuyer et aux trois mousquetaires de faire halte; un cheval
tout sellé était attaché au contrevent, le cardinal frappa trois
coups et de certaine façon.Un homme enveloppé d’un manteau sortit aussitôt et échangea
quelques paroles rapides avec le cardinal; après quoi il
155
remonta à cheval et repartit dans la direction de Surgères, qui
était aussi celle de Paris.—Avancez, messieurs, dit le cardinal.—Vous m’avez dit la vérité, mes gentilshommes, dit-il en
s’adressant aux trois mousquetaires,
et il ne tiendra pas à moi que notre
rencontre de ce soir ne vous soit avantageuse;
en attendant, suivez-moi.Le cardinal mit
pied à terre, les
trois mousquetaires
en firent
autant; le cardinal
jeta la bride
de son cheval
aux mains de
son écuyer, les
trois mousquetaires
attachèrent
les brides
des leurs aux
contrevents.L’hôte se tenait
sur le seuil
de la porte; pour lui, le cardinal n’était
qu’un officier venant visiter une dame.—Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussée, où
ces messieurs puissent m’attendre près d’un bon feu? dit le
cardinal.L’hôte ouvrit la porte d’une grande salle, dans laquelle
justement on venait de remplacer un mauvais poêle par une
grande et excellente cheminée.156
—J’ai celle-ci, dit-il.—C’est bien, dit le cardinal; entrez là, messieurs, et veuillez
m’attendre; je ne serai pas plus d’une demi-heure.Et, tandis que les trois mousquetaires entraient dans la
chambre du rez-de-chaussée, le cardinal, sans demander plus
amples renseignements, monta l’escalier en homme qui n’a
pas besoin qu’on lui indique son chemin. |
DE L’UTILITÉ DES TUYAUX DE POÊLE | Il était évident que, sans s’en douter et mus seulement par
leur caractère chevaleresque et aventureux, nos trois amis
venaient de rendre service à quelqu’un que le cardinal honorait
de sa protection particulière.Maintenant, quel était ce quelqu’un? C’est la question que
se firent d’abord les trois mousquetaires; puis, voyant qu’aucune
des réponses que pouvait leur faire leur intelligence n’était
satisfaisante, Porthos appela l’hôte et demanda des dés.Porthos et Aramis se placèrent à une table et se mirent à
jouer. Athos se promena en réfléchissant.En réfléchissant et en se promenant, Athos passait et repassait
devant le tuyau de poêle rompu par la moitié et dont l’autre
extrémité donnait dans la chambre supérieure; et à chaque
fois qu’il passait et repassait, il entendait un murmure de
paroles qui finit par fixer son attention. Athos s’approcha, et il
distingua quelques mots qui lui parurent sans doute mériter un
si grand intérêt qu’il fit signe à ses deux compagnons de se taire,
restant lui-même courbé, l’oreille tendue à la hauteur de l’orifice
inférieur.157
—Écoutez, milady, disait le cardinal, l’affaire est importante;
asseyez-vous là et causons.—Milady! murmura Athos.—J’écoute Votre Éminence avec la plus grande attention,
répondit une voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.—Un petit bâtiment avec
équipage anglais, dont le capitaine
est à moi, vous attend à
l’embouchure de la
Charente, au fort de
la Pointe; il mettra à
la voile demain matin.—Il faut alors
que je m’y rende
cette nuit?—A l’instant même, c’est-à-dire lorsque vous aurez reçu
mes instructions. Deux hommes que vous trouverez à la porte
en sortant vous serviront d’escorte; vous me laisserez sortir
le premier, puis, une demi-heure après moi, vous sortirez à
votre tour.158
—Oui, monseigneur. Maintenant revenons à la mission
dont vous voulez bien me charger; et, comme je tiens à continuer
de mériter la confiance de Votre Éminence, daignez me
l’exposer en termes clairs et précis, afin que je ne commette
aucune erreur.Il y eut un instant de profond silence entre les deux interlocuteurs;
il était évident que le cardinal mesurait d’avance les
termes dans lesquels il allait parler, et que milady recueillait
toutes ses facultés intellectuelles pour comprendre les choses
qu’il allait dire et les graver dans sa mémoire quand elles
seraient dites.Athos profita de ce moment pour dire à ses deux compagnons
de fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de
venir écouter avec lui.Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises, apportèrent
une chaise pour chacun d’eux, et une chaise pour Athos.
Tous trois s’assirent alors, leurs têtes rapprochées et l’oreille
au guet.—Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal.
Arrivée à Londres, vous irez trouver Buckingham.—Je ferai observer à Son Éminence, dit milady, que depuis
l’affaire des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m’a toujours
soupçonnée, Sa Grâce se défie de moi.—Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s’agit-il plus de
capter sa confiance, mais de se présenter franchement et loyalement
à lui comme négociatrice.—Franchement et loyalement, répéta milady avec une indicible
expression de duplicité.—Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du
même ton; toute cette négociation doit être faite à découvert.—Je suivrai à la lettre les instructions de Son Éminence,
et j’attends qu’elle me les donne.159
—Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui
direz que je sais tous les préparatifs qu’il fait, mais que je ne
m’en inquiète guère, attendu qu’au premier mouvement qu’il
risquera, je perds la reine.—Croira-t-il que Votre Éminence est en mesure d’accomplir
la menace qu’elle lui fait?—Oui, car j’ai des preuves.—Il faut que je puisse présenter ces preuves à son appréciation.—Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de
Bois-Robert et du marquis de Beautru sur l’entrevue que le
duc a eue chez madame la connétable avec la reine, le soir
que madame la connétable a donné une fête masquée; vous
lui direz, afin qu’il ne doute de rien, qu’il y est venu sous le
costume du Grand-Mogol que devait porter le chevalier de
Guise, et qu’il a acheté à ce dernier moyennant la somme de
trois mille pistoles.—Bien, monseigneur.—Tous les détails de son entrée et de sa sortie pendant la
nuit où il s’est introduit au palais sous le costume d’un diseur
de bonne aventure italien; vous lui direz, pour qu’il ne doute
pas encore de l’authenticité de mes renseignements, qu’il avait
dans son manteau une grande robe blanche semée de larmes
noires, de têtes de mort et d’os en sautoir: car en cas de surprise
il devait se faire passer pour le fantôme de la Dame blanche
qui, comme chacun le sait, revient au Louvre chaque fois que
quelque grand événement va s’accomplir.—Est-ce tout, monseigneur?—Dites-lui que je sais encore tous les détails de l’aventure
d’Amiens, que j’en ferai faire un petit roman, spirituellement
tourné, avec un plan du jardin et les portraits des principaux
acteurs de cette scène nocturne.160
—Je lui dirai cela.—Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est
à la Bastille, qu’on n’a surpris aucune lettre sur lui, c’est
vrai, mais que la torture peut lui faire dire ce qu’il sait, et
même... ce qu’il ne sait pas.—A merveille.—Enfin ajoutez que Sa Grâce, dans la précipitation
qu’elle a mise à quitter l’île de Ré, a oublié dans son logis certaine
lettre de madame de Chevreuse qui compromet singulièrement
la reine, en ce qu’elle prouve non seulement que Sa
Majesté peut aimer les ennemis du roi, mais encore qu’elle
conspire avec ceux de la France. Vous avez bien retenu tout ce
que je vous ai dit, n’est-ce pas?—Votre Éminence va en juger: le bal de madame la connétable;
la nuit du Louvre; la soirée d’Amiens; l’arrestation
de Montaigu; la lettre de madame de Chevreuse.—C’est cela, dit le cardinal, c’est cela: vous avez une bien
heureuse mémoire, milady.—Mais, reprit celle à qui le cardinal venait d’adresser ce
compliment flatteur, si malgré toutes ces raisons le duc ne se
rend pas et continue de menacer la France?—Le duc est amoureux comme un fou, ou plutôt comme
un niais, reprit Richelieu avec une profonde amertume; comme
les anciens paladins, il n’a entrepris cette guerre que pour
obtenir un regard de sa belle. S’il sait que cette guerre peut
coûter l’honneur et peut-être la liberté à la dame de ses pensées,
comme il dit, je vous réponds qu’il y regardera à deux
fois.—Et cependant, dit milady avec une persistance qui prouvait
qu’elle voulait voir clair jusqu’au bout de la mission dont
elle allait être chargée, cependant s’il persiste?—S’il persiste, dit le cardinal... ce n’est pas probable.161
—C’est possible, dit milady.—S’il persiste... Son Éminence fit une pause et reprit: S’il
persiste, eh bien! j’espérerai dans un de ces événements qui
changent la face des États.—Si Son Éminence voulait me citer dans l’histoire quelques-uns
de ces événements, dit milady, peut-être partagerais-je
sa confiance dans l’avenir.—Eh bien, tenez! par exemple, dit Richelieu, lorsqu’en
1610, pour une cause à peu près pareille à celle qui fait mouvoir
le duc, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire, allait à
la fois envahir la Flandre et l’Italie pour frapper à la fois
l’Autriche des deux côtés: eh bien! n’est-il pas arrivé un
événement qui a sauvé l’Autriche? Pourquoi le roi de France
n’aurait-il pas la même chance que l’empereur?—Votre Éminence veut parler du coup de couteau de la
rue de la Ferronnerie?—Justement, dit le cardinal.—Votre Éminence ne craint-elle pas que le supplice de
Ravaillac épouvante ceux qui auraient un instant l’idée de
l’imiter?—Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si
ces pays sont divisés de religion, des fanatiques qui ne demanderont
pas mieux que de se faire martyrs. Et tenez, justement!
il me revient à cette heure que les puritains sont furieux
contre le duc de Buckingham et que leurs prédications le
désignent comme l’Antechrist.—Eh bien? fit milady.—Eh bien! continua le cardinal d’un air indifférent, il ne
s’agirait, pour le moment, par exemple, que de trouver une
femme, belle, jeune, adroite, qui eût à se venger elle-même
du duc. Une pareille femme peut se rencontrer: le duc est
homme à bonnes fortunes, et, s’il a semé bien des amours par
162
ses promesses de constance éternelle, il a dû semer bien des
haines aussi par ses éternelles infidélités.—Sans doute, dit froidement milady, une pareille femme
peut se rencontrer.—Eh bien! une pareille femme, qui mettrait le couteau de
Jacques Clément ou de Ravaillac aux mains d’un fanatique,
sauverait la France.—Oui, mais elle serait la complice d’un assassinat.—A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de
Jacques Clément?—Non, car peut-être étaient-ils placés trop haut pour
qu’on osât les aller chercher là où ils étaient: on ne brûlerait
pas le Palais de Justice pour tout le monde, monseigneur.—Vous croyez donc que l’incendie du Palais de Justice a
une cause autre que celle du hasard? demanda Richelieu du
ton dont il eût fait une question sans aucune importance.—Moi, monseigneur, répondit milady, je ne crois rien, je
cite un fait, voilà tout; seulement, je dis que si je m’appelais
mademoiselle de Montpensier ou la reine Marie de Médicis, je
prendrais moins de précautions que je n’en prends, m’appelant
tout simplement lady Clarick.—C’est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc?—Je voudrais un ordre qui ratifiât d’avance tout ce que je
croirai devoir faire pour le plus grand bien de la France.—Mais il faudrait d’abord trouver la femme que j’ai dit,
et qui aurait à se venger du duc.—Elle est trouvée, dit milady.—Puis, il faudrait trouver ce misérable fanatique qui
servira d’instrument à la justice de Dieu.—On le trouvera.—Eh bien! dit le duc, alors il sera temps de réclamer
l’ordre que vous demandiez tout à l’heure.163
—Votre Éminence a raison, dit milady, et c’est moi qui ai
eu tort de voir dans la mission dont elle m’honore autre chose
que ce qui est réellement, c’est-à-dire d’annoncer à Sa Grâce,
de la part de Son Éminence, que vous connaissez les différents
déguisements à l’aide desquels il est parvenu à se rapprocher
de la reine pendant la fête donnée par madame la connétable;
que vous avez les preuves de l’entrevue accordée au Louvre par
la reine à certain astrologue italien qui n’est autre que le duc
de Buckingham; que vous avez commandé un petit roman, des
plus spirituels, sur l’aventure d’Amiens, avec plan du jardin
où cette aventure s’est passée et portraits des acteurs qui y ont
figuré; que Montaigu est à la Bastille, et que la torture peut
lui faire dire des choses dont il se souvient et même les choses
qu’il aurait oubliées; enfin, que vous possédez certaine lettre
de madame de Chevreuse, trouvée dans le logis de Sa Grâce,
qui compromet singulièrement, non seulement celle qui l’a
écrite, mais encore celle au nom de qui elle a été écrite. Puis,
s’il persiste malgré tout cela, comme c’est à ce que je viens de
dire que se borne ma mission, je n’aurai plus qu’à prier Dieu
de faire un miracle pour sauver la France. C’est bien cela,
n’est-ce pas, monseigneur, et je n’ai pas autre chose à faire?—C’est bien cela, reprit sèchement le cardinal.—Et maintenant, dit milady sans paraître remarquer le
changement de ton du duc à son égard: maintenant que j’ai
reçu les instructions de Votre Éminence à propos de ses ennemis,
monseigneur me permettra-t-il de lui dire deux mots des
miens?—Vous avez donc des ennemis? demanda Richelieu.—Oui, monseigneur; des ennemis contre lesquels vous me
devez tout votre appui, car je me les suis faits en servant Votre
Éminence.—Et lesquels? répliqua le duc.164
—Il y a d’abord cette petite intrigante de Bonacieux.—Elle est dans la prison de Mantes.—C’est-à-dire qu’elle y était, reprit milady, mais la reine
a reçu un ordre du roi, à l’aide duquel elle l’a fait transporter
dans un couvent.—Dans un couvent? dit le duc.—Oui, dans un couvent.—Et dans lequel?—Je l’ignore, le secret a été bien gardé.—Je le saurai, moi!—Et Votre Éminence me dira dans quel couvent est cette
femme?—Je n’y vois pas d’inconvénient, dit le cardinal.—Bien; maintenant j’ai un autre ennemi bien autrement à
craindre pour moi que cette petite madame Bonacieux.—Et lequel?—Son amant.—Comment s’appelle-t-il?—Oh! Votre Éminence le connaît bien, s’écria milady
emportée par la colère, c’est notre mauvais génie à tous deux;
c’est celui qui, dans une rencontre avec les gardes de Votre
Éminence, a décidé la victoire en faveur des mousquetaires
du roi; c’est celui qui a donné trois coups d’épée à de Wardes,
votre émissaire, et qui a fait échouer l’affaire des ferrets; c’est
celui enfin qui, sachant que c’était moi qui lui avais enlevé
madame Bonacieux, a juré ma mort.—Ah! ah! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez
parler.—Je veux parler de ce misérable d’Artagnan.—C’est un hardi compagnon, dit le cardinal.—Et c’est justement parce que c’est un hardi compagnon
qu’il n’en est que plus à craindre.165
—Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences
avec Buckingham.—Une preuve! s’écria milady, j’en aurai dix.—Eh bien, alors! c’est la chose la plus simple du monde,
ayez-moi cette preuve
et je l’envoie à la
Bastille.—Bien, monseigneur!
mais ensuite?—Quand on est à
la Bastille, il n’y a
pas d’ensuite, dit le
cardinal d’une voix
sourde. Ah pardieu!
continua-t-il, s’il
m’était aussi facile
de me débarrasser
de mon ennemi qu’il
m’est facile de vous
débarrasser des vôtres,
et si ce n’était
que contre de pareilles
gens que vous me demandiez l’impunité!...—Monseigneur, reprit milady, troc pour troc, existence
pour existence, homme pour homme; donnez-moi celui-là, je
vous donne l’autre.—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal,
et ne veux pas même le savoir; mais j’ai le désir de vous être
agréable et ne vois aucun inconvénient à vous donner ce que
vous demandez à l’égard d’une si infime créature; d’autant
plus, comme vous le dites, que ce petit d’Artagnan est un
libertin, un duelliste, un traître.166
—Un infâme, monseigneur, un infâme!—Donnez-moi donc du papier, une plume et de l’encre,
dit le cardinal.—En voici, monseigneur.Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal
était occupé à chercher les termes dans lesquels devait être
écrit le billet, ou même à l’écrire. Athos, qui n’avait pas perdu
un mot de la conversation, prit ses deux compagnons chacun
par une main
et les conduisit à
l’autre bout de la
chambre.—Eh bien! dit
Porthos, que veux-tu,
et pourquoi ne
nous laisses-tu pas
écouter la fin de la
conversation?—Chut! dit
Athos parlant à
voix basse: nous
en avons entendu
tout ce qu’il est nécessaire
que nous
entendions; d’ailleurs je ne vous empêche pas d’écouter le
reste, mais il faut que je sorte.—Il faut que tu sortes! dit Porthos; mais si le cardinal te
demande, que répondrons-nous?—Vous n’attendrez pas qu’il me demande, vous lui direz
les premiers que je suis parti en éclaireur parce que certaines
paroles de notre hôte m’ont donné à penser que le
chemin n’était pas sûr; j’en toucherai d’ailleurs deux mots à
167
l’écuyer du cardinal: le reste me regarde, ne t’en inquiète pas.—Soyez prudent, Athos! dit Aramis.—Soyez tranquille, répondit Athos.Porthos et Aramis allèrent se rasseoir près du tuyau de
poêle.Quant à Athos, il sortit sans aucun mystère, alla prendre
son cheval attaché avec ceux de ses deux amis aux tourniquets
des contrevents, convainquit en quatre mots l’écuyer de la
nécessité d’une avant-garde pour le retour, visita avec affectation
l’amorce de son pistolet, mit l’épée aux dents et suivit,
en enfant perdu, la route qui conduisait au camp. |
SCÈNE CONJUGALE | Comme l’avait prévu Athos, le cardinal ne tarda point à
descendre; il ouvrit la porte de la chambre où étaient entrés
les mousquetaires, et trouva Porthos faisant une partie de
dés acharnée avec Aramis. D’un coup d’œil rapide, il fouilla
tous les coins de la salle, et vit qu’un de ses hommes lui
manquait.—Qu’est devenu monsieur Athos? demanda-t-il.—Monseigneur, répondit Porthos, il est parti en éclaireur
sur quelques propos de notre hôte, qui lui ont fait croire que
la route n’était pas sûre.—Et vous, qu’avez-vous fait, monsieur Porthos?—J’ai gagné cinq pistoles à Aramis.—Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi?—Nous sommes aux ordres de Votre Éminence.—A cheval donc, messieurs; car il se fait tard.168
L’écuyer était à la porte, et tenait en bride le cheval du Cardinal.
Un peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois
chevaux apparaissait dans l’ombre; ces deux hommes étaient
ceux qui devaient conduire milady au fort de la Pointe, et
veiller à son embarquement.L’écuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires
lui avaient déjà dit à propos d’Athos. Le cardinal fit un
geste approbateur, et reprit la route, s’entourant au retour
des mêmes précautions qu’il avait prises au départ.Laissons-le suivre le chemin du camp, protégé par l’écuyer
et les deux mousquetaires, et revenons à Athos.Pendant une centaine de pas, il avait marché de la même
allure; mais, une fois hors de vue, il avait lancé son cheval
à droite, avait fait un détour, et était revenu a une vingtaine
de pas, dans le taillis, guetter le passage de la petite troupe;
ayant reconnu les chapeaux bordés de ses compagnons et la
frange dorée du manteau de monsieur le cardinal, il attendit
que les cavaliers eussent tourné l’angle de la route, et, les
ayant perdus de vue, il revint au galop à l’auberge, qu’on lui
ouvrit sans difficulté.L’hôte le reconnut.—Mon officier, dit Athos, a oublié de faire à la dame du
premier une recommandation importante, il m’envoie pour
réparer son oubli.—Montez, dit l’hôte, elle est encore dans la chambre.Athos profita de la permission, monta l’escalier de son pas
le plus léger, arriva sur le carré, et, à travers la porte entrouverte,
il vit milady qui attachait son chapeau.Il entra dans la chambre et referma la porte derrière lui.Au bruit qu’il fit en repoussant le verrou, milady se retourna.Athos était debout devant la porte, enveloppé dans son manteau,
son chapeau rabattu sur les yeux.169
En voyant cette figure muette et immobile comme une
statue, milady eut peur.—Qui êtes-vous? et que demandez-vous? s’écria-t-elle.—Allons, c’est bien elle! murmura Athos.Et laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il
s’avança vers milady.—Me reconnaissez-vous,
madame? dit-il.Milady fit un pas en
avant, puis pâlit comme à
la vue d’un serpent.—Allons, dit Athos,
c’est bien, je vois que vous
me reconnaissez.—Le comte de La Fère!
murmura milady en reculant
jusqu’à ce que la muraille
l’empêchât d’aller
plus loin.—Oui, milady, répondit
Athos, le comte de La Fère
en personne, qui vient tout
exprès de l’autre monde
pour avoir le plaisir de vous
voir. Asseyons-nous donc, et causons, comme dit M. le cardinal.Milady, dominée par une terreur invincible, s’assit sans
proférer une seule parole.—Vous êtes donc un démon envoyé sur la terre! dit Athos.
Votre puissance est grande, je le sais; mais vous savez aussi
qu’avec l’aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les
démons les plus puissants. Vous vous êtes déjà trouvée sur mon
170
chemin: je croyais vous avoir terrassée, madame; mais, ou je
me trompai, ou l’enfer vous a ressuscitée.Milady, à ces paroles, qui lui rappelaient des souvenirs
effroyables, baissa la tête avec un gémissement sourd.—Oui, l’enfer vous a ressuscitée, reprit Athos, l’enfer vous
a faite riche, l’enfer vous a donné un autre nom, l’enfer vous a
presque refait même un autre visage; mais il n’a effacé ni les
souillures de votre âme, ni la flétrissure de votre corps.Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux lancèrent
des éclairs. Athos resta assis.—Vous me croyiez mort, n’est-ce pas, comme je vous
croyais morte? et ce nom d’Athos avait caché le comte de La
Fère, comme le nom de milady Clarick avait caché
Anne de Bueil!
N’était-ce pas ainsi que vous vous appeliez quand votre
honoré frère nous a mariés? Notre position est vraiment
étrange, poursuivit Athos en riant; nous n’avons vécu jusqu’à
présent l’un et l’autre que parce que nous nous croyions morts,
et qu’un souvenir gêne moins qu’une créature, quoique ce soit
chose dévorante parfois qu’un souvenir!—Mais enfin, dit milady d’une voix sourde, qui vous
ramène vers moi? et que me voulez-vous?—Je veux vous dire que, tout en restant invisible à vos
yeux, je ne vous ai pas perdue de vue, moi. Je puis vous raconter
jour par jour vos actions, depuis votre entrée au service du
cardinal jusqu’à ce soir.Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres pâles de milady.—Écoutez: c’est vous qui avez coupé les deux ferrets de
diamants sur l’épaule du duc de Buckingham; c’est vous qui
avez fait enlever madame Bonacieux; c’est vous qui, amoureuse
de de Wardes, et croyant passer la nuit avec lui, avez
ouvert votre porte à M. d’Artagnan; c’est vous qui, croyant
que de Wardes vous avait trompée, avez voulu le faire tuer
171
par son rival; c’est vous qui, lorsque ce rival eut découvert
votre infâme secret, avez voulu le faire tuer à son tour par
deux assassins que vous avez envoyés à sa poursuite; c’est
vous qui, voyant que les balles avaient manqué leur coup,
avez envoyé du vin empoisonné avec une fausse lettre, pour
faire croire à votre victime que ce vin venait de ses amis; c’est
vous, enfin, qui venez là, dans cette chambre, assise sur cette
chaise où je suis, de prendre avec le cardinal de Richelieu
l’engagement de faire assassiner le duc de Buckingham, en
échange de la promesse qu’il vous a faite de vous laisser assassiner
d’Artagnan.Milady était livide.—Mais vous êtes donc Satan? dit-elle.—Peut-être, dit Athos; mais, en tout cas, écoutez bien ceci:
Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peu
m’importe! je ne le connais pas: d’ailleurs, c’est un Anglais;
mais ne touchez pas du bout du doigt à un seul cheveu de
d’Artagnan, qui est un fidèle ami que j’aime et que je défends,
ou, je vous le jure par la tête de mon père, le crime que vous
aurez commis sera le dernier.—M. d’Artagnan m’a cruellement offensée, dit milady
d’une voix sourde: M. d’Artagnan mourra.—En vérité, cela est-il possible qu’on vous offense, madame,
dit en riant Athos; il vous a offensée, et il mourra.—Il mourra, reprit milady; elle d’abord, lui ensuite.Athos fut saisi comme d’un vertige; la vue de cette créature,
qui n’avait rien d’une femme, lui rappelait des souvenirs dévorants;
il pensa qu’un jour, dans une situation moins dangereuse
que celle où il se trouvait, il avait déjà voulu la sacrifier
à son honneur: son désir de meurtre lui revint brûlant et
l’envahit comme une immense fièvre; il se leva à son tour,
porta la main à sa ceinture, en tira un pistolet, et l’arma.172
Milady, pâle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue
glacée ne put proférer qu’un son rauque qui n’avait rien de la
parole humaine et qui semblait le râle d’une bête fauve; collée
contre la sombre tapisserie, elle apparaissait, les cheveux
épars, comme l’image
effrayante de la terreur.Athos leva lentement
son pistolet,
étendit le
bras de manière à
ce que l’arme touchât
presque le
front de milady,
puis, d’une voix
d’autant plus terrible
qu’elle avait
le calme suprême
d’une inflexible résolution:—Madame,
dit-il, vous allez à
l’instant même me
remettre le papier
que vous a signé
le cardinal, ou,
sur mon âme, je vous
fais sauter la cervelle.Avec un autre homme, milady aurait pu conserver quelque
doute, mais elle connaissait Athos: cependant elle resta
immobile.—Vous avez une seconde pour vous décider, dit-il.Milady vit à la contraction de son visage que le coup allait
173
partir; elle porta vivement la main à sa poitrine, en tira un
papier et le tendit à Athos.—Tenez, dit-elle, et soyez maudit!Athos prit le papier, repassa le pistolet à sa ceinture, s’approcha
de la lampe pour s’assurer que c’était bien celui-là, le
déplia et lut:C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteur
du présent a fait ce qu’il a fait.
RICHELIEU.
5 août 1628.—Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et
en replaçant son feutre sur sa tête, maintenant que je t’ai
arraché les dents, vipère, mords si tu peux.Et il sortit de la chambre sans même regarder en arrière.A la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu’ils
tenaient en main.—Messieurs, dit-il, l’ordre de monseigneur, vous le savez,
est de conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de
la Pointe et de ne la quitter que lorsqu’elle sera à bord.Comme ces paroles s’accordaient effectivement avec l’ordre
qu’ils avaient reçu, ils inclinèrent la tête en signe d’assentiment.Quant à Athos, il se mit légèrement en selle et partit au
galop; seulement, au lieu de suivre la route, il prit à travers
champs, piquant avec vigueur son cheval et de temps en temps
s’arrêtant pour écouter.Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de
plusieurs chevaux. Il ne douta point que ce ne fût le cardinal
et son escorte. Aussitôt il fit une nouvelle pointe en avant, bouchonna
son cheval avec de la bruyère et des feuilles d’arbres,
et vint se mettre en travers de la route à deux cents pas du
camp à peu près.174
—Qui vive? cria-t-il de loin quand il aperçut les cavaliers.—C’est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.—Oui, monseigneur, répondit Porthos, c’est lui-même.—Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remerciements
pour la bonne garde que vous nous avez faite. Messieurs,
nous voici arrivés; prenez la porte à gauche, le mot
d’ordre est Roi et Ré.En disant ces mots, le cardinal salua de la tête les trois amis,
et prit à droite suivi de son écuyer; car, cette nuit-là, lui-même
couchait au camp.—Eh bien! dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le
cardinal fut hors de la portée de la voix, eh bien! il a signé le
papier qu’elle demandait!—Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici.Et les trois amis n’échangèrent plus une seule parole jusqu’à
leur quartier, excepté pour donner le mot d’ordre aux
sentinelles.Seulement on envoya Mousqueton dire à Planchet que son
maître était prié, en relevant de tranchée, de se rendre à l’instant
même au logis des mousquetaires.D’un autre côté, comme l’avait prévu Athos, milady, en
retrouvant à la porte les hommes qui l’attendaient, ne fit aucune
difficulté de les suivre; elle avait bien eu l’envie un instant de
se faire reconduire devant le cardinal et de lui tout raconter,
mais une révélation de sa part amenait une révélation de la
part d’Athos: elle dirait bien qu’Athos l’avait pendue, mais
Athos dirait qu’elle était marquée; elle pensa qu’il valait donc
encore mieux garder le silence, partir discrètement, accomplir
avec son habileté ordinaire la mission difficile dont elle s’était
chargée, puis, toutes les choses accomplies à la satisfaction du
cardinal, venir lui réclamer sa vengeance.En conséquence, après avoir voyagé toute la nuit, à sept
175
heures du matin elle était au fort de la Pointe, à huit heures
elle était embarquée, et à neuf heures le bâtiment, qui, avec
des lettres de marque du cardinal, était censé être en partance
pour Bayonne, levait l’ancre et faisait voile pour l’Angleterre. |
LE BASTION SAINT-GERVAIS | En arrivant chez ses trois amis, d’Artagnan les trouva
réunis dans la même chambre: Athos réfléchissait, Porthos
frisait sa moustache, Aramis disait ses prières dans un charmant
petit livre d’heures relié en velours bleu.—Pardieu, messieurs! dit-il, j’espère que ce que vous avez
à me dire en vaut la peine, sans cela je vous préviens que je
ne vous pardonne pas de m’avoir fait venir, au lieu de me laisser
reposer après une nuit passée à prendre et à démanteler
un bastion. Ah! que n’étiez-vous là, messieurs! il a fait chaud!—Nous étions ailleurs, où il ne faisait pas froid non plus!
répondit Porthos tout en faisant prendre à sa moustache un pli
qui lui était particulier.—Chut! dit Athos.—Oh! oh! fit d’Artagnan comprenant le léger froncement
de sourcils du mousquetaire, il paraît qu’il y a du nouveau
ici.—Aramis, dit Athos, vous avez été déjeuner avant-hier à
l’auberge du Parpaillot, je crois?—Oui.—Comment est-on là?—Mais, j’ai fort mal mangé pour mon compte; avant-hier
était un jour maigre, et ils n’avaient que du gras.176
—Comment! dit Athos, dans un port de mer ils n’ont pas
de poisson?—Ils disent, reprit Aramis en se remettant à sa pieuse
lecture, que la digue que fait bâtir M. le cardinal les chasse
en pleine mer.—Mais, ce n’est pas cela que je vous demandais, Aramis,
reprit Athos; je vous demandais si vous aviez été bien libre, et
si personne ne vous avait dérangé?—Mais il me semble que nous n’avons pas eu trop d’importuns;
oui, au fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous
serons assez bien au Parpaillot.—Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles
sont comme des feuilles de papier.D’Artagnan, qui était habitué aux manières de faire de son
ami, et qui reconnaissait tout de suite à une parole, à un geste,
à un signe de lui, que les circonstances étaient graves, prit le
bras d’Athos et sortit avec lui sans rien dire; Porthos suivit en
devisant avec Aramis.En route, on rencontra Grimaud; Athos lui fit signe de venir:
Grimaud, selon son habitude, obéit en silence; le pauvre garçon
avait à peu près fini par désapprendre de parler.On arriva à la buvette du Parpaillot: il était sept heures du
matin, le jour commençait à paraître; les trois amis commandèrent
à déjeuner, et entrèrent dans une salle où, au dire de
l’hôte, ils ne devaient pas être dérangés.Malheureusement l’heure était mal choisie pour un conciliabule:
on venait de battre la diane, chacun secouait le sommeil
de la nuit, et, pour chasser l’air humide du matin, venait
boire la goutte à la buvette: dragons, Suisses, gardes, mousquetaires,
chevau-légers se succédaient avec une rapidité qui
devait très bien faire les affaires de l’hôte, mais qui remplissait
fort mal les vues des quatre amis. Aussi répondaient-ils d’une
177
manière fort maussade aux saluts, aux toasts et aux lazzi de
leurs compagnons.—Allons! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne
querelle, et nous n’avons pas besoin de cela en ce moment.
D’Artagnan, racontez-nous votre nuit; nous vous raconterons la
nôtre après.—En effet, dit un chevau-léger qui se dandinait en tenant
à la main un verre d’eau-de-vie qu’il dégustait lentement; en
effet, vous étiez de tranchée cette nuit, messieurs les gardes,
et il me semble que vous avez eu maille à partir avec les
Rochelais?D’Artagnan regarda Athos pour savoir s’il devait répondre
à cet intrus qui se mêlait à la conversation.—Eh bien, dit Athos, n’entends-tu pas M. de Busigny qui
te fait l’honneur de t’adresser la parole? Raconte ce qui s’est
passé cette nuit, puisque ces messieurs désirent le savoir.—N’avre-bous bas bris un pastion? demanda un Suisse qui
buvait du rhum dans un verre à bière.—Oui, monsieur, répondit d’Artagnan en s’inclinant, nous
avons eu cet honneur; nous avons même, comme vous avez
pu l’entendre, introduit sous un des angles un baril de poudre,
qui, en éclatant, a fait une fort jolie brèche; sans compter que,
comme le bastion n’était pas d’hier, tout le reste de la bâtisse
s’en est trouvé fort ébranlé.—Et quel bastion est-ce? demanda un dragon qui tenait
enfilée à son sabre une oie qu’il apportait à faire cuire.—Le bastion Saint-Gervais, répondit d’Artagnan, derrière
lequel les Rochelais inquiétaient nos travailleurs.—Et l’affaire a été chaude?—Mais, oui; nous y avons perdu cinq hommes, et les
Rochelais huit ou dix.—Balzampleu! fit le Suisse, qui, malgré l’admirable
178
collection de jurons que possède la langue allemande, avait pris
l’habitude de jurer en français.—Mais il est probable, dit le chevau-léger, qu’ils vont, ce
matin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en état.—Oui, c’est probable, dit d’Artagnan.—Messieurs, dit Athos, un pari!—Ah! woui! un bari! dit le Suisse.—Lequel? demanda le chevau-léger.—Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme
une broche sur les deux grands chenets de fer qui soutenaient
le feu de la cheminée, j’en suis. Hôtelier de malheur! une
lèchefrite tout de suite, que je ne perde pas une goutte de la
graisse de cette estimable volaille.179
—Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t’oie, il est très
ponne avec des gonfitures.—Là! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari! Nous
écoutons, monsieur Athos!—Oui, le pari! dit le chevau-léger.—Eh bien! monsieur de Busigny, je parie avec vous,
dit Athos, que mes trois compagnons, MM. Porthos, Aramis,
d’Artagnan et moi, nous allons déjeuner dans le bastion
Saint-Gervais et que nous y tenons une heure, montre à la
main, quelque chose que fasse l’ennemi pour nous déloger.Porthos et Aramis se regardèrent, ils commençaient à comprendre.—Mais, dit d’Artagnan en se penchant à l’oreille d’Athos,
tu vas nous faire tuer sans miséricorde.—Nous sommes bien plus tués, répondit Athos, si nous n’y
allons pas.—Ah! ma foi! messieurs, dit Porthos en se renversant
sur sa chaise et en frisant sa moustache, voici un beau pari,
j’espère.—Aussi je l’accepte, dit M. de Busigny; maintenant il s’agit
de fixer l’enjeu.—Mais vous êtes quatre, messieurs, dit Athos, nous sommes
quatre; un dîner à discrétion pour huit, cela vous va-t-il?—A merveille, reprit M. de Busigny.—Parfaitement, dit le dragon.—Ça me fa, dit le Suisse.Le quatrième auditeur, qui, dans toute cette conversation,
avait joué un rôle muet, fit un signe de la tête en preuve qu’il
acquiesçait à la proposition.—Le déjeuner de ces messieurs est prêt, dit l’hôte.—Eh bien! apportez-le, dit Athos.L’hôte obéit. Athos appela Grimaud, lui montra un grand
180
panier qui gisait dans un coin et fit le geste d’envelopper dans
les serviettes les viandes apportées.Grimaud comprit à l’instant même qu’il s’agissait d’un déjeuner
sur l’herbe, empaqueta les viandes dans le panier, y
joignit les bouteilles et prit le panier à son bras.—Mais où allez-vous manger mon déjeuner? dit l’hôte.—Que vous importe, dit Athos, pourvu qu’on vous le paye?Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.—Faut-il vous rendre, mon officier? dit l’hôte.—Non; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Champagne,
et la différence sera pour les serviettes.L’hôte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu’il l’avait
cru d’abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives
deux bouteilles de vin d’Anjou au lieu de deux bouteilles de
vin de Champagne.—Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien régler
votre montre sur la mienne, ou me permettre de régler la
mienne sur la vôtre?—A merveille, monsieur! dit le chevau-léger en tirant de
son gousset une fort belle montre entourée de diamants; sept
heures et demie, dit-il.—Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos; nous saurons
que j’avance de cinq minutes sur vous, monsieur.Et saluant les assistants ébahis, les quatre jeunes gens prirent
le chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud,
qui portait le panier, ignorant où il allait, mais, avec l’obéissance
passive dont il avait pris l’habitude chez Athos, ne songeant pas
même à le demander.Tant qu’ils furent dans l’enceinte du camp, les quatre amis
n’échangèrent pas une parole; d’ailleurs ils étaient suivis par
les curieux, qui, connaissant le pari engagé, voulaient savoir
comment ils s’en tireraient. Mais une fois qu’ils eurent franchi
181
la ligne de circonvallation et qu’ils se trouvèrent en plein
champ, d’Artagnan, qui ignorait complètement ce dont il
s’agissait, crut qu’il était temps de demander une explication.—Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l’amitié
de m’apprendre où nous allons?—Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.—Mais qu’y allons-nous faire?—Vous le savez bien, nous y allons déjeuner.—Mais pourquoi n’avons-nous pas déjeuné au Parpaillot?—Parce que nous avons des choses fort importantes à nous
dire, et qu’il était impossible de causer cinq minutes dans
cette auberge avec tous ces importuns qui vont, qui viennent,
qui saluent, qui accostent; ici, du moins, continua Athos en
montrant le bastion, on ne viendra pas nous déranger.—Il me semble, dit d’Artagnan avec cette prudence qui
s’alliait si bien et si naturellement chez lui à une excessive
bravoure, il me semble que nous aurions pu trouver quelque
endroit écarté dans les dunes, au bord de la mer.—Où l’on nous aurait vus conférer tous les quatre ensemble,
de sorte qu’au bout d’un quart d’heure le cardinal eût été
prévenu par ses espions que nous tenions conseil.—Oui, dit Aramis, Athos a raison; Animadvertuntur in
desertis.—Un désert n’aurait pas été mal, dit Porthos, mais il
s’agissait de le trouver.—Il n’y a pas de désert où un oiseau ne puisse passer au-dessus
de la tête, où un poisson ne puisse sauter au-dessus de
l’eau, où un lapin ne puisse sortir de son terrier, et je crois
qu’oiseau, poisson, lapin, tout s’est fait espion du cardinal.
Mieux vaut donc poursuivre notre entreprise, devant laquelle
d’ailleurs nous ne pouvons plus reculer sans honte. Nous avons
fait un pari, un pari qui ne pouvait être prévu, et dont je défie
182
qui que ce soit de deviner la véritable cause: nous allons, pour
le gagner, tenir une heure dans le bastion. Ou nous serons attaqués,
ou nous ne le serons pas. Si nous ne le sommes pas, nous
aurons tout le temps de causer et personne ne nous entendra,
car je réponds que les murs de ce bastion n’ont pas d’oreilles; si
nous le sommes,
nous causerons
de nos affaires
tout de même,
et de plus, tout
en nous défendant,
nous nous
couvrirons de gloire. Vous voyez bien que tout est bénéfice.—Oui, dit d’Artagnan, mais nous attraperons indubitablement
une balle.—Eh! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles
les plus à craindre ne sont pas celles de l’ennemi.—Mais il me semble que, pour une pareille expédition,
nous aurions dû au moins emporter nos mousquets.—Vous êtes un niais, ami Porthos; pourquoi nous charger
d’un fardeau inutile?183
—Je ne trouve pas inutile en face de l’ennemi un bon
mousquet de calibre, douze cartouches et une poire à poudre.—Oh, bien! dit Athos, n’avez-vous pas entendu ce qu’a dit
d’Artagnan?—Qu’a dit d’Artagnan? demanda Porthos.—D’Artagnan a dit que dans l’attaque de cette nuit il y
avait eu huit ou dix Français de tués et autant de Rochelais.—Après?—On n’a pas eu le temps de les dépouiller, n’est-ce pas?
attendu qu’on avait pour le moment autre chose de plus pressé
à faire.—Eh bien?—Eh bien! nous allons trouver leurs mousquets, leurs
poires à poudre et leurs cartouches, et au lieu de quatre mousquetons
et de douze balles, nous allons avoir une quinzaine de
fusils et une centaine de coups à tirer.—O Athos! dit Aramis, tu es véritablement un grand homme!Porthos inclina la tête en signe d’adhésion.D’Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme;
car, voyant que l’on continuait de marcher vers le bastion,
chose dont il avait douté jusqu’alors, il tira son maître par le
pan de son habit.—Où allons-nous? demanda-t-il par geste.Athos lui montra le bastion.—Mais, dit toujours dans le même dialecte le silencieux
Grimaud, nous y laisserons notre peau.Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.Grimaud posa son panier à terre et s’assit en secouant la tête.Athos prit à sa ceinture un pistolet, regarda s’il était bien
amorcé, l’arma et approcha le canon de l’oreille de Grimaud.Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.184
Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher
devant. Grimaud obéit. Tout ce qu’avait gagné Grimaud à cette
pantomime d’un instant, c’est
qu’il était passé de l’arrière-garde
à l’avant-garde.Arrivés au bastion, les quatre amis se retournèrent. Plus de trois
cents soldats de toutes armes étaient assemblés à la porte du camp, et
dans un groupe séparé on pouvait distinguer M. de Busigny, le dragon,
le Suisse et le quatrième parieur.Athos ôta son chapeau, le mit au bout de son épée et l’agita en
l’air. Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette
politesse d’un grand hourra qui arriva jusqu’à eux. Après quoi, ils
disparurent tous quatre dans le bastion, où les avait déjà précédés
Grimaud.185 |
LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES | Comme l’avait prévu Athos, le bastion n’était occupé que
par une douzaine de morts tant Français que Rochelais.—Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement
de l’expédition, tandis que Grimaud va mettre la table, commençons
par recueillir les fusils et les cartouches: nous pouvons
d’ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne. Ces
messieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous écoutent
pas.—Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossé,
dit Porthos, après toutefois nous être assurés qu’ils n’ont rien
dans leurs poches.—Oui, dit Athos, c’est l’affaire de Grimaud.—Ah bien alors, dit d’Artagnan, que Grimaud les fouille
et les jette par-dessus les murailles.—Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.—Ces morts peuvent nous servir? dit Porthos. Ah çà! tu
deviens fou, cher ami.—Ne jugez pas témérairement, disent l’Évangile et M. le
cardinal, répondit Athos; combien de fusils, messieurs?—Douze, répondit Aramis.—Combien de coups à tirer?—Une centaine.—C’est tout autant qu’il nous en faut; chargeons les armes.Les quatre mousquetaires se mirent à la besogne. Comme
ils achevaient de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe
que le déjeuner était servi.186
Athos répondit, toujours par geste, que c’était bien, et indiqua
à Grimaud une espèce de poivrière où celui-ci comprit qu’il
se devait tenir en
sentinelle. Seulement,
pour adoucir
l’ennui de sa
faction, Athos lui permit d’emporter un
pain, deux côtelettes et une bouteille de vin.—Et maintenant, à table, dit Athos.Les quatre amis s’assirent à terre, les
jambes croisées comme des Turcs ou comme des tailleurs.187
—Ah! maintenant, dit d’Artagnan, que tu n’as plus la
crainte d’être entendu, j’espère que tu vas nous faire part de
ton secret.—J’espère que je vous procure à la fois de l’agrément et
de la gloire, messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade
charmante; voici un déjeuner des plus succulents,
et cinq cents personnes là-bas, comme vous pouvez les voir, à
travers les meurtrières, qui nous prennent pour des fous ou
pour des héros, deux classes d’imbéciles qui se ressemblent
assez.—Mais ce secret? dit d’Artagnan.—Le secret, dit Athos, c’est que j’ai vu milady hier soir.D’Artagnan portait son verre à ses lèvres; mais à ce nom
de milady, la main lui trembla si fort, qu’il le posa à terre pour
ne pas en répandre le contenu.—Tu as vu ta fem...—Chut donc! interrompit Athos: vous oubliez, mon cher,
que ces messieurs ne sont pas initiés comme vous au secret
de mes affaires de ménage; j’ai vu milady.—Et où cela? demanda d’Artagnan.—A deux lieues d’ici à peu près, à l’auberge du Colombier-Rouge.—En ce cas je suis perdu, dit d’Artagnan.—Non, pas tout à fait encore, reprit Athos; car, à cette
heure, elle doit avoir quitté les côtes de France.—Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu’est-ce
donc que cette milady?—Une femme charmante, dit Athos en dégustant un verre
de vin mousseux. Canaille d’hôtelier! s’écria-t-il, qui nous
donne du vin d’Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit
que nous nous y laisserons prendre! Oui, continua-t-il, une
femme charmante qui a eu des bontés pour notre ami d’Artagnan,
188
lequel lui a fait je ne sais quelle noirceur dont elle a
essayé de se venger: il y a un mois, en voulant le faire tuer à
coups de mousquet; il y a huit jours, en essayant de l’empoisonner,
et hier en demandant sa tête au cardinal.—Comment! en demandant ma tête au cardinal? s’écria
d’Artagnan.—Ça, dit Porthos, c’est vrai comme l’Évangile; je l’ai
entendu de mes deux oreilles.—Moi aussi, dit Aramis.—Mais je n’en réchapperai jamais, dit d’Artagnan, avec
des ennemis pareils. D’abord mon inconnu de Meung; ensuite
de Wardes, à qui j’ai donné trois coups d’épée; puis milady
dont j’ai surpris le secret; enfin le cardinal, dont j’ai fait
échouer la vengeance.—Eh bien! dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et nous
sommes quatre, un contre un. Pardieu! si nous en croyons les
signes que nous fait Grimaud, nous allons avoir affaire à un
bien autre nombre de gens. Qu’y a-t-il, Grimaud? dit Athos.
Vu la gravité de la circonstance, je vous permets de parler,
mon ami; mais soyez laconique, je vous prie. Que voyez-vous?—Une troupe.—De combien de personnes?—De vingt hommes.—Quels hommes?—Seize pionniers, quatre soldats.—A combien de pas sont-ils?—A cinq cents pas.—Bon, nous avons encore le temps d’achever cette volaille
et de boire un verre de vin à ta santé, d’Artagnan!—A ta santé! répétèrent Porthos et Aramis.—Eh bien donc, à ma santé! quoique je ne croie pas que
vos souhaits me servent à grand’chose.189
—Bah! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sectateurs
de Mahomet, et l’avenir est dans ses mains.Puis, avalant le contenu de son verre, qu’il reposa près de
lui, Athos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu
et s’approcha d’une meurtrière.Porthos, Aramis et d’Artagnan en firent autant. Quant à
Grimaud, il reçut l’ordre de se placer derrière les quatre amis
afin de recharger les armes.Au bout d’un instant on vit paraître la troupe; elle suivait
une espèce de boyau de tranchée qui établissait une communication
entre le bastion et la ville.—Pardieu! dit Athos, c’était bien la peine de nous déranger
pour une vingtaine de drôles armés de pioches, de hoyaux
et de pelles! Grimaud n’aurait eu qu’à leur faire signe de s’en
aller, et je suis convaincu qu’ils nous eussent laissés tranquilles.—J’en doute, dit d’Artagnan, car ils avancent fort résolument
de ce côté. D’ailleurs, il y a avec les travailleurs quatre
soldats et un brigadier armés de mousquets.—C’est qu’ils ne nous ont pas vus, dit Athos.—Ma foi! dit Aramis, j’avoue que j’ai répugnance à tirer
sur ces pauvres diables de bourgeois.—Mauvais prêtre, dit Porthos, qui a pitié des hérétiques!—En vérité, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prévenir.—Que diable faites-vous donc? dit d’Artagnan, vous allez
vous faire fusiller, mon cher.Mais Athos ne tint aucun compte de l’avis, et, montant sur
la brèche, son fusil d’une main et son chapeau de l’autre:—Messieurs, dit-il en s’adressant aux soldats et aux travailleurs,
qui, étonnés de cette apparition, s’arrêtèrent à cinquante
pas environ du bastion, et en les saluant courtoisement;
190
messieurs, nous sommes, quelques amis et moi, en train de
déjeuner dans ce bastion. Or, vous savez que rien n’est désagréable
comme d’être dérangé quand on déjeune, nous vous
prions donc, si vous avez absolument affaire ici, d’attendre
que nous ayons fini notre repas, ou de
repasser plus tard; à moins qu’il ne vous
prenne la salutaire envie
de quitter le parti de la
rébellion et de venir boire
avec nous à la santé du roi
de France.—Prends garde,
Athos! s’écria d’Artagnan;
ne vois-tu
pas qu’ils te mettent
en joue?—Si fait, si fait,
dit Athos, mais ce
sont des bourgeois,
qui tirent fort mal
et qui n’auront
garde de me toucher.En effet, au même instant quatre
coups de fusil partirent, et les balles
vinrent s’aplatir autour d’Athos,
mais sans qu’aucune le touchât. Quatre coups de fusil leur
répondirent presque en même temps, mais ils étaient mieux
dirigés que ceux des agresseurs, trois soldats tombèrent tués
raide, et un des travailleurs fut blessé.—Grimaud, un autre mousquet! dit Athos toujours sur la
brèche.191
Grimaud obéit aussitôt. De leur côté, les trois amis avaient
chargé leurs armes; une seconde décharge suivit la première:
le brigadier et deux pionniers tombèrent morts, le reste de la
troupe prit la fuite.—Allons, messieurs, une sortie, dit Athos.Et les quatre amis, s’élançant hors du fort, parvinrent jusqu’au
champ de bataille, ramassèrent les quatre mousquets
des soldats et la demi-pique du brigadier; et, convaincus que
les fuyards ne s’arrêteraient qu’à la ville, reprirent le chemin
du bastion, rapportant les trophées de leur victoire.—Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, messieurs,
reprenons notre déjeuner et continuons notre conversation.
Où en étions-nous?—Je me le rappelle, dit d’Artagnan, tu disais qu’après
avoir demandé ma tête au cardinal, milady avait quitté les côtes
de France. Et où va-t-elle? ajouta d’Artagnan, qui se préoccupait
fort de l’itinéraire que devait suivre milady.—Elle va en Angleterre, répondit Athos.—Et dans quel but?—Dans le but d’assassiner ou de faire assassiner Buckingham.D’Artagnan poussa une exclamation de surprise et d’indignation.—Mais c’est infâme! s’écria-t-il.—Oh! quant à cela, dit Athos, je vous prie de croire que
je m’en inquiète fort peu. Maintenant que vous avez fini, Grimaud,
continua Athos, prenez la demi-pique de notre brigadier,
attachez-y une serviette et plantez-la au haut de notre
bastion, afin que ces rebelles de Rochelais voient qu’ils ont
affaire à de braves et loyaux soldats du roi.Grimaud obéit sans répondre.Un instant après, le drapeau blanc flottait au-dessus de la
192
tête des quatre amis: un tonnerre d’applaudissements salua
son apparition; la moitié du camp était aux barrières.—Comment! reprit d’Artagnan, tu t’inquiètes
fort peu qu’elle tue ou qu’elle fasse
tuer Buckingham? Mais le duc est notre ami.—Le duc est Anglais,
le duc combat contre
nous; qu’elle fasse du duc
ce qu’elle voudra, je m’en
soucie comme d’une bouteille
vide.—Un instant, dit d’Artagnan, je n’abandonne pas Buckingham
ainsi; il nous avait donné de fort beaux chevaux.—Et surtout de fort belles selles, dit Porthos, qui, à ce
moment même, portait à son manteau le galon de la sienne.193
—Puis, dit Aramis, Dieu veut la conversion et non la mort
du pécheur.—Amen, dit Athos, et nous reviendrons là-dessus plus tard,
si tel est votre plaisir; mais ce qui, pour le moment, me
préoccupait le plus, et je suis sûr que tu me comprendras,
d’Artagnan, c’était de reprendre à cette femme une espèce de
blanc-seing qu’elle avait extorqué au cardinal, et à l’aide
duquel elle devait impunément se débarrasser de toi et peut-être
de nous.—Mais c’est donc un démon que cette créature? dit Porthos
en tendant son assiette à Aramis, qui découpait une
volaille.—Et ce blanc-seing, dit d’Artagnan, ce blanc-seing est-il
resté entre ses mains?—Non, il est passé dans les miennes; je ne dirai pas que
c’est sans peine, par exemple, car je mentirais.—Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je ne compte plus le
nombre de fois que je vous dois la vie.—Alors c’était donc pour venir près d’elle que tu nous as
quittés? demanda Aramis.—Justement.—Et tu as cette lettre du cardinal? dit d’Artagnan.—La voici, dit Athos.Et il tira le précieux papier de la poche de sa casaque.D’Artagnan le déplia d’une main dont il n’essayait pas même
de dissimuler le tremblement, et lut:C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteur
du présent a fait ce qu’il a fait.
RICHELIEU.
5 août 1628.194
—En effet, dit Aramis, c’est une absolution dans toutes les
règles.—Il faut déchirer ce papier, dit d’Artagnan, qui semblait
lire sa sentence de mort.—Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver précieusement;
et je ne donnerais pas ce papier quand on le couvrirait
de pièces d’or.—Et que va-t-elle faire maintenant? demanda le jeune
homme.—Mais, dit négligemment Athos, elle va probablement
écrire au cardinal qu’un damné mousquetaire, nommé Athos,
lui a arraché de force son sauf-conduit; elle lui donnera dans
la même lettre le conseil de se débarrasser, en même temps
que de lui, de ses deux amis, Porthos et Aramis: le cardinal se
rappellera que ce sont les mêmes hommes qu’il rencontre toujours
sur son chemin; alors, un beau matin, il fera arrêter
d’Artagnan, et, pour qu’il ne s’ennuie pas tout seul, il nous
enverra lui tenir compagnie à la Bastille.—Ah çà! mais, dit Porthos, il me semble que tu fais là de
tristes plaisanteries, mon cher.—Je ne plaisante pas, dit Athos.—Sais-tu, dit Porthos, que tordre le cou à cette damnée
milady serait un péché moins grand que de le tordre à ces
pauvres diables de huguenots qui n’ont jamais commis d’autres
crimes que de chanter en français des psaumes que nous
chantons en latin?—Qu’en dit l’abbé? demanda tranquillement Athos.—Je dis que je suis de l’avis de Porthos, répondit
Aramis.—Et moi donc! dit d’Artagnan.—Heureusement qu’elle est loin, dit Porthos, car j’avoue
qu’elle me gênerait fort ici.195
—Elle me gêne en Angleterre aussi bien qu’en France, dit
Athos.—Elle me gêne partout, dit d’Artagnan.—Mais puisque tu la tenais, dit Porthos, que ne l’as-tu
noyée, étranglée, pendue? il n’y a que les morts qui ne reviennent
pas.—Vous croyez cela, Porthos? répondit le mousquetaire
avec un sombre sourire que d’Artagnan comprit seul.—J’ai une idée, dit d’Artagnan.—Voyons, dirent les mousquetaires.—Aux armes! cria Grimaud.Les jeunes gens se levèrent vivement et coururent aux
fusils.Cette fois, une petite troupe s’avançait composée de vingt
ou vingt-cinq hommes; mais ce n’étaient plus des travailleurs,
c’étaient des soldats de la garnison.—Si nous retournions au camp? dit Porthos, il me semble
que la partie n’est pas égale.—Impossible pour trois raisons, répondit Athos: la première,
c’est que nous n’avons pas fini de déjeuner; la seconde,
c’est que nous avons encore des choses d’importance à dire; la
troisième, c’est qu’il s’en manque encore de dix minutes que
l’heure ne soit écoulée.—Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrêter un plan de
bataille.—Il est bien simple, dit Athos: aussitôt que l’ennemi est
à portée de mousquet, nous faisons feu; s’il continue d’avancer,
nous faisons feu encore, nous faisons feu tant que nous avons
des fusils chargés; si ce qui reste de la troupe veut alors
monter à l’assaut, nous laissons les assiégeants descendre
jusque dans le fossé, et alors nous leur poussons sur la tête un
pan de mur qui ne tient plus que par un miracle d’équilibre.196
—Bravo! dit Porthos; décidément, Athos, tu étais né pour
être général, et le cardinal, qui se croit un grand homme de
guerre, est bien peu de chose auprès de toi.—Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie,
visez bien chacun votre homme.—Je tiens le mien, dit d’Artagnan.—Et moi le mien, dit Porthos.—Et moi idem, dit Aramis.—Alors feu! dit Athos.Les quatre coups de fusil ne firent qu’une détonation, mais
quatre hommes tombèrent.Aussitôt le tambour battit, et la petite troupe s’avança au
pas de charge.Alors les coups de fusil se succédèrent sans régularité, mais
toujours envoyés avec la même justesse. Cependant, comme
s’ils eussent connu la faiblesse numérique des amis, les Rochelais
continuaient d’avancer au pas de course.Sur trois coups de fusil, deux hommes tombèrent; mais
cependant la marche de ceux qui restaient debout ne se ralentissait
pas.Arrivés au bas du bastion, les ennemis étaient encore douze
ou quinze; une dernière décharge les accueillit, mais ne les
arrêta point: ils sautèrent dans le fossé et s’apprêtèrent à escalader
la brèche.—Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d’un coup: à
la muraille! à la muraille!Et les quatre amis, secondés par Grimaud, se mirent à
pousser avec le canon de leurs fusils un énorme pan de mur,
qui s’inclina comme si le vent le poussait, et, se détachant de
sa base, tomba avec un bruit horrible dans le fossé: puis on
entendit un grand cri, un nuage de poussière monta vers le ciel,
et tout fut dit.197—Les aurions-nous écrasés depuis le premier jusqu’au dernier? dit
Athos.—Ma foi, cela m’en a l’air, dit d’Artagnan.—Non, dit Porthos, en voilà deux ou trois qui se sauvent tout
éclopés.En effet, trois ou quatre de ces malheureux, couverts
de boue et de sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient
198
la ville: c’était tout ce qui restait de la petite troupe.Athos regarda à sa montre.—Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous sommes ici,
et maintenant le pari est gagné; mais il faut être beaux
joueurs: d’ailleurs d’Artagnan ne nous a pas dit son idée.Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s’asseoir
devant les restes du déjeuner.—Mon idée? dit d’Artagnan.—Oui, vous disiez que vous aviez une idée, dit Athos.—Ah! j’y suis, reprit d’Artagnan: je passe en Angleterre
une seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham.—Vous ne ferez pas cela, d’Artagnan, dit froidement Athos.—Et pourquoi donc? ne l’ai-je pas fait déjà?—Oui, mais à cette époque nous n’étions pas en guerre;
à cette époque M. de Buckingham était un allié et non un
ennemi: ce que vous voulez faire serait taxé de trahison.D’Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.—Mais, dit Porthos, il me semble que j’ai une idée à mon
tour.—Silence pour l’idée de monsieur Porthos! dit Aramis.—Je demande un congé à M. de Tréville, sous un prétexte
quelconque que vous trouverez: je ne suis pas fort sur les prétextes,
moi. Milady ne me connaît pas, je m’approche d’elle
sans qu’elle me redoute, et lorsque je trouve ma belle, je
l’étrangle.—Eh bien! dit Athos, je ne suis pas très éloigné d’adopter
l’idée de Porthos.—Fi donc! dit Aramis, tuer une femme! Non, tenez, moi,
j’ai la véritable idée.—Voyons votre idée, Aramis! dit Athos, qui avait beaucoup
de déférence pour le jeune mousquetaire.—Il faut prévenir la reine.199
—Ah! ma foi, oui, dirent ensemble Porthos et d’Artagnan;
je crois que nous touchons au moyen.—Prévenir la reine! dit Athos, et comment cela? Avons-nous
des relations à la cour? Pouvons-nous envoyer quelqu’un
à Paris sans qu’on le sache au camp? D’ici à Paris, il y a cent
quarante lieues; notre lettre ne sera pas à Angers que nous
serons au cachot, nous.—Quant à ce qui est de faire remettre sûrement une lettre
à Sa Majesté, dit Aramis, moi je m’en charge; je connais à
Tours une personne adroite...Aramis s’arrêta en voyant sourire Athos.—Eh bien! vous n’adoptez pas ce moyen, Athos? dit d’Artagnan.—Je ne le repousse pas tout à fait, dit Athos, mais je voulais
seulement faire observer à Aramis qu’il ne peut quitter le
camp; que tout autre qu’un de nous n’est pas sûr; que, deux
heures après que le messager sera parti, tous les capucins,
tous les alguazils, tous les bonnets noirs du cardinal sauront
votre lettre par cœur, et qu’on vous arrêtera, vous et votre
adroite personne.—Sans compter, dit Porthos, que la reine sauvera M. de
Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.—Messieurs, dit d’Artagnan, ce que dit Porthos est plein
de sens.—Ah! ah! que se passe-t-il donc dans la ville? dit Athos.—On bat la générale.Les quatre amis écoutèrent, et le bruit du tambour parvint
effectivement jusqu’à eux.—Vous allez voir qu’ils vont nous envoyer un régiment tout
entier, dit Athos.—Vous ne comptez pas tenir contre un régiment tout
entier? dit Porthos.200
—Pourquoi pas? dit le mousquetaire, je me sens en train,
et je tiendrais devant une armée, si nous avions seulement eu
la précaution de prendre une douzaine de bouteilles de plus.—Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d’Artagnan.—Laissez-le se rapprocher, dit Athos; il y a pour un quart
d’heure de chemin d’ici à la ville, et par conséquent de la ville
ici. C’est plus de temps qu’il ne nous en faut pour arrêter
notre plan; si nous nous en allons d’ici, nous ne retrouverons
jamais un endroit aussi convenable. Et tenez, justement, messieurs,
voilà la vraie idée qui me vient.—Dites alors.—Permettez que je donne à Grimaud quelques ordres
indispensables.Athos fit signe à son valet d’approcher.—Grimaud, dit Athos en montrant les morts qui gisaient
dans le bastion, vous allez prendre ces messieurs, vous allez
les dresser contre la muraille, vous leur mettrez leur chapeau
sur la tête et leur fusil à la main.—O grand homme! dit d’Artagnan, je te comprends.—Vous comprenez? dit Porthos.—Et toi, comprends-tu, Grimaud? dit Aramis.Grimaud fit signe que oui.—C’est tout ce qu’il faut, dit Athos, revenons à mon idée.—Je voudrais pourtant bien comprendre, dit Porthos.—C’est inutile.—Oui, oui, l’idée d’Athos, dirent en même temps d’Artagnan
et Aramis.—Cette milady, cette femme, cette créature, ce démon,
a un beau-frère, à ce que vous m’avez dit, je crois, d’Artagnan.—Oui, je le connais beaucoup même, et je crois aussi
qu’il n’a pas une grande sympathie pour sa belle-sœur.201
—Il n’y a pas de mal à cela, répondit Athos, il la détesterait
que cela n’en vaudrait que mieux.—En ce cas, nous sommes servis à souhait.—Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce
que fait Grimaud.—Silence, Porthos! dit Aramis.—Comment se nomme ce beau-frère?—Lord Winter.—Où est-il maintenant?—Il est retourné à Londres au premier bruit de guerre.—Eh bien! voilà justement l’homme qu’il nous faut, dit
Athos, c’est celui qu’il nous convient de prévenir; nous lui
ferons savoir que sa belle-sœur est sur le point d’assassiner
quelqu’un, et nous le prierons de ne pas la perdre de vue. Il
y a bien à Londres, je l’espère, quelque établissement dans
le genre des Madelonnettes ou des Filles repenties; il y fait
mettre sa belle-sœur, et nous sommes tranquilles.—Oui, dit d’Artagnan, jusqu’à ce qu’elle en sorte.—Ah! ma foi, dit Athos, vous en demandez trop, d’Artagnan,
je vous ai donné tout ce que j’avais, et je vous préviens
que c’est le fond de mon sac.—Moi, je trouve que c’est ce qu’il y a de mieux, dit
Aramis; nous prévenons à la fois la reine et lord Winter.—Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre à Tours
et la lettre à Londres?—Je réponds de Bazin, dit Aramis.—Et moi de Planchet, dit d’Artagnan.—En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons quitter le
camp, nos laquais peuvent le quitter.—Sans doute, dit Aramis, et dès aujourd’hui même nous
écrivons les lettres, nous leur donnons de l’argent, et ils
partent.202
—Nous leur donnons de l’argent? reprit Athos, vous en
avez donc, de l’argent?Les quatre amis se regardèrent, et un nuage passa sur les
fronts qui s’étaient un instant éclaircis.—Alerte! cria d’Artagnan, je vois des points noirs et des
points rouges qui s’agitent là-bas; que disiez-vous donc d’un
régiment, Athos? c’est une véritable armée.—Ma foi, oui! dit Athos, les voilà. Voyez-vous les sournois
qui venaient sans tambours ni trompettes. Ah! ah! tu as fini,
Grimaud?Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de
morts qu’il avait placés dans les attitudes les plus pittoresques:
les uns au port d’armes, les autres ayant l’air de mettre en
joue, les autres l’épée à la main.—Bravo! dit Athos, voilà qui fait honneur à ton imagination.—C’est égal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre.—Décampons d’abord, dit d’Artagnan, tu comprendras
après.—Un instant, messieurs, un instant! donnons le temps à
Grimaud de desservir.—Ah! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges
qui grandissent fort visiblement, et je suis de l’avis de d’Artagnan;
je crois que nous n’avons pas de temps à perdre pour
regagner notre camp.—Ma foi, dit Athos, je n’ai plus rien contre la retraite:
nous avions parié pour une heure, nous sommes restés une
heure et demie; il n’y a rien à dire; partons, messieurs,
partons.Grimaud avait déjà pris les devants avec le panier et la
desserte.203
Les quatre amis sortirent derrière lui et firent une dizaine
de pas.—Eh! s’écria Athos,
que diable faisons-nous,
messieurs?—As-tu oublié quelque chose? demanda Aramis.—Et le drapeau, morbleu! il ne faut pas laisser un drapeau
204
aux mains de l’ennemi, même quand ce drapeau ne serait
qu’une serviette.Et Athos s’élança dans le bastion, monta sur la plate-forme,
et enleva le drapeau: seulement, comme les Rochelais étaient
arrivés à portée de mousquet, ils firent un feu terrible sur cet
homme, qui, comme par plaisir, allait s’exposer aux coups.Mais on eût dit qu’Athos avait un charme attaché à sa personne,
les balles passèrent en sifflant tout autour de lui, pas
une ne le toucha. Il agita son drapeau en tournant le dos aux
gardes de la ville et en saluant ceux du camp. Des deux côtés
de grands cris retentirent, d’un côté des cris de colère, de
l’autre des cris d’enthousiasme.Une seconde décharge suivit la première, et trois balles, en
la trouant, firent réellement de la serviette un drapeau. On
entendit tout le camp crier: «Descendez, descendez!»Athos descendit; ses camarades l’attendaient avec anxiété.—Allons, Athos, allons, dit d’Artagnan, allongeons, allongeons;
maintenant que nous avons tout trouvé, excepté l’argent,
il serait stupide d’être tués.Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque
observation que pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant
toute observation inutile, réglèrent leur pas sur le sien.Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trouvaient
tous deux hors de la portée des balles.Au bout d’un instant on entendit le bruit d’une fusillade
enragée.—Qu’est-ce que cela? demanda Porthos, et sur quoi tirent-ils?
je n’entends pas siffler les balles et je ne vois personne.—Ils tirent sur nos morts, répondit Athos.—Mais nos morts ne répondront pas.—Justement; alors ils croiront à une embuscade, ils délibéreront;
ils enverront un parlementaire, et quand ils s’apercevront
205
de la plaisanterie, nous serons hors de la portée des
balles. Voilà pourquoi il est inutile de gagner une pleurésie en
nous pressant.—Oh! je comprends, dit Porthos émerveillé.—C’est bien heureux! dit Athos
en haussant les épaules.De leur côté, les Français, en
voyant revenir les quatre amis au
pas, poussaient des
cris d’admiration.Enfin une nouvelle
mousquetade se fit
entendre; cette fois
les balles vinrent
s’aplatir sur les cailloux
autour des quatre
amis et siffler à
leurs oreilles. Les
Rochelais venaient
enfin de s’emparer
du bastion.—Voici des gens
bien maladroits, dit
Athos; combien en
avons-nous tué? douze?—Ou quinze.—Combien en avons-nous écrasé?—Huit ou dix.—Et en échange de tout cela pas une égratignure? Ah! si
fait! Qu’avez-vous donc là à la main, d’Artagnan? du sang, ce
me semble?—Ce n’est rien, dit d’Artagnan.206
—Une balle perdue?—Pas même.—Qu’est-ce donc alors?Nous l’avons dit, Athos aimait d’Artagnan comme son
enfant, et ce caractère sombre et inflexible avait parfois pour
le jeune homme des sollicitudes de père.—Une écorchure, reprit d’Artagnan; mes doigts ont été
pris entre deux pierres, celle du mur et celle de ma bague;
alors la peau s’est ouverte.—Voilà ce que c’est que d’avoir des diamants, mon maître,
dit dédaigneusement Athos.—Ah çà mais, s’écria Porthos, il y a un diamant en effet,
et pourquoi diable alors, puisqu’il y a un diamant, nous
plaignons-nous de ne pas avoir d’argent?—Tiens, au fait! dit Aramis.—A la bonne heure, Porthos; cette fois-ci voilà une idée.—Sans doute, dit Porthos en se rengorgeant sur le compliment
d’Athos, puisqu’il y a un diamant, vendons-le.—Mais, dit d’Artagnan, c’est le diamant de la reine.—Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de
Buckingham son amant, rien de plus juste; la reine nous sauvant,
nous ses amis, rien de plus moral: vendons le diamant.
Qu’en pense monsieur l’abbé? Je ne demande pas l’avis de
Porthos, il est donné.—Mais je pense, dit Aramis, que sa bague ne venant pas
d’une maîtresse, et par conséquent n’étant pas un gage
d’amour, d’Artagnan peut la vendre.—Mon cher, vous parlez comme la théologie en personne.
Ainsi votre avis est?...—De vendre le diamant, répondit Aramis.—Eh bien! dit gaiement d’Artagnan, vendons le diamant
et n’en parlons plus.207
La fusillade continuait, mais les amis étaient hors de
portée, et les Rochelais ne tiraient plus que pour l’acquit de
leur conscience.—Ma foi, il était temps que cette idée vînt à Porthos; nous
voici au camp. Ainsi,
messieurs, pas un mot
de plus sur toute cette
affaire. On nous observe, on vient à notre rencontre, nous
allons être portés en triomphe.En effet, comme nous l’avons dit, tout le camp était en
émoi; plus de deux mille personnes avaient assisté, comme à
un spectacle, à l’heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie
dont on était bien loin de soupçonner le véritable motif.
208
On n’entendait que le cri de: «Vivent les gardes! Vivent les
mousquetaires!» M. de Busigny était venu le premier serrer la
main à Athos et reconnaître que le pari était perdu. Le dragon
et le Suisse l’avaient suivi, tous les camarades avaient suivi
le dragon et le Suisse. C’étaient des félicitations, des poignées
de main, des embrassades à n’en plus finir, des rires inextinguibles
à l’endroit des Rochelais; enfin, un tumulte si grand,
que M. le cardinal crut qu’il y avait émeute et envoya La Houdinière,
son capitaine des gardes, s’informer de ce qui se passait.La chose fut racontée au messager avec toute l’efflorescence
de l’enthousiasme.—Eh bien? demanda le cardinal en voyant La Houdinière.—Eh bien! monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousquetaires
et un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny
d’aller déjeuner au bastion Saint-Gervais, et qui, tout en déjeunant,
ont tenu là deux heures contre l’ennemi, et ont tué
je ne sais combien de Rochelais.—Vous êtes-vous informé du nom de ces trois mousquetaires?—Oui, monseigneur.—Comment les appelle-t-on?—Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.—Toujours mes trois braves! murmura le cardinal. Et le
garde?—M. d’Artagnan.—Toujours mon jeune drôle! Décidément il faut que ces
quatre hommes soient à moi.Le soir même, le cardinal parla à M. de Tréville de l’exploit
du matin, qui faisait la conversation de tout le camp. M. de
Tréville, qui tenait le récit de l’aventure de la bouche même
de ceux qui en étaient les héros, la raconta dans tous ses détails
à Son Éminence, sans oublier l’épisode de la serviette.209
—C’est bien, monsieur de Tréville, dit le cardinal, faites-moi
tenir cette serviette, je vous prie. J’y ferai broder trois
fleurs de lis d’or, et je la donnerai pour guidon à votre compagnie.—Monseigneur, dit M. de Tréville, il y aura injustice pour
les gardes: M. d’Artagnan n’est pas à moi, mais à M. des
Essarts.—Eh bien! prenez-le, dit le cardinal; il n’est pas juste
que, puisque ces quatre braves militaires s’aiment tant, ils ne
servent pas dans la même compagnie.Le même soir, M. de Tréville annonça cette bonne nouvelle
aux trois mousquetaires et à d’Artagnan, en les invitant tous
les quatre à déjeuner le lendemain.D’Artagnan ne se possédait pas de joie, On le sait, le rêve
de toute sa vie avait été d’être mousquetaire.Les trois amis aussi étaient fort joyeux.—Ma foi! dit d’Artagnan à Athos, tu as eu une triomphante
idée, et, comme tu l’as dit, nous y avons acquis de la
gloire, et nous avons pu lier une conversation de la plus haute
importance,—Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que personne
nous soupçonne; car, avec l’aide de Dieu, nous allons
passer désormais pour des cardinalistes.Le même soir, d’Artagnan alla présenter ses hommages à
M. des Essarts, et lui faire part de l’avancement qu’il avait
obtenu.M. des Essarts, qui aimait beaucoup d’Artagnan, lui fit
alors ses offres de service: ce changement de corps amenait
des dépenses d’équipement.D’Artagnan refusa; mais, trouvant l’occasion bonne, il le
pria de faire estimer le diamant qu’il lui remit, et dont il
désirait faire de l’argent.210
Le lendemain, à huit heures du matin, le valet de M. des
Essarts entra chez d’Artagnan, et lui remit un sac d’or contenant
sept mille livres.C’était le prix du diamant de la reine. |
AFFAIRE DE FAMILLE | Athos avait trouvé le mot: affaire de famille. Une affaire
de famille n’était point soumise à l’investigation du cardinal;
une affaire de famille ne regardait personne; on pouvait s’occuper
devant tout le monde d’une affaire de famille.Ainsi, Athos avait trouvé le mot: affaire de famille.Aramis avait trouvé l’idée: les laquais.Porthos avait trouvé le moyen: le diamant.D’Artagnan seul n’avait rien trouvé, lui ordinairement le
plus inventif des quatre; mais il faut dire aussi que le nom
seul de milady le paralysait.Ah! si; nous nous trompons: il avait trouvé un acheteur
pour le diamant.Le déjeuner chez M. de Tréville fut d’une gaieté charmante.
D’Artagnan avait déjà son uniforme; comme il était à peu près
de la même taille qu’Aramis, et qu’Aramis, largement payé,
comme on se le rappelle, par le libraire qui lui avait acheté
son poème, avait fait faire tout en double, il avait cédé à son
ami un équipement complet.D’Artagnan eût été au comble de ses vœux, s’il n’eût point
vu pointer milady, comme un nuage sombre à l’horizon.Après déjeuner, on convint qu’on se réunirait le soir au
logis d’Athos, et que là on terminerait l’affaire.211
D’Artagnan passa la journée à montrer son habit de mousquetaire
dans toutes les rues du camp.Le soir, à l’heure dite, les quatre amis se réunirent; il ne restait
plus que trois choses à décider:Ce qu’on écrirait au frère de milady;Ce qu’on écrirait à la personne adroite de Tours;Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.Chacun offrait le sien: Athos parlait de la discrétion de
212
Grimaud, qui ne parlait que lorsque son maître lui décousait
la bouche; Porthos vantait la force de Mousqueton, qui était
de taille à rosser quatre hommes de complexion ordinaire;
Aramis, confiant dans l’adresse de Bazin, faisait un éloge pompeux
de son candidat; enfin d’Artagnan avait foi entière dans
la bravoure de Planchet, et rappelait de quelle façon il s’était
conduit dans l’affaire épineuse de Boulogne.Ces quatre vertus disputèrent longtemps le prix, et donnèrent
lieu à de magnifiques concours, que nous ne rapporterons
pas ici, de peur qu’ils ne fassent longueur.—Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu’on
enverra possédât en lui seul les quatre qualités réunies.—Mais où rencontrer un pareil laquais?—Introuvable! dit Athos; je le sais bien: prenez donc Grimaud.—Prenez Mousqueton.—Prenez Bazin.—Prenez Planchet; Planchet est brave et adroit: c’est déjà
deux qualités sur quatre.—Messieurs, dit Aramis, le principal n’est pas de savoir
lequel de nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le
plus adroit ou le plus brave; le principal est de savoir lequel
aime le plus l’argent.—Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos; il faut
spéculer sur les défauts des gens et non sur leurs vertus: monsieur
l’abbé, vous êtes un grand moraliste!—Sans doute, dit Aramis; car non seulement nous avons
besoin d’être bien servis pour réussir, mais encore pour ne pas
échouer; car, en cas d’échec, il y va de la tête, non pas pour les
laquais...—Plus bas, Aramis! dit Athos.—C’est juste; non pas pour les laquais, reprit Aramis,
213
mais pour le maître, et même pour les maîtres! Nos valets nous
sont-ils assez dévoués pour risquer leur vie pour nous? Non.—Ma foi, dit d’Artagnan, je répondrais presque de Planchet,
moi.—Eh bien! mon cher ami, ajoutez à son dévouement naturel
une bonne somme qui lui donne quelque aisance, et alors,
au lieu d’en répondre une fois, répondez-en deux.—Eh! bon Dieu! vous serez trompés tout de même, dit
Athos, qui était optimiste quand il s’agissait des choses, et pessimiste
quand il s’agissait des hommes. Ils promettront tout
pour avoir de l’argent, et en chemin la peur les empêchera
d’agir. Une fois pris, on les serrera; serrés, ils avoueront. Que
diable! nous ne sommes pas des enfants! Pour aller en Angleterre
(Athos baissa la voix), il faut traverser toute la France,
semée d’espions et de créatures du cardinal; il faut une passe
pour s’embarquer; il faut savoir l’anglais pour demander son
chemin à Londres. Tenez, je vois la chose bien difficile.—Mais point du tout, dit d’Artagnan, qui tenait fort à ce
que la chose s’accomplît; je la vois facile, au contraire, moi.
Il va sans dire, parbleu! que si l’on écrit à lord Winter des
choses par-dessus les maisons, des horreurs du cardinal...—Plus bas! dit Athos.—Des intrigues et des secrets d’État, continua d’Artagnan,
en se conformant à sa recommandation, il va sans dire que nous
serons tous roués vifs; mais, pour Dieu, n’oubliez pas, comme
vous l’avez dit vous-même, Athos, que nous lui écrivons pour
affaire de famille; que nous lui écrivons à cette seule fin
qu’il mette milady, dès son arrivée à Londres, hors d’état
de nous nuire. Je lui écrirai donc une lettre à peu près en ces
termes:—Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de
critique.214
—«Monsieur et cher ami...»—Ah! oui; cher ami, à un Anglais, interrompit Athos;
bien commencé! bravo, d’Artagnan! Rien qu’avec ce mot-là
vous serez écartelé, au lieu d’être roué vif.—Eh bien! soit; je dirai donc: «Monsieur» tout court.—Vous pouvez même dire «Milord», reprit Athos, qui
tenait fort aux convenances.—«Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chèvres du
Luxembourg?»—Bon! le Luxembourg à présent! On croira que c’est une
allusion à la reine-mère! Voilà qui est ingénieux, dit Athos.—Eh bien! nous mettrons tout simplement: «Milord, vous
souvient-il de certain petit enclos où l’on vous sauva la vie?»—Mon cher d’Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais
qu’un fort mauvais rédacteur: «Où l’on vous sauva la vie!»
Fi donc! ce n’est pas digne. On ne rappelle pas ces services-là
à un galant homme. Bienfait reproché, offense faite.—Ah! mon cher, dit d’Artagnan, vous êtes insupportable,
et s’il faut écrire sous votre censure, ma foi, j’y renonce.—Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l’épée, mon
cher, vous vous tirez galamment des deux exercices; mais passez
la plume à M. l’abbé, cela le regarde.—Ah! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume à Aramis,
qui écrit des thèses en latin, lui.—Eh bien! soit, dit d’Artagnan, rédigez-nous cette note,
Aramis; mais, de par notre saint-père le pape! tenez-vous
serré, car je vous épluche à mon tour, je vous en préviens.—Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naïve
confiance que tout poète a en lui-même; mais qu’on me mette
au courant: j’ai bien ouï-dire, de-ci de-là, que cette belle-sœur
était une coquine; j’en ai même acquis la preuve en écoutant sa
conversation avec le cardinal...215
—Plus bas donc, sacrebleu! dit Athos.—Mais, continua Aramis, le détail m’échappe.—Et à moi aussi, dit Porthos.D’Artagnan et Athos se regardèrent quelque temps en silence.
Enfin Athos, après s’être recueilli, et en devenant plus
pâle encore qu’il n’était de coutume, fit un signe d’adhésion,
d’Artagnan comprit qu’il pouvait parler.—Eh bien! voilà ce qu’il y a à dire, reprit d’Artagnan:
«Milord, votre belle-sœur est une scélérate, qui a voulu vous
faire tuer pour hériter de vous. Mais elle ne pouvait épouser
votre frère, étant déjà mariée en France, et ayant été...»D’Artagnan s’arrêta comme s’il cherchait le mot, en regardant
Athos.—Chassée par son mari, dit Athos.—Parce qu’elle avait été marquée, continua d’Artagnan.—Bah! s’écria Porthos, impossible! elle a voulu faire tuer
son beau-frère?—Oui.—Elle était mariée? demanda Aramis.—Oui.—Et son mari s’est aperçu qu’elle avait une fleur de lis sur
l’épaule? s’écria Porthos.—Oui.Ces trois oui avaient été dits par Athos, chacun avec une
intonation plus sombre.—Et qui l’a vue, cette fleur de lis? demanda Aramis.—D’Artagnan et moi, ou plutôt, pour observer l’ordre
chronologique, moi et d’Artagnan, répondit Athos.—Et le mari de cette affreuse créature vit encore? dit
Aramis.—Il vit encore.—Vous en êtes sûr?216
—Je le suis.Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun
se sentit impressionné selon sa nature.—Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le
silence, d’Artagnan nous a donné un excellent programme, et
c’est cela qu’il faut écrire d’abord.—Diable! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la
rédaction est épineuse. M. le chancelier lui-même serait embarrassé
pour rédiger une épître de cette force, et cependant M. le
chancelier rédige très agréablement un procès-verbal. N’importe!
taisez-vous, j’écris.Aramis en effet prit la plume, réfléchit quelques instants, se
mit à écrire huit ou dix lignes d’une charmante petite écriture
de femme puis, d’une voix douce et lente, comme si chaque
mot eût été scrupuleusement pesé, il lut ce qui suit:«Milord,
»La personne qui vous écrit ces quelques lignes a eu
l’honneur de croiser l’épée avec vous dans un petit enclos
de la rue d’Enfer. Comme vous avez bien voulu, depuis, vous
dire plusieurs fois l’ami de cette personne, elle-même se doit
de reconnaître cette amitié par un bon avis. Deux fois vous
avez failli être victime d’une proche parente que vous croyez
votre héritière parce que vous ignorez qu’avant de contracter
mariage en Angleterre, elle était déjà mariée en France. Mais,
la troisième fois, qui est celle-ci, vous pouvez y succomber.
Votre parente est partie de La Rochelle pour l’Angleterre pendant
la nuit. Surveillez son arrivée, car elle a de grands et
terribles projets. Si vous tenez absolument à savoir ce dont
elle est capable, lisez son passé sur son épaule gauche.»—Eh bien! voilà qui est à merveille, dit Athos, et vous
217
avez une plume de secrétaire d’État, mon cher Aramis. Lord
Winter fera bonne garde maintenant, si toutefois l’avis lui
arrive; et tombât-il aux mains de Son Éminence elle-même,
nous ne saurions être compromis. Mais comme le valet qui
partira pourrait nous faire accroire qu’il a été à Londres et
s’arrêter à Châtellerault,
ne lui
donnons avec la
lettre que la moitié
de la somme
en lui promettant
l’autre moitié en
échange de la réponse.
Avez-vous
le diamant? continua
Athos.—J’ai mieux
que cela, j’ai la
somme.Et d’Artagnan
jeta le sac sur la
table: au son de l’or, Aramis leva les yeux, Porthos tressaillit;
quant à Athos, il resta impassible.—Combien dans ce petit sac? dit-il.—Sept mille livres en louis de douze francs.—Sept mille livres! s’écria Porthos, ce mauvais petit diamant
valait sept mille livres?—Il paraît, dit Athos, puisque les voilà; je ne présume
pas que notre ami d’Artagnan y ait mis du sien.—Mais, messieurs, dans tout cela, dit d’Artagnan, nous
ne pensons pas à la reine. Soignons un peu la santé de son
cher Buckingham. C’est le moins que nous lui devions.218
—C’est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.—Eh bien! répondit celui-ci, que faut-il que je fasse?—Mais, reprit Athos, c’est tout simple: rédiger une
seconde lettre pour cette adroite personne qui habite Tours.Aramis reprit la plume, se mit à réfléchir de nouveau, et
écrivit les lignes suivantes, qu’il soumit à l’instant même à
l’approbation de ses amis.«Ma chère cousine...»—Ah! ah! dit Athos, cette personne adroite est votre
parente!—Cousine germaine, dit Aramis.—Va donc pour cousine!Aramis continua:«Ma chère cousine, Son Éminence le cardinal, que Dieu
conserve pour le bonheur de la France et la confusion des ennemis
du royaume, est sur le point d’en finir avec les rebelles
hérétiques de La Rochelle; il est probable que le secours
de la flotte anglaise n’arrivera pas même en vue de la place;
j’oserai même dire que je suis certain que M. de Buckingham
sera empêché de partir par quelque grand événement. Son
Éminence est le plus illustre politique des temps passés, du
temps présent et probablement du temps à venir. Il éteindrait
le soleil si le soleil le gênait. Donnez ces heureuses
nouvelles à votre sœur, ma chère cousine. J’ai rêvé que cet
Anglais maudit était mort. Je ne puis me rappeler si c’était
par le fer ou par le poison; seulement ce dont je suis sûr,
c’est que j’ai rêvé qu’il était mort, et, vous le savez, mes rêves
ne me trompent jamais. Assurez-vous donc de me voir revenir
bientôt.»—A merveille! s’écria Athos, vous êtes le roi des poètes,
219
mon cher Aramis, vous parlez comme l’Apocalypse et vous
êtes vrai comme l’Évangile. Il ne vous reste maintenant que
l’adresse à mettre sur cette lettre.—C’est bien facile, dit Aramis.Il plia coquettement la lettre, la reprit et écrivit:«A mademoiselle Michon, lingère, à Tours.»Les trois amis se regardèrent en riant: ils étaient pris.—Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, messieurs, que
Bazin seul peut porter cette lettre à Tours; ma cousine ne
connaît que Bazin et n’a confiance qu’en lui: tout autre ferait
échouer l’affaire. D’ailleurs Bazin est ambitieux et savant;
Bazin a lu l’histoire, messieurs, il sait que Sixte-Quint est devenu
pape après avoir gardé les pourceaux; eh bien! comme
il compte se mettre d’église en même temps que moi, il ne
désespère pas à son tour de devenir pape ou tout au moins
cardinal: vous comprenez qu’un homme qui a de pareilles
visées ne se laissera pas prendre, ou, s’il est pris, subira le
martyre plutôt que de parler.—Bien, bien, dit d’Artagnan, je vous passe de grand cœur
Bazin, mais passez-moi Planchet: milady l’a fait jeter à la
porte, certain jour, avec force coups de bâton; or Planchet a
bonne mémoire, et, je vous en réponds, s’il peut supposer une
vengeance possible, il se fera plutôt échiner que d’y renoncer.
Si vos affaires de Tours sont vos affaires, Aramis, celles de
Londres sont les miennes. Je prie donc qu’on choisisse Planchet,
lequel d’ailleurs a déjà été à Londres avec moi et sait
dire très correctement: London, sir, if you please, et my master
lord d’Artagnan; avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin
en allant et en revenant.—En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reçoive sept
cents livres pour aller et sept cents livres pour revenir, et
220
Bazin, trois cents livres pour aller et trois cents livres pour
revenir; cela réduira la somme à cinq mille livres; nous prendrons
mille livres chacun pour les employer comme bon nous
semblera, et nous laisserons un fonds de mille livres que gardera
l’abbé pour les cas extraordinaires ou les besoins communs.
Cela vous va-t-il?—Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor.On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions;
il avait été prévenu déjà par d’Artagnan, qui, du premier
coup, lui avait annoncé la gloire, ensuite l’argent, puis le
danger.—Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit
Planchet, et je l’avalerai si l’on me prend.—Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit
d’Artagnan.—Vous m’en donnerez ce soir une copie que je saurai par
cœur demain.D’Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire:«Eh bien! que vous avais-je promis?»—Maintenant, continua-t-il en s’adressant à Planchet, tu
as huit jours pour arriver près de lord Winter, tu as huit
autres jours pour revenir ici, en tout seize jours; si le seizième
jour de ton départ, à huit heures du soir, tu n’es pas arrivé,
pas d’argent, fût-il huit heures cinq minutes.—Alors, monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.—Prends celle-ci, dit Athos en lui donnant la sienne avec
son insouciante générosité, et sois brave garçon. Songe que
si tu parles, si tu bavardes, si tu flânes, tu fais couper le cou
à ton maître, qui a si grande confiance dans ta fidélité qu’il
nous a répondu de toi. Mais songe aussi que s’il arrive, par ta
faute, malheur à d’Artagnan, je te retrouverai partout, et ce
sera pour t’ouvrir le ventre.221
—Oh! monsieur! dit Planchet humilié du soupçon et surtout
effrayé de l’air calme du mousquetaire.—Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que
je t’écorche vif.—Ah! monsieur!—Et moi, dit Aramis de sa voix douce et mélodieuse,
songe que je te brûle à petit feu comme un sauvage.—Ah! monsieur!Et Planchet se mit à pleurer; nous n’oserions dire si ce fut
de terreur, à cause des menaces qui lui étaient faites, ou
d’attendrissement de voir quatre amis si étroitement unis.D’Artagnan lui prit la main et l’embrassa.—Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces messieurs te disent tout
cela par tendresse pour moi, mais au fond ils t’aiment.—Ah! monsieur! dit Planchet, ou je réussirai, ou l’on me
coupera en quatre; et me coupât-on en quatre, soyez convaincu
qu’il n’y a pas un morceau qui parlera.Il fut décidé que Planchet partirait le lendemain à huit
heures du matin, afin, comme il l’avait dit, qu’il pût, pendant
la nuit, apprendre la lettre par cœur. Il gagna juste douze
heures à cet arrangement; il devait être revenu le seizième
jour, à huit heures du soir.Le matin, au moment où il allait monter à cheval, d’Artagnan,
qui se sentait au fond du cœur un faible pour le duc,
prit Planchet à part.—Écoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre à lord
Winter et qu’il l’aura lue, tu lui diras encore: «Veillez sur
Sa Grâce lord Buckingham, car on veut l’assassiner.» Mais
ceci, Planchet, vois-tu, c’est si grave et si important, que je
n’ai pas même voulu avouer à mes amis que je te confierais ce
secret, et que pour une commission de capitaine je ne voudrais
pas te l’écrire.222
—Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous verrez si
l’on peut compter sur moi.Et monté sur un excellent cheval, qu’il devait quitter à
vingt lieues de là pour prendre la poste, Planchet partit au
galop, le cœur un peu serré par la triple promesse que lui
avaient faite les mousquetaires, mais du reste dans les meilleures
dispositions du monde.Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit
jours pour faire sa commission.Les quatre amis, pendant toute la durée de ces deux
absences, avaient, comme on le comprend bien, plus que
jamais l’œil au guet, le nez au vent et l’oreille aux écoutes.
Leurs journées se passaient à essayer de surprendre ce qu’on
disait, à guetter les allures du cardinal et à flairer les courriers
qui arrivaient. Plus d’une fois un tremblement insurmontable
les prit, lorsqu’on les appela pour quelque service inattendu.
Ils avaient d’ailleurs à se garder pour leur propre sûreté;
milady était un fantôme qui, lorsqu’il était apparu une fois aux
gens, ne les laissait pas dormir tranquilles.Le matin du huitième jour, Bazin, frais comme toujours
et souriant selon son habitude, entra dans le cabaret du Parpaillot,
comme les quatre amis étaient en train de déjeuner,
en disant, selon la convention arrêtée:—Monsieur Aramis, voici la réponse de votre cousine.Les quatre amis échangèrent un coup d’œil joyeux: la
moitié de la besogne était faite; il est vrai que c’était la plus
courte et la plus facile.Aramis prit la lettre, qui était d’une écriture grossière et
sans orthographe.—Bon Dieu! s’écria-t-il en riant, décidément j’en désespère;
jamais cette pauvre Michon n’écrira comme M. de
Voiture.223
—Qu’est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon? demanda
le Suisse, qui était en train de causer avec les quatre
amis quand la lettre était arrivée.—Oh, mon Dieu! moins que rien, dit Aramis, une petite
lingère charmante que j’aimais fort et à qui j’ai demandé quelques
lignes de sa main en manière de souvenir.—Dutieu! dit le Suisse; si zella il être auzi grante tame
que son l’égridure, fous l’être en ponne fordune, mon gamarate!Aramis prit la lettre et la passa à Athos.—Voyez donc ce qu’elle écrit, Athos, dit-il.Athos jeta un coup d’œil sur l’épître, et, pour faire évanouir
tous les soupçons qui auraient pu naître, lut tout haut:«Mon cousin, ma sœur et moi devinons très bien les rêves,
et nous en avons même une peur affreuse; mais du vôtre,
on pourra dire, je l’espère, tout songe est mensonge. Adieu!
portez-vous bien, et faites que de temps en temps nous entendions
parler de vous.
»AGLAÉ MICHON.»—Et de quel rêve parle-t-elle? demanda le dragon, qui
s’était approché pendant la lecture.—Foui, te quel rêve? dit le Suisse.—Eh pardieu! dit Aramis, c’est tout simple, d’un rêve que
j’ai fait et que je lui ai raconté.—Oh, foui, par Tieu! c’être tout simple de ragonter son
rêfe, mais moi je ne rêfe chamais.—Vous êtes fort heureux, dit Athos en se levant, et je voudrais
bien pouvoir en dire autant que vous!—Chamais! reprit le Suisse, enchanté qu’un homme comme
Athos lui enviât quelque chose, chamais! chamais!224
D’Artagnan, voyant qu’Athos se levait, en fit autant, prit
son bras, et sortit.Porthos et Aramis restèrent pour faire face aux quolibets
du dragon et du Suisse.Quant à Bazin, il alla se coucher sur une botte de paille; et
comme il avait plus d’imagination que le Suisse, il rêva que
M. Aramis, devenu
pape, le coiffait
d’un chapeau de
cardinal.Mais, comme
nous l’avons dit,
Bazin n’avait, par
son heureux retour,
enlevé qu’une
partie de l’inquiétude
qui aiguillonnait
les quatre
amis. Les jours
de l’attente sont
longs, et d’Artagnan
surtout aurait
parié que les
jours avaient maintenant
quarante-huit heures. Il oubliait les lenteurs obligées
de la navigation, il s’exagérait la puissance de milady. Il prêtait
à cette femme, qui lui apparaissait pareille à un démon,
des auxiliaires surnaturels comme elle; il s’imaginait, au
moindre bruit, qu’on venait l’arrêter, et qu’on ramenait Planchet
pour le confronter avec lui et ses amis. Il y a plus: sa
confiance, autrefois si grande dans le digne Picard, diminuait
de jour en jour. Cette inquiétude était si grande, qu’elle gagnait
225
Porthos et Aramis. Il n’y avait qu’Athos qui demeurât impassible,
comme si aucun danger ne s’agitait autour de lui, et
comme s’il respirait son atmosphère quotidienne.Le seizième jour surtout, ces signes d’agitation étaient si
visibles chez d’Artagnan et ses deux amis, qu’ils ne pouvaient
rester en place, et qu’ils erraient comme des ombres sur le
chemin par lequel devait revenir Planchet.—Vraiment, leur disait Athos, vous n’êtes pas des hommes,
mais des enfants, pour qu’une femme vous fasse si grand’peur!
Et de quoi s’agit-il, après tout? D’être emprisonnés? Eh bien!
mais on nous tirera de prison: on en a bien tiré madame Bonacieux.
D’être décapités? mais tous les jours, dans la tranchée,
nous allons joyeusement nous exposer à pis que cela, car un
boulet peut nous casser la jambe, et je suis convaincu qu’un chirurgien
nous fait plus souffrir en nous coupant la cuisse qu’un
bourreau en nous coupant la tête. Attendez donc tranquilles;
dans deux heures, dans quatre, dans six heures, au plus tard,
Planchet sera ici: il a promis d’y être, et moi j’ai très grande foi
aux promesses de Planchet, qui m’a l’air d’un fort brave garçon.—Mais s’il n’arrive pas? dit d’Artagnan.—Eh bien! s’il n’arrive pas, c’est qu’il aura été retardé,
voilà tout. Il peut être tombé de cheval, il peut avoir fait une
cabriole par-dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu’il en
ait attrapé une fluxion de poitrine. Eh! messieurs! faisons donc
la part des événements. La vie est un chapelet de petites
misères que le philosophe égrène en riant. Soyez philosophes
comme moi, messieurs, mettez-vous à table et buvons; rien ne
fait paraître l’avenir couleur de rose comme de le regarder à
travers un verre de chambertin.—C’est fort bien, répondit d’Artagnan; mais je suis las
d’avoir à craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de la
cave de milady.226
—Vous êtes bien difficile, dit Athos, une si belle femme!—Une femme de marque! dit Porthos avec son gros rire.Athos tressaillit, passa la main sur son front pour en essuyer
la sueur, et se leva à son tour avec un mouvement nerveux
qu’il ne put réprimer.Le jour s’écoula cependant, et le soir vint plus lentement,
mais enfin il vint; les buvettes s’emplirent de chalands;
Athos, qui avait empoché sa part du diamant, ne quittait plus
le Parpaillot. Il avait trouvé dans M. de Busigny, qui, au reste,
leur avait donné un dîner magnifique, un partner digne de
lui. Ils jouaient donc ensemble, comme d’habitude, quand
sept heures sonnèrent: on entendit passer les patrouilles qui
allaient doubler les postes; à sept heures et demie la retraite
sonna.—Nous sommes perdus, dit d’Artagnan à l’oreille d’Athos.—Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquillement
Athos en tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant
sur la table. Allons, messieurs, continua-t-il, on bat la retraite,
allons nous coucher.Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d’Artagnan. Aramis
venait derrière donnant le bras à Porthos. Aramis mâchonnait
des vers, et Porthos s’arrachait de temps en temps quelques
poils des moustaches en signe de désespoir.Mais voilà que tout à coup, dans l’obscurité, une ombre se
dessine, dont la forme est familière à d’Artagnan, et qu’une
voix bien connue lui dit:—Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais
ce soir.—Planchet! s’écria d’Artagnan ivre de joie.—Planchet! répétèrent Porthos et Aramis.—Eh bien! oui, Planchet, dit Athos, qu’y a-t-il d’étonnant
à cela? Il avait promis d’être de retour à huit heures, et voilà
227
huit heures qui sonnent. Bravo, Planchet, vous êtes un garçon
de parole, et si jamais vous quittez votre maître, je vous garde
une place à mon service.—Oh! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne
quitterai M. d’Artagnan.En même temps d’Artagnan
sentit que Planchet lui glissait un
billet dans la main.D’Artagnan avait grande
envie d’embrasser
Planchet au retour
comme il l’avait
embrassé au départ;
mais il eut
peur que cette
marque d’effusion,
donnée à son laquais
en pleine rue,
ne parût extraordinaire
à quelque
passant, et il se
contint.—J’ai le billet,
dit-il à Athos et à
ses amis.—C’est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons.
Le billet brûlait la main de d’Artagnan: il voulait hâter
le pas; mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et
force fut au jeune homme de régler sa marche sur celle de
son ami.Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandis
que Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne
228
fussent pas surpris, d’Artagnan, d’une main tremblante, brisa
le cachet et ouvrit la lettre tant attendue.Elle contenait une demi-ligne d’une écriture toute britannique
et d’une concision toute spartiate:«Thank you, be easy.»Ce qui voulait dire: «Merci, soyez tranquille.»Athos prit la lettre des mains de d’Artagnan, l’approcha de
la lampe, y mit le feu, et ne la lâcha point qu’elle ne fût réduite
en cendres.Puis appelant Planchet:—Maintenant, mon garçon, lui dit-il, tu peux réclamer tes
sept cents livres, mais tu ne risquais pas grand’chose avec un
billet comme celui-là.—Ce n’est pas faute que j’aie inventé bien des moyens
de le serrer, dit Planchet.—Eh bien! dit d’Artagnan, conte-nous cela.—Dame! c’est bien long, monsieur.—Tu as raison, Planchet, dit Athos; d’ailleurs la retraite
est battue, et nous serions remarqués en gardant de la lumière
plus longtemps que les autres.—Soit, dit d’Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet!—Ma foi, monsieur! ce sera la première fois depuis seize
jours.—Et moi aussi! dit d’Artagnan.—Et moi aussi! dit Porthos.—Et moi aussi! dit Aramis.—Eh bien! voulez-vous que je vous avoue la vérité! et
moi aussi! dit Athos.229 |
FATALITÉ | Cependant milady, ivre de colère, rugissant sur le pont du bâtiment
comme une lionne qu’on embarque, avait été tentée de se jeter à la mer
pour regagner la côte, car elle ne pouvait se faire à l’idée qu’elle
avait été insultée par d’Artagnan et menacée par Athos, enfin qu’elle
quittait la France sans se venger d’eux.Bientôt cette idée était devenue tellement insupportable pour elle,
qu’au risque de ce qui pouvait en arriver de terrible pour elle-même,
elle avait supplié le capitaine de la jeter sur la côte: mais le
230
capitaine, pressé d’échapper à sa fausse position, placé entre
les croiseurs français et anglais, comme la chauve-souris entre
les rats et les oiseaux, avait grand’hâte de regagner l’Angleterre,
et refusa obstinément d’obéir à ce qu’il prenait pour un
caprice de femme, promettant à sa passagère, qui au reste
lui était particulièrement recommandée par le cardinal, de la
jeter, si la mer et les Français le permettaient, dans un des
ports de la Bretagne, soit à Lorient, soit à Brest; mais, en
attendant, le vent était contraire, la mer mauvaise, on louvoyait
et l’on courait des bordées. Neuf jours après la sortie de
la Charente, milady, toute pâle de ses chagrins et de sa rage,
voyait apparaître seulement les côtes bleuâtres du Finistère.Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et
revenir près du cardinal il lui fallait au moins trois jours,
ajoutez un jour pour le débarquement et cela faisait quatre;
ajoutez ces quatre jours aux autres, c’était treize jours de
perdus, treize jours pendant lesquels tant d’événements importants
pouvaient se passer à Londres;—elle songea que sans
aucun doute le cardinal serait furieux de son retour, et que
par conséquent il serait plus disposé à écouter les plaintes
qu’on porterait contre elle que les accusations qu’elle porterait
contre les autres. Elle laissa donc passer Lorient et Brest
sans insister près du capitaine, qui, de son côté, se garda
bien de lui donner l’éveil. Milady continua donc sa route, et
le jour même où Planchet s’embarquait de Portsmouth pour
la France, la messagère de Son Éminence entrait triomphante
dans le port.Toute la ville était agitée d’un mouvement extraordinaire,—quatre
grands vaisseaux récemment achevés venaient d’être
lancés à la mer;—debout sur la jetée, chamarré d’or, éblouissant,
selon son habitude, de diamants et de pierreries, le feutre
orné d’une plume blanche qui retombait sur son épaule, on
231
voyait Buckingham entouré d’un état-major presque aussi
brillant que lui.C’était une de ces belles et rares journées d’hiver où l’Angleterre
se souvient qu’il y a un soleil. L’astre pâli, mais cependant
splendide encore, se couchait à l’horizon, empourprant
à la fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur les tours
et les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d’or
qui faisait étinceler les vitres comme le reflet d’un incendie.
Milady, en respirant cet air de la mer plus vif et plus balsamique
à l’approche de la terre, en contemplant toute la puissance
de cette armée qu’elle devait combattre à elle seule—à
elle femme—avec quelques sacs d’or, se compara mentalement
à Judith, la terrible Juive, lorsqu’elle pénétra dans le
camp des Assyriens et qu’elle vit la masse énorme de chars, de
chevaux, d’hommes et d’armes qu’un geste de sa main devait
dissiper comme un nuage de fumée.On entra dans la rade; mais comme on s’apprêtait à y jeter
l’ancre, un petit cutter formidablement armé s’approcha du
bâtiment marchand, se donnant comme garde-côte, et fit
mettre à la mer son canot, qui se dirigea vers l’échelle.—Ce
canot renfermait un officier, un contremaître et huit rameurs;—l’officier
seul monta à bord, où il fut reçu avec toute la déférence
qu’inspire l’uniforme.L’officier s’entretint quelques instants avec le patron, lui
fit lire quelques papiers dont il était porteur, et, sur l’ordre du
capitaine marchand, tout l’équipage du bâtiment, matelots et
passagers, fut appelé sur le pont.Lorsque cette espèce d’appel fut fait, l’officier s’enquit tout
haut du point de départ du brick, de sa route, de ses atterrissements,
et à toutes les questions le capitaine satisfit sans hésitation
et sans difficulté.—Alors l’officier commença de passer
la revue de toutes les personnes les unes après les autres, et,
232
s’arrêtant à milady, la considéra avec un grand soin, mais sans
lui adresser une seule parole. Puis il revint au capitaine, lui
dit encore quelques mots; et, comme si c’eût été à lui désormais
que le bâtiment dût obéir, il commanda une manœuvre
que l’équipage exécuta aussitôt.—Alors le bâtiment se remit
en route, toujours escorté du petit cutter, qui voguait bord à
bord avec lui, menaçant son flanc de la bouche de ses six
canons; tandis que la barque suivait dans le sillage du navire.Pendant l’examen que l’officier avait fait de milady, milady,
comme on le pense bien, l’avait de son côté dévoré du regard.
Mais, quelque habitude que cette femme aux yeux de flamme
eût de lire dans le cœur de ceux dont elle avait besoin de
deviner les secrets, elle trouva cette fois un visage d’une
impassibilité telle qu’aucune découverte ne suivit son investigation.
L’officier qui s’était arrêté devant elle et qui l’avait
silencieusement étudiée avec tant de soin pouvait être âgé de
vingt-cinq à vingt-six ans, était blanc de visage avec des yeux
bleu clair un peu enfoncés; sa bouche, fine et bien dessinée,
demeurait immobile dans ses lignes correctes; son menton,
vigoureusement accusé, dénotait cette force de volonté qui,
dans le type vulgaire britannique, n’est ordinairement que de
l’entêtement; un front un peu fuyant, comme il convient aux
poètes, aux enthousiastes et aux soldats, était à peine ombragé
d’une chevelure courte et clairsemée, qui, comme la barbe
qui couvrait le bas de son visage, était d’une belle couleur
châtain foncé.Lorsqu’on entra dans le port, il faisait déjà nuit. La brume
épaississait encore l’obscurité et formait autour des fanaux et
des lanternes des jetées un cercle pareil à celui qui entoure la
lune quand le temps menace de devenir pluvieux. L’air qu’on
respirait était humide, froid, attristant. Milady, cette femme si
forte, se sentait frissonner malgré elle.233
L’officier se fit indiquer les paquets de milady, fit porter
son bagage dans le canot; et lorsque cette opération fut faite,
il l’invita à y descendre elle-même en lui présentant sa main.Milady regarda cet homme et hésita.—Qui êtes-vous, monsieur, demanda-t-elle, qui avez la
bonté de vous occuper si particulièrement de moi?—Vous devez le voir, madame, à mon uniforme; je suis
officier de la marine anglaise, répondit le jeune homme.—Mais enfin, est-ce l’habitude que les officiers de la marine
anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu’elles
abordent dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent
la galanterie jusqu’à les conduire à terre?—Oui, milady, c’est l’habitude, non point par galanterie,
mais par prudence, qu’en temps de guerre les étrangers
soient conduits à une hôtellerie désignée, afin que jusqu’à
parfaite information ils restent sous la surveillance du gouvernement.Ces mots furent prononcés avec la politesse la plus exacte
et le calme le plus parfait. Cependant ils n’eurent point le don
de convaincre milady.—Mais je ne suis pas étrangère, monsieur, dit-elle avec
l’accent le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth à
Manchester, je me nomme lady Clarick, et cette mesure...—Cette mesure est générale, milady, et vous tenteriez
inutilement de vous y soustraire.—Je vous suivrai donc, monsieur.Et acceptant la main de l’officier, elle commença de descendre
l’échelle au bas de laquelle l’attendait le canot. L’officier
la suivit; un grand manteau était étendu à la poupe,
l’officier la fit asseoir sur le manteau et s’assit près d’elle.—Nagez, dit-il aux matelots.Les huit rames retombèrent dans la mer, ne formant qu’un
234
seul bruit, ne frappant qu’un seul coup, et le canot sembla
voler sur la surface de l’eau.Au bout de cinq minutes on touchait à terre.L’officier sauta sur le quai et offrit la main à milady.Une voiture
attendait.—Cette voiture
est-elle pour
nous? demanda
milady.—Oui, madame,
répondit
l’officier.—L’hôtellerie
est donc bien
loin?—A l’autre
bout de la ville.—Allons! dit
milady.Et elle monta
résolument dans
la voiture. L’officier veilla à ce que les
paquets fussent soigneusement attachés
derrière la caisse, et, cette opération terminée, prit sa place
près de milady et ferma la portière.Aussitôt, sans qu’aucun ordre fût donné et sans qu’on eût
besoin de lui indiquer sa destination, le cocher partit au galop
et s’enfonça dans les rues de la ville.Une réception si étrange devait être pour milady une ample
matière à réflexion; aussi, voyant que le jeune officier ne
paraissait nullement disposé à lier conversation, elle s’accouda
235
dans un angle de la voiture et passa les unes après les autres
en revue toutes les suppositions qui se présentaient à son
esprit.Cependant, au bout d’un quart d’heure, étonnée de la longueur
du chemin, elle se pencha vers la portière pour voir où
on la conduisait. On n’apercevait plus de maisons, des arbres
apparaissaient dans les ténèbres comme de grands fantômes
noirs courant les uns après les autres.Milady frissonna.—Mais nous ne sommes plus dans la ville, monsieur, dit-elle.Le jeune officier garda le silence.—Je n’irai pas plus loin, si vous ne me dites pas où vous
me conduisez; je vous en préviens, monsieur!Cette menace n’obtint aucune réponse.—Oh, c’est trop fort! s’écria milady, au secours! au
secours!Pas une voix ne répondit à la sienne; la voiture continua
de rouler avec rapidité; l’officier semblait une statue.Milady le regarda avec une de ces expressions terribles,
particulières à son visage et qui manquaient si rarement leur
effet; la colère faisait étinceler ses yeux dans l’ombre.Le jeune homme resta impassible.Milady voulut ouvrir la portière et se précipiter.—Prenez garde, madame, dit froidement le jeune homme,
vous vous tuerez en sautant.Milady se rassit écumante; l’officier se pencha, la regarda à
son tour et parut surpris de voir cette figure, si belle naguère,
bouleversée par la rage et devenue presque hideuse. L’astucieuse
créature comprit qu’elle se perdait en laissant voir ainsi dans
son âme; elle rasséréna ses traits, et d’une voix gémissante:—Au nom du ciel, monsieur! dites-moi si c’est à vous, si
236
c’est à votre gouvernement, si c’est à un ennemi que je dois
attribuer la violence que l’on me fait?—On ne vous fait aucune violence, madame, et ce qui vous
arrive est le résultat d’une mesure toute simple que nous
sommes forcés de prendre avec tous ceux qui débarquent en
Angleterre.—Alors vous ne me connaissez pas, monsieur?—C’est la première fois que j’ai l’honneur de vous voir.—Et, sur votre honneur, vous n’avez aucun sujet de haine
contre moi?—Aucun, je vous le jure.Il y avait tant de sérénité, de sang-froid, de douceur même
dans la voix du jeune homme, que milady fut rassurée.Enfin, après une heure de marche à peu près, la voiture
s’arrêta devant une grille de fer qui fermait un chemin creux
conduisant à un château sévère de forme, massif et isolé.
Alors, comme les roues tournaient sur un sable fin, milady
entendit un grave gémissement, qu’elle reconnut pour le bruit
de la mer qui vient se briser sur une côte escarpée.La voiture passa sous deux voûtes, et enfin s’arrêta dans
une cour sombre et carrée; presque aussitôt la portière de la
voiture s’ouvrit, le jeune homme sauta légèrement à terre et
présenta sa main à milady, qui s’appuya dessus, et descendit
à son tour avec assez de calme.—Toujours est-il, dit milady, en regardant autour d’elle et
en ramenant ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux
sourire, que je suis prisonnière; mais ce ne sera pas
pour longtemps, j’en suis sûre, ajouta-t-elle, ma conscience et
votre politesse, monsieur, m’en sont garants.Si flatteur que fût le compliment, l’officier ne répondit rien;
mais, tirant de sa ceinture un petit sifflet d’argent pareil à
celui dont se servent les contremaîtres sur les bâtiments de
237
guerre, il siffla trois fois, sur trois modulations différentes:
alors plusieurs hommes parurent, dételèrent les chevaux
fumants et emmenèrent la voiture sous une remise.L’officier, toujours avec la même politesse calme, invita sa
prisonnière à entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec son
même visage souriant, lui prit le bras, et entra avec lui sous
une porte basse et cintrée qui, par une voûte éclairée seulement
au fond, conduisait à un escalier de pierre tournant
autour d’une arête de pierre; puis on s’arrêta devant une
porte massive qui, après l’introduction dans la serrure d’une
clef que le jeune homme portait sur lui, roula lourdement sur
ses gonds et donna ouverture à la chambre destinée à milady.D’un seul regard, la prisonnière embrassa l’appartement
dans ses moindres détails.C’était une chambre dont l’ameublement était à la fois
propre à une prison et propre à une habitation d’homme libre;
cependant des barreaux aux fenêtres et des verrous extérieurs
à la porte décidaient le procès en faveur de la prison.Un instant toute la force d’âme de cette créature l’abandonna;
elle tomba sur un fauteuil, croisant les bras, baissant
la tête, et s’attendant à chaque instant à voir entrer un juge
pour l’interroger. Mais personne n’entra, que deux ou trois
soldats de marine qui apportèrent les malles et les caisses, les
déposèrent dans un coin et se retirèrent sans rien dire.L’officier présidait à tous les détails avec le même calme
que milady lui avait constamment vu, ne prononçant pas une
parole lui-même, et se faisant obéir d’un geste de sa main ou
d’un coup de son sifflet. On eût dit qu’entre cet homme et
ses inférieurs la langue parlée n’existait pas ou était devenue
inutile.Enfin milady n’y put tenir plus longtemps, elle rompit le
silence.238
—Au nom du ciel, monsieur! s’écria-t-elle, que veut dire
tout ce qui se passe? Fixez mes irrésolutions; j’ai du courage
pour tout danger que je prévois, pour tout malheur que je
comprends. Où suis-je et que suis-je ici? suis-je libre: pourquoi
ces barreaux et ces portes?
suis-je prisonnière: quel crime
ai-je commis?—Vous êtes ici dans l’appartement qui vous est destiné,
madame. J’ai reçu l’ordre d’aller vous prendre en mer et de
vous conduire en ce château: cet ordre, je l’ai accompli, je
crois, avec toute la rigidité d’un soldat, mais aussi avec toute
la courtoisie d’un gentilhomme. Là se termine, du moins jusqu’à
présent, la charge que j’avais à remplir près de vous, le
reste regarde une autre personne.239
—Et cette autre personne, quelle est-elle? demanda
milady; ne pouvez-vous me dire son nom?...En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit
d’éperons; quelques voix passèrent et s’éteignirent, et le bruit
d’un pas isolé se rapprocha de la porte.—Cette personne, la voici, madame, dit l’officier en démasquant
le passage, et en se rangeant dans l’attitude du respect
et de la soumission.En même temps, la porte s’ouvrit; un homme parut sur le
seuil de la porte.Il était sans chapeau, portait l’épée au côté, et froissait un
mouchoir entre ses doigts.Milady crut reconnaître cette ombre dans l’ombre; elle
s’appuya d’une main sur le bras de son fauteuil, et avança la
tête comme pour aller au-devant d’une certitude.Alors l’étranger s’avança lentement; et, à mesure qu’il
s’avançait en entrant dans le cercle de lumière projeté par la
lampe, milady se reculait involontairement.Puis, lorsqu’elle n’eut plus aucun doute:—Eh quoi! mon frère! s’écria-t-elle au comble de la stupeur,
c’est vous?—Oui, belle dame! répondit lord Winter en faisant un
salut moitié courtois, moitié ironique, moi-même.—Mais alors, ce château?—Est à moi.—Cette chambre?—C’est la vôtre.—Je suis donc votre prisonnière?—A peu près.—Mais c’est un abus affreux de la force!—Pas de grands mots; asseyons-nous, et causons tranquillement,
comme il convient de faire entre un frère et une sœur.240
Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune
officier attendait ses derniers ordres:—C’est bien, dit-il, je vous remercie; maintenant, laissez-nous,
monsieur Felton. |
ENTRE FRÈRE ET SŒUR | Pendant le temps que lord Winter mit à fermer la porte,
à pousser un volet et à approcher un siège du fauteuil de sa
belle-sœur, milady, rêveuse, plongea son regard dans les profondeurs
de la possibilité, et découvrit toute la trame qu’elle
n’avait pas même pu entrevoir, tant qu’elle ignorait en quelles
mains elle était tombée. Elle connaissait son beau-frère pour
un bon gentilhomme, franc chasseur, joueur intrépide, entreprenant
près des femmes, mais d’une force au-dessous de la
moyenne en intrigues. Comment avait-il pu découvrir son arrivée?
la faire saisir? pourquoi la retenait-il?Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que
la conversation qu’elle avait eue avec le cardinal était tombée
dans des oreilles étrangères; mais elle ne pouvait admettre
qu’il eût pu creuser une contre-mine si prompte et si hardie.
Elle craignit bien plutôt que ses précédentes opérations en
Angleterre n’eussent été découvertes. Buckingham pouvait
avoir deviné que c’était elle qui avait coupé les deux ferrets,
et se venger de cette petite trahison; mais Buckingham était
incapable de se porter à aucun excès contre une femme, surtout
si cette femme était censée avoir agi par un sentiment de
jalousie.Cette supposition lui parut la plus vraisemblable; il lui
241
sembla qu’on voulait se venger du passé, et non aller au-devant
de l’avenir. Toutefois, et en tout cas, elle s’applaudit d’être
tombée entre les mains de son beau-frère, dont elle comptait
avoir bon marché, plutôt qu’entre celles d’un ennemi direct et
intelligent.—Oui, causons, mon frère, dit-elle avec une espèce d’enjouement,
décidée qu’elle était à tirer de la conversation,
malgré toute la dissimulation que pourrait y apporter lord
Winter, les éclaircissements dont elle avait besoin pour régler
sa conduite à venir.—Vous vous êtes donc décidée à revenir en Angleterre, dit
lord Winter, malgré la résolution que vous m’aviez si souvent
manifestée à Paris de ne jamais remettre les pieds sur le
territoire de la Grande-Bretagne?Milady répondit à une question par une autre question.—Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous
m’avez fait guetter assez sévèrement pour être d’avance prévenu
non seulement de mon arrivée, mais, encore du jour, de
l’heure et du port où j’arriverais.Lord Winter adopta la même tactique que milady, pensant
que puisque sa belle-sœur l’employait, ce devait être la bonne.—Mais dites-moi, vous-même, ma chère sœur, reprit-il, ce
que vous venez faire en Angleterre.—Mais je viens vous voir, reprit milady, sans savoir combien
elle aggravait, par cette réponse, les soupçons qu’avait
fait naître dans l’esprit de son beau-frère la lettre de d’Artagnan,
et voulant seulement capter la bienveillance de son
auditeur par un mensonge.—Ah! me voir? dit sournoisement de Winter.—Sans doute, vous voir. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela?—Et vous n’avez pas, en venant en Angleterre, d’autre but
que de me voir?242
—Non.—Ainsi, c’est pour moi seul que vous vous êtes donné la
peine de traverser la Manche?—Pour vous seul.—Peste! quelle tendresse, ma sœur!—Mais ne suis-je pas votre plus proche parente? demanda
milady du ton de la plus touchante naïveté.—Et même ma seule héritière, n’est-ce pas? dit à son tour
lord Winter, en fixant ses yeux sur ceux de milady.Quelque puissance qu’elle eût sur elle-même, milady ne
put s’empêcher de tressaillir, et comme, en prononçant les
dernières paroles qu’il avait dites, lord Winter avait posé la
main sur le bras de sa sœur, ce tressaillement ne lui échappa
point.En effet, le coup était direct et profond, La première idée
qui vint à l’esprit de milady fut qu’elle avait été trahie par
Ketty, et que celle-ci avait raconté au baron cette aversion
intéressée dont elle avait imprudemment laissé échapper des
marques devant sa suivante; elle se rappela aussi la sortie furieuse
et imprudente qu’elle avait faite contre d’Artagnan,
lorsqu’il avait sauvé la vie de son beau-frère.—Je ne comprends pas, milord, dit-elle pour gagner du
temps et faire parler son adversaire. Que voulez-vous dire? et
y a-t-il quelque sens inconnu caché sous vos paroles?—Oh! mon Dieu, non, dit lord Winter avec une apparente
bonhomie. Vous avez le désir de me voir, et vous venez
en Angleterre; j’apprends ce désir, ou plutôt je me doute que
vous l’éprouvez, et afin de vous épargner tous les ennuis d’une
arrivée nocturne dans un port, toutes les fatigues d’un débarquement,
j’envoie un de mes officiers au-devant de vous; je
mets une voiture à ses ordres, et il vous amène ici dans ce
château, dont je suis gouverneur, où je viens tous les jours,
243
et où, pour que notre double désir de nous voir soit satisfait,
je vous fais préparer une chambre. Qu’y a-t-il dans tout ce
que je dis là de plus étonnant que dans ce que vous m’avez dit?—Non, ce que je trouve d’étonnant, c’est que vous ayez
été prévenu de mon arrivée.—C’est cependant la chose la plus simple, ma chère sœur:
n’avez-vous pas vu que le capitaine de votre petit bâtiment
avait, en entrant dans la rade, envoyé en avant, et afin d’obtenir
son entrée dans le port, un petit canot porteur de son livre
de loch et de son registre d’équipage? Je suis commandant du
port, on m’a apporté ce livre, j’y ai reconnu votre nom. Mon
cœur m’a dit ce que vient de me confirmer votre bouche, c’est-à-dire
dans quel but vous vous exposiez aux dangers d’une
mer si périlleuse ou tout au moins si fatigante en ce moment,
et j’ai envoyé mon cutter au-devant de vous. Vous savez le
reste.Milady comprit que lord Winter mentait et n’en fut que
plus effrayée.—Mon frère, continua-t-elle, n’est-ce pas milord Buckingham
que je vis sur la jetée, le soir, en arrivant?—Lui-même. Ah! je comprends que sa vue vous ait frappée,
reprit lord Winter: vous venez d’un pays où l’on doit
beaucoup s’occuper de lui, et je sais que ses armements contre
la France préoccupent fort votre ami le cardinal.—Mon ami le cardinal! s’écria milady, voyant que, sur ce
point comme sur l’autre, lord Winter paraissait instruit de tout.—N’est-il donc point votre ami? reprit négligemment le
baron; ah! pardon, je le croyais; mais nous reviendrons à
milord-duc plus tard, ne nous écartons point du tour tout sentimental
qu’avait pris la conversation: vous veniez, disiez-vous,
pour me voir?—Oui.244
—Eh bien! je vous ai répondu que vous seriez servie à
souhait et que nous nous verrions tous les jours.—Dois-je donc demeurer éternellement ici? demanda
milady avec un certain effroi.—Vous trouveriez-vous mal logée, ma sœur? demandez ce
qui vous manque, et je m’empresserai de vous le faire donner.—Mais je n’ai ni mes femmes, ni mes gens...—Vous aurez tout cela, madame; dites-moi sur quel pied
votre premier mari avait monté votre maison, quoique je ne
sois que votre beau-frère, je vous la monterai sur un pied
pareil.—Mon premier mari! s’écria milady en regardant lord
Winter avec des yeux effarés.—Oui, votre mari français; je ne parle pas de mon frère.
Au reste, si vous l’avez oublié, comme il vit encore, je pourrais
lui écrire et il me ferait passer des renseignements à ce
sujet.Une sueur froide passa sur le front de milady.—Vous raillez, dit-elle d’une voix sourde.—En ai-je l’air? demanda le baron en se relevant et en
faisant un pas en arrière.—Ou plutôt vous m’insultez, continua-t-elle en pressant de
ses mains crispées les deux bras du fauteuil et en se soulevant
sur ses poignets.—Vous insulter, moi! dit lord Winter avec mépris; en
vérité, madame, croyez-vous que ce soit possible?—En vérité, monsieur, dit milady, vous êtes ou ivre ou
insensé; sortez et envoyez-moi une femme.—Des femmes sont bien indiscrètes, ma sœur! ne pourrais-je
pas vous servir de suivante? de cette façon, tous nos
secrets resteraient en famille.—Insolent! s’écria milady.245
Et, comme mue par un ressort, elle bondit sur le baron,
qui l’attendait les bras croisés, mais une main cependant sur
la garde de son épée.—Eh! eh! dit-il, je sais que vous avez l’habitude d’assassiner
les gens, mais je me défendrai, moi, je vous en préviens,
fût-ce contre vous,—Oh! vous avez raison, dit milady, et vous me faites
l’effet d’être assez lâche pour porter la main sur une femme.—Peut-être que oui; d’ailleurs j’aurais mon excuse: ma
main ne serait pas la première main d’homme qui se serait
posée sur vous, j’imagine.Et le baron indiqua d’un geste lent et accusateur l’épaule
gauche de milady, qu’il toucha presque du doigt.Milady poussa un rugissement sourd, se recula jusque dans
l’angle de la chambre, comme une panthère qui veut s’acculer
pour s’élancer.246
—Oh! rugissez tant que vous voudrez, s’écria lord Winter,
mais n’essayez pas de mordre, car, je vous en préviens, la
chose tournerait à votre préjudice: il n’y a pas ici de procureurs
qui règlent d’avance les successions, il n’y a pas de chevalier
errant qui vienne me chercher querelle pour la belle
dame que je retiens prisonnière; mais je tiens tout prêts des
juges qui disposeront d’une femme assez éhontée pour venir se
glisser, bigame, dans le lit de lord Winter, mon frère aîné, et
ces juges, je vous en préviens, vous enverront à un bourreau
qui vous fera les deux épaules pareilles.Il continua, mais avec une fureur croissante:—Oui, je comprends, après avoir hérité de mon frère, il
vous eût été doux d’hériter de moi; mais, sachez-le d’avance,
vous pouvez me tuer ou me faire tuer, mes précautions sont
prises: pas un penny de ce que je possède ne passera dans vos
mains. N’êtes-vous pas déjà assez riche, vous qui possédez près
d’un million, et ne pouviez-vous vous arrêter dans votre route
fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et
suprême de le faire? Oh! tenez, je vous le dis, si la mémoire de
mon frère ne m’était sacrée, vous iriez pourrir dans un cachot
d’État ou rassasier à Tyburn la curiosité des matelots; je me
tairai, mais vous, supportez tranquillement votre captivité; dans
quinze ou vingt jours je pars pour La Rochelle avec l’armée;
mais la veille de mon départ, un vaisseau viendra vous prendre,
que je verrai partir, et qui vous conduira dans nos colonies
du Sud; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un compagnon
qui vous brûlera la cervelle à la première tentative
que vous risquerez pour revenir ou en Angleterre ou sur le
continent.Milady écoutait avec une attention qui dilatait ses yeux
enflammés.—Oui, à cette heure, continua lord Winter, vous demeurerez
247
dans ce château: les murailles en sont épaisses, les
portes en sont fortes, les barreaux en sont solides; d’ailleurs
votre fenêtre donne à pic sur la mer: les hommes de mon équipage,
qui me sont dévoués à la vie et à la mort, montent la
garde autour de cet appartement, et surveillent tous les passages
qui conduisent à la cour; puis, arrivée à la cour, il vous
resterait encore trois grilles à traverser. La consigne est précise:
un pas, un geste, un mot qui simule une évasion, et l’on
fait feu sur vous; si l’on vous tue, la justice anglaise m’aura,
je l’espère, quelque obligation de lui avoir épargné de la besogne.
Ah! vos traits reprennent leur calme, votre visage
retrouve son assurance: Quinze jours, vingt jours, dites-vous,
bah! d’ici là j’ai l’esprit inventif, il me viendra quelque idée;
j’ai l’esprit infernal, et je trouverai quelque victime. D’ici à
quinze jours, vous dites-vous, je serai hors d’ici. Ah! ah!
essayez. L’officier qui commande seul ici en mon absence, vous
l’avez vu, donc vous le connaissez déjà; il sait, comme vous
voyez, observer une consigne, car vous n’êtes pas, je vous
connais, venue de Portsmouth ici sans avoir essayé de le faire
parler. Qu’en dites-vous? Une statue de marbre eût-elle été
plus impassible et plus muette? Vous avez déjà essayé le pouvoir
de vos séductions sur bien des hommes, et malheureusement
vous avez toujours réussi; mais essayez sur celui-là,
pardieu! si vous en venez à bout, je vous déclare le démon
lui-même.Il alla vers la porte et l’ouvrit brusquement.—Qu’on appelle monsieur Felton, dit-il. Attendez encore
un instant, et je vais vous recommander à lui.Il se fit entre ces deux personnages un silence étrange,
pendant lequel on entendit le bruit d’un pas lent et régulier,
qui se rapprochait; bientôt, dans l’ombre du corridor, on vit
se dessiner une forme humaine, et le jeune lieutenant avec
248
lequel nous avons déjà fait connaissance s’arrêta sur le seuil,
attendant les ordres du baron.—Entrez, mon cher John, dit lord Winter, entrez et
fermez la porte.Le jeune officier entra.—Maintenant, dit le baron, regardez cette femme: elle est
jeune, elle est belle, elle a toutes
les séductions de la terre, eh bien!
c’est un monstre, qui, à
vingt-cinq ans, s’est rendue
coupable d’autant de
crimes que vous pouvez
en lire en un an dans les
archives de nos tribunaux.
Sa voix prévient en sa
faveur, sa beauté sert d’appât
aux victimes, son corps
même paye ce qu’elle a
promis, c’est une justice
à lui rendre; elle essayera
de vous séduire, peut-être
même essayera-t-elle de
vous tuer. Je vous ai tiré
de la misère, Felton, je
vous ai fait nommer lieutenant,
je vous ai sauvé la
vie une fois, vous savez à quelle occasion; je suis pour vous
non seulement un protecteur, mais un ami; non seulement un
bienfaiteur, mais un père; cette femme est revenue en Angleterre
afin de conspirer contre ma vie; je tiens ce serpent entre
mes mains; eh bien! je vous fais appeler et vous dis: Ami
Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de
249
cette femme; jure sur ton salut de la conserver pour le châtiment
qu’elle a mérité. John Felton, je me fie à ta parole;
John Felton, je crois à ta loyauté.—Milord, dit le jeune officier, en chargeant son regard pur
de toute la haine qu’il put trouver dans son cœur; milord, je
vous jure qu’il sera fait comme vous désirez.Milady reçut ce regard en victime résignée: il était impossible
de voir une expression plus soumise et plus douce que
celle qui régnait alors sur son beau visage. A peine si lord
Winter lui-même reconnut la tigresse qu’un instant auparavant
il s’apprêtait à combattre.—Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous,
John, continua le baron; elle ne correspondra avec personne;
elle ne parlera qu’à vous, si toutefois vous voulez bien lui faire
l’honneur de lui adresser la parole.—Il suffit, milord, j’ai juré.—Et maintenant, madame, tâchez de faire la paix avec
Dieu, car vous êtes jugée par les hommes.Milady laissa tomber sa tête comme si elle se fût sentie
écrasée par ce jugement. Lord Winter sortit en faisant un geste
à Felton, qui sortit derrière lui et ferma la porte.Un instant après on entendait dans le corridor le pas pesant
d’un soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache à la ceinture
et son mousquet à la main.Milady demeura pendant quelques minutes dans la même
position, car elle songea qu’on l’examinait peut-être par la
serrure; puis lentement elle releva sa tête, qui avait repris
une expression formidable de menace et de défi, courut écouter
à la porte, regarda par la fenêtre, et revenant s’enterrer dans
un vaste fauteuil, elle songea.250 |
OFFICIER | Cependant le cardinal attendait des nouvelles d’Angleterre,
mais aucune nouvelle n’arrivait, si ce n’est fâcheuse et
menaçante.Si bien que La Rochelle fut investie; si certain que pût
paraître le succès, grâce aux précautions prises, et surtout à la
digue qui ne laissait plus pénétrer aucune barque dans la ville
assiégée, le blocus pouvait cependant durer longtemps encore.
Et c’était un grand affront pour les armes du roi et une grande
gêne pour M. le cardinal, qui n’avait plus, il est vrai, à
brouiller Louis XIII avec Anne d’Autriche, la chose était faite,
mais à raccommoder M. de Bassompierre, qui était brouillé
avec le duc d’Angoulême.Quant à Monsieur, qui avait commencé le siège, il laissait
au cardinal le soin de l’achever.La ville, malgré l’incroyable persévérance de son maire,
avait tenté une espèce de mutinerie pour se rendre; le maire
avait fait pendre les émeutiers. Cette exécution calma les plus
mauvaises têtes, qui se décidèrent alors à se laisser mourir de
faim. Cette mort leur paraissait toujours plus lente et moins
sûre que le trépas par strangulation.De leur côté, de temps en temps, les assiégeants prenaient
des messagers que les Rochelais envoyaient à Buckingham ou
des espions que Buckingham envoyait aux Rochelais. Dans
l’un et l’autre cas le procès était vite fait. M. le cardinal disait
ce seul mot: Pendu! On invitait le roi à venir voir la pendaison.
Le roi venait languissamment, se mettait en bonne
251
place pour contempler l’opération dans tous ses détails: cela le
distrayait toujours un peu et lui faisait prendre le siège en
patience, mais cela ne l’empêchait pas de s’ennuyer fort, de
parler à tout moment de retourner à Paris; de sorte que si les
messagers et les espions eussent fait défaut, Son Éminence,
malgré toute son imagination, se fût trouvée fort embarrassée.Néanmoins le temps passait, les Rochelais ne se rendaient
pas: le dernier espion que l’on avait pris était porteur d’une
lettre. Cette lettre disait bien à Buckingham que la ville était à
toute extrémité; mais, au lieu d’ajouter: «Si votre secours n’arrive
pas avant quinze jours, nous nous rendrons,» elle ajoutait
tout simplement: «Si votre secours n’arrive pas avant quinze
jours, nous serons tous morts de faim quand il arrivera.»Les Rochelais n’avaient donc espoir qu’en Buckingham.
Buckingham était leur Messie. Il était évident que si un jour
ils apprenaient d’une manière certaine qu’il ne fallait plus
compter sur Buckingham, avec l’espoir leur courage tomberait.Il attendait donc avec grande impatience des nouvelles
d’Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait
pas.La question d’emporter la ville de vive force, débattue souvent
dans le conseil du roi, avait toujours été écartée; d’abord
La Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu’il
eût dit, savait bien que l’horreur du sang répandu en cette
rencontre, où Français devaient combattre contre Français,
était un mouvement rétrograde de soixante ans imprimé à la
politique, et le cardinal était à cette époque ce qu’on appelle
aujourd’hui un homme de progrès. En effet, le sac de La
Rochelle et l’assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui
se fussent fait tuer ressemblaient trop, en 1628, au massacre
de la Saint-Barthélemy, en 1572; et puis, par-dessus tout cela,
252
ce moyen extrême, auquel le roi, bon catholique, ne répugnait
aucunement, venait toujours échouer contre cet argument des
généraux assiégeants: La Rochelle est imprenable autrement
que par la famine.Le cardinal ne pouvait écarter de son esprit la crainte où
le jetait sa terrible émissaire, car il avait compris, lui aussi,
les proportions étranges de cette femme, tantôt serpent, tantôt
lion. L’avait-elle trahi? était-elle morte? il la connaissait assez,
en tous cas, pour savoir qu’en agissant pour lui ou contre lui,
amie ou ennemie, elle ne demeurait pas inactive sans de
grands empêchements; mais d’où venaient ces empêchements?
C’était ce qu’il ne pouvait savoir.Au reste, il comptait, et avec raison, sur milady: il avait
deviné dans le passé de cette femme de ces choses terribles
que son manteau rouge pouvait seul couvrir; et il sentait que,
pour une cause ou pour une autre, cette femme lui était
acquise, ne pouvant trouver qu’en lui un appui supérieur au
danger qui la menaçait.Il résolut donc de faire la guerre tout seul et de n’attendre
tout succès étranger à lui que comme on attend une chance
heureuse. Il continua de faire élever la fameuse digue qui
devait affamer La Rochelle; en attendant, il jeta les yeux sur
cette malheureuse ville, qui renfermait tant de misères profondes
et tant d’héroïques vertus, et, se rappelant le mot de
Louis XI, son prédécesseur politique, comme lui-même était
le prédécesseur de Robespierre, il se rappela cette maxime du
compère de Tristan: «Diviser pour régner.»Henri IV, assiégeant Paris, faisait jeter par-dessus les
murailles du pain et des vivres; le cardinal fit jeter des petits
billets par lesquels il représentait aux Rochelais combien la
conduite de leurs chefs était injuste, égoïste et barbare; ces
chefs avaient du blé en abondance, et ne le partageaient pas;
253
ils adoptaient pour maxime, car eux aussi avaient des maximes,
que peu importait que les femmes, les enfants et les vieillards
mourussent, pourvu que les hommes qui devaient défendre
leurs murailles restassent forts et bien portants. Jusque-là,
soit dévouement, soit impuissance de réagir contre elle, cette
maxime, sans être généralement adoptée, était cependant
passée de la théorie à la pratique; mais les billets vinrent y
porter atteinte. Les billets rappelaient aux hommes que ces
enfants, ces femmes, ces vieillards qu’on laissait mourir étaient
leurs fils, leurs épouses et leurs pères; qu’il serait plus juste
que chacun fût réduit à la misère commune, afin qu’une
même position fît prendre des résolutions unanimes. Ces billets
firent tout l’effet qu’en pouvait attendre celui qui les
avait écrits, en ce qu’ils déterminèrent un grand nombre d’habitants
à ouvrir des négociations particulières avec l’armée
royale.Mais au moment où le cardinal voyait déjà fructifier son
moyen et s’applaudissait de l’avoir mis en usage, un habitant
de La Rochelle, qui avait pu passer à travers les lignes royales,
Dieu sait comment, tant était grande la surveillance de Bassompierre,
de Schomberg et du duc d’Angoulême, surveillés
eux-mêmes par le cardinal; un habitant de La Rochelle, disons-nous,
entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu’il
avait vu une flotte magnifique prête à mettre à la voile avant
huit jours. De plus, Buckingham annonçait au maire qu’enfin
la grande ligue contre la France allait se déclarer, et que le
royaume allait être envahi à la fois par les armées anglaises,
impériales et espagnoles. Cette lettre fut lue publiquement sur
toutes les places, on en afficha des copies aux angles des rues,
et ceux-là mêmes qui avaient commencé d’ouvrir des négociations
les interrompirent, résolus d’attendre ce secours si pompeusement
annoncé.254
Cette circonstance inattendue rendit à Richelieu ses inquiétudes
premières, et le força malgré lui à tourner de nouveau les
yeux de l’autre côté de la mer.Pendant ce temps, exempte des inquiétudes de son seul et
véritable chef, l’armée royale menait joyeuse vie, les vivres ne
manquant pas au camp, ni l’argent non plus; tous les corps
rivalisaient d’audace et de gaieté. Prendre des espions et les
pendre, faire des expéditions hasardeuses sur la digue ou sur
la mer, imaginer des folies, les exécuter froidement, tel était
le passe-temps qui faisait trouver courts à l’armée ces jours si
longs, non seulement pour les Rochelais, rongés par la famine
et l’anxiété, mais encore pour le cardinal, qui les bloquait si
vivement.Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant
comme le dernier gendarme de l’armée, promenait son regard
pensif sur ces ouvrages, si lents au gré de son désir, qu’élevaient
sous son ordre les ingénieurs qu’il faisait venir de tous
les coins du royaume de France, s’il rencontrait un mousquetaire
de la compagnie de Tréville, il s’approchait de lui et le
regardait d’une façon singulière, et ne le reconnaissant pas
pour un de nos quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son
regard profond et sa vaste pensée.Un jour où, rongé d’un mortel ennui, sans espérance dans
les négociations avec la ville, sans nouvelles d’Angleterre, le
cardinal était sorti sans autre but que de sortir, accompagné
seulement de Cahusac et de La Houdinière, longeant les grèves
et mêlant l’immensité de ses rêves à l’immensité de l’Océan,
il arriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de
laquelle il aperçut derrière une haie, couchés sur le sable, au
soleil si rare à cette époque de l’année, sept hommes entourés
de bouteilles vides. Quatre de ces hommes étaient nos mousquetaires
s’apprêtant à écouter la lecture d’une lettre que l’un
255
d’eux venait de recevoir. Cette lettre était si importante,
qu’elle avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des
dés.Les trois autres s’occupaient à décoiffer une énorme dame-jeanne
de vin de Collioure; c’étaient les laquais de ces messieurs.Le cardinal, comme nous l’avons dit, était de sombre
humeur, et rien, quand il était dans cette situation d’esprit, ne
redoublait sa maussaderie comme la gaieté des autres. D’ailleurs
il avait une préoccupation étrange, c’était de croire toujours
que c’étaient les causes de sa tristesse à lui qui faisaient
la gaieté des autres. Faisant signe à La Houdinière et à Cahusac
de s’arrêter, il descendit de cheval et s’approcha de ces rieurs
suspects, espérant qu’à l’aide du sable qui assourdissait ses
pas, et de la haie qui voilait sa marche, il pourrait entendre
quelques mots de cette conversation qui lui paraissait si intéressante;
à dix pas de la haie seulement il reconnut le babil
gascon, et comme il savait déjà que ces hommes étaient des
mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne fussent
ceux qu’on appelait les inséparables, c’est-à-dire Athos, Porthos
et Aramis.On juge si son désir d’entendre la conversation s’augmenta
de cette découverte; ses yeux prirent une expression étrange,
et d’un pas de chat-tigre il s’avança vers la haie; mais il n’avait
pu saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens
positif, lorsqu’un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira
l’attention des mousquetaires.—Officier! cria Grimaud.—Vous parlez, je crois, drôle, dit Athos se soulevant sur
un coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.Aussi Grimaud n’ajouta-t-il point une parole, se contentant
de tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et
dénonçant par ce geste le cardinal et son escorte.256
D’un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et
saluèrent avec respect.Le cardinal semblait furieux.—Il paraît qu’on se fait garder chez messieurs les mousquetaires!
dit-il. Est-ce que l’Anglais vient par terre, ou serait-ce
que les mousquetaires se regardent comme des officiers
supérieurs?—Monseigneur, répondit Athos, car au milieu de l’effroi
général lui seul avait conservé le calme et le sang-froid qui
ne le quittaient
jamais; monseigneur,
les mousquetaires,
lorsqu’ils
ne sont pas
de service, ou que
leur service est fini,
boivent et jouent
aux dés, et ils sont
des officiers très
supérieurs pour
leurs laquais.—Des laquais! grommela le cardinal, des laquais qui ont
la consigne d’avertir leurs maîtres quand passe quelqu’un, ce
ne sont point des laquais, ce sont des sentinelles.—Son Éminence voit bien cependant que si nous n’avions
point pris cette précaution, nous étions exposés à la laisser
passer sans lui présenter nos respects et lui offrir nos remerciements
pour la grâce qu’elle nous a faite de nous réunir.
D’Artagnan, continua Athos, vous qui tout à l’heure demandiez
cette occasion d’exprimer votre reconnaissance à monseigneur,
la voici venue, profitez-en.Ces mots furent prononcés avec ce flegme imperturbable
257
qui distinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive
politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi
plus majestueux que les rois de naissance.D’Artagnan s’approcha et balbutia quelques paroles de
remerciement, qui bientôt expirèrent sous les regards assombris
du cardinal.—N’importe, messieurs, continua le cardinal sans paraître
le moins du monde détourné de son intention première par
l’incident qu’Athos avait soulevé; n’importe, messieurs, je
n’aime pas que de simples soldats, parce qu’ils ont l’avantage
de servir dans un corps privilégié, fassent ainsi les grands seigneurs,
et la discipline est la même pour eux que pour tout le
monde.Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase, et,
s’inclinant en signe d’assentiment, il reprit à son tour:—La discipline, monseigneur, n’a en aucune façon, je l’espère,
été oubliée par nous. Nous ne sommes pas de service,
et nous avons cru que, n’étant pas de service, nous pouvions
disposer de notre temps comme bon nous semblait. Si nous
sommes assez heureux pour que Son Éminence ait quelque
ordre particulier à nous donner, nous sommes prêts à lui obéir.
Monseigneur voit, continua Athos en fronçant le sourcil, car
cette espèce d’interrogatoire commençait à l’impatienter, que,
pour être prêts à la moindre alerte, nous sommes sortis avec
nos armes.Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en
faisceau près du tambour sur lequel étaient les cartes et les
dés.—Que Votre Éminence veuille le croire, ajouta d’Artagnan,
nous aurions été au-devant d’elle si nous avions pu supposer
que c’était elle qui venait vers nous en si petite compagnie.—Savez-vous de quoi vous avez l’air, toujours ensemble,
258
comme vous voilà, armés comme vous êtes, et gardés par vos
laquais? dit le cardinal, vous avez l’air de quatre conspirateurs.—Oh! quant à ceci, monseigneur, c’est vrai, dit Athos,
nous conspirons, comme Votre Éminence a pu le voir l’autre
matin, seulement c’est contre les Rochelais.—Eh! messieurs les politiques! reprit le cardinal en fronçant
le sourcil à son tour, on trouverait peut-être dans vos
cervelles le secret de bien des choses qui sont ignorées, si on
pouvait y lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez
cachée quand vous m’avez vu venir.Le rouge monta à la figure d’Athos, il fit un pas vers Son
Éminence.—On dirait que vous nous soupçonnez réellement, monseigneur,
et que nous subissons un véritable interrogatoire; s’il
en est ainsi, que Votre Éminence daigne s’expliquer, et nous
saurons du moins à quoi nous en tenir.—Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal,
d’autres que vous en ont subi, monsieur Athos, et y ont
répondu.—Aussi, monseigneur, ai-je dit à Votre Éminence qu’elle
n’avait qu’à questionner, et que nous étions prêts à répondre.—Quelle était cette lettre que vous alliez lire, monsieur
Aramis, et que vous avez cachée?—Une lettre de femme, monseigneur.—Oh! je conçois, dit le cardinal, il faut être discret pour
ces sortes de lettres; mais cependant on peut les montrer à un
confesseur, et, vous le savez, j’ai reçu les ordres.—Monseigneur, dit Athos avec un calme d’autant plus terrible
qu’il jouait sa tête en faisant cette réponse, la lettre est
d’une femme, mais elle n’est signée ni Marion de Lorme, ni
madame d’Aiguillon.Le cardinal devint pâle comme la mort, un éclair fauve
259
sortit de ses yeux; il se retourna comme pour donner un ordre
à Cahusac et à La Houdinière. Athos vit le mouvement; il fit
un pas vers les mousquetons, sur lesquels les trois amis avaient
les yeux fixés en hommes mal disposés à se laisser arrêter. Le
cardinal était,
lui, troisième;
les mousquetaires,
y compris
les laquais, étaient sept:
il jugea que la partie serait
d’autant moins égale, qu’Athos et ses compagnons conspiraient
réellement; et, par un de ces retours rapides qu’il tenait toujours
à sa disposition, toute sa colère se fondit dans un sourire.—Allons, allons! dit-il, vous êtes de braves jeunes gens,
fiers au soleil, fidèles dans l’obscurité; il n’y a pas de mal à
veiller sur soi quand on veille si bien sur les autres; messieurs,
je n’ai point oublié la nuit où vous m’avez servi d’escorte pour
260
aller au Colombier-Rouge; s’il y avait quelque danger à
craindre sur la route que je vais suivre, je vous prierais de
m’accompagner; mais, comme il n’y en a pas, restez où vous
êtes, achevez vos bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu,
messieurs.Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amené,
il les salua de la main et s’éloigna.Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent
des yeux sans dire un seul mot jusqu’à ce qu’il eût disparu.Puis ils se regardèrent.Tous avaient la figure consternée, car, malgré l’adieu amical
de Son Éminence, ils comprenaient que le cardinal s’en
allait la rage dans le cœur.Athos seul souriait d’un sourire puissant et dédaigneux.Quand le cardinal fut hors de la portée de la voix et de la
vue:—Ce Grimaud a guetté bien tard! s’écria Porthos, qui avait
grande envie de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu’un.Grimaud allait répondre pour s’excuser. Athos leva le doigt
et Grimaud se tut.—Auriez-vous rendu la lettre, Aramis? dit d’Artagnan.—Moi, dit Aramis de sa voix la plus flûtée, j’étais décidé:
s’il avait exigé que la lettre lui fût remise, je lui présentais la
lettre d’une main, et de l’autre je lui passais mon épée au travers
du corps.—Je m’y attendais bien, dit Athos; voilà pourquoi je me
suis jeté entre vous et lui. En vérité, cet homme est bien
imprudent de parler ainsi à d’autres hommes; on dirait qu’il
n’a jamais eu affaire qu’à des femmes et à des enfants.—Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je vous admire, mais
cependant nous étions dans notre tort, après tout.261
—Comment, dans notre tort! dit Athos. A qui donc cet
air que nous respirons? A qui cet Océan sur lequel s’étendent
nos regards? A qui ce sable sur lequel nous étions couchés?
A qui cette lettre de votre maîtresse? Est-ce au cardinal? Sur
mon honneur, cet homme se figure que le monde lui appartient;
vous étiez là, balbutiant, stupéfait, anéanti; on eût dit
que la Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque
Méduse vous changeait en pierre. Est-ce que c’est conspirer,
voyons, que d’être amoureux? Vous êtes amoureux d’une
femme que le cardinal a fait enfermer, vous voulez la tirer
des mains du cardinal; c’est une partie que vous jouez avec
Son Éminence: cette lettre c’est votre jeu; pourquoi montreriez-vous
votre jeu à votre adversaire? cela ne se fait pas.
Qu’il le devine, à la bonne heure! nous devinons bien le sien,
nous!—Au fait, dit d’Artagnan, c’est plein de sens, ce que vous
dites là, Athos.—En ce cas, qu’il ne soit plus question de ce qui vient de
se passer, et qu’Aramis reprenne la lettre de sa cousine où
M. le cardinal l’a interrompue.Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rapprochèrent
de lui, et les trois laquais se groupèrent de nouveau
auprès de la dame-jeanne.—Vous n’aviez lu qu’une ligne ou deux, dit d’Artagnan,
reprenez donc la lettre à partir du commencement.—Volontiers, dit Aramis.«Mon cher cousin, je crois bien que je me déciderai à
partir pour Stenay, où ma sœur a fait entrer notre petite servante
dans le couvent des Carmélites; cette pauvre enfant s’est
résignée, elle sait qu’elle ne peut vivre autre part sans que le
salut de son âme soit en danger. Cependant, si les affaires de
262
notre famille s’arrangent comme nous le désirons, je crois
qu’elle courra le risque de se damner, et qu’elle reviendra
près de ceux qu’elle regrette, d’autant plus qu’elle sait qu’on
pense toujours à elle. En attendant, elle n’est pas trop malheureuse:
tout ce qu’elle désire, c’est une lettre de son prétendu.
Je sais bien que ces sortes de denrées passent difficilement
par les grilles; mais, après tout, comme je vous en ai donné
des preuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop maladroite
et je me chargerai de cette commission. Ma sœur vous remercie
de votre bon et éternel souvenir. Elle a eu un instant de grande
inquiétude; mais enfin elle est quelque peu rassurée maintenant,
ayant envoyé son commis là-bas afin qu’il ne s’y passe
rien d’imprévu.
»Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles
le plus souvent que vous pourrez, c’est-à-dire toutes les fois
que vous croirez pouvoir le faire sûrement.
»Je vous embrasse.
»MARIE MICHON.»—Oh! que ne vous dois-je pas, Aramis! s’écria d’Artagnan.
Chère Constance! j’ai donc enfin de ses nouvelles; elle
vit, elle est en sûreté dans un couvent, elle est à Stenay! Où
prenez-vous Stenay, Athos?—Mais à quelques lieues de la frontière d’Alsace, en Lorraine;
une fois le siège levé, nous pourrons aller faire un tour
de ce côté.—Et ce ne sera pas long, il faut l’espérer, dit Porthos, car
on a, ce matin, pendu un espion, lequel a déclaré que les Rochelais
en étaient aux cuirs de leurs souliers. En supposant
qu’après avoir mangé le cuir ils mangent la semelle, je ne vois
plus trop ce qui leur restera après, à moins de se manger les
uns les autres.263
—Pauvres sots! dit Athos en vidant un verre d’excellent
vin de Bordeaux, qui, sans avoir à cette époque la réputation
qu’il a aujourd’hui, ne la méritait pas moins; pauvres sots!
comme si la religion catholique n’était pas la plus agréable
des religions! C’est égal, reprit-il après avoir fait claquer
sa langue contre son palais, ce sont de braves gens. Mais que
diable faites-vous
donc là, Aramis?
continua Athos;
vous serrez cette
lettre dans votre
poche?—Oui, dit d’Artagnan,
Athos a
raison, il faut la
brûler; qui sait
si M. le cardinal
n’a pas un secret
pour interroger
les cendres?—Il doit en
avoir un, dit Athos.—Mais que voulez-vous faire de cette lettre? dit Porthos.—Venez ici, Grimaud, dit Athos.
Grimaud se leva et obéit.—Pour vous punir d’avoir parlé sans permission, mon ami,
vous allez manger ce morceau de papier; puis, pour vous récompenser
du service que vous nous aurez rendu, vous boirez
ensuite ce verre de vin; voici la lettre d’abord, mâchez avec
énergie.Grimaud sourit, et, les yeux fixés sur le verre qu’Athos
venait de remplir bord à bord, il broya le papier et l’avala.264
—Bravo, maître Grimaud! dit Athos, et maintenant prenez
ceci; bien, je vous dispense de dire merci.Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux,
mais ses yeux levés au ciel parlaient, pendant tout le temps que
dura cette douce occupation, un langage qui, pour être muet,
n’en était pas moins expressif.—Et maintenant, dit Athos, à moins que M. le cardinal
n’ait l’ingénieuse idée de faire ouvrir le ventre à Grimaud, je
crois que nous pouvons être à peu près tranquilles.Pendant ce temps, Son Éminence continuait sa promenade
mélancolique en marronnant entre ses moustaches ce qu’il
s’était déjà dit souvent:—Décidément, il faut que ces quatre hommes soient à
moi. |
PREMIÈRE JOURNÉE DE CAPTIVITÉ | Revenons à milady, qu’un regard jeté sur les côtes de
France nous a fait perdre de vue un instant.Nous la retrouverons dans la position désespérée où nous
l’avons laissée, se creusant un abîme de sombres réflexions,
sombre enfer à la porte duquel elle a presque laissé l’espérance:
car pour la première fois elle doute, pour la première
fois elle craint.Dans deux occasions sa fortune lui a manqué, dans deux
occasions elle s’est vue découverte et trahie, et dans ces deux
occasions, c’est contre le génie fatal envoyé sans doute par le
Seigneur pour la combattre qu’elle a échoué: d’Artagnan l’a
vaincue, elle, cette invincible puissance du mal.265
Il l’a abusée dans son amour, humiliée dans son orgueil,
trompée dans son ambition, et maintenant voilà qu’il la perd
dans sa fortune, qu’il l’atteint dans sa liberté, qu’il la menace
même dans sa vie. Bien plus, il a levé un coin de son masque,
cette égide dont elle se couvre et qui la rend si forte.D’Artagnan a détourné de Buckingham, qu’elle hait, comme
elle hait tout ce qu’elle a aimé, la tempête dont le menaçait
Richelieu dans la personne de la reine. D’Artagnan s’est fait
passer pour de Wardes, pour lequel elle avait une de ces fantaisies
de tigresse, indomptables comme en ont les femmes de
ce caractère. D’Artagnan connaît ce terrible secret qu’elle a
juré que nul ne connaîtrait sans mourir. Enfin, au moment où
elle vient d’obtenir un blanc-seing à l’aide duquel elle va se
venger de son ennemi, le blanc-seing lui est arraché des mains
et c’est d’Artagnan qui la tient prisonnière et qui va l’envoyer
dans quelque immonde Botany-Bay, dans quelque Tyburn infâme
de l’océan Indien.Car tout cela lui vient de d’Artagnan sans doute; de qui
viendraient tant de hontes amassées sur sa tête, sinon de lui?
Lui seul a pu transmettre à lord Winter tous ces affreux secrets,
qu’il a découverts les uns après les autres par suite de la
fatalité. Il connaît son beau-frère, il lui aura écrit.Que de haine elle distille! Là, immobile, et les yeux ardents
et fixes dans son appartement désert, comme les éclats de ses
rugissements sourds, qui parfois s’échappent avec sa respiration
du fond de sa poitrine, accompagnent bien le bruit de la
houle qui monte, gronde, mugit et vient se briser contre les
rochers sur lesquels est bâti ce château sombre et orgueilleux!
Comme, à la lueur des éclairs que sa colère orageuse fait briller
dans son esprit, elle conçoit contre madame Bonacieux,
contre Buckingham et surtout contre d’Artagnan, de magnifiques
projets de vengeance, perdus dans les lointains de l’avenir!266
Oui, mais pour se venger il faut être libre, et pour être
libre, quand on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller
des barreaux, trouer un plancher, toutes entreprises que peut
mener à bout un homme patient et fort, mais devant lesquelles
doivent échouer les irritations fébriles d’une femme. D’ailleurs,
pour faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des années;
et elle... elle a dix ou douze jours, à ce que lui a dit lord
Winter, son fraternel et terrible geôlier. Et cependant, si elle
était un homme, elle tenterait tout cela, et peut-être réussirait-elle:
pourquoi donc le ciel s’est-il ainsi trompé, en mettant
cette âme virile dans ce corps frêle et délicat!Aussi les premiers moments de la captivité ont-ils été terribles:
mais quelques convulsions de rage qu’elle n’a pu surmonter
ont payé sa dette de faiblesse féminine à la nature. Peu
à peu elle a surmonté les éclats de sa folle colère, les frémissements
nerveux qui ont agité son corps ont disparu, et maintenant
elle est repliée sur elle-même comme un serpent fatigué
qui se repose.—Allons, allons, j’étais folle de m’emporter ainsi, dit-elle
en plongeant dans la glace, qui reflète son regard brûlant par
lequel elle semble s’interroger elle-même. Pas de violence, la
violence est une preuve de faiblesse. D’abord je n’ai jamais
réussi par ce moyen: peut-être, si j’usais de ma force contre
des femmes, aurais-je chance de les trouver plus faibles encore
que moi, et par conséquent de les vaincre; mais c’est contre des
hommes que je lutte, et je ne suis qu’une femme pour eux.
Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse.Alors, comme pour se rendre compte à elle-même des changements
qu’elle pouvait imposer à sa physionomie si expressive
et si mobile, elle lui fit prendre à la fois toutes les expressions,
depuis celle de la colère qui crispait ses traits, jusqu’à
celle du plus doux, du plus affectueux et du plus séduisant
267
sourire. Puis ses cheveux prirent successivement sous ses
mains savantes les ondulations qu’elle crut pouvoir ajouter aux
charmes de son visage. Enfin elle murmura, satisfaite d’elle-même:—Allons, rien n’est perdu. Je suis toujours belle.Il était huit heures du soir à peu près. Milady aperçut un
lit; elle pensa qu’un repos de quelques heures rafraîchirait
non seulement sa tête et ses idées, mais encore son teint. Cependant,
avant de se coucher, une idée meilleure lui vint. Elle
avait entendu parler de souper. Déjà elle était depuis une
heure dans cette chambre, on ne pouvait tarder à lui apporter
son repas. La prisonnière ne voulut pas perdre de temps, et
elle résolut de faire, dès cette même soirée, quelque tentative
pour sonder le terrain, en étudiant le caractère des gens auxquels
sa garde était confiée.Une lumière apparut sous la porte: cette lumière annonçait
le retour de ses geôliers. Milady, qui s’était levée, se
rejeta vivement sur son fauteuil, la tête renversée en arrière,
ses beaux cheveux dénoués et épars, sa gorge demi-nue sous
ses dentelles froissées, une main sur son cœur et l’autre
pendante.On ouvrit les verrous, la porte grinça sur ses gonds, des pas
retentirent dans la chambre et s’approchèrent.—Posez là cette table, dit une voix que la prisonnière
reconnut pour celle de Felton.L’ordre fut exécuté.—Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sentinelle,
continua Felton.Et ce double ordre que donna aux mêmes individus le jeune
lieutenant prouva à milady que ses serviteurs étaient les mêmes
hommes que ses gardiens, c’est-à-dire des soldats.Les ordres de Felton étaient, au reste, exécutés avec une
268
silencieuse rapidité qui prouvait l’état florissant dans lequel il
maintenait la discipline.Enfin Felton, qui n’avait pas encore regardé milady, se
retourna vers elle,—Ah! ah! dit-il, elle dort, c’est bien: à son réveil elle soupera.Et il fit quelques
pas pour sortir.—Mais, mon
lieutenant, dit un
soldat moins philosophe
que son
chef, et qui s’était
approché de milady,
cette femme
ne dort pas.—Comment,
elle ne dort pas!
dit Felton.—Elle est évanouie;
son visage
est très pâle; j’ai
beau écouter, je
n’entends pas sa respiration.—Vous avez raison, dit
Felton, après avoir regardé
milady, de la place où il se
trouvait, sans faire un pas vers elle; allez prévenir lord Winter
que sa prisonnière est évanouie, car je ne sais que faire, le cas
n’ayant pas été prévu.Le soldat sortit pour obéir aux ordres de son officier: Felton
s’assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard près de la
porte et attendit sans dire une parole, sans faire un geste.
269
Milady possédait ce grand art, tant étudié par les femmes, de voir
à travers ses longs cils sans avoir l’air d’ouvrir les paupières;
elle aperçut Felton qui lui tournait le dos; elle continua de le
regarder pendant dix minutes à peu près, et pendant ces dix
minutes, l’impassible gardien ne se retourna pas une seule fois.Elle songea alors que lord Winter allait venir et rendre,
par sa présence, une nouvelle force à son geôlier: sa première
épreuve était perdue, elle en prit son parti en femme qui
compte sur ses ressources; en conséquence elle leva la tête,
ouvrit les yeux et soupira faiblement.A ce soupir, Felton se retourna enfin.—Ah! vous voici réveillée, madame! dit-il, je n’ai donc
plus affaire ici! Si vous avez besoin de quelque chose, vous
sonnerez.—Oh! mon Dieu, mon Dieu! que j’ai souffert! murmura
milady avec cette voix harmonieuse qui, pareille à celle des
enchanteresses antiques, charmait tous ceux qu’elle voulait
perdre.Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position
plus gracieuse et plus abandonnée encore que celle qu’elle avait
lorsqu’elle était couchée.Felton se leva.—Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il:
le matin à neuf heures, dans la journée une heure, et le
soir à huit heures. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez
indiquer vos heures au lieu de celles que je vous propose, et
sur ce point, on se conformera à vos désirs.—Mais je vais donc rester toujours seule dans cette grande
et triste chambre? demanda milady.—Une femme des environs a été prévenue qui sera demain
au château, et qui viendra toutes les fois que vous désirerez sa
présence.270
—Je vous rends grâce, monsieur, répondit humblement la
prisonnière.Felton fit un léger salut et se dirigea vers la porte. Au moment
où il allait en franchir le seuil, lord Winter parut dans le
corridor, suivi du soldat qui était
allé lui porter la nouvelle de
l’évanouissement de milady. Il
tenait à la main un flacon de sels.—Eh bien! qu’est-ce? et
que se passe-t-il donc ici? dit-il
d’une voix railleuse en voyant sa prisonnière debout et Felton
prêt à sortir. Cette morte est-elle donc déjà ressuscitée? Pardieu,
Felton, mon enfant, tu n’as donc pas vu qu’on te prenait pour
un novice et qu’on te jouait le premier acte d’une comédie dont
nous aurons sans doute le plaisir de suivre tous les développements?271
—Je l’ai bien pensé, milord, dit Felton; mais enfin, comme
la prisonnière est femme, après tout, j’ai voulu avoir pour elle
les égards que tout homme bien né doit à une femme, sinon
pour elle, du moins pour lui-même.Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton
passaient comme une glace par toutes ses veines.—Ainsi, reprit lord Winter en riant, ces beaux cheveux
savamment étalés, cette peau blanche et ce langoureux regard
ne t’ont pas encore séduit, cœur de pierre!—Non, milord, répondit l’impassible jeune homme, et
croyez-moi bien, il faut plus que des manèges et des coquetteries
de femmes pour me corrompre.—En ce cas, mon brave lieutenant, laissons milady chercher
autre chose et allons souper: ah! sois tranquille, elle a
l’imagination féconde, et le second acte de la comédie ne tardera
pas à suivre le premier.Et à ces mots lord Winter passa son bras sous celui de
Felton et l’emmena en riant.—Oh! je trouverai bien ce qu’il te faut, murmura milady
entre ses dents; sois tranquille, pauvre moine manqué,
pauvre soldat converti qui t’es taillé ton uniforme dans un
froc.—A propos, reprit de Winter en s’arrêtant sur le seuil de
la porte, il ne faut pas, milady, que cet échec vous ôte l’appétit.
Tâtez de ce poulet et de ces poissons que je n’ai pas fait
empoisonner, sur l’honneur. Je m’accommode assez de mon
cuisinier, et comme il ne doit pas hériter de moi, j’ai en lui
pleine et entière confiance. Faites comme moi. Adieu, chère
sœur! à votre prochain évanouissement.C’était tout ce que pouvait supporter milady: et lorsqu’elle
se vit seule, une nouvelle crise de désespoir la prit; elle jeta
les yeux sur la table, vit briller un couteau, s’élança et le saisit;
272
mais son désappointement fut cruel; la lame en était ronde et
d’argent flexible.Un éclat de rire retentit derrière la porte mal fermée, et la
porte se rouvrit.—Ah! ah! s’écria lord Winter; ah! ah! ah! vois-tu bien,
mon brave Felton, vois-tu ce que je t’avais dit: ce couteau,
c’était pour toi; mon enfant, elle
t’aurait tué: vois-tu, c’est un de
ses travers, de se débarrasser
ainsi, d’une façon
ou de l’autre, des
gens qui la gênent.
Si je t’eusse
écouté, le couteau
eût été pointu et
d’acier: alors plus
de Felton, elle
t’aurait égorgé et,
après toi, tout le
monde. Vois donc,
John, comme elle
sait bien tenir son
couteau.En effet, milady
tenait encore l’arme offensive dans sa main crispée, mais
ces derniers mots, cette suprême insulte, détendirent ses
mains, ses forces et jusqu’à sa volonté.Le couteau tomba par terre.—Vous avez raison, milord, dit Felton avec un accent de
profond dégoût qui retentit jusqu’au fond du cœur de milady,
vous avez raison, et c’est moi qui avais tort.Et tous deux sortirent de nouveau.273
Mais cette fois, milady prêta une oreille plus attentive que
la première fois, et elle entendit leurs pas s’éloigner et s’éteindre
dans le fond du corridor.—Je suis perdue, murmura-t-elle, me voilà au pouvoir de
gens sur lesquels je n’aurai pas plus de prise que sur des statues
de bronze ou de granit; ils me savent par cœur et sont
cuirassés contre toutes mes armes. Il est cependant impossible
que cela finisse comme ils l’ont décidé.En effet, comme l’indiquait cette dernière réflexion et ce
retour instinctif à l’espérance, dans cette âme profonde, la
crainte et les sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps.
Milady se mit à table, mangea de plusieurs mets, but
un peu de vin d’Espagne; elle sentit revenir toute sa résolution
et tout son courage.Avant de se coucher elle avait déjà commenté, analysé,
retourné sous toutes leurs faces, examiné sous tous les points,
les paroles, les pas, les gestes, les signes et jusqu’au silence de
ses interlocuteurs, et de ce commentaire, de cette analyse, de
cet examen, il était résulté que Felton était, à tout prendre, le
plus vulnérable de ses deux persécuteurs.Un mot surtout revenait continuellement à l’esprit de la prisonnière:—Si je t’eusse écouté, avait dit lord Winter à Felton.Donc Felton avait parlé en sa faveur, puisque lord Winter
n’avait pas voulu écouter Felton.—Faible ou forte, répétait milady, cet homme a donc une
lueur de pitié dans son âme; de cette lueur je ferai un incendie
qui le dévorera. Quant à l’autre, il me connaît, il me craint et
sait ce qu’il a à attendre de moi si jamais je m’échappe de ses
mains, il est donc inutile de rien tenter sur lui. Mais Felton,
c’est autre chose, c’est un jeune homme naïf, pur et qui
semble vertueux: celui-là il y a moyen de le prendre.274
Et milady se coucha et s’endormit le sourire sur les lèvres;
quelqu’un qui l’eût vue dormant eût cru voir une jeune fille
rêvant à la couronne de fleurs qu’elle devait mettre sur son
front à la prochaine fête. |
DEUXIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ | Milady rêvait qu’elle tenait enfin d’Artagnan, qu’elle assistait
à son supplice, et c’était la vue de son sang odieux, coulant
sous la hache du bourreau, qui dessinait le charmant sourire
sur ses lèvres.Elle dormait comme dort un prisonnier bercé par sa première
espérance.Le lendemain, lorsqu’on entra dans sa chambre, elle était
encore au lit. Felton se tenait dans le corridor: il amenait la
femme dont on avait parlé la veille, et qui venait d’arriver;
cette femme entra et s’approcha du lit de milady en lui offrant
ses services.Milady était habituellement pâle, son teint pouvait donc
tromper une personne qui la voyait pour la première fois.—J’ai la fièvre, dit-elle; je n’ai pas dormi un seul instant
pendant toute cette longue nuit, je souffre horriblement:
serez-vous plus humaine qu’on ne l’a été hier avec moi? Tout
ce que je demande, au reste, c’est la permission de rester
couchée.—Voulez-vous qu’on appelle un médecin? dit la femme.Felton écoutait ce dialogue sans dire une parole.Milady réfléchissait que plus on l’entourerait de monde,
plus elle aurait de monde à apitoyer, et plus la surveillance de
275
lord Winter redoublerait; d’ailleurs le médecin pourrait déclarer
que la maladie était feinte et milady, après avoir perdu
la première partie, ne voulait pas perdre la seconde.—Aller chercher un médecin, dit-elle, à quoi bon! ces
Messieurs ont déclaré hier que mon mal était une comédie, il
en serait sans doute de même aujourd’hui; car depuis hier
soir on a eu le temps de prévenir le docteur.—Alors, dit Felton impatienté, dites vous-même, madame,
quel traitement vous voulez suivre.—Eh! le sais-je, moi, mon Dieu! je sens que je souffre,
voilà tout; que l’on me donne ce que l’on voudra, peu m’importe.—Allez chercher lord Winter, dit Felton fatigué de ces
plaintes éternelles.—Oh, non, non! s’écria milady, non, monsieur, ne l’appelez
pas, je vous en conjure, je suis bien, je n’ai besoin de
rien, ne l’appelez pas.Elle mit une véhémence si prodigieuse, une éloquence si
entraînante dans cette exclamation, que Felton, entraîné, fit
quelques pas dans la chambre.—Il est venu, pensa milady.—Cependant, madame, dit Felton, si vous souffrez réellement,
on enverra chercher un médecin, et si vous nous trompez,
eh bien! ce sera tant pis pour vous, mais du moins, de
notre côté, nous n’aurons rien à nous reprocher.Milady ne répondit point; mais renversant sa belle tête sur
son oreiller, elle fondit en larmes et éclata en sanglots.Felton la regarda un instant avec son impassibilité ordinaire;
puis, voyant que la crise menaçait de se prolonger, il
sortit; la femme le suivit. Lord Winter ne parut pas.—Je crois que je commence à voir clair, murmura milady
avec une joie sauvage en s’ensevelissant sous les draps pour
276
cacher à tous ceux qui pourraient l’épier cet élan de satisfaction
intérieure.Deux heures s’écoulèrent.—Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle:
levons-nous et obtenons quelque succès dès aujourd’hui; je
n’ai que dix jours, et ce soir il y en aura deux d’écoulés.En entrant, le matin, dans la chambre de milady, on lui
avait apporté son déjeuner; or elle avait pensé qu’on ne tarderait
pas à venir enlever la table, et qu’en ce moment elle
reverrait Felton.Milady ne se trompait pas: Felton reparut, et, sans faire
attention si milady avait ou non touché au repas, fit un signe
pour qu’on emportât hors de la chambre la table, que l’on
avait apportée toute servie.Felton resta le dernier, il tenait un livre à la main.Milady, couchée dans un fauteuil près de la cheminée,
belle, pâle et résignée, semblait une vierge sainte attendant le
martyre.Felton s’approcha d’elle et dit:—Lord Winter, qui est catholique comme vous, madame,
a pensé que la privation des rites et des cérémonies
de votre religion peut vous être pénible; il consent donc à ce
que vous lisiez chaque jour l’ordinaire de votre messe, et voici
un livre qui en contient le rituel.A l’air dont Felton déposa ce livre sur la petite table
près de laquelle était milady, au ton dont il prononça ces deux
mots votre messe, au sourire dédaigneux dont il les accompagna,
milady leva la tête et regarda plus attentivement l’officier.Alors, à cette coiffure sévère, à ce costume d’une simplicité
exagérée, à ce front poli comme du marbre, mais dur et impénétrable
comme lui, elle reconnut un de ces sombres puritains
277
qu’elle avait rencontrés si souvent tant à la cour du roi
Jacques qu’à celle du roi de France, où, malgré le souvenir
de la Saint-Barthélemy, ils venaient parfois chercher un
refuge. Elle eut donc une de ces inspirations
subites comme les gens de
génie seuls en reçoivent dans les
grandes crises, dans les moments
suprêmes qui doivent décider de
leur fortune ou de leur vie. Ces deux
mots, votre messe,
et un simple coup
d’œil jeté sur Felton,
lui avaient en
effet révélé toute
l’importance de
la réponse qu’elle
allait faire. Mais
avec cette rapidité
d’intelligence qui
lui était particulière,
cette réponse
toute formulée
se présenta
sur ses lèvres:—Moi! dit-elle
avec un accent
de dédain
monté à l’unisson
de celui qu’elle avait remarqué dans la voix du jeune officier,
moi, monsieur, ma messe! lord Winter, le catholique corrompu,
sait bien que je ne suis pas de sa religion, et c’est un piège
qu’il veut me tendre!278
—Et de quelle religion êtes-vous donc, madame? demanda
Felton.—Je le dirai, s’écria milady avec une exaltation feinte, le
jour où j’aurai assez souffert pour ma foi.Le regard de Felton découvrit à milady toute l’étendue de
l’espace qu’elle venait de s’ouvrir par cette seule parole.Cependant le jeune officier demeura muet et immobile, son
regard seul avait parlé.—Je suis aux mains de mes ennemis, continua-t-elle avec
ce ton d’enthousiasme qu’elle savait familier aux puritains;
eh bien! que mon Dieu me sauve ou que je périsse pour
mon Dieu! voilà la réponse que je vous prie de faire à lord
Winter. Et quant à ce livre, ajouta-t-elle en montrant le rituel
du bout du doigt, mais sans le toucher, comme si elle eût dû
être souillée par cet attouchement, vous pouvez le remporter
et vous en servir pour vous-même, car sans doute vous êtes
doublement complice de lord Winter, complice dans sa persécution,
complice dans son hérésie.Felton ne répondit rien, prit le livre avec le même sentiment
de répugnance qu’il avait déjà manifesté et se retira pensif.Lord Winter vint vers les cinq heures du soir; milady
avait eu le temps pendant toute la journée de se tracer son
plan de conduite; elle le reçut en femme qui a déjà repris tous
ses avantages.—Il paraît, dit le baron en s’asseyant dans un fauteuil en
face de celui qu’occupait milady et en étendant nonchalamment
ses pieds sur le foyer, il paraît que nous avons fait une
petite apostasie!—Que voulez-vous dire, monsieur?—Je veux dire que depuis la dernière fois que nous nous
sommes vus, nous avons changé de religion; auriez-vous
épousé un troisième mari protestant, par hasard?279
—Expliquez-vous, milord, reprit la prisonnière avec
majesté, car je vous déclare que j’entends vos paroles, mais
que je ne les comprends pas.—Alors, c’est que vous n’avez pas de religion du tout,
j’aime mieux cela, reprit en ricanant lord Winter.—Il est certain que cela est plus selon vos principes, reprit
froidement milady.—Oh! je vous avoue que cela m’est parfaitement égal.—Oh! vous n’avoueriez pas cette indifférence religieuse,
milord, que vos débauches et vos crimes en feraient foi.—Hein! vous parlez de débauches, madame Messaline,
lady Macbeth! Ou j’ai mal entendu, ou vous êtes, pardieu, bien
impudente!—Vous parlez ainsi parce que vous savez qu’on nous
écoute, monsieur, répondit froidement milady, et que vous
voulez intéresser vos geôliers et vos bourreaux contre moi.—Mes geôliers! mes bourreaux! Ouais, madame, vous le
prenez sur un ton poétique, et la comédie d’hier tourne ce
soir à la tragédie. Au reste, dans huit jours vous serez où vous
devez être et ma tâche sera achevée.—Tâche infâme! tâche impie! reprit milady avec l’exaltation
de la victime qui provoque son juge.—Je crois, ma parole d’honneur, dit lord Winter en se levant,
que la drôlesse devient folle. Allons, allons, calmez-vous,
madame la puritaine, ou je vous fais mettre au cachot. Pardieu!
c’est mon vin d’Espagne qui vous monte à la tête, n’est-ce
pas? mais soyez tranquille, cette ivresse-là n’est pas dangereuse
et n’aura pas de suites.Et lord Winter se retira en jurant, ce qui à cette époque
était une habitude toute cavalière.Felton était en effet derrière la porte et n’avait pas perdu
un mot de toute cette scène. Milady avait deviné juste.280
—Oui, va! va! dit-elle à son frère, les suites approchent,
au contraire, mais tu ne les verras, imbécile, que lorsqu’il ne
sera plus temps de les éviter.Le silence se rétablit, deux heures s’écoulèrent; on apporta
le souper, et l’on trouva milady occupée à faire tout haut ses
prières, prières qu’elle avait apprises d’un vieux serviteur de
son second mari, puritain des plus austères. Elle semblait en
extase et ne parut pas même faire attention à ce qui se passait
autour d’elle, Felton fit signe qu’on ne la dérangeât point, et
lorsque tout fut en état il sortit sans bruit avec les soldats.Milady savait qu’elle pouvait être épiée, elle continua donc
ses prières jusqu’à la fin, et il lui sembla que le soldat qui
faisait sentinelle à sa porte ne marchait plus du même pas et
semblait écouter.Pour le moment, elle n’en voulait pas davantage, elle se
releva, se mit à table, mangea peu et ne but que de l’eau.Une heure après on vint enlever la table, mais milady
remarqua que cette fois Felton n’accompagnait point les soldats.Il craignait donc de la voir trop souvent.Elle se retourna vers le mur pour sourire, car il y avait
dans ce sourire une telle expression de triomphe que ce seul
sourire l’eût dénoncée. Elle laissa encore s’écouler une demi-heure,
et comme en ce moment tout faisait silence dans le vieux
château, comme on n’entendait que l’éternel murmure de la
houle, cette respiration immense de l’Océan, de sa voix pure,
harmonieuse et vibrante, elle commença le premier couplet
de ce psaume alors en entière faveur près des puritains:Seigneur, tu nous abandonnes,
Pour voir si nous sommes forts,
Mais ensuite c’est toi qui donnes
De ta céleste main la palme à nos efforts.Ces vers n’étaient pas excellents, il s’en fallait même de beaucoup;
281
mais, on le sait, les puritains ne se piquaient pas de poésie.Tout en chantant, milady écoutait: le soldat de garde à sa
porte s’était arrêté comme
s’il eût été changé en pierre.
Milady put donc juger de
l’effet qu’elle avait produit.Alors elle continua son
chant avec une ferveur et
un sentiment inexprimables;
il lui sembla
que les sons se répandaient
au loin sous
les voûtes et allaient
comme un charme magique
adoucir les cœurs
de ses geôliers. Cependant
il paraît que le soldat
en sentinelle, zélé
catholique sans doute,
secoua le charme, car
à travers la porte:—Taisez-vous donc,
madame, dit-il, votre
chanson est triste
comme un De profundis,
et si, outre l’agrément
d’être en garnison ici, il faut encore y entendre de
pareilles choses, ce sera à n’y point tenir.—Silence! dit alors une voix grave, que milady reconnut
pour celle de Felton; de quoi vous mêlez-vous, drôle! Vous
a-t-on ordonné d’empêcher cette femme de chanter? Non.
On vous a dit de la garder, de tirer sur elle si elle essayait de
282
fuir. Gardez-la; si elle fuit, tuez-la; mais ne changez rien à la
consigne.Une expression de joie indicible éclaira le visage de milady,
mais cette expression fut fugitive comme le reflet d’un éclair,
et, sans paraître avoir entendu le dialogue dont elle n’avait
pas perdu un mot, elle reprit en donnant à sa voix tout le
charme, toute l’étendue et toute la séduction que le démon y
avait mis:Pour tant de pleurs, tant de misère,
Pour mon exil et pour mes fers,
J’ai ma jeunesse, ma prière,
Et Dieu, qui comptera les maux que j’ai soufferts.Cette voix, d’une étendue inouïe et d’une passion sublime,
donnait à la poésie rude et inculte de ces psaumes une magie
et une expression que les puritains les plus exaltés trouvaient
rarement dans les chants de leurs frères, et qu’ils étaient
forcés d’orner de toutes les ressources de leur imagination:
Felton crut entendre chanter l’ange qui consolait les trois
Hébreux dans la fournaise.Milady continua:Mais le jour de la délivrance
Viendra pour nous, Dieu juste et fort;
Et s’il trompe notre espérance,
Il nous reste toujours le martyre et la mort.Ce couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s’efforça
de mettre toute son âme, acheva de porter le désordre dans
le cœur du jeune officier; il ouvrit brusquement la porte, et
milady le vit apparaître pâle comme toujours, mais les yeux
ardents et presque égarés.—Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec une pareille
voix?283
—Pardon, monsieur, dit milady avec douceur, j’oubliais
que mes chants ne sont pas de mise dans cette maison. Je
vous ai peut-être offensé dans vos croyances; mais c’était sans
le vouloir, je vous jure; pardonnez-moi donc une faute qui est
peut-être grande, mais qui certainement est involontaire.Milady était si belle dans ce moment, l’extase religieuse
dans laquelle elle semblait plongée donnait une telle expression
à sa physionomie, que Felton, ébloui, crut voir l’ange que tout
à l’heure il croyait seulement entendre.—Oui, oui, répondit-il, oui; vous troublez, vous agitez les
gens qui habitent ce château.Et le pauvre insensé ne s’apercevait pas lui-même de l’incohérence
de ses paroles, tandis que milady plongeait son œil
de lynx au plus profond de son cœur.—Je me tairai, dit milady en baissant les yeux avec toute
la douceur qu’elle put donner à sa voix, avec toute la résignation
qu’elle put imprimer à son maintien.—Non, non, madame, dit Felton; seulement, chantez
moins haut, la nuit surtout.Et à ces mots, Felton, sentant qu’il ne pourrait pas conserver
longtemps sa sévérité à l’égard de la prisonnière, s’élança
hors de l’appartement.—Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat; ces chants
bouleversent l’âme; cependant on finit par s’y accoutumer: sa
voix est si belle!284 |
TROISIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ | Felton était venu; mais il y avait encore un pas à faire: il
fallait le retenir, ou plutôt il fallait qu’il restât tout seul; et
milady ne voyait encore qu’obscurément le moyen qui devait
la conduire à ce résultat.Il fallait plus encore: il fallait le faire parler, afin de lui
parler aussi: car, milady le savait bien, sa plus grande séduction
était dans sa voix, qui parcourait si habilement toute la
gamme des tons, depuis la parole humaine jusqu’au langage
céleste.Et cependant, malgré toute cette séduction, milady pouvait
échouer, car Felton était prévenu, et cela contre le moindre
hasard. Dès lors, elle surveilla toutes ses actions, toutes ses
paroles, jusqu’au plus simple regard de ses yeux, jusqu’à son
geste, jusqu’à sa respiration, qu’on pouvait interpréter comme
un soupir. Enfin, elle étudia tout, comme fait un habile comédien
à qui l’on vient de donner un rôle nouveau dans un
emploi qu’il n’a pas l’habitude de tenir.Vis-à-vis de lord Winter sa conduite était plus facile; aussi
avait-elle été arrêtée dès la veille. Rester muette et digne en sa
présence, de temps en temps l’irriter par un dédain affecté,
par un mot méprisant, le pousser à des menaces et à des violences
qui faisaient un contraste avec sa résignation à elle, tel
était son projet. Felton verrait: peut-être ne dirait-il rien;
mais il verrait.Le matin, Felton vint comme d’habitude; mais milady le
laissa présider à tous les apprêts du déjeuner sans lui adresser
285
la parole. Aussi, au moment où il allait se retirer, eut-elle une
lueur d’espoir; car elle crut que c’était lui qui allait parler;
mais ses lèvres remuèrent sans qu’aucun son sortît de sa
bouche, et, faisant un effort sur lui-même, il renferma dans son
cœur les paroles qui allaient s’échapper de ses lèvres, et sortit.Vers midi, lord Winter entra.Il faisait une assez belle journée d’hiver, et un rayon de ce
pâle soleil d’Angleterre qui éclaire, mais qui ne réchauffe pas,
passait à travers les barreaux de la prison.Milady regardait par la fenêtre, et fit semblant de ne pas
entendre la porte qui s’ouvrait.—Ah! ah! dit lord Winter, après avoir fait de la comédie,
après avoir fait de la tragédie, voilà que nous faisons de
la mélancolie.La prisonnière ne répondit pas.—Oui, oui, continua lord Winter, je comprends; vous
voudriez bien être en liberté sur ce rivage; vous voudriez bien,
sur un bon navire, fendre les flots de cette mer verte comme
de l’émeraude; vous voudriez bien, soit sur terre, soit sur
l’Océan, me dresser une de ces bonnes petites embuscades
comme vous savez si bien les combiner. Patience! patience!
Dans quelques jours, le rivage vous sera permis, la mer vous
sera ouverte, plus ouverte que vous ne le voudrez; car, dans
quelques jours, l’Angleterre sera débarrassée de vous.Milady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le
ciel:—Seigneur! Seigneur! dit-elle avec une angélique suavité
de geste et d’intonation, pardonnez à cet homme, comme je
lui pardonne moi-même.—Oui, prie, maudite, s’écria le baron, ta prière est d’autant
plus généreuse, que tu es, je te le jure, au pouvoir d’un
homme qui ne pardonnera pas.286
Et il sortit.Au moment où il sortait, un regard perçant glissa par la
porte entre-bâillée, et elle aperçut Felton qui se rangeait rapidement
pour n’être pas vu d’elle.Alors, elle se jeta à genoux, et se mit à prier.—Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, vous savez pour quelle
sainte cause je souffre; donnez-moi donc la force de souffrir.La porte s’ouvrit doucement; la belle suppliante fit semblant
de n’en avoir pas entendu le bruit, et d’une voix pleine
de larmes, elle continua:—Dieu vengeur! Dieu de bonté! laisserez-vous s’accomplir
les affreux projets de cet homme!Alors, seulement, elle feignit d’entendre le bruit des pas
de Felton, et se relevant rapide comme la pensée, elle rougit,
comme si elle eût été honteuse d’avoir été surprise à genoux.—Je n’aime point à déranger ceux qui prient, madame, dit
gravement Felton; ne vous dérangez donc pas pour moi, je
vous en conjure.—Comment savez-vous que je priais, monsieur, dit milady
d’une voix suffoquée par les sanglots: vous vous trompiez,
monsieur, je ne priais pas.—Pensez-vous donc, madame, répondit Felton de sa même
voix grave, quoique avec un accent plus doux, que je me croie
le droit d’empêcher une créature de se prosterner devant son
Créateur? A Dieu ne plaise! D’ailleurs, le repentir sied bien
aux coupables; quelque crime qu’il ait commis, un coupable
m’est sacré aux pieds de Dieu.—Coupable, moi! dit milady avec un sourire qui eût
désarmé l’ange du jugement dernier. Coupable! mon Dieu, tu
sais si je le suis! Dites que je suis condamnée, monsieur, à la
bonne heure; mais, vous le savez, Dieu, qui aime les martyrs,
permet que l’on condamne quelquefois les innocents.287
—Fussiez-vous condamnée, fussiez-vous innocente, fussiez-vous
martyre, répondit Felton, raison de plus pour prier, et
moi-même je vous aiderai de mes prières.—Oh! vous êtes un juste, vous, s’écria milady en se précipitant
à ses pieds: tenez, je n’y puis tenir plus longtemps, car
je crains de manquer de force au moment où il me faudra soutenir
la lutte et confesser ma foi; écoutez donc la supplication
d’une femme au désespoir. On vous abuse, monsieur, mais il
n’est pas question de cela, je ne vous demande qu’une grâce,
et, si vous me l’accordez, je vous bénirai dans ce monde et
dans l’autre.—Parlez au maître, madame, dit Felton; je ne suis heureusement
chargé, moi, ni de pardonner, ni de punir, et c’est à
plus haut que moi que Dieu a remis cette responsabilité.—A vous, non, à vous seul. Écoutez-moi, plutôt que de
contribuer à ma perte, plutôt que de contribuer à mon ignominie.—Si vous avez mérité cette honte, madame, si vous avez
encouru cette ignominie, il faut la subir en l’offrant à Dieu.—Que dites-vous! Oh! vous ne me comprenez pas! Quand
je parle d’ignominie, vous croyez que je parle d’un châtiment
quelconque, de la prison ou de la mort! Plût au ciel! que
m’importent, à moi, la mort ou la prison!—C’est moi qui ne vous comprends plus, madame! dit
Felton.—Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, monsieur!
répondit la prisonnière avec un sourire de doute.—Non, madame, sur l’honneur d’un soldat, sur la foi d’un
chrétien!—Comment! vous ignorez les desseins de lord Winter
sur moi?—Je les ignore.288
—Impossible, vous, son confident!—Je ne mens jamais, madame.—Oh! il se cache trop peu cependant pour qu’on ne les
devine pas.—Je ne cherche à rien deviner, madame; j’attends qu’on
me confie, et, à part ce qu’il m’a dit devant vous, lord Winter
ne m’a rien confié.—Mais, s’écria milady avec un incroyable accent de vérité,
vous n’êtes donc pas son complice, vous ne savez donc pas
qu’il me destine à une honte que tous les châtiments de la
terre ne sauraient égaler en horreur?—Vous vous trompez, madame, dit Felton en rougissant,
lord Winter n’est point capable d’un tel crime.—Bon, dit milady en elle-même; sans savoir ce que c’est, il
appelle cela un crime!Puis tout haut:—L’ami de l’infâme est capable de tout.—Qui appelez-vous l’infâme? demanda Felton.—Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes à qui un semblable
nom puisse convenir?—Vous voulez parler de Georges Villiers? dit Felton, dont
les regards s’enflammèrent.—Que les païens, les gentils infidèles appellent duc de
Buckingham, reprit milady; je n’aurais pas cru qu’il y aurait
eu un Anglais dans toute l’Angleterre qui eût eu besoin d’une
si longue explication pour reconnaître celui dont je voulais
parler!—La main du Seigneur est étendue sur lui, dit Felton, il
n’échappera pas au châtiment qu’il mérite.Felton ne faisait qu’exprimer à l’égard du duc le sentiment
d’exécration que tous les Anglais avaient voué à celui que les
catholiques eux-mêmes appelaient l’exacteur, le concussionnaire,
289
le débauché, et que les puritains appelaient tout simplement
Satan.—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria milady, quand je
vous supplie d’envoyer à cet homme le châtiment qui lui est
dû, vous savez que ce n’est pas ma propre vengeance que je
poursuis, mais que j’implore la délivrance de tout un peuple.—Le connaissez-vous donc? demanda Felton.—Enfin, il m’interroge,—se dit en elle-même milady au
comble de la joie d’en être arrivée si vite à un si grand résultat.
Oh! si je le connais! oh, oui! pour mon malheur, pour
mon malheur éternel.Et milady se tordit les bras comme arrivée au paroxysme
de la douleur.Felton sentit sans doute en lui-même que sa force l’abandonnait,
et fit quelques pas vers la porte; la prisonnière, qui
ne le perdait pas de vue, bondit à sa poursuite, et l’arrêta.—Monsieur, s’écria-t-elle, soyez bon, soyez clément, écoutez
ma prière: ce couteau que la fatale prudence du baron
m’a enlevé, parce qu’il sait l’usage que j’en veux faire; oh!
écoutez-moi jusqu’au bout! ce couteau, rendez-le-moi une minute
seulement, par grâce, par pitié! j’embrasse vos genoux;
voyez, car vous fermerez la porte, que ce n’est pas à vous que
j’en veux. Dieu! vous en vouloir, à vous, le seul être juste,
bon et compatissant que j’aie rencontré! à vous, mon sauveur
peut-être! une minute, ce couteau, une minute, une seule, et je
vous le rends par le guichet de la porte; rien qu’une minute,
monsieur Felton, et vous m’aurez sauvé l’honneur!—Vous tuer! s’écria Felton avec terreur, oubliant de retirer
ses mains des mains de la prisonnière; vous tuer!—J’ai dit, monsieur, murmura milady en baissant la voix
et en se laissant tomber affaissée sur le parquet, j’ai dit mon
secret! Il sait tout! mon Dieu, je suis perdue!290
Felton demeurait debout, immobile et indécis.—Il doute encore, pensa milady, je n’ai pas été assez vraie.On entendit marcher dans le corridor; milady reconnut le
pas de lord Winter.Felton le reconnut aussi et fit un pas vers la porte.Milady s’élança.—Oh! pas un mot, dit-elle d’une voix concentrée, pas un
mot à cet homme, de tout ce que je vous ai dit ou je suis
perdue, et c’est vous, vous...Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peur
qu’on n’entendit sa voix, appuyant, avec un geste de terreur
infinie, sa belle main sur la bouche de Felton.Felton repoussa doucement milady, qui alla tomber sur
une chaise longue.Lord Winter passa devant la porte sans s’arrêter, et l’on
entendit le bruit des pas qui s’éloignaient.Felton, pâle comme la mort, demeura quelques instants
l’oreille tendue et écoutant, puis, quand le bruit se fut éteint
tout à fait, il respira comme un homme qui sort d’un songe,
et s’élança hors de l’appartement.—Ah! dit milady en écoutant à son tour le bruit des pas
de Felton, qui s’éloignaient dans la direction opposée à ceux
de lord Winter, enfin tu es donc à moi!Puis son front se rembrunit.—S’il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le
baron, qui sait bien que je ne me tuerai pas, me mettra devant
lui un couteau entre les mains, et il verra bien que tout ce
grand désespoir n’était qu’un jeu.Elle alla se placer devant sa glace et se regarda, jamais
elle n’avait été si belle.—Oh! oui! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas.Le soir, lord Winter accompagna le souper.291
—Monsieur, lui dit milady, votre présence est-elle un
accessoire obligé de ma captivité, et ne pourriez-vous pas
m’épargner ce surcroît de tortures que me causent vos visites?—Comment donc, chère sœur! dit de Winter, ne m’avez-vous
pas sentimentalement annoncé, de cette jolie bouche si
cruelle pour moi aujourd’hui, que vous veniez en Angleterre
à cette seule fin de me voir tout à votre aise, jouissance dont,
me disiez-vous, vous ressentiez si vivement la privation, que
vous avez tout risqué pour cela: mal de mer, tempête, captivité!
Eh bien! me voilà, soyez satisfaite; d’ailleurs, cette fois
ma visite a un motif.Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlé; jamais
de sa vie, peut-être, cette femme, qui avait éprouvé tant d’émotions
puissantes et opposées, n’avait senti battre son cœur si
violemment.Elle était assise; lord Winter prit un fauteuil, le tira à
ses côtés et s’assit auprès d’elle, puis prenant dans sa poche
un papier qu’il déploya lentement:—Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espèce
de passeport que j’ai rédigé moi-même et qui vous servira désormais
de numéro d’ordre dans la vie que je consens à vous
laisser.Puis ramenant ses yeux de milady sur le papier, il lut:«Ordre de conduire à...» Le nom est en blanc, interrompit
de Winter: si vous avez quelque préférence, vous me l’indiquerez;
et pour peu que ce soit à un millier de lieues de
Londres, il sera fait droit à votre requête. Je reprends donc:
«Ordre de conduire à... la nommée Charlotte Backson, flétrie
par la justice du royaume de France, mais libérée après
châtiment; elle demeurera dans cette résidence, sans jamais
s’en écarter de plus de trois lieues. En cas de tentative d’évasion,
la peine de mort lui sera appliquée. Elle touchera cinq
292
schellings par jour pour son logement et sa nourriture.»—Cet ordre ne me concerne pas, répondit froidement
milady, puisqu’un autre nom que le mien y est porté.—Un nom! Est-ce que vous en avez un?—J’ai celui de votre frère.—Vous vous trompez, mon frère n’est que votre second
mari, et le premier vit encore. Dites-moi
son nom et je le mettrai en place du
nom de Charlotte Backson. Non?... vous
ne voulez pas?... vous gardez le silence?
C’est bien! vous serez écrouée sous le
nom de Charlotte
Backson.Milady demeura silencieuse; seulement, cette fois ce n’était plus
par affectation, mais par terreur: elle crut l’ordre prêt à être
exécuté: elle pensa que lord Winter avait avancé son départ; elle
crut alors qu’elle était condamnée à partir le soir même. Tout dans
son esprit fut donc perdu pendant un instant, quand tout à coup elle
s’aperçut que l’ordre n’était revêtu d’aucune signature.La joie qu’elle ressentit de cette découverte fut si grande,
qu’elle ne put la cacher.—Oui, oui, dit lord Winter, qui s’aperçut de ce qui se
293
passait en elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous
dites: tout n’est pas perdu, puisque cet acte n’est pas signé;
on me le montre pour m’effrayer, voilà tout. Vous vous trompez:
demain cet ordre sera envoyé à lord Buckingham; après-demain
il reviendra signé de sa main et revêtu de son sceau,
et vingt-quatre heures après, c’est moi qui vous en réponds, il
recevra son commencement d’exécution. Adieu, madame, voilà
tout ce que j’avais à vous dire.—Et moi je vous répondrai, monsieur, que cet abus de
pouvoir, que cet exil sous un nom supposé sont une infamie.—Aimez-vous mieux être pendue sous votre vrai nom,
milady? Vous le savez, les lois anglaises sont inexorables sur
l’abus que l’on fait du mariage; expliquez-vous franchement:
quoique mon nom ou plutôt le nom de mon frère se trouve
mêlé dans tout cela, je risquerai le scandale d’un procès
public pour être sûr que du coup je serai débarrassé de vous.Milady ne répondit pas.—Oh! je vois que vous aimez mieux la pérégrination.
A merveille, madame, et il y a un vieux proverbe qui dit que
les voyages forment la jeunesse. Ma foi! vous n’avez pas tort,
après tout, et la vie est bonne. C’est pour cela que je ne me
soucie pas que vous me l’ôtiez. Reste donc à régler l’affaire
des cinq schellings; je me montre un peu parcimonieux, n’est-ce
pas? cela tient à ce que je ne me soucie pas que vous corrompiez
vos gardiens. D’ailleurs il vous restera toujours vos
charmes pour les séduire. Usez-en si votre échec avec Felton
ne vous a pas dégoûtée des tentatives de ce genre.—Felton n’a point parlé, se dit milady à elle-même, rien
n’est perdu alors.—Et maintenant, madame, à vous revoir. Demain je viendrai
vous annoncer le départ de mon messager.Lord Winter se leva, salua ironiquement milady et sortit.294
Milady respira: elle avait quatre jours encore devant elle;
quatre jours lui suffiraient pour achever de séduire Felton.Cependant une idée terrible lui venait, c’est que lord Winter
enverrait peut-être Felton lui-même pour faire signer l’ordre à
Buckingham; de cette façon Felton lui échappait, et pour que la
prisonnière réussît il fallait la magie d’une séduction continue.Cependant, comme nous
l’avons dit, une chose la rassurait:
Felton n’avait pas parlé.Elle ne voulut point paraître
émue par les menaces de lord
Winter, elle se mit
à table et mangea.Puis, comme
elle avait fait la
veille, elle se mit
à genoux, et répéta
tout haut ses
prières. Comme la
veille, le soldat
cessa de marcher
et s’arrêta pour
l’écouter.Bientôt elle entendit des pas plus légers que ceux de la sentinelle
qui venaient du fond du corridor et qui s’arrêtaient
devant sa porte.—C’est lui, dit-elle.Et elle commença le même chant religieux qui, la veille,
avait si violemment exalté Felton.Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore eût vibré
plus harmonieuse et plus déchirante que jamais, la porte resta
close. Il parut bien à milady, dans un des regards furtifs
295
qu’elle lançait sur le petit guichet, apercevoir à travers le grillage
serré les yeux ardents du jeune homme; mais, que ce fût
une réalité ou une vision, cette fois il eut sur lui-même la
puissance de ne pas entrer.Seulement, quelques instants après qu’elle eut fini son
chant religieux, milady crut entendre un profond soupir; puis,
les mêmes pas qui s’étaient approchés s’éloignèrent lentement
et comme à regret. |
QUATRIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ | Le lendemain, lorsque Felton entra chez milady, il la trouva
debout, montée sur un fauteuil, tenant entre ses mains une
corde tissée à l’aide de quelques mouchoirs de batiste déchirés
en lanières tressées les unes avec les autres et attachées bout
à bout; au bruit que fit Felton en ouvrant la porte, milady sauta
légèrement à terre de son fauteuil, et essaya de cacher derrière
elle cette corde improvisée, qu’elle tenait à la main.Le jeune homme était plus pâle encore que d’habitude, et
ses yeux rougis par l’insomnie indiquaient qu’il avait passé
une nuit fiévreuse.Cependant son front était armé d’une sévérité plus austère
que jamais.Il s’avança lentement vers milady, qui s’était assise, et
prenant un bout de la tresse meurtrière que par mégarde ou à
dessein peut-être elle avait laissée passer:—Qu’est-ce que cela, madame? demanda-t-il froidement.—Cela? rien, dit milady en souriant avec cette expression
douloureuse qu’elle savait si bien donner à son sourire, l’ennui
296
est l’ennemi mortel des prisonniers, je m’ennuyais et je me
suis amusée à tresser cette corde.Felton porta les yeux vers le point du mur de l’appartement
devant lequel il avait trouvé milady debout sur le fauteuil où
elle était assise maintenant, et au-dessus
de sa tête il aperçut un crampon
doré, scellé dans le mur,
et qui servait à accrocher soit
des hardes, soit
des armes.Il tressaillit, et
la prisonnière vit
ce tressaillement;
car quoiqu’elle eût
les yeux baissés,
rien ne lui échappait.—Et que faisiez-vous,
debout
sur ce fauteuil?
demanda-t-il.—Que vous
importe? répondit
milady.—Mais, reprit
Felton, je désire
le savoir.—Ne m’interrogez pas, dit la prisonnière, vous savez bien
qu’à nous autres, véritables chrétiens, il nous est défendu de
mentir.—Eh bien! dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous
faisiez, ou plutôt ce que vous alliez faire; vous alliez achever
297
l’œuvre fatale que vous nourrissez dans votre esprit: songez-y,
madame, si notre Dieu défend le mensonge, il défend bien
plus sévèrement encore le suicide.—Quand Dieu voit une de ses créatures persécutée injustement,
placée entre le suicide et le déshonneur, croyez-moi,
monsieur, répondit milady d’un ton de profonde conviction,
Dieu lui pardonne le suicide: car le suicide, c’est le martyre.—Vous en dites trop ou trop peu; parlez, madame, au nom
du ciel, expliquez-vous.—Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les
traitiez de fables; que je vous dise mes projets, pour que vous
alliez les dénoncer à mon persécuteur: non, monsieur; d’ailleurs,
que vous importe la vie ou la mort d’une malheureuse
condamnée? vous ne répondez que de mon corps, n’est-ce pas?
et pourvu que vous représentiez un cadavre, qu’il soit reconnu
pour le mien, on ne vous en demandera pas davantage, et peut-être,
même, aurez-vous double récompense.—Moi, madame, moi! s’écria Felton, supposer que j’accepterais
jamais le prix de votre vie; oh! vous ne pensez pas ce
que vous dites.—Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit milady en
s’exaltant; tout soldat doit être ambitieux, n’est-ce pas? vous
êtes lieutenant, eh bien! vous suivrez mon convoi avec le
grade de capitaine.—Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton ébranlé, pour
que vous me chargiez d’une pareille responsabilité devant les
hommes et devant Dieu? Dans quelques jours vous allez être
hors d’ici, madame, votre vie ne sera plus sous ma garde, et,
ajouta-t-il avec un soupir, alors vous en ferez ce que vous
voudrez.—Ainsi, s’écria milady, comme si elle ne pouvait résister à
une sainte indignation, vous, un homme pieux, vous que l’on
298
appelle un juste, vous ne demandez qu’une chose: c’est de
n’être point inculpé, inquiété pour ma mort!—Je dois veiller sur votre vie, madame, et j’y veillerai.—Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez?
cruelle déjà si j’étais coupable, quel nom lui donnerez-vous,
quel nom le Seigneur lui donnera-t-il, si je suis innocente?—Je suis soldat, madame, et j’accomplis les ordres que j’ai
reçus.—Croyez-vous qu’au jour du jugement dernier Dieu séparera
les bourreaux aveugles des juges iniques? vous ne voulez
pas que je tue mon corps, et vous vous faites l’agent de celui
qui veut tuer mon âme!—Mais, je vous le répète, reprit Felton ébranlé, aucun
danger ne vous menace, et je réponds de lord Winter comme
de moi-même.—Insensé! s’écria milady, pauvre insensé qui ose répondre
d’un autre homme quand les plus sages, quand les plus selon
Dieu hésitent à répondre d’eux-mêmes, et qui se range du
parti le plus fort et le plus heureux, pour accabler la plus
faible et la plus malheureuse!—Impossible, madame, impossible, murmura Felton, qui
sentait au fond du cœur la justesse de cet argument: prisonnière,
vous ne recouvrerez pas par moi la liberté; vivante, vous
ne perdrez pas par moi la vie.—Oui, s’écria milady, mais je perdrai ce qui m’est bien
plus cher que la vie, je perdrai l’honneur, Felton; et c’est vous,
vous que je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes
de ma honte et de mon infamie.Cette fois Felton, tout impassible qu’il était ou qu’il faisait
semblant d’être, ne put résister à l’influence secrète qui s’était
déjà emparée de lui: voir cette femme si belle, blanche comme
la plus pure vision, la voir tour à tour éplorée et menaçante,
299
subir à la fois l’ascendant de la douleur et de la beauté,
c’était trop pour un visionnaire, c’était trop pour un cerveau
miné par les rêves ardents de la foi extatique, c’était trop pour
un cœur corrodé à la fois par l’amour du ciel qui brûle, par la
haine des hommes qui dévore.Milady vit le trouble, elle sentit par intuition la flamme
des passions opposées qui brûlaient le sang dans les veines
du jeune fanatique; et, pareille, à un général habile qui,
voyant l’ennemi prêt à reculer, marche sur lui en poussant un
cri de victoire, elle se leva, belle comme une prêtresse antique,
inspirée comme une vierge chrétienne, et, le bras étendu, le
col découvert, les cheveux épars, retenant d’une main sa robe
pudiquement ramenée sur sa poitrine, le regard illuminé de
ce feu qui avait déjà porté le désordre dans les sens du jeune
puritain, elle marcha vers lui, s’écriant sur un air véhément,
de sa voix si douce, à laquelle, dans l’occasion, elle donnait un
accent terrible:Livre à Baal sa victime
Jette aux lions le martyr:
Dieu te fera repentir!...
Je crie à lui de l’abîme.Felton s’arrêta sous cette étrange apostrophe, et comme
pétrifié.—Qui êtes-vous, qui êtes-vous? s’écria-t-il en joignant les
mains; êtes-vous une envoyée de Dieu, êtes-vous un ministre
des enfers, êtes-vous ange ou démon, vous appelez-vous Éloa
ou Astarté?—Ne m’as-tu pas reconnue, Felton? Je ne suis ni un ange,
ni un démon, je suis une fille de la terre, je suis une sœur de
ta croyance, voilà tout.—Oui! oui! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant
je crois.300
—Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de
Bélial qu’on appelle lord Winter! Tu crois, et cependant tu
me laisses aux mains de mes ennemis, de l’ennemi de l’Angleterre,
de l’ennemi de Dieu? Tu crois, et cependant tu me livres
à celui qui remplit et souille le monde de ses hérésies et de ses
débauches, à cet infâme Sardanapale que les aveugles nomment
le duc de Buckingham et que les croyants appellent l’Antéchrist.—Moi, vous livrer à Buckingham! moi! que dites-vous là?—Ils ont des yeux, s’écria milady et ils ne verront pas; ils
ont des oreilles, et ils n’entendront point.—Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front
couvert de sueur, comme pour en arracher son dernier doute;
oui, je reconnais la voix qui me parle dans mes rêves; oui, je
reconnais les traits de l’ange qui m’apparaît chaque nuit,
criant à mon âme qui ne peut dormir: «Frappe, sauve l’Angleterre,
sauve-toi, car tu mourras sans avoir désarmé Dieu!»
Parlez, parlez! s’écria Felton, je puis vous comprendre à présent.Un éclair de joie terrible, mais rapide comme la pensée,
jaillit aux yeux de milady.Si fugitive qu’eût été cette lueur homicide, Felton la vit et
tressaillit comme si cette lueur eût éclairé les abîmes du cœur
de cette femme.Felton se rappela tout à coup les avertissements de lord
Winter, les séductions de milady, ses premières tentatives lors
de son arrivée; il recula d’un pas et baissa la tête, mais sans
cesser de la regarder: comme si, fasciné par cette étrange
créature, ses yeux ne pouvaient se détacher de ses yeux.Milady n’était point femme à se méprendre au sens de cette
hésitation. Sous ses émotions apparentes, son sang-froid glacé
ne l’abandonnait point. Avant que Felton lui eût répondu
301
et qu’elle fût forcée de reprendre cette conversation si difficile
à soutenir sur le même accent d’exaltation, elle laissa
retomber ses mains, et comme si la faiblesse de la femme
reprenait le dessus sur l’enthousiasme de l’inspirée:—Mais, non, dit-elle, ce n’est pas à moi d’être la Judith qui
délivrera Béthulie de cet Holopherne. Le glaive de l’Éternel
est trop lourd pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le déshonneur
par la mort, laissez-moi me réfugier dans le martyre. Je
ne vous demande ni la liberté, comme ferait une coupable, ni
la vengeance, comme ferait une païenne. Laissez-moi mourir,
voilà tout. Je vous supplie, je vous implore à genoux: laissez-moi
mourir, et mon dernier soupir sera une bénédiction pour
mon sauveur.A cette voix douce et suppliante, à ce regard timide et abattu,
Felton se rapprocha. Peu à peu l’enchanteresse avait revêtu
cette parure magique qu’elle reprenait et quittait à volonté,
c’est-à-dire la beauté, la douceur, les larmes et surtout l’irrésistible
attrait de la volupté mystique, la plus dévorante des
voluptés.—Hélas! dit Felton, je ne puis qu’une chose, vous plaindre
si vous me prouvez que vous êtes une victime! Mais lord
Winter a de cruels griefs contre vous. Vous êtes chrétienne,
vous êtes ma sœur en religion; je me sens entraîné vers vous,
moi qui n’ai jamais aimé que mon bienfaiteur, moi qui n’ai
trouvé dans la vie que des traîtres et des impies. Mais vous,
madame, vous si belle en réalité, vous si pure en apparence,
pour que lord Winter vous poursuive ainsi, vous avez donc
commis des iniquités!—Ils ont des yeux, répéta milady avec un accent d’indicible
douleur, et ils ne verront pas; ils ont des oreilles, et ils
n’entendront point.—Mais, alors, s’écria le jeune officier, parlez, parlez donc!302
—Vous confier ma honte! s’écria milady avec le rouge de
la pudeur au visage, car souvent le crime de l’un est la honte
de l’autre; vous confier ma honte, à vous homme, moi femme!
Oh! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses
beaux yeux, oh! jamais, jamais je ne pourrai!—A moi, à un frère! s’écria Felton.Milady le regarda longtemps avec une expression que le
jeune officier prit pour du doute, et qui cependant n’était que
de l’observation et surtout la volonté de fasciner.Felton, à son tour suppliant, joignit les mains.—Eh bien, dit milady! je me fie à mon frère, j’oserai!En ce moment, on entendit le pas de lord Winter; mais,
cette fois, le terrible beau-frère de milady ne se contenta point,
comme il avait fait la veille, de passer devant la porte et de
s’éloigner, il s’arrêta, échangea deux mots avec la sentinelle,
puis la porte s’ouvrit, et il parut.Pendant ces deux mots échangés, Felton s’était reculé vivement,
et lorsque lord Winter entra, il était à quelques pas de
la prisonnière.Le baron entra lentement, et portant son regard scrutateur
de la prisonnière au jeune officier:—Voilà bien longtemps, John, dit-il, que vous êtes ici;
cette femme vous a-t-elle raconté ses crimes? alors je comprends
la durée de l’entretien.Felton tressaillit, et milady sentit qu’elle était perdue si
elle ne venait au secours du puritain décontenancé.—Ah! vous craignez que votre prisonnière ne vous
échappe! dit-elle, eh bien, demandez à votre digne geôlier
quelle grâce, à l’instant même, je sollicitais de lui.—Vous demandiez une grâce, dit le baron soupçonneux.—Oui, milord, reprit le jeune homme confus.—Et quelle grâce, voyons? demanda lord Winter.303
—Un couteau qu’elle me rendra par le guichet, une minute
après l’avoir reçu, répondit Felton.—Il y a donc quelqu’un de caché ici que cette gracieuse
personne veuille égorger? reprit lord Winter de sa voix railleuse
et méprisante.—Il y a moi, répondit milady.—Je vous ai donné le choix entre l’Amérique et Tyburn,
reprit lord Winter, choisissez Tyburn, milady: la corde est,
croyez-moi, encore plus sûre que le couteau.Felton pâlit et fit un pas en avant, en songeant qu’au moment
où il était entré, milady tenait une corde.—Vous avez raison, dit celle-ci, et j’y avais déjà pensé;
puis elle ajouta d’une voix sourde: J’y penserai encore.Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses
os; probablement lord Winter aperçut ce mouvement.—Méfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposé
sur toi, prends garde! Je t’ai prévenu! D’ailleurs, aie bon
courage, mon enfant, dans trois jours nous serons délivrés
de cette créature, et, où je l’envoie, elle ne nuira plus à personne.—Vous l’entendez! s’écria milady avec éclat, de façon que
le baron crût qu’elle s’adressait au ciel et que Felton comprît
que c’était à lui.Felton baissa la tête et rêva.Le baron prit l’officier par le bras en tournant la tête sur
son épaule, afin de ne pas perdre milady de vue jusqu’à ce
qu’il fût sorti.—Allons, allons, dit la prisonnière lorsque la porte se fut
refermée, je ne suis pas encore si avancée que je le croyais.
Winter a changé sa sottise ordinaire en une prudence inconnue;
ce que c’est que le désir de la vengeance, et comme ce désir
forme l’homme! Quant à Felton, il hésite. Ah! ce n’est pas un
304
homme comme ce d’Artagnan maudit. Un puritain n’adore
que les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire
aime les femmes, et il les aime en joignant les bras.Cependant milady attendit avec impatience, car elle se doutait
bien que la journée ne se passerait pas sans qu’elle revît
Felton. Enfin, une heure après la scène que nous venons de
raconter, elle entendit que l’on parlait
bas à la porte, puis bientôt la
porte s’ouvrit, et elle
reconnut Felton.Le jeune homme s’avança
rapidement dans
la chambre en laissant
la porte ouverte
derrière lui et en
faisant signe à milady
de se taire;
il avait le visage
bouleversé.—Que me voulez-vous?
dit-elle.—Écoutez, répondit
Felton à
voix basse, si je
viens d’éloigner la sentinelle c’est pour pouvoir rester ici sans
qu’on sache que je suis venu, pour vous parler sans qu’on
puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de me
raconter une histoire effroyable.Milady prit son sourire de victime résignée, et secoua la tête.—Ou vous êtes un démon, continua Felton, ou le baron,
mon bienfaiteur, mon père, est un monstre. Je vous connais
depuis quatre jours, je l’aime depuis deux ans, lui; je puis
305
donc hésiter entre vous deux: ne vous effrayez pas de ce que
je vous dis, j’ai besoin d’être convaincu. Cette nuit, après
minuit, je viendrai vous voir, et vous me convaincrez.—Non, Felton, non, mon frère, dit-elle, le sacrifice est trop
grand et je sens qu’il vous coûte. Non, je suis perdue, ne vous
perdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus éloquente que ma
vie, et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que
les paroles de la prisonnière.—Taisez-vous, madame, s’écria Felton, et ne me parlez pas
ainsi; je suis venu pour que vous me promettiez sur l’honneur,
pour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus
sacré que vous n’attenterez pas à votre vie.—Je ne veux pas promettre, dit milady, car personne plus
que moi n’a le respect du serment, et, si je promettais, il me
faudrait tenir.—Eh bien! dit Felton, engagez-vous seulement jusqu’au
moment où vous m’aurez revu. Si, lorsque vous m’aurez revu,
vous persistez encore, eh bien! alors, vous serez libre, et, moi-même,
je vous donnerai l’arme que vous m’avez demandée.—Eh bien! dit milady, pour vous j’attendrai.—Jurez-le.—Je le jure par notre Dieu. Êtes-vous content?—Bien, dit Felton, à cette nuit!Et il s’élança hors de l’appartement, referma la porte, et
attendit en dehors, la demi-pique du soldat à la main et comme
s’il eût monté la garde à sa place.Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.Alors, à travers le guichet dont elle s’était rapprochée,
milady vit le jeune homme se signer avec une ferveur délirante
et s’en aller par le corridor avec un transport de joie.Quant à elle, elle revint à sa place, un sourire de sauvage
mépris sur ses lèvres, et elle répéta en blasphémant ce nom
306
terrible de Dieu, par lequel elle avait juré sans jamais avoir
appris à le connaître.—Mon Dieu! dit-elle, fanatique insensé! mon Dieu! c’est
moi, moi et celui qui m’aidera à me venger. |
CINQUIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ | Cependant milady en était arrivée à un demi-triomphe, et
le succès obtenu doublait ses forces.Il n’était pas difficile de vaincre, ainsi qu’elle l’avait fait
jusque-là, des hommes prompts à se laisser séduire, et que
l’éducation galante de la cour entraînait vite dans le piège;
milady était assez belle pour ne pas trouver de résistance de
la part de la chair, et elle était assez adroite pour l’emporter
sur tous les obstacles de l’esprit.Mais, cette fois, elle avait à lutter contre une nature sauvage,
concentrée, insensible à force d’austérité; la religion et
la pénitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux
séductions ordinaires. Il roulait dans cette tête exaltée des
plans tellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu’il
n’y restait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de
matière, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la
corruption. Milady avait donc fait brèche, avec sa fausse vertu,
dans l’opinion d’un homme prévenu horriblement contre elle,
et par sa beauté, dans le cœur et les sens d’un homme chaste
et pur. Enfin, elle s’était donné la mesure de ses moyens,
inconnus d’elle-même jusqu’alors, par cette expérience faite sur
le sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent
soumettre à son étude.307
Bien des fois néanmoins pendant la soirée elle avait désespéré
du sort et d’elle-même; elle n’invoquait pas Dieu, nous
le savons, mais elle avait foi dans le génie du mal, cette immense
souveraineté qui règne dans tous les détails de la vie humaine,
et à laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grenade
suffit pour reconstruire un monde perdu.Milady, bien préparée à recevoir Felton, put dresser ses batteries
pour le lendemain. Elle savait qu’il ne lui restait plus
que deux jours, qu’une fois l’ordre signé par Buckingham (et
Buckingham le signerait d’autant plus facilement, que cet ordre
portait un faux nom, et qu’il ne pourrait reconnaître la femme
dont il était question), une fois cet ordre signé, disons-nous,
le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussi
que les femmes condamnées à la déportation usent d’armes
bien moins puissantes dans leurs séductions que les prétendues
femmes vertueuses dont le soleil du monde éclaire la
beauté, dont la voix de la mode vante l’espèce, et qu’un reflet
d’aristocratie dore de ses lueurs enchantées. Être une femme
condamnée à une peine misérable et infamante n’est pas un
empêchement à être belle, mais c’est un obstacle à jamais
redevenir puissante. Comme tous les gens d’un mérite réel,
milady connaissait le milieu qui convenait à sa nature, à ses
moyens. La pauvreté lui répugnait, l’abjection la diminuait
des deux tiers de sa grandeur. Milady n’était reine que parmi
les reines; il fallait à sa domination le plaisir de l’orgueil satisfait.
Commander aux êtres inférieurs était plutôt une humiliation
qu’un plaisir pour elle.Certes, elle fût revenue de son exil, elle n’en doutait pas un
seul instant; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer?
Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de milady
les jours qu’on n’occupe pas à monter sont des jours néfastes;
qu’on trouve donc le mot dont on doive nommer les jours
308
qu’on emploie à descendre! Perdre un an, deux ans, trois ans,
c’est-à-dire une éternité; revenir quand d’Artagnan, heureux
et triomphant, aurait, lui et ses amis, reçu de la reine la récompense
qui leur était bien acquise pour les services qu’ils lui
avaient rendus; c’était là de ces idées dévorantes qu’une
femme comme milady ne pouvait supporter. Au reste, l’orage
qui grondait en elle doublait sa force, et elle eût fait éclater les
murs de sa prison, si son corps eût pu prendre un seul instant
les proportions de son esprit.Puis ce qui l’aiguillonnait encore au milieu de tout cela,
c’était le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait
dire de son silence le cardinal défiant, inquiet, soupçonneux;
le cardinal, non seulement son seul appui, son seul soutien,
son seul protecteur dans le présent, mais encore le principal
instrument de sa fortune et de sa vengeance à venir? Elle le
connaissait, elle savait qu’à son retour, après un voyage inutile,
elle aurait beau arguer de la prison, elle aurait beau
exalter les souffrances subies, le cardinal répondrait avec ce
calme railleur du sceptique puissant à la fois par la force et
le génie: «Il ne fallait pas vous laisser prendre!»Alors milady réunissait toute son énergie, murmurant au
fond de sa pensée le nom de Felton, la seule lueur de jour qui
pénétrât jusqu’à elle au fond de l’enfer où elle était tombée;
et comme un serpent qui roule et déroule ses anneaux pour
se rendre compte à lui-même de sa force, elle enveloppait
d’avance Felton dans les mille replis de son inventive imagination.Cependant le temps s’écoulait, les heures les unes après les
autres semblaient réveiller la cloche en passant, et chaque
coup du battant d’airain retentissait sur le cœur de la prisonnière.
A neuf heures, lord Winter fit la visite accoutumée,
regarda la fenêtre et les barreaux, sonda le parquet et les
309
murs, visita la cheminée et les portes, sans que, pendant cette
longue et minutieuse visite, ni lui ni milady prononçassent
une seule parole.Sans doute que tous deux comprenaient que la situation
était devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles
et en colère sans effet.—Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous
sauverez pas encore cette nuit!A dix heures, Felton vint placer une sentinelle; milady
reconnut son pas. Elle le devinait maintenant comme une
maîtresse devine celui de l’amant de son cœur, et cependant
milady détestait et méprisait à la fois ce faible fanatique.Ce n’était point l’heure convenue. Felton n’entra point.Deux heures après, et comme minuit sonnait, la sentinelle
fut relevée.Cette fois c’était l’heure: aussi, à partir de ce moment,
milady attendit-elle avec impatience.La nouvelle sentinelle commença à se promener dans le
corridor.Au bout de dix minutes Felton vint. Milady prêta l’oreille.—Écoute, dit le jeune homme à la sentinelle, sous aucun
prétexte ne t’éloigne de cette porte, car tu sais que la nuit dernière
un soldat a été puni par milord pour avoir quitté son
poste un instant, et cependant c’est moi qui, pendant sa courte
absence, avais veillé à sa place.—Oui, je le sais, dit le soldat.—Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi,
ajouta-t-il, je vais entrer pour visiter une seconde fois la
chambre de cette femme, qui a, j’en ai peur, de sinistres projets
sur elle-même, et que j’ai reçu l’ordre de surveiller.—Bon, murmura milady, voilà l’austère puritain qui
ment!310
Quant au soldat, il se contenta de sourire.—Peste! mon lieutenant, dit-il, vous n’êtes pas malheureux
d’être chargé de commissions pareilles, surtout si milord
vous a autorisé à regarder jusque dans son lit.Felton rougit; dans toute autre circonstance il eût réprimandé
le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie;
mais sa conscience murmurait trop haut pour que sa bouche
osât parler.—Si j’appelle, dit-il, viens; de même que si l’on vient,
appelle-moi.—Oui, mon lieutenant, dit le soldat.Felton entra chez milady. Milady se leva.—Vous voilà? dit-elle.—Je vous avais promis de venir, dit Felton, et, je suis
venu.—Vous m’avez promis autre chose encore.—Quoi donc? mon Dieu! dit le jeune homme qui, malgré
son empire sur lui-même, sentait ses genoux trembler et la
sueur poindre sur son front.—Vous avez promis de m’apporter un couteau, et de me
le laisser après notre entretien.—Ne parlez pas de cela, madame, dit Felton, il n’y a pas
de situation, si terrible qu’elle soit, qui autorise une créature
de Dieu à se donner la mort. J’ai réfléchi que jamais je ne
pourrais me rendre coupable d’un pareil péché.—Ah! vous avez réfléchi! dit la prisonnière en s’asseyant
sur son fauteuil avec un sourire de dédain; et moi aussi, j’ai
réfléchi!—A quoi?—Que je n’avais rien à dire à un homme qui ne tenait pas
sa parole.—O mon Dieu! murmura Felton.311
—Vous pouvez vous retirer, dit milady, je ne parlerai pas.—Voilà le couteau! dit Felton tirant de sa poche l’arme
que, selon sa promesse, il avait apportée, mais qu’il hésitait à
remettre à sa prisonnière.—Voyons-le, dit milady.—Pour quoi faire?—Sur l’honneur, je vous le rends à l’instant même; vous
le poserez sur cette table, et vous resterez entre lui et moi.Felton tendit l’arme à milady, qui en examina attentivement
la trempe, et qui essaya la pointe sur le bout de son
doigt.—Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier,
celui-ci est en bel et bon acier; vous êtes un fidèle ami,
Felton.Felton reprit l’arme et la posa sur la table comme il venait
d’être convenu avec sa prisonnière.Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.—Maintenant, dit-elle, écoutez-moi.La recommandation était inutile: le jeune officier se tenait
debout devant elle, attendant ses paroles pour les dévorer.—Felton, dit milady avec une solennité pleine de mélancolie,
Felton, si votre sœur, la fille de votre père vous disait:
Jeune encore, assez belle par malheur, on m’a fait tomber
dans un piège, j’ai résisté; on a multiplié autour de moi les
embûches, les violences, j’ai résisté; on a blasphémé la religion
que je sers, le Dieu que j’adore, parce que j’appelais à
mon secours ce Dieu et cette religion, j’ai résisté; alors on m’a
prodigué les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon
âme, on a voulu à tout jamais souiller mon corps; enfin...Milady s’arrêta, et un sourire amer passa sur ses lèvres.—Enfin, dit Felton, enfin, qu’a-t-on fait?—Enfin, un soir, on résolut de paralyser cette résistance
312
qu’on ne pouvait vaincre: un soir, on mêla à mon eau
un narcotique puissant; à peine eus-je achevé mon repas, que
je me sentis tomber peu à peu dans une torpeur inconnue.
Quoique je fusse sans défiance, une crainte vague me saisit et
j’essayai de lutter contre le sommeil; je me levai, je voulus
courir à la fenêtre, appeler au secours, mais mes jambes refusèrent
de me porter; il me semblait que le plafond s’abaissait
sur ma tête et m’écrasait de son poids; je tendis les bras, j’essayai
de parler, je ne pus que pousser des sons inarticulés; un
engourdissement irrésistible s’emparait de moi, je me retins
à un fauteuil, sentant que j’allais tomber, mais bientôt cet
appui fut insuffisant pour mes bras débiles, je tombai sur
un genou, puis sur les deux; je voulus prier, ma langue était
glacée; Dieu ne me vit ni ne m’entendit sans doute, et je glissai
sur le parquet, en proie à un sommeil qui ressemblait à la
mort. De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui
s’écoula pendant sa durée, je n’eus aucun souvenir; la seule
chose que je me rappelle, c’est que je me réveillai couchée
dans une chambre ronde, dont l’ameublement était somptueux,
et dans laquelle le jour ne pénétrait que par une ouverture au
plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrée:
on eût dit une magnifique prison.»Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où
je me trouvais et de tous les détails que je rapporte, mon
esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes
ténèbres de ce sommeil auquel je ne pouvais m’arracher;
j’avais des perceptions vagues d’un espace parcouru, du roulement
d’une voiture, d’un rêve horrible dans lequel mes forces
se seraient épuisées; mais tout cela était si sombre et si indistinct
dans ma pensée, que ces événements semblaient appartenir
à une autre vie que la mienne et cependant mêlée à la
mienne par une fantastique dualité.313
»Quelque temps, l’état dans lequel je me trouvais me sembla
si étrange, que je crus que je faisais un rêve. Je me levai
chancelante, mes habits étaient près de moi, sur une chaise:
je ne me rappelai ni m’être dévêtue, ni m’être couchée. Alors
peu à peu la réalité se présenta à moi pleine de pudiques terreurs:
je n’étais plus dans la maison que j’habitais; autant que
j’en pouvais juger par la lumière du soleil, le jour était déjà
aux deux tiers écoulé! c’était la veille au soir que je m’étais
endormie; mon sommeil avait donc déjà duré près de vingt-quatre
heures. Que s’était-il passé pendant ce long sommeil?»Je m’habillai aussi rapidement qu’il me fut possible.
Tous mes mouvements lents et engourdis attestaient que l’influence
du narcotique n’était point encore entièrement dissipée.
Au reste, cette chambre était meublée pour recevoir une
femme; et la coquette la plus achevée n’eût pas eu un souhait
à former qu’elle n’eût vu, en promenant son regard autour de
l’appartement, son souhait accompli.»Certes, je n’étais pas la première captive qui s’était vue
enfermée dans cette splendide prison; mais, vous le comprenez,
Felton, plus la prison était belle, plus je m’épouvantais.»Oui, c’était une prison, car j’essayai vainement d’en sortir.
Je sondai tous les murs afin de découvrir une porte, partout
les murs rendirent un son plein et mat.»Je fis peut-être vingt fois le tour de cette chambre, cherchant
une issue quelconque; il n’y en avait pas: je tombai
écrasée de fatigue et de terreur sur un fauteuil.»Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la
nuit mes terreurs augmentaient: je ne savais si je devais rester
où j’étais assise; il me semblait que j’étais entourée de
dangers inconnus, dans lesquels j’allais tomber à chaque pas.
Quoique je n’eusse rien mangé depuis la veille, mes craintes
m’empêchaient de ressentir la faim.314
»Aucun bruit du dehors, qui me permît de mesurer le
temps, ne venait jusqu’à moi; je présumai seulement qu’il
pouvait être sept ou huit heures du soir; car nous étions au
mois d’octobre, et il faisait nuit entière.»Tout à coup, le cri d’une porte qui tourne sur ses gonds
me fit tressaillir;
un globe de feu
apparut au-dessus
de l’ouverture vitrée
du plafond,
jetant une vive
lumière dans ma
chambre, et je m’aperçus
avec terreur
qu’un homme était
debout à quelques
pas de moi.»Une table à
deux couverts, supportant
un souper
tout préparé, s’était
dressée comme par
magie au milieu de
l’appartement.»Cet homme
était celui qui me
poursuivait depuis un an, qui avait juré mon déshonneur, et
qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit
comprendre qu’il l’avait accompli la nuit précédente.—L’infâme! murmura Felton.—Oh! oui, l’infâme! s’écria milady, voyant l’intérêt que
le jeune officier, dont l’âme semblait suspendue à ses lèvres,
315
prenait à cet étrange récit; oh! oui, l’infâme! il avait cru qu’il
lui suffisait d’avoir triomphé de moi dans mon sommeil, pour
que tout fût dit; il venait, espérant que j’accepterais ma honte,
puisque ma honte était consommée; il venait m’offrir sa fortune
en échange de mon amour.»Tout ce que le cœur d’une femme peut contenir de
superbe mépris et de paroles dédaigneuses, je le versai sur
cet homme; sans doute, il était habitué à de pareils reproches;
car il m’écouta calme, souriant, et les bras croisés sur sa poitrine;
puis, lorsqu’il crut que j’avais tout dit, il s’avança vers
moi; je bondis vers la table, je saisis un couteau, je l’appuyai
sur ma poitrine.»—Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon déshonneur,
vous aurez encore ma mort à vous reprocher.»Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix,
dans toute ma personne, cette vérité de geste, de pose et d’accent,
qui porte la conviction dans les âmes les plus perverses;
car il s’arrêta.»—Votre mort! me dit-il; oh! non, vous êtes une trop
charmante maîtresse pour que je consente à vous perdre ainsi,
après avoir eu le bonheur de vous posséder une fois seulement.
Adieu, ma toute belle! j’attendrai, pour revenir vous faire ma
visite, que vous soyez dans de meilleures dispositions.»A ces mots, il donna un coup de sifflet; le globe de
flamme qui éclairait ma chambre remonta et disparut; je me
retrouvai dans l’obscurité. Le même bruit d’une porte qui
s’ouvre et se referme se reproduisit un instant après, le globe
flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai seule.»Ce moment fut affreux; si j’avais encore quelques doutes
sur mon malheur, ces doutes s’étaient évanouis dans une
désespérante réalité: j’étais au pouvoir d’un homme que non
seulement je détestais, mais que je méprisais; d’un homme
316
capable de tout, et qui m’avait déjà donné une preuve fatale de
ce qu’il pouvait faire.—Mais quel était donc cet homme? demanda Felton.—Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre
bruit; car, à minuit à peu près, la lampe s’était éteinte,
et je m’étais retrouvée dans l’obscurité. Mais la nuit se passa
sans nouvelle tentative de mon persécuteur; le jour vint: la
table avait disparu; seulement, j’avais encore le couteau à la
main.»Ce couteau, c’était tout mon espoir.»J’étais écrasée de fatigue; l’insomnie brûlait mes yeux;
je n’avais pas osé dormir un seul instant: le jour me rassura;
j’allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau libérateur,
que je cachai sous mon oreiller.»Quand je me réveillai, une nouvelle table était servie.»Cette fois, malgré mes terreurs, en dépit de mes
angoisses, une faim dévorante se faisait sentir; il y avait quarante-huit
heures que je n’avais pris aucune nourriture: je
mangeai du pain et quelques fruits; puis, me rappelant le narcotique
mêlé à l’eau que j’avais bue, je ne touchai point à celle
qui était sur la table, et j’allai remplir mon verre à une fontaine
de marbre scellée dans le mur, au-dessus de ma toilette.
Cependant, malgré cette précaution, je n’en demeurai pas moins
quelque temps encore dans une affreuse angoisse; mais
mes craintes, cette fois, n’étaient pas fondées: je passai la
journée sans rien éprouver qui ressemblât à ce que je redoutais.
J’avais eu la précaution de vider à demi la carafe, pour
qu’on ne s’aperçût point de ma défiance. Le soir vint, et avec
lui l’obscurité; cependant, si profonde qu’elle fût, mes yeux
commençaient à s’y habituer; je vis, au milieu des ténèbres
la table s’enfoncer dans le plancher; un quart d’heure après,
elle reparut portant mon souper; un instant après, grâce à
317
la même lampe, ma chambre s’éclaira de nouveau. J’étais
résolue à ne manger que des objets auxquels il était impossible
de mêler aucun somnifère: deux œufs et quelques fruits
composèrent mon repas; puis, j’allai puiser un verre d’eau
à ma fontaine protectrice, et je le bus. Aux premières gorgées,
il me sembla qu’elle n’avait plus le même goût que le matin:
un soupçon rapide me prit, je m’arrêtai; mais j’en avais déjà
avalé un demi-verre. Je jetai le reste avec horreur, et j’attendis,
la sueur de l’épouvante au front.»Sans doute, quelque invisible témoin m’avait vue prendre
de l’eau à cette fontaine, et avait profité de ma confiance
même pour mieux assurer ma perte si froidement résolue, si
cruellement poursuivie.»Une demi-heure ne s’était pas écoulée, que les mêmes
symptômes se produisirent; seulement, comme cette fois je
n’avais bu qu’un demi-verre d’eau, je luttai plus longtemps,
et, au lieu de m’endormir tout à fait, je tombai dans un état
de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passait
autour de moi, tout en m’ôtant la force ou de me défendre
ou de fuir. Je me traînai vers mon lit, pour y chercher la seule
défense qui me restât, mon couteau sauveur; mais, je ne pus
arriver jusqu’au chevet: je tombai à genoux, les mains cramponnées
à l’une des colonnes du pied; alors, je compris que
j’étais perdue...Felton pâlit affreusement, et un frisson convulsif courut
partout son corps.—Et ce qu’il y avait de plus affreux, continua milady, la
voix altérée comme si elle eût encore éprouvé la même
angoisse qu’en ce moment terrible, c’est que, cette fois, j’avais
la conscience du danger qui me menaçait; c’est que mon âme,
si je puis le dire, veillait dans mon corps endormi; c’est que
je voyais, c’est que j’entendais: il est vrai que tout cela était
318
comme dans un rêve; mais ce n’en était que plus effrayant.
Je vis la lampe qui remontait et qui peu à peu me laissait
dans l’obscurité; puis j’entendis le bruit si bien connu de cette
porte, quoique cette porte ne se fût ouverte que deux fois.
Je sentis instinctivement qu’on s’approchait de moi: on dit
que le malheureux perdu dans les déserts de l’Amérique sent
ainsi l’approche du serpent. Je voulais faire un effort, je tentai
de crier; par une incroyable énergie de volonté je me relevai
même, mais pour retomber aussitôt, et retomber dans les
bras de mon persécuteur.—Dites-moi donc quel était cet homme? s’écria le jeune
officier.Milady vit d’un seul regard tout ce qu’elle causait de
souffrance à Felton, en pesant sur chaque détail de son récit;
mais elle ne voulait lui faire grâce d’aucune torture. Plus profondément
elle lui briserait le cœur, plus sûrement il la vengerait.
Elle continua donc comme si elle n’eût point entendu
son exclamation, ou comme si elle eût pensé que le moment
n’était pas encore venu d’y répondre.—Seulement, cette fois, ce n’était plus à une espèce de
cadavre inerte, sans aucun sentiment, que l’infâme avait
affaire. Je vous l’ai dit: sans pouvoir parvenir à retrouver
l’exercice complet de mes facultés, il me restait le sentiment
de mon danger: je luttai donc de toutes mes forces et sans
doute j’opposai, tout affaiblie que j’étais, une longue résistance,
car je l’entendis s’écrier: «Ces misérables puritaines!
je savais bien qu’elles lassaient leurs bourreaux, mais je les
croyais moins fortes contre leurs amants.»»Hélas! cette résistance désespérée ne pouvait durer longtemps,
je sentis mes forces qui s’épuisaient; et cette fois ce ne
fut pas de mon sommeil que le lâche profita, ce fut de mon
évanouissement...319
Felton écoutait sans faire entendre autre chose qu’une
espèce de rugissement sourd; seulement la sueur ruisselait sur
son front de marbre, et sa main cachée sous son habit déchirait
sa poitrine.—Mon premier mouvement, en revenant à moi, fut de
chercher sous mon oreiller ce couteau que je n’avais pu
atteindre: s’il n’avait point servi à la défense, il pouvait au
moins servir à l’expiation.»Mais en prenant ce couteau, Felton, une idée terrible me
vint. J’ai juré de tout vous dire et je vous dirai tout; je vous
ai promis la vérité, je la dirai, dût-elle me perdre.—L’idée vous vint de vous venger de cet homme, n’est-ce
pas? s’écria Felton.—Eh bien, oui! dit milady: cette idée n’était pas d’une
chrétienne, je le sais; sans doute cet éternel ennemi de notre
âme, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait à
mon esprit. Enfin, que vous dirais-je, Felton? continua milady
du ton d’une femme qui s’accuse d’un crime, cette idée me vint
et ne me quitta plus sans doute. C’est de cette pensée homicide
que je porte aujourd’hui la punition.—Continuez, continuez, dit Felton, j’ai hâte de vous voir
arriver à la vengeance.—Oh! je résolus qu’elle aurait lieu le plus tôt possible,
je ne doutais pas qu’il ne revînt la nuit suivante. Dans le jour
je n’avais rien à craindre.»Aussi, quand vint l’heure du déjeuner, je n’hésitai pas
à manger et à boire: j’étais résolue à faire semblant de souper,
mais à ne rien prendre: je devais donc par la nourriture du
matin combattre le jeûne du soir.»Seulement je cachai un verre d’eau soustraite à mon déjeuner,
la soif ayant été ce qui m’avait le plus fait souffrir quand
j’étais demeurée quarante-huit heures sans boire ni manger.320
»La journée s’écoula sans avoir d’autre influence sur moi
que de m’affermir dans la résolution prise: seulement j’eus
soin que mon visage ne trahît en rien la pensée de mon cœur
car je ne doutais pas que je ne fusse observée; plusieurs fois
même je sentis un sourire sur mes lèvres, Felton, je n’ose
pas vous dire à quelle idée je souriais, vous me prendriez en
horreur...—Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que
j’écoute et que j’ai hâte d’arriver.—Le soir vint, les événements ordinaires s’accomplirent;
pendant l’obscurité, comme d’habitude, mon souper fut servi,
puis la lampe s’alluma, et je me mis à table.»Je mangeai quelques fruits seulement: je fis semblant de
me verser de l’eau de la carafe, mais je ne bus que celle que
j’avais conservée dans mon verre; la substitution, au reste,
fut faite assez adroitement pour que mes espions, si j’en avais,
ne conçussent aucun soupçon.»Après le souper, je donnai les mêmes marques d’engourdissement
que la veille; mais cette fois, comme si je succombais
à la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger,
je me traînai vers mon lit, je laissai tomber ma robe et me
couchai.»Cette fois, j’avais retrouvé mon couteau sous l’oreiller, et
tout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la
poignée.»Deux heures s’écoulèrent sans qu’il se passât rien de nouveau:
cette fois, ô mon Dieu! qui m’eût dit cela la veille! je
commençais à craindre qu’il ne vînt pas! Enfin, je vis la lampe
s’élever doucement et disparaître dans les profondeurs du plafond;
ma chambre s’emplit de ténèbres et d’obscurité, mais je
fis un effort pour percer du regard l’obscurité et les ténèbres.
Dix minutes à peu près se passèrent. Je n’entendais d’autre
321
bruit que celui du battement de mon cœur. J’implorai le ciel
pour qu’il vînt. Enfin j’entendis la porte qui s’ouvrait et se
refermait; j’entendis, malgré l’épaisseur du tapis, une ombre
qui approchait de mon lit.—Hâtez-vous, hâtez-vous! dit Felton, ne voyez-vous pas
que chacune de vos paroles me brûle comme du plomb fondu!—Alors, continua milady, je réunis toutes mes forces, je
me rappelai que le moment de la vengeance ou plutôt de la justice
avait sonné; je me regardai comme une autre Judith; je
me ramassai sur moi-même, mon couteau à la main, et quand je
le vis près de moi, étendant les bras pour chercher sa victime,
alors, avec le dernier cri de la douleur et du désespoir, je le
frappai au milieu de la poitrine.»Le misérable! il avait tout prévu: sa poitrine était couverte
d’une cotte de mailles; le couteau s’émoussa.»—Ah! ah! s’écria-t-il en me saisissant le bras et en m’arrachant
l’arme qui m’avait si mal servie, vous en voulez à
ma vie, ma belle puritaine! mais c’est plus que de la haine,
cela, c’est de l’ingratitude! Allons, allons, calmez-vous, ma
belle enfant! j’avais cru que vous vous étiez adoucie. Je ne
suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force: vous
ne m’aimez pas, j’en doutais avec ma fatuité ordinaire; maintenant
j’en suis convaincu. Demain, vous serez libre.»Je n’avais qu’un désir, c’était qu’il me tuât.»—Prenez garde! lui dis-je, car ma liberté c’est votre
déshonneur.»—Expliquez-vous, ma belle sibylle.»—Oui, car à peine sortie d’ici, je dirai tout, je dirai la
violence dont vous avez usé envers moi, je dirai ma captivité.
Je dénoncerai ce palais d’infamie; vous êtes bien haut placé,
milord, mais tremblez! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessus
du roi il y a Dieu.322
»Si maître qu’il parût de lui, mon persécuteur laissa
échapper un mouvement de colère. Je ne pouvais voir l’expression
de son visage,
mais j’avais senti
frémir son bras sur
lequel était posée
ma main.»—Alors, vous
ne sortirez pas d’ici!
dit-il.»—Bien, bien!
m’écriai-je, alors le
lieu de mon supplice
sera aussi celui
de mon tombeau.
Bien! je mourrai ici, et vous verrez si un fantôme qui accuse,
n’est pas plus terrible encore qu’un vivant qui menace?323
»—On ne vous laissera aucune arme.»—Il y en a une que le désespoir a mise à la portée de
toute créature qui a le courage de s’en servir. Je me laisserai
mourir de faim.»—Voyons, dit le misérable, la paix ne vaut-elle pas
mieux qu’une pareille guerre? Je vous rends la liberté à l’instant
même, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la
Lucrèce de l’Angleterre.»—Et moi je dis que vous êtes le Sextus, moi je vous
dénonce aux hommes comme je vous ai déjà dénoncé à Dieu;
et s’il faut que, comme Lucrèce, je signe mon accusation de
mon sang, je la signerai.»—Ah! ah! dit mon ennemi d’un ton railleur, alors c’est
autre chose. Ma foi, au bout du compte, vous êtes bien ici, rien
ne vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim, ce
sera votre faute.»A ces mots, il se retira, et je restai abîmée, moins
encore, je l’avoue, dans ma douleur, que dans la honte de ne
m’être pas vengée.»Il me tint parole. Toute la journée, toute la nuit du lendemain
s’écoulèrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je
lui tins parole, et je ne mangeai ni ne bus; j’étais, comme je
le lui avais dit, résolue à me laisser mourir de faim.»Je passai le jour et la nuit en prière, car j’espérais que
Dieu me pardonnerait mon suicide.»La seconde nuit, la porte s’ouvrit; j’étais couchée à terre
sur le parquet, les forces commençaient à m’abandonner. Au
bruit je me relevai sur une main.»—Eh bien! me dit une voix qui vibrait d’une façon trop
terrible à mon oreille pour que je ne la reconnusse pas; eh
bien! sommes-nous un peu adoucie, et payerons-nous notre
liberté d’une seule promesse de silence? Tenez, moi, je suis
324
bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n’aime pas les puritains,
je leur rends justice, ainsi qu’aux puritaines, quand elles
sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la croix, je
ne vous en demande pas
davantage.»—Sur la croix!
m’écriai-je en me relevant,
car à cette voix abhorrée
j’avais retrouvé toutes mes
forces; sur la croix! je
jure que nulle promesse,
nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche; sur la
croix! je jure de vous dénoncer partout comme un meurtrier,
comme un larron d’honneur, comme un lâche; sur la croix!
je jure, si jamais je parviens à sortir d’ici, de demander vengeance
contre vous au genre humain entier.325
»—Prenez garde! dit la voix avec un accent de menace
que je n’avais pas encore entendu, j’ai un moyen suprême, que
je n’emploierai qu’à la dernière extrémité, de vous fermer la
bouche ou du moins d’empêcher qu’on croie un seul mot de ce
que vous direz.»Je rassemblai toutes mes forces pour répondre par un
éclat de rire.»Il vit que c’était entre nous désormais une guerre éternelle,
une guerre à mort.»—Écoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette
nuit et la journée de demain; réfléchissez: promettez de vous
taire, la richesse, la considération, les honneurs même vous
entoureront; menacez de parler, et je vous condamne à l’infamie.»—Vous! m’écriai-je, vous!»—A l’infamie éternelle, ineffaçable!»—Vous! répétai-je.—Oh! je vous le dis, Felton, je le
croyais insensé!»—Oui, moi! reprit-il.»—Ah! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez
pas qu’à vos yeux je me brise la tête contre la muraille!»—C’est bien, reprit-il, vous le voulez, à demain soir!»—A demain soir! répondis-je en me laissant tomber et
en mordant le tapis de rage...Felton s’appuyait sur un meuble, et milady voyait avec une
joie de démon que la force lui manquerait peut-être avant la
fin du récit.326 |
UN MOYEN DE TRAGÉDIE CLASSIQUE | Après un moment de silence employé par milady à observer
le jeune homme qui l’écoutait, milady continua son récit:—Il y avait près de trois jours que je n’avais ni bu ni
mangé, je souffrais des tortures atroces: parfois il me passait
comme des nuages qui me serraient le front, qui me voilaient
les yeux: c’était le délire.»Le soir vint, j’étais si faible, qu’à chaque instant je m’évanouissais,
et à chaque fois que je m’évanouissais je remerciais
Dieu, car je croyais que j’allais mourir. Au milieu de l’un de
ces évanouissements, j’entendis la porte s’ouvrir; la terreur me
rappela à moi. Il entra chez moi suivi d’un homme masqué,
il était masqué lui-même; mais je reconnus son pas, je reconnus
sa voix, je reconnus cet air imposant que l’enfer a
donné à sa personne pour le malheur de l’humanité.»—Eh bien! me dit-il, êtes-vous décidée à me faire le
serment que je vous ai demandé?»—Vous l’avez dit, les puritains n’ont qu’une parole: la
mienne, vous l’avez entendue, c’est de vous poursuivre sur la
terre au tribunal des hommes, dans le ciel au tribunal de
Dieu!»—Ainsi, vous persistez?»—Je le jure devant ce Dieu qui m’entend: je prendrai
le monde entier à témoin de votre crime, et cela jusqu’à ce que
j’aie trouvé un vengeur.»—Vous êtes une prostituée, dit-il d’une voix tonnante, et
vous subirez le supplice des prostituées! Flétrie aux yeux du
327
monde que vous invoquerez, tâchez de prouver à ce monde
que vous n’êtes ni coupable ni folle!»Puis s’adressant à l’homme qui l’accompagnait:»—Bourreau, dit-il, fais ton devoir!—Oh! son nom, son nom! s’écria Felton; son nom, dites-le-moi!—Alors, malgré mes cris, malgré ma résistance, car je
commençais à comprendre qu’il s’agissait pour
moi de quelque chose de pire que la mort, le
bourreau me saisit,
me renversa
sur le parquet, me
meurtrit de ses
étreintes, et, suffoquée
par les sanglots,
presque sans
connaissance, invoquant
Dieu, qui
ne m’écoutait pas,
je poussai tout à
coup un effroyable
cri de douleur et
de honte; un feu
brûlant, un fer rouge, le fer du bourreau, s’était imprimé sur
mon épaule.Felton poussa un rugissement.—Tenez, dit milady en se levant alors avec une majesté de
reine, tenez, Felton, voyez comment on a inventé un nouveau
martyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la brutalité
d’un scélérat. Apprenez à connaître le cœur des hommes,
et désormais faites-vous moins facilement l’instrument de
leurs injustes vengeances.328
Milady d’un geste rapide ouvrit sa robe, déchira la batiste
qui couvrait son sein, et, rouge d’une fausse colère et d’une
honte jouée, montra au jeune homme l’empreinte ineffaçable
qui déshonorait cette épaule si belle.—Mais, s’écria Felton. c’est une fleur de lis que je
vois là!—Et voilà justement où est l’infamie, répondit milady. La
flétrissure d’Angleterre!... il fallait prouver quel tribunal me
l’avait imposée, et alors j’aurais fait un appel public à tous les
tribunaux du royaume; mais la flétrissure de France... oh! par
elle, par elle, j’étais bien réellement flétrie.C’en était trop pour Felton.Pâle et immobile, écrasé par cette révélation effroyable,
ébloui par la beauté surhumaine de cette femme qui se dévoilait
à lui avec une impudeur qu’il trouva sublime, il finit par
tomber à genoux devant elle comme faisaient les premiers chrétiens
devant ces pures et saintes martyres que la persécution
des empereurs livrait dans le cirque à la sanguinaire lubricité
des populaces. La flétrissure disparut, la beauté seule resta.—Pardon, pardon! s’écria Felton, oh! pardon!
Milady lut dans ses yeux: Amour, amour!—Pardon de quoi? demanda-t-elle.—Pardon de m’être joint à vos persécuteurs.
Milady lui tendit la main.—Si belle, si jeune! s’écria Felton en couvrant cette main
de baisers.Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d’un
esclave font un roi.Felton était puritain: il quitta la main de cette femme pour
baiser ses pieds.Il faisait plus que de l’aimer, il l’adorait.Quand cette crise fut passée, quand milady parut avoir
329
repris son sang-froid, qu’elle n’avait pas perdu un seul instant;
lorsque Felton eut vu se refermer sous le voile de la chasteté
ces trésors d’amour qu’on ne lui cachait si bien que pour les
lui faire désirer plus ardemment:—Ah maintenant, dit-il,
je n’ai plus qu’une chose
à vous demander, c’est le
nom de votre véritable bourreau,
car pour moi
il n’y en a qu’un;
l’autre était l’instrument,
voilà tout.—Eh quoi, frère!
s’écria milady, faut-il
encore que je te
le nomme, et tu ne
l’as pas deviné?—Quoi! reprit
Felton, lui!... encore
lui!... toujours
lui!... Quoi!
le vrai coupable...—Le vrai coupable,
dit milady,
c’est le ravageur
de l’Angleterre et
le persécuteur des
vrais croyants, le
lâche ravisseur de l’honneur de tant de femmes, celui qui pour
un caprice de son cœur corrompu va faire verser tant de sang
à l’Angleterre, qui protège les protestants aujourd’hui et qui
les trahira demain...330
—Buckingham! c’est donc Buckingham! s’écria Felton
exaspéré.Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n’eût
pu supporter la honte que lui rappelait ce nom.—Buckingham, le bourreau de cette angélique créature!
s’écria Felton. Et tu ne l’as pas foudroyé, mon Dieu! et tu l’as
laissé noble, honoré, puissant pour notre perte à tous!—Dieu abandonne qui s’abandonne lui-même, dit milady.—Mais il veut donc attirer sur sa tête le châtiment réservé
aux maudits! continua Felton avec une exaltation croissante,
il veut donc que la vengeance humaine prévienne la justice
céleste!—Les hommes le craignent et l’épargnent.—Oh! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l’épargnerai
pas!...Milady sentit son âme baignée d’une joie infernale.—Mais comment lord Winter, mon protecteur, mon père,
demanda Felton, se trouve-t-il mêlé à tout cela?—Écoutez, Felton, reprit milady, car à côté des hommes
lâches et méprisables, il est encore des natures grandes et
généreuses. J’avais un fiancé, un homme que j’aimais et qui
m’aimait; un cœur comme le vôtre, Felton, un homme comme
vous. Je vins à lui et je lui racontai tout; il me connaissait,
celui-là, et ne douta point un instant. C’était un grand seigneur,
c’était un homme en tout point l’égal de Buckingham.
Il ne dit rien, il ceignit seulement son épée, s’enveloppa de
son manteau et se rendit à Buckingham-Palace.—Oui, oui, dit Felton, je comprends; quoique avec de
pareils hommes ce ne soit pas l’épée qu’il faille employer,
mais le poignard.—Buckingham était parti depuis la veille, envoyé comme
ambassadeur en Espagne, où il allait demander la main de
331
l’infante pour le roi Charles Ier, qui n’était alors que prince de
Galles. Mon fiancé revint.«—Écoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le
moment, par conséquent, il échappe à ma vengeance; mais en
attendant soyons unis, comme nous devions l’être, puis rapportez-vous-en
à lord Winter pour soutenir son honneur et
celui de sa femme.—Lord Winter! s’écria Felton.—Oui, dit milady, lord Winter, et maintenant vous devez
tout comprendre, n’est-ce pas? Buckingham resta près d’un
an absent. Huit jours avant son arrivée, lord Winter mourut
subitement, me laissant sa seule héritière. D’où venait le
coup? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je n’accuse
personne...—Oh! quel abîme, quel abîme! s’écria Felton.—Lord Winter était mort sans rien dire à son frère.
Le secret terrible devait être caché à tous, jusqu’à ce qu’il
éclatât comme la foudre sur la tête du coupable. Votre protecteur
avait vu avec peine ce mariage de son frère aîné avec une
jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre
d’un homme trompé dans ses espérances d’héritage aucun
appui. Je passai en France, résolue à y demeurer pendant tout
le reste de ma vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre; les
communications fermées par la guerre, tout me manqua: force
fut alors d’y revenir; il y a six jours j’abordai à Portsmouth.—Eh bien? dit Felton.—Eh bien! Buckingham apprit sans doute mon retour,
il parla de moi à lord Winter, déjà prévenu contre moi, et
lui dit que sa belle-sœur était une prostituée, une femme flétrie.
La voix pure et noble de mon mari n’était plus là pour
me défendre. Lord Winter crut tout ce qu’on lui dit, avec
d’autant plus de facilité qu’il avait intérêt à le croire. Il me
332
fit arrêter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous
savez le reste; après-demain il me bannit, il me déporte;
après-demain il me relègue parmi les infâmes. Oh! la trame
est bien ourdie, allez! le complot est habile et mon honneur
n’y survivra pas. Vous voyez bien qu’il faut que je meure,
Felton; Felton, donnez-moi ce couteau!Et à ces mots, comme si toutes ses forces étaient épuisées,
milady se laissa aller débile et languissante entre les bras du
jeune officier, qui, ivre d’amour, de colère et de voluptés
inconnues, la reçut avec transport, la serra contre son cœur,
tout frissonnant à l’haleine de cette bouche si belle, tout
éperdu du contact de ce sein si palpitant.—Non, non, dit-il; non, tu vivras honorée et pure, tu
vivras pour triompher de tes ennemis,Milady le repoussa lentement de la main en l’attirant du
regard; mais Felton, à son tour, s’empara d’elle, l’implorant
comme une divinité.—Oh! la mort, la mort! dit-elle en voilant sa voix et ses
paupières, oh! la mort plutôt que la honte; Felton, mon frère,
mon ami, je t’en conjure!—Non, s’écria Felton, non, tu vivras, et tu vivras vengée!—Felton, je porte malheur à tout ce qui m’entoure! Felton,
abandonne-moi! Felton, laisse-moi mourir!—Eh bien! nous mourrons donc ensemble! s’écria-t-il en
appuyant ses lèvres sur celles de la prisonnière.Plusieurs coups retentirent à la porte; cette fois, milady le
repoussa réellement.—Écoute, dit-elle, on nous a entendus, on vient! c’en est
fait, nous sommes perdus!—Non, dit Felton, c’est la sentinelle qui me prévient seulement
qu’une ronde arrive.—Alors, courez à la porte et ouvrez vous-même.333
Felton obéit; cette femme était déjà toute sa pensée, toute
son âme. Il se trouva en face d’un sergent commandant une
patrouille de surveillance.—Eh bien! qu’y a-t-il? demanda le jeune lieutenant.—Vous m’aviez dit d’ouvrir la porte si j’entendais crier au
secours, dit le soldat, mais vous aviez oublié de me laisser la
clé; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous
disiez, j’ai voulu ouvrir la porte, elle était fermée en dedans,
alors j’ai appelé le sergent.—Et me voilà, dit le sergent.Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix.
Milady comprenant que c’était à elle de s’emparer de la situation,
courut à la table et prit le couteau qu’y avait déposé Felton:—Et de quel droit voulez-vous m’empêcher de mourir?—Grand Dieu! s’écria Felton en voyant le couteau luire à
sa main.En ce moment, un éclat de rire ironique retentit dans le
corridor. Le baron, attiré par le bruit, en robe de chambre,
son épée sous le bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.—Ah! ah! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragédie;
vous le voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que
j’avais indiquées; mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas.Milady comprit qu’elle était perdue si elle ne donnait pas
à Felton une preuve immédiate et terrible de son courage,—Vous vous trompez, milord, le sang coulera, et puisse ce
sang retomber sur ceux qui le font couler!Felton jeta un cri et se précipita vers elle; il était trop
tard: milady s’était frappée.Mais le couteau avait rencontré fort heureusement, nous
devrions dire adroitement, le busc de fer qui, à cette époque,
défendait comme une cuirasse la poitrine des femmes; il avait
glissé en déchirant la robe, et avait pénétré de biais entre la
334
chair et les côtes. La robe de milady n’en fut pas moins tachée
de sang en une seconde. Milady était tombée à la renverse et
semblait évanouie, Felton arracha le couteau.—Voyez, milord, dit-il d’un air sombre, voici une femme
qui était sous ma garde et qui s’est tuée!—Soyez tranquille,
Felton, dit lord Winter,
elle n’est pas morte, les
démons ne
meurent pas
si facilement; soyez tranquille et allez m’attendre chez moi.—Mais, milord...—Allez, je vous l’ordonne.A cette injonction de son supérieur, Felton obéit; mais, en
sortant, il mit le couteau dans sa poitrine.Quant à lord Winter, il se contenta d’appeler la femme
qui servait milady, et, lorsqu’elle fut venue, lui recommandant
la prisonnière toujours évanouie, il la laissa seule avec elle.Cependant, la blessure pouvant être grave, il envoya, à l’instant
même, un homme à cheval chercher un médecin.335 |
ÉVASION | Comme l’avait pensé lord Winter, la blessure de milady
n’était pas dangereuse; aussi, dès qu’elle se trouva seule avec
la femme que le baron avait fait appeler et qui se hâtait de la
déshabiller, rouvrit-elle les yeux.Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur; ce
n’étaient pas choses difficiles pour une comédienne comme
milady; la pauvre femme fut complètement dupe de la prisonnière,
et malgré ses instances, s’obstina à veiller toute la
nuit.Mais la présence de cette femme n’empêchait pas milady
de songer. Il n’y avait plus de doute, Felton était convaincu,
Felton était à elle: un ange apparût-il au jeune homme pour
accuser milady, il le prendrait certainement, dans la disposition
d’esprit où il se trouvait, pour un envoyé du démon. Milady
souriait à cette pensée, car Felton, c’était désormais sa seule
espérance, son seul moyen de salut.Mais lord Winter pouvait l’avoir soupçonné, mais Felton
maintenant pouvait être surveillé lui-même.Vers les quatre heures du matin, le médecin arriva.
Depuis le temps où milady s’était frappée, la blessure s’était
déjà refermée: le médecin ne put donc en mesurer ni la direction,
ni la profondeur; il reconnut seulement au pouls de la
malade que le cas n’était point grave.Le matin, milady, sous prétexte qu’elle n’avait pas dormi
de la nuit et qu’elle avait besoin de repos, renvoya la femme
qui veillait près d’elle.336
Elle avait un espoir c’est que Felton arriverait à l’heure du
déjeuner; mais Felton ne vint pas.Ses craintes s’étaient-elles réalisées? Felton, soupçonné par
le baron, allait-il lui manquer au moment décisif? Elle n’avait
plus qu’un jour: lord Winter lui avait annoncé son
embarquement pour le 23, et l’on était arrivé au matin du 22.
Néanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu’à l’heure
du dîner.Quoiqu’elle n’eût pas mangé le matin, le dîner fut apporté
à l’heure habituelle; milady s’aperçut alors avec effroi que
l’uniforme des soldats qui la gardaient était changé. Alors
elle se hasarda à demander ce qu’était devenu Felton. On lui
répondit que Felton était monté à cheval il y avait une heure,
et était parti. Elle s’informa si le baron était toujours au
château; le soldat répondit que oui, et qu’il avait ordre de le
prévenir si la prisonnière désirait lui parler.Milady répondit qu’elle était trop faible pour le moment,
et que son seul désir était de demeurer seule.Le soldat sortit, laissant le dîner servi.Felton était écarté, les soldats de marine étaient changés,
on se défiait donc de Felton. C’était le dernier coup porté à la
prisonnière.Restée seule, elle se leva; ce lit où elle se tenait par prudence
et pour qu’on la crût gravement blessée, la brûlait
comme un brasier ardent. Elle jeta un coup d’œil sur la porte:
le baron avait fait clouer une planche sur le guichet; il craignait
sans doute que, grâce à cette ouverture, elle ne parvînt
encore, par quelque moyen diabolique, à séduire les gardes.Milady sourit de joie; elle pouvait donc se livrer à ses transports
sans être observée: elle parcourait la chambre avec
l’exaltation d’une folle furieuse ou d’une tigresse enfermée dans
une cage de fer. Certes, si le couteau lui fût resté, elle eût
337
songé, non plus à se tuer elle-même, mais, cette fois, à tuer le
baron.A six heures, lord Winter entra; il était armé jusqu’aux
dents.Cet homme, dans lequel, jusque-là, milady n’avait vu qu’un
gentleman assez niais, était devenu un admirable geôlier: il
semblait tout prévoir, tout deviner, tout prévenir.Un seul regard jeté sur milady lui apprit ce qui se passait
dans son âme.—Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd’hui;
vous n’avez plus d’armes, et d’ailleurs je suis sur mes
gardes. Vous aviez commencé à pervertir mon pauvre Felton:
il subissait déjà votre infernale influence, mais je veux le sauver,
il ne vous verra plus, tout est fini. Rassemblez vos hardes,
demain vous partirez. J’avais fixé l’embarquement au 24, mais
j’ai pensé que plus la chose serait rapprochée, plus elle serait
sûre. Demain à midi j’aurai l’ordre de votre exil, signé Buckingham.
Si vous dites un seul mot à qui que ce soit avant d’être
sur le navire, mon sergent vous fera sauter la cervelle, il en a
l’ordre; si, sur le navire, vous dites un mot à qui que ce soit
avant que le capitaine vous le permette, le capitaine vous fait
jeter à la mer, c’est convenu. Au revoir, voilà ce que pour
aujourd’hui j’avais à vous dire. Demain je vous reverrai pour
vous faire mes adieux!Et sur ces paroles le baron sortit.Milady avait écouté toute cette menaçante tirade, le sourire
du dédain sur les lèvres, mais la rage dans le cœur.On servit le souper; milady sentit qu’elle avait besoin de
forces, elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette
nuit qui s’approchait menaçante, car de gros nuages roulaient
au ciel, et des éclairs lointains annonçaient un orage.L’orage éclata vers les dix heures du soir: milady sentait
338
une consolation à voir la nature partager le désordre de son
cœur; la foudre grondait dans l’air comme la colère dans sa
pensée; il lui semblait que la rafale, en passant, échevelait son
front comme les arbres
dont elle courbait les branches
et enlevait les feuilles;
elle hurlait comme
l’ouragan, et sa voix se
perdait dans la grande
voix de la nature, qui,
elle aussi, semblait gémir
et se désespérer. Tout à
coup elle entendit
frapper à une
vitre, et, à la
lueur d’un éclair,
elle vit le visage
d’un homme apparaître
derrière
ses barreaux.Elle courut à
la fenêtre et l’ouvrit.—Felton! s’écria-t-elle;
je suis
sauvée!—Oui, dit Felton!
mais, silence,
silence! il me faut
le temps de scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu’ils
ne nous voient par le guichet.—Oh! c’est une preuve que le Seigneur est pour nous,
339
Felton, reprit milady, ils ont fermé le guichet avec une
planche.—C’est bien, Dieu les a rendus insensés! dit Felton.—Mais que faut-il que je fasse? demanda milady.—Rien, rien; refermez la fenêtre seulement. Couchez-vous,
ou, du moins, mettez-vous dans votre lit tout habillée;
quand j’aurai fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous
me suivre?—Oh! oui!—Votre blessure?—Me fait souffrir, mais ne m’empêche pas de marcher.—Tenez-vous donc prête au premier signal.Milady referma la fenêtre, éteignit la lampe et alla, comme le
lui avait recommandé Felton, se blottir dans son lit. Au milieu
des plaintes de l’orage, elle entendait le grincement de la lime
contre les barreaux, et, à la lueur de chaque éclair, elle apercevait
l’ombre de Felton derrière les vitres.Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur
le front, et le cœur serré par une épouvantable angoisse à
chaque mouvement qu’elle entendait dans le corridor. Il y a
des heures qui durent une année. Au bout d’une heure, Felton
frappa de nouveau.Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux
de moins formaient une ouverture à passer un homme.—Êtes-vous prête? demanda Felton.—Oui. Faut-il que j’emporte quelque chose?—De l’or, si vous en avez.—Oui, heureusement on m’a laissé ce que j’en avais.—Tant mieux, car j’ai usé tout le mien pour fréter une
barque.—Prenez, dit milady en mettant aux mains de Felton un
sac plein de louis.340
Felton prit le sac et le jeta précipitamment au pied du mur.—Maintenant, dit-il tout bas, voulez-vous venir?—Me voici.Milady monta sur un fauteuil
et passa tout le haut de
son corps par la fenêtre: elle
vit le jeune officier
suspendu au-dessus
de l’abîme par une
échelle de corde. Pour
la première fois, un
mouvement de terreur
lui rappelait qu’elle
était femme. Le vide
l’épouvanta.—Je m’en étais
douté, dit Felton.—Ce n’est rien,
ce n’est rien, dit milady,
je descendrai les
yeux fermés.—Avez-vous confiance
en moi? dit
Felton.—Vous le demandez!—Rapprochez vos
deux mains; croisez
les: c’est bien.Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis
par-dessus le mouchoir, avec une corde.—Que faites-vous? demanda milady avec surprise.341
—Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.—Mais je vous ferai perdre
l’équilibre, et nous nous briserons
tous les deux.—Soyez tranquille, je
suis marin.Il n’y avait pas une seconde
à perdre; milady
passa ses deux bras autour
du cou de Felton et se laissa
glisser hors de la fenêtre.Felton se mit à
descendre les échelons
lentement et
un à un. Malgré la
pesanteur des deux
corps, le souffle de
l’ouragan les balançait
dans l’air.Tout à coup Felton s’arrêta, anxieux et prêtant l’oreille.—Qu’y a-t-il? demanda milady.342
—Silence, dit Felton, j’entends des pas.—Nous sommes découverts!Il se fit un silence de quelques instants.—Non, dit Felton, ce n’est rien.—Mais enfin quel est ce bruit?—Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de
ronde.—Où est le chemin de ronde?—Juste au-dessous de nous.—Elle va nous découvrir.—Non, s’il ne fait pas d’éclairs.—Elle heurtera le bas de l’échelle.—Heureusement elle est trop courte de six pieds.—Les voilà, mon Dieu!—Silence!Tous deux restèrent suspendus, immobiles et sans souffle,
à vingt pieds du sol; pendant ce temps les soldats passaient
au-dessous d’eux, riant et causant.La patrouille poursuivit sa route; on entendit s’assourdir le
bruit des pas qui s’éloignaient, et le murmure des voix qui allait
s’affaiblissant.—Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés.Milady poussa un soupir et s’évanouit, Felton continua de
descendre. Parvenu au bas de l’échelle, et lorsqu’il ne sentit
plus d’appui pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains;
enfin, arrivé au dernier échelon, il se laissa pendre à la force
des poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac
d’or et le prit entre ses dents.Puis il souleva milady dans ses bras, et s’éloigna vivement
du côté opposé à celui qu’avait pris la patrouille. Bientôt il quitta
le chemin de ronde, descendit à travers les rochers, et, arrivé
au bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet.343
Un signal pareil lui répondit, et, cinq minutes après, il vit
apparaître une barque montée par quatre hommes.La barque s’approcha aussi près qu’elle put du rivage, mais
il n’y avait pas assez de fond pour qu’elle pût toucher le bord;
Felton se mit à l’eau jusqu’à la ceinture, ne voulant confier à
personne son précieux fardeau. Heureusement la tempête commençait
à se calmer, et cependant la mer était encore violente;
la petite barque bondissait sur les vagues comme une coquille
de noix.—Au sloop, dit Felton, et nagez vivement!Les quatre hommes se mirent à la rame; mais la mer était
trop grosse pour que les avirons eussent grande prise dessus.Toutefois on s’éloignait du château; c’était le principal. La
nuit était profondément ténébreuse, et il était déjà presque
344
impossible de distinguer le rivage de la barque, à plus forte
raison n’eût-on pu distinguer la barque du rivage.Un point noir se balançait sur la mer. C’était le sloop.Pendant que la barque s’avançait de son côté de toute la
force de ses quatre rameurs, Felton déliait la corde, puis le
mouchoir qui liait les mains de milady.Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit de l’eau de la
mer et la lui jeta au visage.Milady respira plus largement et ouvrit les yeux.—Où suis-je? dit-elle.—Sauvée, répondit le jeune officier.—Oh! sauvée! sauvée! s’écria-t-elle. Oui, voici le ciel,
voici la mer! Cet air que je respire, c’est celui de la liberté.
Ah! merci, Felton, merci!Le jeune homme la pressa contre son cœur.—Mais qu’ai-je donc aux mains? demanda milady; il me
semble qu’on m’a brisé les poignets dans un étau?En effet, milady souleva ses bras: elle avait les poignets
meurtris.—Hélas! dit Felton en regardant ces belles mains et en
secouant doucement la tête.—Oh! ce n’est rien, ce n’est rien! s’écria milady; maintenant
je me rappelle!Milady chercha des yeux autour d’elle.—Il est là, dit Felton en poussant du pied le sac d’or.On approchait du sloop. Le marin de quart héla la barque,
la barque répondit.—Quel est ce bâtiment? demanda milady.—Celui que j’ai frété pour vous.—Où va-t-il me conduire?—Où vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez à
Portsmouth.345
—Qu’allez-vous faire à Portsmouth? demanda Milady.—Accomplir les ordres de lord Winter, dit Felton avec un
sombre sourire.—Quels ordres? demanda milady.—Vous ne comprenez donc pas? dit Felton.—Non; expliquez-vous, je vous en prie.—Comme il se défiait de moi, il a voulu vous garder lui-même,
et m’a envoyé à sa place faire signer à Buckingham
l’ordre de votre déportation.—Mais s’il se défiait de vous, comment vous a-t-il confié
cet ordre?—Étais-je censé savoir ce que je portais?—C’est juste. Et vous allez à Portsmouth?—Je n’ai pas de temps à perdre: c’est demain le 23, et
Buckingham part demain avec la flotte.—Il part demain, pour où part-il?—Pour La Rochelle.—Il ne faut pas qu’il parte! s’écria milady, oubliant sa présence
d’esprit accoutumée.—Soyez tranquille, répondit Felton, il ne partira pas.Milady tressaillit de joie; elle venait de lire au plus profond
du cœur du jeune homme: la mort de Buckingham y était
écrite en toutes lettres.—Felton... dit-elle, vous êtes grand comme Judas Macchabée!
Si vous mourez, je meurs avec vous: voilà tout ce que je
puis vous dire.—Silence! dit Felton, nous sommes arrivés.En effet, on touchait au sloop.Felton monta le premier à l’échelle et donna la main à milady,
tandis que les matelots la soutenaient, car la mer était
encore fort agitée.Un instant après ils étaient sur le pont.346
—Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai
parlé, et qu’il faut conduire saine et sauve en France.—Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.—Je vous en ai donné cinq cents.—C’est juste, dit le capitaine.—Et voilà les cinq cents autres, reprit milady en portant
la main au sac d’or.—Non, dit le capitaine, je n’ai qu’une parole, et je l’ai
donnée à ce jeune homme; les cinq cents autres pistoles ne me
sont dues qu’en arrivant à Boulogne.—Et nous y arriverons?—Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m’appelle
Jack Buttler.—Eh bien! dit milady, si vous tenez votre parole, ce n’est
pas cinq cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.—Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine,
et puisse Dieu m’envoyer souvent des pratiques comme
Votre Seigneurie!—En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite
baie de... vous savez qu’il est convenu que vous nous conduirez
là.Le capitaine répondit en commandant la manœuvre nécessaire,
et vers les sept heures du matin le petit bâtiment jetait
l’ancre dans la baie désignée.Pendant cette traversée, Felton avait tout raconté à milady:
comment, au lieu d’aller à Londres, il avait frété le petit bâtiment,
comment il était revenu, comment il avait escaladé la
muraille en plaçant dans les interstices des pierres, à mesure
qu’il montait, des crampons pour assurer ses pieds, et comment
enfin, arrivé aux barreaux, il avait attaché l’échelle; milady
savait le reste.De son côté, milady essaya d’encourager Felton dans son
347
projet; mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche
elle vit bien que le jeune
fanatique avait plutôt besoin d’être modéré que d’être affermi.
Il fut donc convenu que milady attendrait Felton jusqu’à dix
348
heures; si à dix heures il n’était pas de retour, elle partirait.
Alors, en supposant qu’il fût libre, il la rejoindrait en
France, au couvent des Carmélites de Béthune. |
CE QUI SE PASSAIT A PORTSMOUTH LE 23 AOUT 1628 | Felton prit congé de milady comme un frère qui va faire
une simple promenade prend congé de sa sœur, en lui baisant
la main.Toute sa personne paraissait dans son état de calme ordinaire:
seulement une lueur inaccoutumée brillait dans ses
yeux, pareille à un reflet de fièvre; son front était plus pâle
encore que de coutume: ses dents étaient serrées, et sa parole
avait un accent bref et saccadé qui indiquait que quelque chose
de sombre s’agitait en lui.Tant qu’il resta sur la barque qui le conduisait à terre, il
demeura le visage tourné du côté de milady, qui, debout sur le
pont, le suivait des yeux. Tous deux étaient assez rassurés sur
la crainte d’être poursuivis: on n’entrait jamais dans la chambre
de milady avant neuf heures; et il fallait trois heures pour
venir du château à Londres.Felton mit pied à terre, gravit la petite crête qui conduisait
au haut de la falaise, salua milady une dernière fois, et prit sa
course vers la ville.Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant,
il ne pouvait plus voir que le mât du sloop.Il courut aussitôt dans la direction de Portsmouth, dont il
voyait en face de lui, à un demi-mille à peu près, se dessiner
dans la brume du matin les tours et les maisons.349
Au delà de Portsmouth, la mer était couverte de vaisseaux
dont on voyait, les mâts, pareils à une forêt de peupliers dépouillés
par l’hiver, se balancer sous le souffle du vent.Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que deux années
de méditations antiques et un long séjour au milieu des puritains
lui avaient fourni d’accusations vraies ou fausses contre
le favori de Jacques VI et de Charles Ier.Lorsqu’il comparait les crimes publics de ce ministre,
crimes éclatants, crimes européens, si on pouvait le dire, avec
les crimes privés et inconnus dont l’avait chargé milady, Felton
trouvait que le plus coupable des deux hommes que renfermait
Buckingham était celui dont le public ne connaissait pas la
vie. C’est que son amour si étrange, si nouveau, si ardent, lui
faisait voir les accusations infâmes et imaginaires de lady
Winter, comme on voit au travers d’un verre grossissant, à
l’état de monstres effroyables, des atomes imperceptibles en
réalité auprès d’une fourmi.La rapidité de sa course allumait encore son sang; l’idée
qu’il laissait derrière lui, exposée à une vengeance effroyable,
la femme qu’il aimait ou plutôt qu’il adorait comme une sainte,
l’émotion passée, la fatigue présente, tout exaltait encore son
âme au-dessus des sentiments humains.Il entrait à Portsmouth vers les huit heures du matin; toute la
population était sur pied; le tambour battait dans les rues et sur
le port: les troupes d’embarquement descendaient vers la mer.Felton arriva au palais de l’Amirauté, couvert de poussière
et ruisselant de sueur; son visage, ordinairement si pâle, était
pourpre de chaleur et de colère. La sentinelle voulut le repousser;
mais Felton appela le chef du poste, et tirant de sa
poche la lettre dont il était porteur:—Message pressé de la part de lord Winter, dit-il.Au nom de lord Winter, qu’on savait l’un des plus intimes
350
de Sa Grâce, le chef du poste donna l’ordre de laisser passer
Felton, qui, du reste, portait lui-même l’uniforme d’officier de
marine.Felton s’élança dans le palais.Au moment où il entrait dans le vestibule, un homme
entrait aussi, poudreux, hors d’haleine laissant à la porte
un cheval de poste qui en arrivant tomba sur les deux
genoux.Felton et lui s’adressèrent en même temps à Patrick, le valet
de chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron de
Winter, l’inconnu ne voulut nommer personne, et prétendit
que c’était au duc seul qu’il pouvait se faire connaître. Tous
deux insistaient pour passer l’un avant l’autre.Patrick, qui savait que lord Winter était en affaires de
service et en relations d’amitié avec le duc, donna la préférence
à celui qui venait en son nom. L’autre fut forcé d’attendre, et
il fut facile de voir combien il maudissait ce retard.Le valet de chambre fit traverser à Felton une grande salle
dans laquelle attendaient les députés de La Rochelle conduits
par le prince de Soubise, et l’introduisit dans un cabinet où
Buckingham, sortant du bain, achevait sa toilette, à laquelle,
cette fois comme toujours, il accordait une attention extraordinaire.—Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de lord
Winter.—De la part de lord Winter! répéta Buckingham, faites
entrer.Felton entra. En ce moment Buckingham jeta sur un canapé
une riche robe de chambre brochée d’or, pour endosser
un pourpoint de velours bleu tout brodé de perles.—Pourquoi le baron n’est-il pas venu lui-même? demanda
Buckingham, je l’attendais ce matin.351
—Il m’a chargé de dire à Votre Grâce, répondit Felton,
qu’il regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu’il en
était empêché par la garde qu’il est obligé de faire au château.—Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonnière.—C’est justement de cette prisonnière que je voulais
parler à Votre Grâce, reprit Felton.—Eh bien! parlez.—Ce que j’ai à vous en dire ne peut être entendu que de
vous, milord.—Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous
à portée de la sonnette; je vous appellerai tout à l’heure.Patrick sortit.—Nous sommes seuls, monsieur, dit Buckingham, parlez.—Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a écrit l’autre
jour pour vous prier de signer un ordre d’embarquement relatif
à une jeune femme nommée Charlotte Backson.—Oui, monsieur, et je lui ai répondu de n’apporter ou de
m’envoyer cet ordre et que je le signerais.—Le voici, milord.—Donnez, dit le duc.Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un
coup d’œil rapide. Alors, s’apercevant que c’était bien celui
qui lui était annoncé, il le posa sur la table, prit une plume et
s’apprêta à signer.—Pardon, milord, dit Felton arrêtant le duc, mais Votre
Grâce sait-elle que le nom de Charlotte Backson n’est pas le
véritable nom de cette jeune femme?—Oui, monsieur, je le sais, répondit le duc en trempant la
plume dans l’encrier.—Alors Votre Grâce connaît son véritable nom? demanda
Felton d’une voix brève.352
—Je le connais.Le duc approcha la plume du papier. Felton pâlit.—Et, connaissant ce véritable nom, reprit Felton, monseigneur
signera de même?—Sans doute, dit Buckingham et plutôt deux fois qu’une.—Je ne puis croire, continua Felton d’une voix qui devenait
de plus en plus brève et saccadée, que Sa Grâce sache
qu’il s’agit de lady Winter...—Je le sais parfaitement, quoique je sois étonné que vous
le sachiez, vous!—Et Votre Grâce signera cet ordre sans remords?Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.—Ah çà, monsieur, savez-vous bien, lui dit-il, que vous me
faites là d’étranges questions, et que je suis bien simple d’y
répondre?—Répondez-y, monseigneur, dit Felton, la situation est
plus grave que vous ne le croyez peut-être.Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la
part de lord Winter, parlait sans doute en son nom et se
radoucit.—Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi
que milady Winter est une grande coupable, et que c’est presque
lui faire grâce que de borner sa peine à l’exportation.Le duc posa la plume sur le papier.—Vous ne signerez pas cet ordre, milord! dit Felton en
faisant un pas vers le duc.—Je ne signerai pas cet ordre! dit Buckingham, et pourquoi?—Parce que vous descendrez en vous-même, et que vous
rendrez justice à milady.—On lui rendrait justice en l’envoyant à Tyburn, dit Buckingham;
milady est une infâme.353
—Monseigneur, milady est un ange, vous le savez bien, et
je vous demande sa liberté.—Oh çà! dit Buckingham, êtes-vous fou, de me parler
ainsi?—Milord, excusez-moi! je parle comme je puis; je me
contiens. Cependant, milord, songez à ce que vous allez faire,
et craignez d’outrepasser la mesure!—Plaît-il?... Dieu me pardonne! s’écria
Buckingham, mais je crois qu’il me menace!—Non, milord,
je prie encore, et
je vous dis: Une
goutte d’eau suffit
pour faire déborder
le vase plein,
une faute légère
peut attirer le châtiment
sur la tête
épargnée malgré
tant de crimes.—Monsieur
Felton, dit Buckingham,
vous allez
sortir d’ici et vous rendre aux arrêts sur-le-champ.—Vous allez m’écouter jusqu’au bout, milord. Vous avez
séduit cette jeune fille, vous l’avez outragée, souillée; réparez
vos crimes envers elle, laissez-la partir librement, et je n’exigerai
pas autre chose de vous.—Vous n’exigerez pas! dit Buckingham regardant Felton
avec étonnement et appuyant sur chacune des syllabes des
trois mots qu’il venait de prononcer.—Milord, continua Felton s’exaltant à mesure qu’il parlait,
354
milord, prenez garde, toute l’Angleterre est lasse de vos iniquités;
milord, vous avez abusé de la puissance royale, que
vous avez presque usurpée; milord, vous êtes en horreur aux
hommes et à Dieu; Dieu vous punira plus tard, mais, moi, je
vous punirai aujourd’hui.—Ah! ceci est trop fort! cria Buckingham en faisant un
pas vers la porte.Felton lui barra le passage.—Je vous le demande humblement, dit-il, signez l’ordre de
mise en liberté de lady Winter; songez que c’est la femme
que vous avez déshonorée.—Retirez-vous, monsieur, dit Buckingham, ou j’appelle et
je vous fais mettre aux fers.—Vous n’appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc
et la sonnette placée sur un guéridon incrusté d’argent; prenez
garde, milord, vous voilà entre les mains de Dieu.—Dans les mains du diable, vous voulez dire, s’écria
Buckingham en élevant la voix pour attirer du monde, sans
cependant appeler directement.—Signez, milord, signez la liberté de lady Winter, dit
Felton en poussant un papier vers le duc.—De force! vous moquez-vous! holà, Patrick!—Signez, milord!—Jamais!—Jamais!—A moi! cria le duc, et en même temps il sauta sur son
épée.Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer: il tenait
tout ouvert dans sa poitrine le couteau dont s’était frappée
milady; d’un bond il fut sur le duc.En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant:—Milord, une lettre de France!355
—De France! s’écria Buckingham avec enthousiasme,
oubliant tout en pensant à celle de qui lui venait cette lettre.Felton profita du
moment et lui enfonça
dans le flanc le couteau
jusqu’au manche.—Ah! traître! cria
Buckingham, tu
m’as tué...—Au meurtre!
hurla Patrick.Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir et, voyant la
porte libre, s’élança dans la chambre voisine, qui était celle où
356
attendaient, comme nous l’avons dit, les députés de La Rochelle,
la traversa tout en courant et se précipita vers l’escalier; mais,
sur la première marche il rencontra lord Winter, qui, le
voyant pâle, égaré, livide, taché de sang à la main et à la figure,
lui sauta au cou en s’écriant:—Je le savais, je l’avais deviné une minute trop tard! oh!
malheureux, malheureux que je suis!Felton ne fit aucune résistance; lord Winter le remit aux
mains des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux
ordres, sur une petite terrasse dominant la mer, et
s’élança dans le cabinet de Buckingham.Au cri poussé par le duc, à l’appel de Patrick, l’homme que
Felton avait rencontré dans l’antichambre se précipita dans le
cabinet.Il trouva le duc couché sur un sofa, serrant sa blessure dans
sa main crispée.—La Porte, dit le duc d’une voix mourante, La Porte,
viens-tu de sa part?—Oui, monseigneur, répondit le fidèle portemanteau
d’Anne d’Autriche, mais trop tard peut-être.—Silence, La Porte! on pourrait vous entendre; Patrick, ne
laissez entrer personne; oh, je ne saurai pas ce qu’elle me fait
dire! mon Dieu! je me meurs!Et le duc s’évanouit.Cependant, lord Winter, les députés, les chefs de l’expédition,
les officiers de la maison de Buckingham, avaient fait
irruption dans sa chambre; partout des cris de désespoir retentissaient.
La nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et de
gémissements en déborda bientôt et se répandit par la ville.Un coup de canon annonça qu’il venait de se passer quelque
chose de nouveau et d’inattendu.Lord Winter s’arrachait les cheveux.357
—Trop tard d’une minute! s’écriait-il, trop tard d’une
minute! oh, mon Dieu, mon Dieu, quel malheur!En effet, on était venu lui dire dès sept heures du matin
qu’une échelle de corde flottait à une des fenêtres du château;
il avait couru aussitôt à la chambre de milady, avait trouvé la
chambre vide et la fenêtre ouverte, les barreaux sciés, s’était
rappelé la recommandation verbale que d’Artagnan lui avait
fait transmettre par son messager, avait tremblé pour le duc,
et, courant à l’écurie, sans prendre le temps de faire seller un
cheval, avait sauté sur le premier venu, était accouru ventre à
terre, avait sauté à bas dans la cour, avait monté précipitamment
l’escalier, et, sur le premier degré, avait, comme nous
l’avons dit, rencontré Felton.Cependant le duc n’était pas mort: il revint à lui, rouvrit
les yeux, et l’espoir rentra dans tous les cœurs.—Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte.
Ah! c’est vous, de Winter! vous m’avez envoyé ce matin un
singulier fou, voyez l’état dans lequel il m’a mis!—Oh! milord! s’écria le baron, je ne m’en consolerai jamais.—Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham
en lui tendant la main, je ne connais pas d’homme qui mérite
d’être regretté pendant toute la vie d’un autre homme; mais
laisse-nous, je t’en prie.Le baron sortit en sanglotant.Il ne resta dans le cabinet que le duc blessé, La Porte et
Patrick.On cherchait un médecin, qu’on ne pouvait trouver.—Vous vivrez, milord, vous vivrez, répétait, à genoux
devant le sofa du duc, le fidèle serviteur d’Anne d’Autriche.—Que m’écrivait-elle? dit faiblement Buckingham tout ruisselant
de sang et domptant, pour parler de celle qu’il aimait,
d’atroces douleurs. Que m’écrivait-elle? Lis-moi sa lettre.358
—Oh! milord! fit La Porte.—Obéis, La Porte; ne vois-tu pas que je n’ai pas de temps
à perdre?La Porte rompit le cachet, et plaça le parchemin sous les
yeux du duc; mais Buckingham essaya vainement de distinguer
l’écriture.—Lis donc, dit-il, lis donc, je n’y vois plus; lis donc! car
bientôt peut-être je n’entendrai plus, et je mourrai sans savoir
ce qu’elle m’a écrit.La Porte ne fit plus de difficulté, et lut:«Milord.
»Par ce que j’ai souffert depuis que je vous connais, par
vous et pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de
mon repos, d’interrompre ces grands armements que vous faites
contre la France et de cesser une guerre dont on dit tout haut
que la religion est la cause visible, et tout bas que votre amour
pour moi est la cause cachée. Cette guerre peut non seulement
amener pour la France et pour l’Angleterre de grandes catastrophes,
mais encore pour vous, milord, des malheurs dont
je ne me consolerais pas.
»Veillez sur votre vie, que l’on menace et qui me sera chère
du moment où je ne serai pas obligée de voir en vous un
ennemi.
»Votre affectionnée,
»ANNE.»Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour écouter
cette lecture; puis, lorsqu’elle fut finie, comme s’il eût trouvé
dans cette lettre un amer désappointement:—N’avez-vous donc pas autre chose à me dire de vive voix,
La Porte? demanda-t-il.359
—Si fait, monseigneur: la reine m’avait chargé de vous
dire de veiller sur vous, car elle avait eu avis qu’on voulait
vous assassiner.—Et c’est tout, c’est tout? reprit Buckingham avec impatience.—Elle m’avait encore chargé de vous dire qu’elle vous
aimait toujours.—Ah! fit Buckingham, Dieu soit loué! ma mort ne sera
donc pas pour elle la mort d’un étranger!...La Porte fondit en larmes.—Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret où étaient les
ferrets de diamants.Patrick apporta l’objet demandé, que La Porte reconnut
pour avoir appartenu à la reine.—Maintenant le sachet de satin blanc, où son chiffre est
brodé en perles.Patrick obéit encore.—Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages
que j’eusse à elle, ce coffret d’argent et ces deux lettres. Vous
les rendrez à Sa Majesté; et pour dernier souvenir... (il chercha
autour de lui quelque objet précieux)... vous y joindrez...Il chercha encore; mais ses regards obscurcis par la mort
ne rencontrèrent que le couteau tombé des mains de Felton,
et fumant encore du sang vermeil étendu sur la lame.—Et vous y joindrez ce couteau, dit le duc en serrant la
main de La Porte.Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d’argent,
y laissa tomber le couteau en faisant signe à La Porte qu’il ne
pouvait plus parler: puis, dans une dernière convulsion, que
cette fois il n’avait plus la force de combattre, il glissa du sofa
sur le parquet.Patrick poussa un grand cri.360
Buckingham voulut sourire une dernière fois; mais la mort
arrêta sa pensée, qui resta gravée sur son front comme un dernier
baiser d’amour.En ce moment le médecin du duc arriva tout effaré; il était
déjà à bord du vaisseau amiral, on avait été obligé d’aller le
chercher là.Il s’approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans
la sienne et la laissa retomber.—Tout est inutile, dit-il, il est mort.—Mort, mort! s’écria Patrick.A ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne
fut plus que consternation et que tumulte.Aussitôt que lord Winter vit Buckingham expiré, il courut
à Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse
du palais.361
—Misérable! dit-il au jeune homme, qui depuis la mort
de Buckingham avait retrouvé ce calme et ce sang-froid qui ne
devaient plus l’abandonner; misérable! qu’as-tu fait?—Je me suis vengé, dit-il.—Toi! dit le baron; dis que tu as servi d’instrument à cette
femme maudite; mais je le jure, ce crime sera son dernier
crime.—Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement
Felton, et j’ignore de qui vous voulez parler, milord; j’ai tué
M. de Buckingham parce qu’il a refusé deux fois à vous-même
de me nommer capitaine: je l’ai puni de son injustice, voilà
tout.De Winter, stupéfait, regardait les gens qui liaient Felton,
et ne savait que penser d’une pareille insensibilité.Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front
pur de Felton. A chaque bruit qu’il entendait, le naïf puritain
croyait reconnaître les pas et la voix de milady venant se jeter
dans ses bras pour s’accuser et se perdre avec lui.Tout à coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point
de la mer, que de la terrasse où il se trouvait on dominait
tout entière; avec ce regard d’aigle du marin, il avait reconnu,
là où un autre n’aurait vu qu’un goéland se balançant sur
les flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers les côtes de
France.Il pâlit, porta la main à son cœur, qui se brisait, et comprit
toute la trahison.—Une dernière grâce, milord! dit-il au baron.—Laquelle? demanda celui-ci.—Quelle heure est-il?Le baron tira sa montre.—Neuf heures moins dix minutes, dit-il.Milady avait avancé son départ d’une heure et demie; dès
362
qu’elle avait entendu le coup de canon qui annonçait le fatal
événement, elle avait donné
l’ordre de lever l’ancre.La barque voguait sous
un ciel bleu à une grande
distance de la côte.—Dieu l’a voulu, dit-il
avec la résignation du fanatique,
mais cependant sans
pouvoir détacher les yeux de
cet esquif à bord duquel il
croyait sans doute distinguer
le blanc fantôme de celle à qui sa vie allait être sacrifiée.De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et
devina tout.363
—Sois puni seul d’abord, misérable, dit lord Winter à
Felton, qui se laissait entraîner, les yeux tournés vers la mer;
mais je te jure, sur la mémoire de mon frère que j’aimais tant,
que ta complice n’est pas sauvée.Felton baissa la tête sans prononcer une syllabe.Quant à de Winter, il descendit rapidement l’escalier et se
rendit au port. |
EN FRANCE | La première crainte du roi d’Angleterre, Charles Ier, en
apprenant cette mort, fut qu’une si terrible nouvelle ne décourageât
les Rochelais; il essaya, dit Richelieu dans ses Mémoires,
de la leur cacher le plus longtemps possible, faisant fermer
les ports par tout son royaume, et prenant soigneusement
garde qu’aucun vaisseau ne sortît jusqu’à ce que l’armée que
Buckingham apprêtait fût partie, se chargeant, à défaut de
Buckingham, de surveiller lui-même le départ.Il poussa même la sévérité de cet ordre jusqu’à retenir en
Angleterre les ambassadeurs de Danemark, qui avaient pris
congé, et l’ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait
ramener dans le port de Flessingue les navires des Indes que
Charles Ier avait fait restituer aux Provinces-Unies.Mais comme il ne songea à donner cet ordre que cinq heures
après l’assassinat, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi,
deux navires étaient déjà sortis des ports: l’un emmenant,
comme nous le savons, milady, laquelle, se doutant déjà de
l’événement, fut encore confirmée dans cette croyance en
voyant le pavillon noir se déployer au mât du vaisseau amiral.364
Quant au second bâtiment, nous dirons plus tard qui il portait
et comment il partit.Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de
La Rochelle; seulement le roi, qui s’ennuyait fort, comme toujours,
mais peut-être encore un peu plus au camp qu’ailleurs,
résolut d’aller incognito passer les fêtes de Saint Louis à Saint-Germain,
et demanda au cardinal de lui faire préparer une
escorte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que
l’ennui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir
ce congé à son royal lieutenant, lequel promit d’être de retour
vers le 15 septembre.M. de Tréville, prévenu par Son Éminence, fit son porte-manteau,
et comme, sans en savoir la cause, il savait le vif
désir et même l’impérieux besoin que ses amis avaient de
revenir à Paris, il va sans dire qu’il les désigna pour faire
partie de l’escorte.Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d’heure
après M. de Tréville, car ils furent les premiers à qui il la
communiqua. Ce fut alors que d’Artagnan apprécia la faveur
que lui avait faite le cardinal en le faisant enfin passer aux
mousquetaires; sans cette circonstance, il était forcé de rester
au camp tandis que ses compagnons partaient.Il va sans dire que cette impatience de remonter vers Paris
avait pour cause le danger que devait courir madame Bonacieux,
au couvent de Béthune, poursuivie sûrement par milady,
son ennemie mortelle. Aussi, comme nous l’avons dit, Aramis
avait écrit immédiatement à Marie Michon, cette lingère de
Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu’elle obtînt
que la reine donnât l’autorisation à madame Bonacieux de
sortir du couvent, et de se retirer, soit en Lorraine, soit en
Belgique. La réponse ne s’était pas fait attendre, et, huit ou dix
jours après, Aramis avait reçu cette lettre:365
«Mon cher cousin,
»Voici l’autorisation de ma sœur à retirer notre petite servante
du couvent de Béthune, dont vous croyez l’air mauvais
pour elle. Ma sœur vous envoie cette autorisation avec grand
plaisir, car elle aime fort cette petite fille, à laquelle elle se
réserve d’être utile plus tard.
»Je vous embrasse,
»MARIE MICHON.»A cette lettre était jointe une autorisation conçue en ces
termes:«La supérieure du couvent de Béthune remettra aux mains
de la personne qui lui portera ce billet la novice qui était
entrée dans son couvent sur ma recommandation et sous mon
patronage.
»Au Louvre, le 10 août 1628.
»ANNE.»On comprend combien ces relations de parenté entre
Aramis et une lingère qui appelait la reine sa sœur avaient
égayé la verve des jeunes gens; mais Aramis avait prié ses amis
de ne plus revenir sur ce sujet, déclarant que s’il lui en était
dit encore un seul mot, il n’emploierait plus sa cousine
comme intermédiaire dans ces sortes d’affaires.Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les
quatre mousquetaires, qui d’ailleurs avaient ce qu’ils voulaient:
c’était l’ordre de tirer madame Bonacieux du couvent
des Carmélites de Béthune. Il est vrai que cet ordre ne leur
servirait pas à grand’chose tant qu’ils seraient au camp de La
Rochelle, c’est-à-dire à l’autre bout de la France; aussi d’Artagnan
allait-il demander un congé à M. de Tréville, en lui
366
confiant tout bonnement l’importance de son départ, lorsque
cette nouvelle lui fut transmise, ainsi qu’à ses trois compagnons,
que le roi allait partir pour Paris avec une escorte
de vingt mousquetaires,
et qu’ils faisaient partie
de l’escorte. La joie fut
grande. On envoya les
valets devant avec les bagages,
et l’on partit le 16
au matin. Le cardinal
reconduisit Sa Majesté
de Surgères à Mauzé, et là, le roi et son ministre prirent congé
l’un de l’autre avec de grandes démonstrations d’amitié.Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en
cheminant le plus vite qu’il lui était possible, car il désirait être
arrivé à Paris pour le 23, s’arrêtait de temps en temps pour
voir voler la pie, passe-temps dont le goût lui avait autrefois
367
été inspiré par de Luynes, et pour lequel il avait toujours conservé
une grande prédilection. Sur les vingt mousquetaires,
seize, lorsque la chose arriva, se réjouissaient fort de ce bon
temps; mais quatre maugréaient de leur mieux. D’Artagnan
surtout avait des bourdonnements perpétuels dans les oreilles,
ce que Porthos expliquait ainsi:—Une très grande dame m’a appris que cela veut dire que
l’on parle de vous quelque part.Enfin l’escorte traversa Paris le 23, dans la nuit; le roi
remercia M. de Tréville, et lui permit de distribuer des congés
pour quatre jours, à la condition que pas un des favorisés ne
paraîtrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille.Les quatre premiers congés accordés, comme on le pense
bien, furent à nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de
M. de Tréville six jours au lieu de quatre, et fit mettre dans
ces six jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, à cinq
heures du soir, et, par complaisance, M. de Tréville postdata
le congé du 25 au matin.—Eh, mon Dieu! disait d’Artagnan, qui, comme on le
sait, ne doutait jamais de rien, il me semble que nous faisons
bien de l’embarras pour une chose bien simple: en deux jours,
et en crevant deux ou trois chevaux (peu m’importe, j’ai de
l’argent), je suis à Béthune, je remets la lettre de la reine à
la supérieure, et je ramène le cher trésor que je vais chercher,
non pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais à Paris,
où il sera mieux caché, surtout tant que M. le cardinal sera
à La Rochelle. Puis, une fois de retour de la campagne, eh
bien! moitié par la protection de sa cousine, moitié en faveur
de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous
obtiendrons de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici,
ne vous épuisez pas de fatigue inutilement; moi et Planchet,
c’est tout ce qu’il faut pour une expédition aussi simple.368
A ceci Athos répondit tranquillement:—Nous aussi, nous avons de l’argent; car je n’ai pas encore
bu tout à fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l’ont
pas tout à fait mangé. Nous crèverons donc aussi bien quatre
chevaux qu’un. Mais songez, d’Artagnan, ajouta-t-il d’une voix
si sombre, que son accent donna le frisson au jeune homme,
songez que Béthune est une ville où le cardinal a donné rendez-vous
à une femme qui, partout où elle va, mène le malheur
après elle. Si vous n’aviez affaire qu’à quatre hommes, d’Artagnan,
je vous laisserais aller seul; vous avez affaire à cette
femme, allons-y quatre, et plaise à Dieu qu’avec nos quatre
valets nous soyons en nombre suffisant!—Vous m’épouvantez, Athos, s’écria d’Artagnan; mais que
craignez-vous donc?—Tout! répondit Athos.D’Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui,
comme celui d’Athos, portaient l’empreinte d’une inquiétude
profonde, et l’on continua la route au plus grand pas des chevaux,
mais sans ajouter une seule parole.Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras, et comme d’Artagnan
venait de mettre pied à terre à l’auberge de la Herse-d’Or
pour boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour
de la poste, où il venait de relayer, prenant au grand galop,
et avec un cheval frais, le chemin de Paris. Alors qu’il passait
de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau
dont il était enveloppé, quoiqu’on fût au mois d’août, et enleva
son chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment où
il avait déjà quitté sa tête, et l’enfonça vivement sur son front.D’Artagnan, qui avait les yeux fixés sur cet homme, devint
fort pâle et laissa tomber son verre.—Qu’avez-vous, monsieur? dit Planchet... Oh! là, accourez,
messieurs, voilà mon maître qui se trouve mal!369
Les trois amis accoururent et trouvèrent d’Artagnan qui,
au lieu de se trouver mal, courait à son cheval. Ils l’arrêtèrent
sur le seuil de
la porte.—Eh bien!
où diable vas-tu
donc ainsi? lui
cria Athos.—C’est lui! s’écria d’Artagnan, c’est lui! laissez-moi le
rejoindre!370
—Mais qui, lui? demanda Athos.—Lui, cet homme!—Quel homme?—Cet homme maudit, mon mauvais génie, que j’ai toujours
vu lorsque j’étais menacé de quelque malheur: celui
qui accompagnait l’horrible femme lorsque je la rencontrai
pour la première fois, celui que je cherchais quand j’ai provoqué
notre ami Athos, celui que j’ai vu le matin même du
jour où madame Bonacieux a été enlevée! Je l’ai vu, c’est lui!
Je l’ai reconnu quand le vent a entr’ouvert son manteau.—Diable! dit Athos rêveur.—En selle, messieurs, en selle; poursuivons-le, et nous le
rattraperons.—Mon cher, dit Aramis, songez qu’il va du côté opposé à
celui où nous allons; qu’il a un cheval frais et nous des chevaux
fatigués; que par conséquent nous crèverons nos chevaux sans
même avoir la chance de le rejoindre. Laissons l’homme, d’Artagnan,
sauvons la femme.—Eh! monsieur! s’écria un garçon d’écurie courant après
l’inconnu, eh! monsieur! voilà un papier qui s’est échappé de
votre chapeau! Eh! monsieur! eh!—Mon ami, dit d’Artagnan, une demi-pistole pour ce papier!—Ma foi, monsieur, avec grand plaisir! le voici!Le garçon d’écurie, enchanté de la bonne journée qu’il avait
faite, rentra dans la cour de l’hôtel; d’Artagnan déplia le
papier.—Eh bien? demandèrent ses amis en l’entourant.—Rien qu’un mot! dit d’Artagnan.—Oui, dit Aramis, mais ce mot est un nom de ville ou de
village.—«Armentières,» lut Porthos. Armentières, je ne connais
pas cela!371
—Et ce nom de ville ou de village est écrit de sa main!
s’écria Athos.—Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit
d’Artagnan, peut-être n’ai-je pas perdu ma dernière pistole.
A cheval, mes amis, à cheval! Et les quatre compagnons
s’élancèrent au galop sur la route de Béthune.372 |
LE COUVENT DES CARMÉLITES DE BÉTHUNE | Les grands criminels portent avec eux une espèce de prédestination
qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les
fait échapper à tous les dangers, jusqu’au moment que la Providence,
lassée, a marqué pour l’écueil de leur fortune impie.
Il en était ainsi de milady: elle passa au travers des croiseurs
des deux nations, et arriva à Boulogne sans aucun accident.En débarquant à Portsmouth, milady était une Anglaise
que les persécutions de la France chassaient de La Rochelle;
débarquée à Boulogne, après deux jours de traversée, elle se fit
passer pour une Française que les Anglais inquiétaient à Portsmouth,
dans la haine qu’ils avaient conçue contre la France.Milady avait d’ailleurs le plus efficace des passeports: sa
beauté, sa grande mine et la générosité avec laquelle elle
répandait les pistoles. Affranchie des formalités d’usage par le
sourire affable et les manières galantes d’un vieux gouverneur
du port, qui lui baisa la main, elle ne resta à Boulogne que le
temps de mettre à la poste une lettre ainsi conçue:«A Son Éminence monseigneur le cardinal de Richelieu,
en son camp devant La Rochelle.
»Monseigneur, que Votre Éminence se rassure; Sa Grâce
le duc de Buckingham ne partira point pour la France.
»Boulogne, 25 au soir.
»MILADY DE...»
373
«P.-S.—Selon les désirs de Votre Éminence, je me rends
au couvent des Carmélites de Béthune où j’attendrai ses ordres.»Effectivement, le même soir, milady se mit en route; la
nuit la prit: elle s’arrêta et coucha dans une auberge; puis,
le lendemain, à cinq heures du matin, elle partit, et, trois
heures après, elle entra à Béthune.Elle se fit indiquer le couvent des Carmélites, et y entra
aussitôt.La supérieure vint au-devant d’elle; milady lui montra
l’ordre du cardinal; l’abbesse lui fit donner une chambre et
servir à déjeuner.Tout le passé s’était déjà effacé aux yeux de cette femme,
et, le regard fixé sur l’avenir, elle ne voyait que la haute fortune
que lui réservait le cardinal, qu’elle avait si heureusement
servi, sans que son nom fût mêlé en rien à toute cette
sanglante affaire. Les passions toujours nouvelles qui la consumaient
donnaient à sa vie l’apparence de ces nuages qui
volent dans le ciel, reflétant tantôt l’azur, tantôt le feu, tantôt
le noir opaque de la tempête, et qui ne laissent d’autres traces
sur la terre que la dévastation et la mort.Après le déjeuner, l’abbesse vint lui faire sa visite; il y a
peu de distractions au cloître, et la bonne supérieure avait hâte
de faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.Milady voulait plaire à l’abbesse; or, c’était chose facile
à cette femme si réellement supérieure; elle essaya d’être
aimable: elle fut charmante, et séduisit la bonne religieuse
par sa conversation si variée, et par les grâces répandues dans
toute sa personne.L’abbesse, qui était une fille de noblesse, aimait surtout les
histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu’aux extrémités
du royaume, et qui, surtout, ont tant de peine à franchir
374
les murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer les
bruits du monde.Milady, au contraire, était fort au courant de toutes les
intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou
six ans, elle avait constamment vécu; elle se mit donc à entretenir
la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de
France, mêlées aux dévotions outrées du roi: elle lui fit la
chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour,
que l’abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha légèrement
les amours de la reine et de Buckingham, parlant
beaucoup pour qu’on parlât un peu. Mais l’abbesse se contenta
d’écouter et de sourire, le tout sans répondre. Cependant,
comme milady vit que ce genre de récit l’amusait fort, elle
continua; seulement, elle fit tomber la conversation sur le
cardinal.Là elle était fort embarrassée; elle ignorait si l’abbesse
était royaliste ou cardinaliste: elle se tint dans un juste milieu
prudent; l’abbesse, de son côté, se tint dans une réserve
plus prudente encore, se contentant de faire une profonde
inclination de tête toutes les fois que la voyageuse prononçait
le nom de Son Éminence.Milady commença à croire qu’elle s’ennuierait fort dans
le couvent; elle résolut donc de risquer quelque chose pour
savoir tout de suite à quoi s’en tenir. Voulant voir jusqu’où irait
la discrétion de cette bonne abbesse, elle se mit à dire un mal
très dissimulé d’abord, puis très circonstancié du cardinal,
racontant les amours du ministre avec madame d’Aiguillon,
avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes.L’abbesse écouta plus attentivement, s’anima peu à peu et
sourit.—Bon, dit milady, elle prend goût à mon discours; si elle
375
est cardinaliste, elle n’y met pas de fanatisme au moins.Alors, elle passa aux persécutions exercées par le cardinal
sur ses ennemis. L’abbesse se contenta de se signer, sans
approuver ni désapprouver. Cela confirma milady dans son
opinion, que la religieuse était plutôt royaliste que cardinaliste.
Milady continua, renchérissant de plus en plus.—Je suis fort ignorante en toutes ces matières-là, dit enfin
l’abbesse; mais tout éloignées que nous sommes de la cour,
tout en dehors des intérêts du monde où nous nous trouvons
placées, nous avons des exemples fort tristes de ce que vous
nous racontez là; et l’une de nos pensionnaires a bien souffert
des vengeances et des persécutions de M. le cardinal.—Une de vos pensionnaires, dit milady; oh! mon Dieu!
pauvre femme, je la plains alors.—Et vous avez raison, car elle est bien à plaindre: prison,
menaces, mauvais traitements, elle a tout subi. Mais, après
tout, reprit l’abbesse, M. le cardinal avait peut-être des motifs
plausibles pour agir ainsi, et, quoiqu’elle ait l’air d’un ange,
il ne faut pas toujours juger les gens sur la mine.—Bon! dit milady à elle-même, qui sait! je vais peut-être
découvrir quelque chose ici, je suis en veine.Et elle s’appliqua il donner à son visage une expression de
candeur parfaite.—Hélas! dit milady, je le sais; on dit cela, qu’il ne faut
pas croire aux physionomies; mais à quoi croira-t-on cependant
si ce n’est au plus bel ouvrage du Créateur! Quant à moi,
je serai trompée toute ma vie peut-être; mais je me fierai
toujours à une personne dont le visage m’inspirera de la sympathie.—Vous seriez donc tentée de croire, dit l’abbesse, que
cette jeune femme est innocente?—M. le cardinal ne poursuit pas que les crimes, dit-elle; il
376
y a certaines vertus qu’il poursuit plus sévèrement que certains
forfaits.—Permettez-moi, madame, de vous exprimer ma surprise,
dit l’abbesse.—Et sur quoi? demanda milady avec naïveté.—Mais sur le langage que vous tenez.—Que trouvez-vous d’étonnant à ce langage? demanda en
souriant milady.—Vous êtes l’amie du cardinal, puisqu’il vous envoie ici,
et cependant...—Et cependant j’en dis du mal, reprit milady achevant la
pensée de la supérieure.—Au moins n’en dites-vous pas de bien.—C’est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant,
mais sa victime.—Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande
à moi?...—Est un ordre à moi de me tenir dans une espèce de prison
dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites...—Mais pourquoi n’avez-vous pas fui?—Où irais-je? Croyez-vous qu’il y ait un endroit de la terre
où ne puisse atteindre le cardinal, s’il veut se donner la peine
de tendre la main! Si j’étais un homme, à la rigueur cela
serait possible encore; mais une femme, que voulez-vous que
fasse une femme? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici
a-t-elle essayé de fuir, elle?—Non, c’est vrai; mais elle, c’est autre chose, je la crois
retenue en France par quelque amour.—Alors, dit milady avec un soupir, si elle aime, elle n’est
pas tout à fait malheureuse.—Ainsi, dit l’abbesse en regardant milady avec un intérêt
croissant, c’est encore une pauvre persécutée que je vois?377
—Hélas, oui! dit milady.L’abbesse regarda un instant milady avec inquiétude, comme
si une nouvelle pensée surgissait dans son esprit.—Vous n’êtes pas ennemie de notre sainte foi? dit-elle en
balbutiant.—Moi, s’écria milady, moi, protestante! Oh! non, j’atteste le
Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.—Alors, madame, dit l’abbesse en souriant, rassurez-vous;
la maison où vous êtes ne sera pas une prison bien dure,
et nous ferons tout ce qu’il faudra pour vous faire chérir la
captivité. Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme
persécutée sans doute par suite de quelque intrigue de cour.
Elle est aimable, gracieuse.—Comment la nommez-vous?—Elle m’a été recommandée par quelqu’un de très haut
placé, sous le nom de Ketty. Je n’ai pas cherché à savoir son
autre nom.378
—Ketty! s’écria milady; quoi! vous êtes sûre?...—Qu’elle se fait appeler ainsi? Oui, madame, la connaîtriez-vous?Milady sourit à elle-même et à l’idée qui lui était venue
que cette jeune femme pouvait être son ancienne camériste.
Au souvenir de cette jeune fille s’était lié un souvenir de
colère, et un désir de vengeance avait bouleversé les traits de
milady, qui reprirent au reste presque aussitôt l’expression
calme et bienveillante que cette femme aux cent visages leur
avait momentanément fait perdre.—Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle
je me sens déjà une si grande sympathie? demanda milady.—Ce soir, dit l’abbesse, dans la journée même. Mais
vous voyagez depuis quatre jours, m’avez-vous dit vous-même;
ce matin vous vous êtes levée à cinq heures, vous devez avoir
besoin de repos. Couchez-vous et dormez, à l’heure du dîner
nous vous réveillerons.Quoique milady eût très bien pu se passer de sommeil, soutenue
qu’elle était par toutes les excitations qu’une aventure
nouvelle faisait éprouver à son cœur avide d’intrigues, elle
n’en accepta pas moins l’offre de la supérieure: depuis douze
ou quinze jours elle avait passé par tant d’émotions diverses,
que, si son corps de fer pouvait encore soutenir la fatigue, son
âme avait besoin de repos.Elle prit donc congé de l’abbesse et se coucha, doucement
bercée par les idées de vengeance auxquelles l’avait tout naturellement
ramenée le nom de Ketty. Elle se rappelait cette
promesse presque illimitée que lui avait faite le cardinal, si elle
réussissait dans son entreprise. Elle avait réussi, d’Artagnan
était donc à elle!Une seule chose l’épouvantait, c’était le souvenir de son
mari; c’était le comte de La Fère, qu’elle avait cru mort ou du
379
moins expatrié, et qu’elle retrouvait dans Athos, le meilleur
ami de d’Artagnan.Mais aussi, s’il était l’ami de d’Artagnan, il avait dû lui
prêter assistance dans toutes les menées à l’aide desquelles la
reine avait déjoué les projets de Son Éminence; s’il était l’ami
de d’Artagnan, il était l’ennemi du cardinal; et sans doute
elle parviendrait à l’envelopper dans la vengeance aux replis
de laquelle elle espérait étouffer le jeune mousquetaire.Toutes ces espérances étaient de douces pensées pour
milady; aussi, bercée par elles, s’endormit-elle bientôt.Elle fut réveillée par une voix douce qui retentit au pied
de son lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l’abbesse accompagnée
d’une jeune femme aux cheveux blonds, au teint délicat, qui
fixait sur elle un regard plein d’une bienveillante curiosité.La figure de cette jeune femme lui était complètement
inconnue; toutes deux s’examinèrent avec une scrupuleuse
attention, tout en échangeant les compliments d’usage: toutes
deux étaient fort belles, mais de beautés tout à fait différentes.
Cependant milady sourit en reconnaissant qu’elle l’emportait
de beaucoup sur la jeune femme en grand air et en façons
aristocratiques. Il est vrai que l’habit de novice que portait la
jeune femme n’était pas très avantageux pour soutenir une
lutte de ce genre.L’abbesse les présenta l’une à l’autre; puis, lorsque cette
formalité fut remplie, comme ses devoirs l’appelaient à l’église,
elle laissa les deux jeunes femmes seules.La novice, voyant milady couchée, voulait suivre la supérieure,
mais milady la retint.—Comment, madame, lui dit-elle, à peine vous ai-je aperçue
et vous voulez déjà me priver de votre présence, sur
laquelle je comptais cependant un peu, je vous l’avoue, pour
le temps que j’ai à passer ici?380
—Non, madame, répondit la novice, seulement je craignais
d’avoir mal choisi mon temps: vous dormiez, vous êtes fatiguée.—Eh bien! dit milady, que peuvent demander les gens
qui dorment? un bon réveil. Ce réveil, vous me l’avez donné;
laissez-moi en jouir tout à mon aise.Et lui prenant la main, elle l’attira sur un fauteuil qui était
près de son lit.La novice s’assit.—Mon Dieu! dit-elle, que je suis malheureuse! voilà six
mois que je suis ici, sans l’ombre d’une distraction, vous arrivez,
votre présence allait être pour moi une compagnie charmante,
et voilà que, selon toute probabilité, d’un moment à
l’autre je vais quitter le couvent!—Comment! dit milady, vous sortez bientôt?—Du moins, je l’espère, dit la novice avec une expression
de joie qu’elle ne cherchait pas le moins du monde à déguiser.—Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part
du cardinal, continua milady; c’eût été un motif de plus de
sympathie entre nous.—Ce que m’a dit notre bonne mère est donc la vérité, que
vous étiez aussi une victime de ce méchant prêtre?—Chut! dit milady, même ici ne parlons pas ainsi de lui;
tous mes malheurs viennent d’avoir dit à peu près ce que vous
venez de dire, devant une femme que je croyais mon amie et
qui m’a trahie. Et vous êtes aussi, vous, la victime d’une
trahison?—Non, dit la novice, mais de mon dévouement: d’un
dévouement à une femme que j’aimais, pour qui j’eusse donné
ma vie, pour qui je la donnerais encore.—Et qui vous a abandonnée, c’est cela!—J’ai été assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou
trois jours j’ai acquis la preuve du contraire, et j’en remercie
381
Dieu; il m’aurait coûté de croire qu’elle m’avait oubliée. Mais
vous, madame, continua la novice, il me semble que vous êtes
libre, et que, si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu’à vous.—Où voulez-vous que j’aille, sans amis, sans argent, dans
une partie de la France que je ne connais pas, où je ne suis
jamais venue?...—Oh! s’écria la novice, quant à des amis, vous en aurez
partout où vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et
vous êtes si belle!—Cela n’empêche pas, reprit milady en adoucissant son
sourire de manière à lui donner une expression angélique, que
je suis seule et persécutée.—Écoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le
ciel, voyez-vous; il vient toujours un moment où le bien que
l’on a fait plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-être
est-ce un bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je
suis, que vous m’ayez rencontrée: car, si je sors d’ici, eh bien!
j’aurai quelques amis puissants, qui, après s’être mis en campagne
pour moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous.—Oh! quand j’ai dit que j’étais seule, dit milady espérant
faire parler la novice en parlant d’elle-même, ce n’est pas faute
d’avoir aussi quelques connaissances haut placées; mais ces
connaissances tremblent elles-mêmes devant le cardinal: la
reine elle-même n’ose pas lutter contre le terrible ministre;
j’ai la preuve que Sa Majesté, malgré son excellent cœur, a
plus d’une fois été obligée d’abandonner à la colère de Son
Éminence les personnes qui l’avaient servie.—Croyez-moi, madame, la reine peut avoir l’air d’avoir
abandonné ces personnes-là; mais il ne faut pas en croire
l’apparence: plus elles sont persécutées, plus elle pense à elles;
et souvent, au moment où elles y comptent le moins, elles ont la
preuve d’un bon souvenir.382
—Hélas! dit milady, je le crois; la reine est si bonne.—Oh! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que
vous parlez d’elle ainsi! s’écria la novice avec enthousiasme.—C’est-à-dire, reprit milady poussée dans ses retranchements,
qu’elle, personnellement, je n’ai pas l’honneur de la
connaître; mais je connais bon nombre de ses amis les plus
intimes: je connais M. de Putange; j’ai connu en Angleterre
M. Dujart, je connais M. de Tréville.—M. de Tréville! s’écria la novice, vous connaissez M. de
Tréville.—Oui, parfaitement, beaucoup même.—Le capitaine des mousquetaires du roi?—Le capitaine des mousquetaires du roi.—Oh! mais vous allez voir, s’écria la novice, que tout à
l’heure nous allons être des connaissances achevées, presque
des amies; si vous connaissez M. de Tréville, vous avez dû aller
chez lui?—Souvent! dit milady, qui, entrée dans cette voie, et
s’apercevant que le mensonge réussissait, voulait le pousser
jusqu’au bout.—Chez lui, vous avez dû voir quelques-uns de ses mousquetaires?—Tous ceux qu’il reçoit habituellement! répondit milady,
pour laquelle cette conversation commençait à prendre un
intérêt réel.—Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez,
et vous verrez qu’ils seront de mes amis.—Mais, dit milady embarrassée, je connais M. de Souvigny,
M. de Courtivron, M. de Férussac.La novice laissa dire; puis voyant qu’elle s’arrêtait:—Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommé
Athos?383
Milady devint aussi pâle que les draps dans lesquels elle
était couchée, et, si maîtresse qu’elle fût d’elle-même, ne put
s’empêcher de pousser un cri en saisissant la main de son interlocutrice
et en la dévorant du regard.—Quoi! qu’avez-vous? Oh! mon Dieu! demanda la jeune
femme, ai-je donc dit quelque chose qui vous ait blessée?—Non; mais ce nom m’a frappée, parce que, moi aussi,
j’ai connu ce gentilhomme, et qu’il m’a paru étrange de trouver
quelqu’un qui paraisse le connaître beaucoup.—Oh! oui! beaucoup! beaucoup! non seulement lui, mais
encore ses amis: MM. Porthos et Aramis!—En vérité! eux aussi je les connais! s’écria milady, qui
sentit le froid pénétrer jusqu’à son cœur.—Eh bien! si vous les connaissez, vous devez savoir qu’ils
sont bons et francs compagnons; que ne vous adressez-vous à
eux, si vous avez besoin d’appui?—C’est-à-dire, balbutia milady, je ne suis liée réellement
avec aucun d’eux; je les connais pour en avoir entendu beaucoup
parler par un de leurs amis, M. d’Artagnan.—Vous connaissez M. d’Artagnan! s’écria la novice à son
tour, en saisissant la main de milady et en la dévorant des
yeux.Puis, remarquant l’étrange expression du regard de milady:—Pardon, madame, dit-elle, vous le connaissez, à quel titre?—Mais, reprit milady embarrassée, mais à titre d’ami.—Vous me trompez, madame, dit la novice: vous avez
été sa maîtresse.—C’est vous qui l’avez été, madame, s’écria milady à son
tour.—Moi! dit la novice.—Oui, vous; je vous connais maintenant: vous êtes
madame Bonacieux.384
La jeune femme se recula pleine de surprise et de terreur.—Oh! ne niez pas! répondez, reprit milady.—Eh bien! oui, madame! dit la novice; sommes-nous
rivales?La figure de milady s’illumina d’un feu tellement sauvage, que,
dans toute autre
circonstance, madame
Bonacieux
se fût enfuie d’épouvante;
mais
elle était toute à
sa jalousie.—Voyons,
dites, madame,
reprit madame
Bonacieux avec
une énergie dont
on l’eût crue incapable,
avez-vous
été ou êtes-vous
sa maîtresse?—Oh! non! s’écria milady
avec un accent qui n’admettait pas le
doute sur sa vérité, jamais! jamais!—Je vous crois, dit madame Bonacieux; mais pourquoi
donc alors vous êtes-vous écriée ainsi?—Comment, vous ne comprenez pas! dit milady, qui était
déjà remise de son trouble, et qui avait retrouvé toute sa présence
d’esprit.—Comment voulez-vous que je comprenne? je ne sais rien.—Vous ne comprenez pas que M. d’Artagnan étant mon ami,
il m’avait prise pour confidente?385
—Vraiment!—Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlèvement
de la petite maison de Saint-Germain, son désespoir, celui
de ses amis, leurs recherches
inutiles depuis
ce moment! Et
comment ne voulez-vous
pas que je m’en
étonne, quand, sans
m’en douter, je me
trouve en face de vous,
de vous dont nous
avons parlé si souvent
ensemble, de
vous qu’il aime de
toute la force de
son âme, de vous
qu’il m’avait fait
aimer avant que
je vous eusse vue?
Ah! chère Constance,
voilà donc
que nous nous retrouvons;
je vous
vois donc enfin!Et milady tendit
ses bras à madame
Bonacieux,
qui, toute convaincue
par ce qu’elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme,
qu’un instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu’une amie
sincère et dévouée.386
—Oh! pardonnez-moi! s’écria-t-elle en se laissant aller sur
son épaule, je l’aime tant!Ces deux femmes se tinrent un instant embrassées. Certes,
si les forces de milady eussent été à la hauteur de sa haine,
madame Bonacieux ne fût sortie que morte de cet embrassement.
Mais, ne pouvant pas l’étouffer, elle lui sourit.—O chère belle! chère bonne petite! dit milady, que je
suis heureuse de vous voir! Laissez-moi vous regarder. Et, en
disant ces mots, elle la dévorait effectivement du regard. Oui.
c’est bien vous. Ah! d’après ce qu’il m’a dit, je vous reconnais
à cette heure, je vous reconnais parfaitement.La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se
passait d’affreusement cruel derrière le rempart de ce front
pur, derrière ces yeux si brillants où elle ne lisait que de l’intérêt
et de la compassion.—Alors vous savez ce que j’ai souffert, dit madame Bonacieux,
puisqu’il vous a dit ce qu’il souffrait: mais souffrir pour
lui, c’est du bonheur.Milady reprit machinalement:—Oui, c’est du bonheur.Elle pensait à autre chose.—Et puis, continua madame Bonacieux, mon supplice
touche à son terme: demain, ce soir peut-être, je le reverrai,
et alors le passé n’existera plus.—Ce soir? demain? s’écria milady tirée de sa rêverie par
ces paroles, que voulez-vous dire? attendez-vous quelque nouvelle
de lui?—Je l’attends lui-même.—Lui-même; d’Artagnan, ici!—Lui-même.—Mais, c’est impossible! il est au siège de La Rochelle avec
le cardinal; il ne reviendra qu’après la prise de la ville.387
—Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu’il y a quelque chose
d’impossible à mon d’Artagnan, le noble et loyal gentilhomme?—Oh! je ne puis vous croire!—Eh bien! lisez donc! dit, dans l’excès de son orgueil et
de sa joie, la malheureuse jeune femme en présentant une
lettre à milady.—L’écriture de madame de Chevreuse! se dit en elle-même
milady. Ah! j’étais bien sûre qu’ils avaient des intelligences de
ce côté-là!Et elle lut avidement ces quelques lignes:«Ma chère enfant, tenez-vous prête; notre ami vous verra
bientôt, et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison
où votre sûreté exigeait que vous fussiez cachée: préparez-vous
donc au départ et ne désespérez jamais de nous.
»Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et
fidèle comme toujours, dites-lui qu’on lui est bien reconnaissant
quelque part de l’avis qu’il a donné.»—Oui, oui, dit milady, oui, la lettre est précise. Savez-vous
quel est cet avis?—Non. Je me doute seulement qu’il aura prévenu la reine
de quelque nouvelle machination du cardinal.—Oui, c’est cela sans doute! dit milady en rendant la lettre
à madame Bonacieux et en laissant retomber sa tête pensive
sur sa poitrine.En ce moment on entendit le galop d’un cheval.—Oh! s’écria madame Bonacieux en s’élançant à la fenêtre,
serait-ce déjà lui?Milady était restée dans son lit, pétrifiée par la surprise;
tant de choses inattendues lui arrivaient tout à coup, que pour
la première fois la tête lui manquait.388
—Lui! lui! murmura-t-elle, serait-ce lui?Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.—Hélas, non! dit madame Bonacieux, c’est un homme que
je ne connais pas, et qui cependant a l’air de venir ici; oui, il
ralentit sa course, il s’arrête à la porte, il sonne.Milady sauta hors de son lit.—Vous êtes bien sûre que ce n’est pas lui? dit-elle.—Oh! oui, bien sûre!—Vous avez peut-être mal vu.—Oh! je verrais la plume de son feutre, le bout de son
manteau, que je le reconnaîtrais, lui!Milady s’habillait toujours.—N’importe! cet homme vient ici, dites-vous?—Oui, il est entré.—C’est ou pour vous ou pour moi.—Oh! mon Dieu! comme vous semblez agitée!—Oui, je l’avoue, je n’ai pas votre confiance, je crains
tout du cardinal.—Chut! dit madame Bonacieux, on vient!Effectivement, la porte s’ouvrit, et la supérieure entra.—Est-ce vous qui arrivez de Boulogne? demanda-t-elle à
milady.—Oui, c’est moi, répondit celle-ci; et, tâchant de ressaisir
son sang-froid, qui me demande?—Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient
de la part du cardinal.—Et qui veut me parler? demanda milady.—Qui veut parler à une dame arrivant de Boulogne.—Alors faites entrer, madame, je vous prie.—Oh! mon Dieu! mon Dieu! dit madame Bonacieux,
serait-ce quelque mauvaise nouvelle?—J’en ai peur.389
—Je vous laisse avec cet étranger, mais aussitôt son départ,
si vous le permettez, je reviens.—Comment donc! je vous en prie.La supérieure et madame Bonacieux sortirent.Milady resta seule, les yeux fixés sur la porte; un instant
après on entendit le bruit d’éperons qui retentissaient sur les
escaliers, puis les pas se rapprochèrent, puis la porte s’ouvrit,
et un homme parut.Milady jeta un cri de joie: cet homme c’était le comte de
Rochefort, l’âme damnée de Son Éminence. |
DEUX VARIÉTÉS DE DÉMONS | —Ah! s’écrièrent ensemble Rochefort et milady, c’est vous!—Oui, c’est moi.—Et vous arrivez?... demanda milady.—De La Rochelle, et vous?—D’Angleterre.—Buckingham?—Mort ou blessé dangereusement; comme je partais sans
avoir rien pu obtenir de lui, un fanatique venait de l’assassiner.—Ah! fit Rochefort avec un sourire, voilà un hasard bien heureux!
et qui satisfera fort Son Éminence! L’avez-vous prévenue?—Je lui ai écrit de Boulogne. Mais comment êtes-vous ici?—Son Éminence, inquiète, m’a envoyé à votre recherche.—Je suis arrivée d’hier seulement.—Et qu’avez-vous fait depuis hier?—Je n’ai pas perdu mon temps.—Oh! je m’en doute bien.390
—Savez-vous qui j’ai rencontré ici?—Non.—Devinez.—Comment voulez-vous?...—Cette jeune femme que la reine a tirée de prison.—La maîtresse de ce petit d’Artagnan?—Oui, madame Bonacieux, dont
le cardinal ignorait la retraite.—Eh bien! dit Rochefort,
voilà encore un hasard
qui peut aller de pair
avec l’autre; M. le
cardinal est en vérité
un homme privilégié!—Comprenez-vous
mon étonnement,
continua milady,
quand je me
suis trouvée face
à face avec cette
femme?—Vous connaît-elle?—Nullement.—Alors elle vous regarde tout à fait comme une étrangère?Milady sourit.—Je suis sa meilleure amie!—Sur mon honneur, dit Rochefort, il n’y a que vous, ma
chère comtesse, pour faire de ces miracles-là.—Et bien m’en a pris, chevalier, dit milady, car savez-vous
ce qui se passe?391
—Non.—On va la venir chercher demain ou après-demain avec
un ordre de la reine.—Vraiment! et qui cela?—D’Artagnan et ses amis.—En vérité ils en feront tant, que nous serons obligés de
les envoyer à la Bastille.—Pourquoi n’est-ce point déjà fait?—Que voulez-vous! parce que M. le cardinal a pour ces
hommes une faiblesse que je ne comprends pas.—Vraiment?—Oui.—Eh bien! dites-lui ceci, Rochefort: dites-lui que notre
conversation à l’auberge du Colombier-Rouge a été entendue
par ces quatre hommes; dites-lui qu’après son départ l’un
d’eux est monté et m’a arraché par violence le sauf-conduit
qu’il m’avait donné, dites-lui qu’ils avaient fait prévenir lord
Winter de mon passage en Angleterre; que, cette fois encore, ils
ont failli faire échouer ma mission, comme ils ont fait échouer
celle des ferrets; dites-lui que, parmi ces quatre hommes,
deux seulement sont à craindre, d’Artagnan et Athos; dites-lui
que le troisième, Aramis, est l’amant de madame de Chevreuse:
il faut laisser vivre celui-là, on sait son secret, il peut
être utile; quant au quatrième, Porthos, c’est un sot, un fat et
un niais, qu’il ne s’en occupe même pas.—Mais ces quatre hommes doivent être à cette heure au
siège de La Rochelle.—Je le croyais comme vous, mais une lettre que madame
Bonacieux a reçue de la connétable, et qu’elle a eu l’imprudence
de me communiquer, me porte à croire que ces quatre
hommes au contraire sont en campagne pour la venir enlever.—Diable! comment faire?392
—Que vous a dit le cardinal à mon égard?—De prendre vos dépêches écrites ou verbales, de revenir
en poste, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera sur
ce que vous devez faire.—Je dois donc rester ici?—Ici ou dans les environs.—Vous ne pouvez m’emmener avec vous?—Non, l’ordre est formel: aux environs du camp vous
pourriez être reconnue; et votre présence, vous le comprenez,
compromettrait Son Éminence.—Allons, je dois attendre ici ou dans les environs.—Seulement, dites-moi d’avance où vous attendrez des
nouvelles du cardinal: que je sache toujours où vous retrouver.—Écoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.—Pourquoi?—Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d’un moment
à l’autre.—C’est vrai; mais alors cette petite femme va échapper à
Son Éminence?—Bah! dit milady avec un sourire qui n’appartenait qu’à
elle, vous oubliez que je suis sa meilleure amie.—Ah! c’est vrai! je puis donc dire au cardinal, à l’endroit
de cette femme...—Qu’il soit tranquille.—Voilà tout?—Il saura ce que cela veut dire.—Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire?—Repartir à l’instant même; il me semble que les nouvelles
que vous reportez valent bien la peine que l’on fasse
diligence.—Ma chaise s’est cassée en entrant à Lilliers.—A merveille!393
—Comment, à merveille?—Oui: j’ai besoin de votre chaise, moi.—Et comment partirai-je alors?—A franc étrier.—Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-vingts
lieues.—Qu’est-ce que cela?—On les fera. Après?—Après: en passant à Lilliers, vous me renvoyez la chaise
avec ordre à votre domestique de se mettre à ma disposition.—Bien.—Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal.—J’ai mon plein pouvoir.—Vous le montrez à l’abbesse, et vous dites qu’on viendra
me chercher, soit aujourd’hui, soit demain, et que j’aurai à
suivre la personne qui se présentera en votre nom.—Très bien!—N’oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi
à l’abbesse.—A quoi bon?—Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j’inspire
de la confiance à cette pauvre petite madame Bonacieux.—C’est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport
de tout ce qui est arrivé?—Mais je vous ai raconté les événements, vous avez bonne
mémoire, répétez les choses comme je vous les ai dites, un
papier se perd.—Vous avez raison; seulement que je sache où vous
retrouver, que je n’aille pas courir inutilement dans les environs.—C’est juste, attendez.—Voulez-vous une carte?394
—Oh! je connais ce pays-ci à merveille.—Vous? quand donc y êtes-vous venue?—J’y ai été élevée.—Vraiment?—C’est bon à quelque chose, vous le voyez, d’avoir été
élevée quelque part.—Vous m’attendrez donc?...—Laissez-moi réfléchir un instant; oh! tenez, à Armentières.—Qu’est-ce que cela, Armentières?—Une petite ville sur la Lys; je n’aurai qu’à traverser la
rivière, et je suis en pays étranger.—A merveille! mais il est bien entendu que vous ne traverserez
la rivière qu’en cas de danger.—C’est bien entendu.—Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous êtes?—Vous n’avez pas besoin de votre laquais?—Non.—C’est un homme sûr?—A l’épreuve.—Donnez-le-moi; personne ne le connaît, je le laisse à
l’endroit que je quitte, et il vous conduit où je suis.—Et vous dites que vous m’attendez à Armentières?—A Armentières.—Écrivez-moi ce nom-là sur un morceau de papier, de
peur que je ne l’oublie; ce n’est pas compromettant, un nom de
ville, n’est-ce pas?—Eh, qui sait? n’importe, dit milady en écrivant le nom
sur une demi-feuille de papier, je me compromets.—Bien! dit Rochefort en prenant des mains de milady le
papier qu’il plia et qu’il enfonça dans la coiffe de son feutre;
d’ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants et,
395
dans le cas où je perdrais ce papier, répéter le nom tout le
long de la route. Maintenant, est-ce tout?—Je le crois.—Cherchons bien: Buckingham mort ou grièvement blessé;
votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires;
lord Winter prévenu de votre arrivée à Portsmouth;
d’Artagnan et Athos à la Bastille; Aramis l’amant de madame
de Chevreuse; Porthos un fat; madame Bonacieux retrouvée;
vous envoyer la chaise le plus tôt possible; mettre mon laquais
à votre disposition; faire de vous une victime du cardinal,
pour que l’abbesse ne prenne aucun soupçon; Armentières sur
les bords de la Lys. Est-ce cela?—En vérité, mon cher chevalier, vous êtes un miracle de
mémoire. A propos, ajoutez une chose...—Laquelle?—J’ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin
du couvent, dites qu’il m’est permis de me promener dans ces
bois; qui sait? j’aurai peut-être besoin de sortir par une porte
de derrière.—Vous pensez à tout.—Et vous oubliez une chose...—Laquelle?—C’est de me demander si j’ai besoin d’argent.—C’est juste, combien voulez-vous?—Tout ce que vous aurez d’or.—J’ai cinq cents pistoles à peu près.—J’en ai autant: avec mille pistoles on fait face à tout;
videz vos poches.—Voilà.—Bien! et vous partez?—Dans une heure; le temps de manger un morceau, pendant
que j’enverrai chercher un cheval de poste.396
—A merveille! Adieu, comte!—Adieu, comtesse!—Recommandez-moi chaudement à Son Éminence.—Recommandez-moi, vous-même, à Satan.Milady et Rochefort échangèrent un sourire et ils se séparèrent.Une heure après, Rochefort partit au grand galop de son cheval; peu
de temps après il passait à Arras. Nos lecteurs savent déjà comment
il avait été reconnu par d’Artagnan, et comment cette reconnaissance,
en inspirant des craintes aux quatre mousquetaires, avait donné une
nouvelle activité à leur voyage.397 |
LA GOUTTE D’EAU | A peine Rochefort fut-il sorti, que madame Bonacieux
rentra. Elle trouva milady le visage riant.—Eh bien! dit la jeune femme, ce que vous craigniez est
donc arrivé; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre.—Qui vous a dit cela, mon enfant? demanda milady.—Je l’ai entendu de la bouche même du messager.—Venez vous asseoir ici près de moi, dit milady.—Me voici.—Attendez que je m’assure si personne ne nous écoute.—Pourquoi toutes ces précautions?—Vous allez le savoir.Milady se leva et alla à la porte, l’ouvrit, regarda dans le
corridor, et revint s’asseoir près de madame Bonacieux.—Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.—Qui cela?—Celui qui s’est présenté à l’abbesse comme l’envoyé du
cardinal.—C’était donc un rôle qu’il jouait?—Oui, mon enfant.—Cet homme n’est donc pas...—Cet homme, dit milady en baissant la voix, c’est mon
frère.—Votre frère? s’écria madame Bonacieux.—Eh bien! il n’y a que vous qui sachiez ce secret, mon
enfant; si vous le confiez à qui que ce soit au monde, je serai
perdue, et vous aussi peut-être.398
—Oh! mon Dieu!—Écoutez, voici ce qui se passe: mon frère, qui venait à
mon secours pour m’enlever ici de force, s’il le fallait, a
rencontré l’émissaire du cardinal qui venait me chercher; il l’a
suivi. Arrivé à un endroit du chemin solitaire et écarté; il a
mis l’épée à la main en sommant le messager de lui remettre
les papiers dont il était porteur; le messager a voulu se
défendre: mon frère l’a tué.—Oh! fit madame Bonacieux en frissonnant.—C’était le seul moyen, songez-y. Alors mon frère a résolu
de substituer la ruse à la force: il a pris les papiers, il s’est
présenté ici comme l’émissaire du cardinal lui-même, et dans
une heure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la
part de Son Éminence.—Je comprends; cette voiture, c’est votre frère qui vous
l’envoie.—Justement; mais ce n’est pas tout: cette lettre que vous
avez reçue, et que vous croyez de madame de Chevreuse...—Eh bien?—Elle est fausse.—Comment cela?—Oui, fausse: c’est un piège pour que vous ne fassiez pas
de résistance quand on viendra vous chercher.—Mais c’est d’Artagnan qui viendra.—Détrompez-vous, d’Artagnan et ses amis sont retenus au
siège de La Rochelle.—Comment savez-vous cela?—Mon frère a rencontré des émissaires du cardinal en
habits de mousquetaires. On vous aurait appelée à la porte,
vous auriez cru avoir affaire à des amis, on vous enlevait et on
vous ramenait à Paris.—Oh! mon Dieu! ma tête se perd au milieu de ce chaos
399
d’iniquités. Je sens que si cela durait, continua madame Bonacieux
en portant ses mains à son front, je deviendrais folle!—Attendez...—Quoi?—J’entends le pas d’un cheval, c’est celui de mon frère
qui repart: je veux lui dire un dernier adieu, venez.Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à madame Bonacieux de
l’y venir rejoindre. La jeune femme y alla.Rochefort passait au galop.—Adieu, frère, s’écria milady.Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes femmes, et,
tout courant, fit à milady un signe amical de la main.—Ce bon Georges! dit-elle en refermant la fenêtre avec
une expression de visage pleine d’affection et de mélancolie.Et elle revint s’asseoir à sa place, comme si elle eût été
plongée dans des réflexions toutes personnelles.—Chère dame! dit madame Bonacieux, pardon de vous
interrompre! mais que me conseillez-vous de faire? mon Dieu!
Vous avez plus d’expérience que moi, parlez, je vous écoute.—D’abord, dit milady, il se peut que je me trompe et que
d’Artagnan et ses trois amis viennent véritablement à votre
secours.—Oh! ce serait trop beau! s’écria madame Bonacieux, et
tant de bonheur n’est pas fait pour moi!—Alors, vous comprenez; ce serait tout simplement une
question de temps, une espèce de course à qui arrivera le premier.
Si ce sont vos amis qui l’emportent en rapidité, vous
êtes sauvée; si ce sont les satellites du cardinal, vous êtes
perdue.—Oh! oui, oui, perdue sans miséricorde! Que faire donc?
Que faire?—Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...400
—Lequel, dites?—Ce serait d’attendre, cachée dans les environs, et de
s’assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous
demander.—Mais où attendre?—Oh! ceci n’est point une question; moi-même je m’arrête
et je me cache à quelques lieues d’ici en attendant que
mon frère vienne me rejoindre; eh bien! je vous emmène avec
moi, nous nous cachons et nous attendons ensemble.—Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque
prisonnière.—Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal,
on ne vous croira pas très pressée de me suivre.—Eh bien?—Eh bien! la voiture est à la porte, vous me dites adieu,
vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras
une dernière fois: le domestique de mon frère qui vient me
prendre est prévenu, il fait un signe au postillon, et nous partons
au galop.—Mais d’Artagnan, d’Artagnan, s’il vient?—Ne le saurons-nous pas?—Comment?—Rien de plus facile. Nous renvoyons à Béthune ce
domestique de mon frère, à qui, je vous l’ai dit, nous pouvons
nous fier; il prend un déguisement et se loge en face du couvent:
si ce sont les émissaires du cardinal qui viennent, il ne
bouge pas; si c’est M. d’Artagnan et ses amis, il les amène où
nous sommes.—Il les connaît donc?—Sans doute, n’a-t-il pas vu M. d’Artagnan chez moi!—Oh! oui, oui, vous avez raison; ainsi, tout va bien;
tout est pour le mieux; mais ne nous éloignons pas trop d’ici.401
—A sept ou huit lieues, tout au plus; nous nous tenons sur
la frontière, par exemple, et à la première alerte nous sortons
de France.—Et d’ici là, que faire?—Attendre.—Mais s’ils arrivent?—La voiture de mon frère arrivera avant eux.—Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre; à
dîner ou à souper, par exemple?—Faites une chose.—Laquelle?—Dites à votre bonne supérieure que, pour nous quitter le
moins possible, vous lui demanderez la permission de partager
mon repas.—Le permettra-t-elle?—Quel inconvénient y a-t-il à cela?—Oh! très bien, de cette façon nous ne nous quitterons
pas un instant!—Eh bien! descendez chez elle pour lui faire votre
demande! je me sens la tête lourde, je vais faire un tour au
jardin.—Allez, et où vous retrouverai-je?—Ici, dans une heure.—Ici, dans une heure; oh! vous êtes bonne, et je vous
remercie.—Comment ne m’intéresserais-je pas à vous? quand vous
ne seriez pas belle et charmante, n’êtes-vous pas l’amie d’un de
mes meilleurs amis!—Cher d’Artagnan, oh! comme il vous remerciera!—Je l’espère bien. Allons! tout est convenu, descendons.—Vous allez au jardin?—Oui.402
—Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.—A merveille! merci.Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un charmant
sourire.Milady avait dit la vérité, elle avait la tête lourde; car ses
projets mal classés s’y heurtaient encore comme un chaos. Elle
avait besoin d’être seule pour mettre un peu d’ordre dans ses
pensées. Elle voyait vaguement dans l’avenir; mais il lui fallait
un peu de silence et de quiétude pour donner à toutes ses idées,
encore confuses, une forme distincte, un plan arrêté.Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était d’enlever madame
Bonacieux, de la mettre en lieu de sûreté, et là, le cas échéant,
de s’en faire un otage. Milady commençait à redouter l’issue de ce
duel terrible, où ses ennemis mettaient autant de persévérance
qu’elle mettait, elle, d’acharnement. D’ailleurs elle
sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue était
proche et ne pouvait manquer d’être terrible.Le principal pour elle, comme nous l’avons dit, était donc de
tenir madame Bonacieux entre ses mains. Madame Bonacieux,
c’était la vie de d’Artagnan; c’était plus que sa vie, c’était
celle de la femme qu’il aimait; c’était, en cas de mauvaise fortune,
un moyen de traiter et d’obtenir sûrement de bonnes
conditions.Or, ce point était arrêté: madame Bonacieux, sans défiance,
la suivait; une fois cachée avec elle à Armentières, il était
facile de lui faire croire que d’Artagnan n’était pas venu à
Béthune. Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour;
pendant ces quinze jours, d’ailleurs, elle aviserait à ce qu’elle
avait à faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s’ennuierait
pas. Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps
que les événements pussent accorder à une femme de son
caractère: une bonne vengeance à perfectionner.403
Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d’elle et dressait
dans sa tête la topographie du jardin. Milady était comme un
bon général, qui prévoit tout ensemble la victoire et la défaite,
et qui est tout prêt, selon les chances de la bataille, à marcher
en avant ou à battre en retraite.Au bout d’une heure, elle entendit une douce voix qui
l’appelait; c’était celle de madame Bonacieux. La bonne abbesse
avait naturellement consenti à tout, et, pour commencer, elles
allaient souper ensemble.En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d’une
voiture qui s’arrêtait à la porte.Milady écouta.—Entendez-vous? dit-elle.—Oui, le roulement d’une voiture.—C’est celle que mon frère nous envoie.—Oh! mon Dieu!—Voyons, du courage!On sonna à la porte du couvent, milady ne s’était pas
trompée.—Montez dans votre chambre, dit-elle à madame Bonacieux,
vous avez bien quelques bijoux que vous désirez emporter.—J’ai ses lettres, dit-elle.—Eh bien! allez les chercher et venez me rejoindre chez
moi, nous souperons à la hâte; peut-être voyagerons-nous une
partie de la nuit, il faut prendre des forces.—Grand Dieu! dit madame Bonacieux en mettant la main
sur sa poitrine, mon cœur m’étouffe, je ne puis marcher.—Du courage, allons, du courage! pensez que dans un
quart d’heure vous êtes sauvée, et songez que ce que vous allez
faire, c’est pour lui que vous le faites.—Oh! oui, tout pour lui. Vous m’avez rendu mon courage
par un seul mot; allez, je vous rejoins.404
Milady monta vivement chez elle; elle y trouva le laquais
de Rochefort, et lui donna ses instructions.Il devait attendre à la porte; si par hasard les mousquetaires
paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour
du couvent, et allait attendre milady à un petit village qui était
situé de l’autre côté du bois. Dans ce cas, milady traversait le
jardin et gagnait le village à pied; nous l’avons dit déjà, milady
connaissait à merveille cette partie de la France.Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient
comme il était convenu: madame Bonacieux montait dans la
voiture sous prétexte de lui dire adieu, et elle enlevait madame
Bonacieux.Madame Bonacieux entra, et pour lui ôter tout soupçon, si
elle en avait, milady répéta devant elle au laquais toute la dernière
partie de ses instructions, Milady fit quelques questions
sur la voiture: c’était une chaise attelée de trois chevaux,
conduite par un postillon; le laquais de Rochefort devait le
précéder en courrier. C’était à tort que milady craignait que
madame Bonacieux n’eût des soupçons: la pauvre jeune femme
était trop pure pour soupçonner dans une femme une telle
perfidie; d’ailleurs le nom de la comtesse de Winter, qu’elle
avait entendu prononcer par l’abbesse, lui était parfaitement
inconnu, et elle ignorait même qu’elle eût eu une part si grande
et si fatale aux malheurs de sa vie.—Vous le voyez, dit milady, lorsque le laquais fut sorti,
tout est prêt. L’abbesse ne se doute de rien et croit qu’on me
vient chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner
les derniers ordres; prenez la moindre chose, buvez un doigt
de vin et partons.—Oui, dit machinalement madame Bonacieux, oui, partons.Milady lui fit signe de s’asseoir devant elle, lui versa un
petit verre de vin d’Espagne et lui servit un blanc de poulet.405
—Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas: voici la
nuit qui vient; au point du jour nous serons arrivées dans
notre retraite, et nul ne pourra se douter où nous sommes.
Voyons, du courage, prenez quelque chose.Madame Bonacieux mangea machinalement quelques bouchées
et trempa ses lèvres dans
son verre.—Allons donc, allons donc,
dit milady portant le sien à ses
lèvres, faites comme moi.Mais au moment où
elle l’approchait de sa bouche,
sa main resta
suspendue: elle
venait d’entendre
sur la route comme
le roulement lointain
d’un galop qui
va s’approchant;
puis, presque en
même temps, il lui
sembla entendre
des hennissements
de chevaux.Ce bruit la tira
de sa joie, comme
un bruit d’orage réveille au milieu d’un beau rêve; elle pâlit et
courut à la fenêtre, tandis que madame Bonacieux, se levant
toute tremblante, s’appuyait sur sa chaise pour ne point
tomber.On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop
qui allait toujours se rapprochant.406
—Oh! mon Dieu, dit madame Bonacieux, qu’est-ce que ce
bruit?—Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit milady avec
son sang-froid terrible; restez où vous êtes, je vais vous le dire.Madame Bonacieux demeura debout, muette, pâle et immobile.Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas
être à plus de cent cinquante pas; si on ne les apercevait point
encore, c’est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit
devenait si distinct qu’on eût pu compter les chevaux par le
bruit saccadé de leurs fers.Milady regardait de toute la puissance de son attention; il
faisait juste assez clair pour qu’elle pût reconnaître ceux qui
venaient.Tout à coup, au détour du chemin, elle vit reluire des chapeaux
galonnés et flotter des plumes; elle compta deux, puis
cinq, puis huit cavaliers; l’un d’eux précédait tous les autres
de deux longueurs de cheval.Milady poussa un gémissement étouffé. Dans celui qui tenait
la tête elle reconnut d’Artagnan.—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria madame Bonacieux.
qu’y a-t-il donc?—Ce sont les gardes de M. le cardinal; pas un instant à
perdre! s’écria milady. Fuyons, fuyons!—Oui, oui, fuyons! répéta madame Bonacieux, mais sans
pouvoir faire un pas, clouée qu’elle était à sa place par la
terreur.On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.—Venez donc! mais venez donc! s’écriait milady en
essayant de traîner la jeune femme par le bras. Grâce au jardin,
nous pouvons fuir encore, j’ai la clé; mais hâtons-nous, dans
cinq minutes il serait trop tard.407
Madame Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba
sur ses genoux. Milady voulut la soulever et l’emporter, mais
elle ne put en venir à bout.En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui à
la vue des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre
coups de feu retentirent.—Une dernière fois, voulez-vous venir? s’écria milady.—Oh! mon Dieu! mon Dieu! vous voyez bien que les forces
me manquent; vous voyez bien que je ne puis marcher: fuyez
seule.—Fuir seule! vous laisser ici! non, non, jamais, s’écria
milady.Tout à coup elle resta debout, un éclair livide jaillit de ses
yeux; elle courut à la table, versa dans le verre de madame
Bonacieux le contenu d’un chaton de bague qu’elle ouvrit avec
une promptitude singulière.C’était un grain rougeâtre qui se fondit aussitôt.Puis, prenant le verre d’une main ferme:—Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez.
Et elle approcha le verre des lèvres de la jeune femme,
qui but machinalement.—Ah! ce n’est pas ainsi que je voulais me venger, dit
milady, en reposant avec un sourire infernal le verre sur la
table; mais, ma foi! on fait ce qu’on peut.Et elle s’élança hors de l’appartement.Madame Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre;
elle était comme ces gens qui rêvent qu’on les poursuit et qui
essayent vainement de marcher.Quelques minutes se passèrent, un bruit affreux retentissait
à la porte; à chaque instant madame Bonacieux s’attendait à
voir reparaître milady, qui ne reparaissait pas.Enfin elle entendit le grincement des grilles qu’on ouvrait;
408
le bruit des bottes et des éperons retentit par les escaliers; il se
faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et
au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom.Tout à coup elle jeta un grand cri de joie et s’élança vers
la porte, elle avait reconnu la voix de d’Artagnan.—D’Artagnan! d’Artagnan! s’écria-t-elle, est-ce vous? Par
ici, par ici.—Constance! Constance! répondit le jeune homme, où
êtes-vous? mon Dieu!Au même moment, la porte céda au choc plutôt qu’elle ne
s’ouvrit; plusieurs hommes se précipitèrent dans la chambre;
madame Bonacieux était tombée dans un fauteuil sans pouvoir
faire un mouvement.D’Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu’il tenait à la
main, et tomba à genoux devant sa maîtresse; Athos repassa
le sien à sa ceinture; Porthos et Aramis, qui tenaient leurs
épées nues, les remirent au fourreau.409
—Oh! d’Artagnan! mon bien-aimé d’Artagnan! tu viens
donc enfin, tu ne m’avais pas trompée, c’est bien toi!—Oui, oui, Constance! réunis!—Oh! elle avait beau dire
que tu ne viendrais pas, j’espérais
sourdement; je n’ai pas
voulu fuir: oh! comme j’ai bien
fait, comme je suis heureuse!A ce mot elle, Athos, qui
s’était assis tranquillement,
se leva tout à
coup.—Elle! qui elle?
demanda d’Artagnan.—Mais ma compagne, celle qui, par amitié pour moi, voulait
me soustraire à mes persécuteurs; celle qui, vous prenant
pour des gardes du cardinal, vient de s’enfuir.—Votre compagne! s’écria d’Artagnan devenant plus pâle
410
que le voile blanc de sa maîtresse, de quelle compagne voulez-vous
donc parler?—De celle dont la voiture était à la porte, d’une femme
qui se dit votre amie, d’Artagnan; d’une femme à qui vous
avez tout raconté.—Son nom, son nom! s’écria d’Artagnan; mon Dieu! ne
savez-vous donc pas son nom?—Si fait, on l’a prononcé devant moi; attendez... mais c’est
étrange... oh! mon Dieu! ma tête se trouble, je n’y vois plus.—A moi, mes amis, à moi! ses mains sont glacées, s’écria
d’Artagnan, elle se trouve mal; grand Dieu! elle perd connaissance!Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance
de sa voix, Aramis courut à la table pour prendre un verre
d’eau; mais il s’arrêta en voyant l’horrible altération du visage
d’Athos, qui, debout devant la table, les cheveux hérissés, les
yeux glacés de stupeur, regardait l’un des verres et semblait
en proie au doute le plus horrible.—Oh! disait Athos, oh! non, c’est impossible! Dieu ne
permettra pas un pareil crime.—De l’eau, de l’eau, criait d’Artagnan, de l’eau!—O pauvre femme! pauvre femme! murmurait Athos d’une
voix brisée.Madame Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de
d’Artagnan.—Elle revient à elle! s’écria le jeune homme.—Madame, dit Athos, madame, au nom du ciel! à qui ce
verre vide?—A moi, monsieur... répondit la jeune femme d’une voix
mourante.—Mais qui vous a versé ce vin qui était dans ce verre?—Elle.411
—Mais, qui donc elle?—Ah! je me souviens, dit madame Bonacieux, la comtesse
de Winter...Les quatre amis poussèrent un seul et même cri, mais celui
d’Athos dominait tous les autres.En ce moment, le visage de
madame Bonacieux devint livide,
une douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les
bras de Porthos et d’Aramis.D’Artagnan saisit la main d’Athos avec une angoisse difficile
à décrire.—Eh quoi! dit-il, tu crois...Sa voix s’éteignit dans un sanglot.—Je crois tout, dit Athos.412
D’Artagnan, d’Artagnan! s’écria madame Bonacieux, où
es-tu? ne me quitte pas, tu vois bien que je vais mourir.D’Artagnan lâcha la main d’Athos, qu’il tenait encore entre
sa main crispée, et courut à elle.Son visage si beau était tout bouleversé, ses yeux vitreux
n’avaient déjà plus de regard, un tremblement convulsif agitait
son corps, la sueur coulait sur son front.—Au nom du ciel! courez, appelez; Porthos, Aramis,
demandez du secours!—Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu’elle verse il n’y a
pas de contrepoison.—Oui, oui, du secours, du secours! murmura madame
Bonacieux, du secours.Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tête du jeune
homme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si
toute son âme était passée dans son regard, et elle appuya ses
lèvres sur les siennes.—Constance! Constance! murmura d’Artagnan.Un soupir s’échappa de la bouche de madame Bonacieux,
effleurant celle de d’Artagnan; ce soupir, c’était cette âme si
chaste et si aimante qui remontait au ciel. D’Artagnan ne serrait
plus qu’un cadavre entre ses bras.Le jeune homme poussa un cri et tomba près de sa maîtresse,
aussi pâle et aussi glacé qu’elle.Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le
signe de la croix.En ce moment un homme parut sur le seuil de la porte,
presque aussi pâle que ceux qui étaient dans la chambre, et
regarda tout autour de lui, vit madame Bonacieux morte et
d’Artagnan évanoui.Il apparaissait juste à cet instant de stupeur qui suit les
grandes catastrophes.413
—Je ne m’étais pas trompé, dit-il, voilà monsieur d’Artagnan,
et vous êtes ses trois amis, messieurs Athos, Porthos et Aramis.Ceux dont les noms venaient d’être prononcés regardaient
l’étranger avec étonnement, il leur semblait a tous trois le
reconnaître.—Messieurs, reprit le nouveau venu, vous êtes comme moi
à la recherche d’une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible,
a dû passer par ici, car j’y vois un cadavre!Les trois amis restèrent muets; seulement la voix comme
414
le visage leur rappelait un homme qu’ils avaient déjà vu;
cependant, ils ne pouvaient se souvenir dans quelles circonstances.—Messieurs, continua l’étranger, puisque vous ne voulez
pas reconnaître un homme qui probablement vous doit la vie
deux fois, il faut bien que je me nomme: je suis lord Winter,
le beau-frère de cette femme.Les trois amis jetèrent un cri de surprise.Athos se leva et lui tendit la main.—Soyez le bienvenu, milord, dit-il, vous êtes des nôtres.—Je suis parti cinq heures après elle de Portsmouth, dit
lord Winter, je suis arrivé trois heures après elle à Boulogne,
je l’ai manquée de vingt minutes à Saint-Omer; enfin, à Lilliers,
j’ai perdu sa trace. J’allais au hasard, m’informant près
de tout le monde, quand je vous ai vus passer au galop; j’ai
reconnu M. d’Artagnan. Je vous ai appelés, vous ne m’avez pas
répondu; j’ai voulu vous suivre, mais mon cheval était trop
fatigué pour aller du même train que les vôtres. Et cependant
il paraît que, malgré la diligence que vous avez faite, vous êtes
encore arrivés trop tard!—Vous voyez, dit Athos en montrant à lord Winter
madame Bonacieux morte et d’Artagnan que Porthos et Aramis
essayaient de rappeler à la vie.—Sont-ils donc morts tous deux? demanda froidement lord
Winter.—Non, heureusement, répondit Athos, M. d’Artagnan n’est
qu’évanoui.—Ah! tant mieux! dit lord Winter.En effet, en ce moment d’Artagnan rouvrit les yeux.Il s’arracha des bras de Porthos et d’Aramis et se jeta comme
un insensé sur le corps de sa maîtresse.Athos se leva, marcha vers son ami d’un pas lent et solennel,
415
l’embrassa tendrement, et, comme il éclatait en sanglots, il lui
dit de sa voix si noble et si persuasive:—Ami, sois homme: les femmes pleurent les morts, les
hommes les vengent!—Oh! oui, dit d’Artagnan, oui! si c’est pour la venger, je
suis prêt à te suivre!Athos profita de ce moment de force, que l’espoir de la vengeance
rendait à son malheureux ami, pour faire signe à
Porthos et à Aramis d’aller chercher la supérieure.Les deux amis la rencontrèrent dans le corridor encore toute
troublée et tout éperdue de tant d’événements; elle appela
quelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes monastiques,
se trouvèrent en présence de cinq hommes.—Madame, dit Athos en passant le bras de d’Artagnan sous
le sien, nous abandonnons à vos soins pieux le corps de cette
malheureuse femme. Traitez-la comme une de vos sœurs; nous
reviendrons un jour prier sur sa tombe.D’Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d’Athos et éclata
en sanglots.—Pleure, dit Athos, pleure, cœur plein d’amour, de jeunesse
et de vie! Hélas! je voudrais bien pouvoir pleurer comme
toi!Et, affectueux comme un père, consolant comme un prêtre,
grand comme l’homme qui a beaucoup souffert, il entraîna son
ami.Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par
la bride, s’avancèrent alors vers la ville de Béthune, dont on
apercevait le faubourg, et ils s’arrêtèrent devant la première
auberge qu’ils rencontrèrent.—Mais, dit d’Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette
femme?—Plus tard, dit Athos, j’ai des mesures à prendre.416
—Elle nous échappera, reprit le jeune homme, elle nous
échappera, Athos, et ce sera ta faute.—Je réponds d’elle, dit Athos.D’Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son
ami, qu’il baissa la tête et entra dans l’auberge sans rien
répondre.Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien à
l’assurance d’Athos.Lord Winter croyait qu’il ne parlait ainsi que pour engourdir
la douleur de d’Artagnan.—Maintenant, messieurs, dit Athos lorsqu’il se fut assuré
qu’il y avait cinq chambres de libres dans l’hôtel, retirons-nous
chacun chez nous; d’Artagnan a besoin d’être seul pour pleurer
et pour dormir. Je me charge de tout, soyez tranquilles.—Il me semble cependant, dit lord Winter, que s’il y a
quelque mesure à prendre contre la comtesse, cela me regarde:
c’est ma belle-sœur.—Et moi, dit Athos, c’est ma femme.D’Artagnan sourit, car il comprit qu’Athos était sûr de sa
vengeance, puisqu’il révélait un pareil secret; Porthos et Aramis
se regardèrent. Lord Winter pensa qu’Athos était fou.—Retirez-vous donc chacun chez vous, dit Athos, et laissez-moi
faire. Vous voyez bien qu’en qualité de mari cela me
regarde. Seulement, d’Artagnan, si vous ne l’avez pas perdu,
remettez-moi ce papier qui s’est échappé du chapeau de cet
homme et sur lequel est écrit le nom du village...—Ah! dit d’Artagnan, je comprends, ce nom écrit de sa
main...—Tu vois bien, dit Athos, qu’il y a un Dieu dans le ciel.417 |
L’HOMME AU MANTEAU ROUGE | Le désespoir d’Athos avait fait place à une douleur concentrée,
qui rendait plus lucides encore les brillantes facultés
d’esprit de cet homme.Tout entier à une seule pensée, celle de la promesse qu’il
avait faite et de la responsabilité qu’il avait prise, il se retira le
dernier dans sa chambre, pria l’hôte de lui procurer une carte
de la province, se courba dessus, interrogea les lignes tracées,
reconnut que quatre chemins différents se rendaient de Béthune
à Armentières, et il fit appeler les valets.Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se présentèrent
et reçurent les ordres clairs, ponctuels et graves d’Athos: ils
devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre à
Armentières, chacun par une route différente. Planchet, le plus
intelligent des quatre, devait suivre celle par laquelle avait
disparu la voiture sur laquelle les quatre amis avaient tiré,
et qui était accompagnée, on se le rappelle, du domestique de
Rochefort.Athos mettait les valets en campagne d’abord, parce que,
depuis que ces hommes étaient à son service et à celui de ses
amis, il avait reconnu en chacun d’eux des qualités différentes
et essentielles. Puis, des valets qui interrogent inspirent aux
passants moins de défiance que leurs maîtres, et trouvent plus
de sympathie chez ceux auxquels ils s’adressent. Enfin, milady
connaissait les maîtres, tandis qu’elle ne connaissait pas les
valets; au contraire, les valets connaissaient parfaitement
milady. Tous quatre devaient se trouver réunis le lendemain, à
418
onze heures; s’ils avaient découvert la retraite de milady, trois
resteraient à la garder, le quatrième reviendrait à Béthune
pour prévenir Athos et servir de guide aux quatre amis.Ces dispositions prises, les valets se retirèrent à leur tour.Athos alors se leva
de sa chaise, ceignit
son épée, s’enveloppa
dans son manteau et sortit de l’hôtel; il était dix heures à peu
près. A dix heures du soir, on le sait, en province les rues
sont peu fréquentées. Athos cependant cherchait visiblement
quelqu’un à qui il pût adresser une question. Enfin il rencontra
un passant attardé, s’approcha de lui, lui dit quelques paroles;
l’homme auquel il s’adressait recula avec terreur, cependant
419
il répondit aux paroles du mousquetaire par une indication,
Athos offrit à cet homme une demi-pistole pour l’accompagner,
mais l’homme refusa.Athos s’enfonça dans la rue que l’individu avait désignée
du doigt; mais, arrivé à un carrefour, il s’arrêta de nouveau,
visiblement embarrassé. Cependant, comme, plus qu’aucun
autre lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer
quelqu’un, il s’y arrêta. En effet, au bout d’un instant, un
veilleur de nuit passa. Athos lui répéta la même question qu’il
avait déjà faite à la première personne qu’il avait rencontrée,
le veilleur de nuit laissa apercevoir la même terreur, refusa à
son tour d’accompagner Athos, et lui montra de la main le
chemin qu’il devait suivre. Athos marcha dans la direction
indiquée et atteignit le faubourg situé à l’extrémité de la ville
opposée à celle par laquelle lui et ses compagnons étaient
entrés. Là il parut de nouveau inquiet et embarrassé, et s’arrêta
pour la troisième fois. Heureusement un mendiant passa,
qui s’approcha d’Athos pour lui demander l’aumône. Athos
lui proposa un écu pour l’accompagner où il allait. Le mendiant
hésita un instant, mais à la vue de la pièce d’argent qui brillait
dans l’obscurité, il se décida et marcha devant Athos.Arrivé à l’angle d’une rue, il lui montra de loin une petite
maison isolée, solitaire, triste; Athos s’en approcha, tandis que
le mendiant, qui avait reçu son salaire, s’éloignait à toutes
jambes.Athos fit le tour de la maison, avant de distinguer la porte
au milieu de la couleur rougeâtre dont cette maison était peinte;
aucune lumière ne paraissait à travers les fentes des contrevents,
aucun bruit ne pouvait faire supposer qu’elle fût habitée,
elle était sombre et muette comme un tombeau.Trois fois Athos frappa sans qu’on lui répondît. Au troisième
coup cependant la porte s’entre-bâilla, et un homme de
420
haute taille, au teint pâle, aux cheveux et à la barbe noirs parut.Athos et lui échangèrent quelques mots à voix basse, puis
l’homme à la haute taille fit signe au mousquetaire qu’il
pouvait entrer. Athos profita à l’instant même de la permission,
et la porte se referma derrière lui.L’homme qu’Athos était venu chercher si loin, et qu’il avait
trouvé avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, où il
était occupé à retenir avec des fils de fer les os cliquetants d’un
squelette. Tout le corps était déjà rajusté: la tête seule était posée
sur une table.Tout le reste de l’ameublement indiquait que celui chez lequel on
se trouvait s’occupait de sciences naturelles: il y avait des bocaux
pleins de serpents, étiquetés selon les espèces; des lézards desséchés
reluisaient comme des émeraudes taillées dans de grands cadres de bois
noir; enfin, des bottes d’herbes sauvages, odoriférantes et sans doute
douées de vertus inconnues au vulgaire des hommes, étaient attachées au
plafond et descendaient dans les angles de l’appartement.421
Du reste, pas de famille, pas de serviteurs; l’homme à la
haute taille habitait seul cette maison.Athos jeta un coup d’œil froid et indifférent sur tous les
objets que nous venons de décrire, et, sur l’invitation de celui
qu’il venait chercher, il s’assit, près de lui.Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu’il
réclamait de lui; mais à peine eut-il exposé sa demande que
l’inconnu, qui était resté debout devant le mousquetaire,
recula de terreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un
petit papier sur lequel étaient écrites deux lignes accompagnées
d’une signature et d’un sceau, et les présenta à celui qui donnait
trop prématurément ces signes de répugnance. L’homme
à la grande taille eut à peine lu ces deux lignes, vu la signature
et reconnu le sceau, qu’il s’inclina en signe qu’il n’avait
plus aucune objection à faire, et qu’il était prêt à obéir.Athos n’en demanda pas davantage; il se leva, salua, sortit,
reprit en s’en allant le chemin qu’il avait suivi pour venir,
rentra dans l’hôtel et s’enferma chez lui.Au point du jour, d’Artagnan entra dans sa chambre et
demanda ce qu’il fallait faire.—Attendre, répondit Athos.Quelques instants après, la supérieure du couvent fit prévenir
les mousquetaires que l’enterrement aurait lieu à midi.
Quant à l’empoisonneuse, on n’en avait pas eu de nouvelles;
seulement elle avait dû fuir par le jardin, sur le sable duquel
on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait retrouvé
la porte fermée; quant à la clé, elle avait disparu.A l’heure indiquée, lord Winter et les quatre amis se rendirent
au couvent: les cloches sonnaient à toute volée, la
chapelle était ouverte, la grille du chœur était fermée. Au
milieu du chœur, le corps de la victime, revêtue de ses habits
de novice, était exposé. De chaque côté du chœur et derrière
422
des grilles s’ouvrant sur le couvent était toute la communauté
des carmélites, qui écoutaient de là le service divin et mêlaient
leurs chants au chant des prêtres, sans voir les profanes et sans
être vues d’eux.A la porte de la chapelle, d’Artagnan sentit son courage qui
l’abandonnait de nouveau. Il se retourna pour chercher Athos, mais
Athos avait disparu.Fidèle à sa mission de vengeance, Athos s’était fait conduire
au jardin; et là, sur le sable, suivant les pas légers de cette
423
femme qui avait laissé une trace sanglante partout où elle
avait passé, il s’avança jusqu’à la porte qui donnait sur le
bois, se la fit ouvrir, et s’enfonça dans la forêt.Alors tous ses doutes se confirmèrent: le chemin par lequel
la voiture avait disparu contournait la forêt. Athos suivit le
chemin quelque temps, les yeux fixés sur le sol; de légères
taches de sang, qui provenaient d’une blessure faite ou à
l’homme qui accompagnait la voiture en courrier, ou à l’un
des chevaux, piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts
de lieue, à peu près à cinquante pas de Festubert, une tache
de sang plus large apparaissait; le sol était piétiné par les
chevaux. Entre la forêt et cet endroit dénonciateur, un peu en
arrière de la terre écorchée, on retrouvait la même trace de
petits pas que dans le jardin; la voiture s’était arrêtée.En cet endroit milady était sortie du bois et était montée
dans la voiture.Satisfait de cette découverte qui confirmait tous ses soupçons,
Athos revint à l’hôtel et trouva Planchet qui l’attendait
avec impatience.Tout était comme l’avait prévu Athos.Planchet avait suivi la route, avait, comme Athos, remarqué
les taches de sang, comme Athos il avait reconnu l’endroit où
les chevaux s’étaient arrêtés; mais il avait poussé plus loin
qu’Athos, de sorte qu’au village de Festubert, en buvant dans
une auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner,
appris que la veille, à huit heures et demie du soir, un homme
blessé, qui accompagnait une dame qui voyageait dans une
chaise de poste, avait été obligé de s’arrêter, ne pouvant aller
plus loin. L’accident avait été mis sur le compte de voleurs qui
auraient arrêté la chaise dans le bois. L’homme était resté dans
le village, la femme avait relayé et continué son chemin.Planchet se mit en quête du postillon qui avait conduit la
424
chaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu’à Fromelles,
et de Fromelles elle était partie pour Armentières.
Planchet prit la traverse, et, à sept heures du matin, il était à
Armentières.Il n’y avait qu’un seul hôtel, celui de la Poste. Planchet
alla se présenter comme un laquais sans place qui cherchait
une condition. Il n’avait pas causé dix minutes avec les gens
de l’auberge, qu’il savait qu’une femme seule était arrivée à
onze heures du soir, avait pris une chambre, avait fait venir
le maître d’hôtel et lui avait dit qu’elle désirerait demeurer
quelque temps dans les environs.Planchet n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Il courut
au rendez-vous, trouva les trois laquais exacts à leur poste,
les plaça en sentinelles à toutes les issues de l’hôtel, et vint
trouver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de
Planchet, lorsque ses amis rentrèrent.Tous les visages étaient sombres et crispés, même le doux
visage d’Aramis.—Que faut-il faire? demanda d’Artagnan.—Attendre, répondit Athos.Chacun se retira chez soi.A huit heures du soir, Athos donna l’ordre de seller les
chevaux, et fit prévenir lord Winter et ses amis qu’ils eussent
à se préparer pour l’expédition.En un instant tous cinq furent prêts. Chacun visita ses
armes et les mit en état. Athos descendit le dernier et trouva
d’Artagnan déjà à cheval et s’impatientant.—Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu’un.Les quatre cavaliers regardèrent autour d’eux avec étonnement,
car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel
était ce quelqu’un qui pouvait leur manquer.425
En ce moment Planchet amena le cheval d’Athos, le mousquetaire
sauta légèrement en selle.—Attendez-moi, dit-il, je reviens.Et il partit au galop.Un quart d’heure après, il revint effectivement accompagné
d’un homme masqué et enveloppé d’un grand manteau rouge.Lord Winter et les trois mousquetaires s’interrogeaient du
regard. Nul d’entre eux ne put renseigner les autres, car tous
ignoraient ce qu’était cet homme. Cependant ils pensèrent que
cela devait être ainsi, puisque la chose se faisait par l’ordre
d’Athos.A neuf heures, guidée par Planchet, la petite cavalcade se
426
mit en route, prenant le chemin qu’avait suivi la voiture.C’était un triste aspect que celui de ces six hommes courant
en silence, plongés chacun dans sa pensée, mornes comme
le désespoir, sombres comme le châtiment. |
JUGEMENT | C’était une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient
au ciel, voilant la clarté des étoiles; la lune ne devait
se lever qu’à minuit.Parfois, à la lueur d’un éclair qui brillait à l’horizon, on
apercevait la route qui se déroulait blanche et solitaire; puis,
l’éclair éteint, tout rentrait dans l’obscurité.A chaque instant, Athos rappelait d’Artagnan, toujours à
la tête de la petite troupe, et le forçait à reprendre son rang,
qu’au bout d’un instant il abandonnait de nouveau; il n’avait
qu’une pensée, c’était d’aller en avant, et il allait.On traversa en silence le village de Festubert, où était resté
le domestique blessé, puis on longea le bois de Richebourg;
arrivé à Herlier, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne,
prit à gauche.Plusieurs fois, soit lord Winter, ou Porthos, ou Aramis,
avaient essayé d’adresser la parole à l’homme au manteau
rouge; mais à chaque interrogation qui lui avait été faite, il
s’était incliné sans répondre. Les voyageurs avaient alors compris
qu’il y avait quelque raison pour que l’inconnu gardât le
silence, et ils avaient cessé de lui adresser la parole. D’ailleurs,
l’orage grossissait, les éclairs se succédaient rapidement,
le tonnerre commençait à gronder, et le vent, précurseur
427
de l’ouragan, sifflait dans les plumes et dans les cheveux des
cavaliers.La cavalcade prit le grand trot.Un peu au delà de Fromelles, l’orage éclata; on déplia les
manteaux; il restait encore trois lieues à faire: on les fit sous
des torrents de pluie.D’Artagnan avait ôté son feutre et n’avait pas mis son manteau;
il trouvait plaisir à laisser ruisseler l’eau sur son front
brûlant et sur son corps agité de frissons fiévreux.Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal et
allait arriver à la poste, un homme, abrité sous un arbre, se
détacha du tronc avec lequel il était resté confondu dans l’obscurité,
et s’avança jusqu’au milieu de la route, mettant son
doigt sur ses lèvres.Athos reconnut Grimaud.—Qu’y a-t-il donc? s’écria d’Artagnan, aurait-elle quitté
Armentières?Grimaud fit de la tête un signe affirmatif. Au mouvement
que fit d’Artagnan:—Silence, d’Artagnan! dit Athos, c’est moi qui me suis
chargé de tout, c’est donc à moi d’interroger Grimaud.—Où est-elle? demanda Athos.Grimaud étendit les mains dans la direction de la Lys.—Loin d’ici? demanda Athos.Grimaud présenta à son maître son index plié.—Seule? demanda Athos.Grimaud fit signe que oui.—Messieurs, dit Athos, elle est seule à une demi-lieue
d’ici, dans la direction de la rivière. C’est bien, conduis-nous,
Grimaud.Grimaud prit à travers terres, et servit de guide à la cavalcade.428
Au bout de cinq cents pas à peu près, on trouva un ruisseau,
que l’on traversa à gué.A la lueur d’un éclair, on aperçut le village d’Enguinghem.—Est-ce cela,
Grimaud? demanda
Athos.Grimaud secoua
la tête en signe de
négation.Et la troupe continua
son chemin.Un autre éclair
brilla; et Grimaud
étendant le bras,
à la lueur bleuâtre
du serpent de feu
on distingua une
petite maison isolée
au bord de la rivière,
à cent pas
d’un bac.Une fenêtre était
éclairée.—Nous y sommes,
dit Athos.En ce moment,
un homme couché
dans un fossé se
leva, c’était Mousqueton;
il montra du doigt la fenêtre éclairée.—Elle est là, dit-il.—Et Bazin? demanda Athos.429
—Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la porte.—Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles serviteurs.Athos sauta à bas de son cheval, dont il remit la bride aux
mains de Grimaud, et s’avança vers la fenêtre après avoir fait
signe au reste de la troupe de tourner du côté de la porte.La petite maison était entourée d’une haie vive, de deux ou
trois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu’à la
fenêtre privée de contrevents, mais dont les demi-rideaux
étaient exactement tirés.Il monta sur le rebord de pierre, afin que son œil pût
dépasser la hauteur des rideaux.A la lueur d’une lampe, il vit une femme enveloppée d’une
mante de couleur sombre, assise sur un escabeau, près d’un
feu mourant: ses coudes étaient posés sur une mauvaise table,
et elle appuyait sa tête dans ses deux mains blanches comme de
l’ivoire.On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire
sinistre passa sur les lèvres d’Athos: il n’y avait pas à s’y tromper,
c’était bien celle qu’il cherchait.En ce moment un cheval hennit: milady releva la tête, vit,
collé à la vitre, le visage pâle d’Athos, et poussa un cri.Athos comprit qu’il était reconnu, poussa la fenêtre du
genou et de la main, la fenêtre céda, les carreaux se rompirent.Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la
chambre.Milady courut à la porte et l’ouvrit; plus pâle et plus menaçant
encore qu’Athos, d’Artagnan était sur le seuil.Milady recula en poussant un cri. D’Artagnan, croyant
qu’elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu’elle ne
leur échappât, tira un pistolet de sa ceinture; mais Athos leva
la main.—Remettez cette arme à sa place, d’Artagnan, dit-il, il
430
importe que cette femme soit jugée et non assassinée. Attends
encore un instant, d’Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, messieurs.D’Artagnan obéit car Athos avait la voix solennelle et le
geste puissant d’un juge envoyé par le Seigneur lui-même.
Aussi, derrière d’Artagnan, entrèrent Porthos, Aramis, lord
Winter et l’homme au manteau rouge.Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre.431
Milady était tombée sur sa chaise, les mains étendues,
comme pour conjurer cette terrible apparition; en apercevant
son beau-frère, elle jeta un cri terrible.—Que demandez-vous? s’écria milady.—Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s’est
appelée d’abord la comtesse de La Fère, puis ensuite lady
Winter, baronne de Sheffield.—C’est moi, c’est moi! murmura-t-elle au comble de la
terreur, que me voulez-vous?—Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos,
vous serez libre de vous défendre, justifiez-vous si vous pouvez.
Monsieur d’Artagnan, à vous d’accuser le premier.D’Artagnan s’avança.—Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette
femme d’avoir empoisonné Constance Bonacieux, morte hier soir.Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.—Nous attestons, dirent d’un seul mouvement les deux
mousquetaires.D’Artagnan continua:—Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme
d’avoir voulu m’empoisonner moi-même, dans du vin qu’elle
m’avait envoyé de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si
le vin venait de mes amis; Dieu m’a sauvé, mais un homme
est mort à ma place, qui s’appelait Brisemont.—Nous attestons, dirent de la même voix Porthos et
Aramis.—Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme
de m’avoir poussé au meurtre du comte de Wardes; et, comme
personne n’est là pour attester la vérité de cette accusation, je
l’atteste, moi. J’ai dit.Et d’Artagnan passa de l’autre côté de la chambre avec
Porthos et Aramis.432
—A vous, milord! dit Athos.Le baron s’approcha à son tour.—Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette
femme d’avoir fait assassiner le duc de Buckingham.—Le duc de Buckingham assassiné? s’écrièrent d’un seul
cri tous les assistants.—Oui, dit le baron, assassiné! Sur la lettre d’avis que vous
m’aviez écrite, j’avais fait arrêter cette femme, et je l’avais
donnée en garde à un loyal serviteur; elle a corrompu cet
homme, elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait
tuer le duc, et dans ce moment peut-être Felton paye de sa tête
le crime de cette furie.Un frémissement courut parmi les juges à la révélation de
ces crimes encore inconnus.—Ce n’est pas tout, reprit lord Winter: mon frère, qui
vous avait fait son héritière, est mort en trois heures d’une
étrange maladie qui laisse des traces livides par tout le corps.
Ma sœur, comment votre mari est-il mort?—Horreur! s’écrièrent Porthos et Aramis.—Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de
mon frère, je demande justice contre vous, et je déclare que si
on ne me la fait pas, je me la ferai.Et lord Winter alla se ranger près de d’Artagnan, laissant
la place libre à un autre accusateur.Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et
essaya de rappeler ses idées confondues par un vertige mortel.—A mon tour, dit Athos tremblant lui-même comme le
lion tremble à l’aspect du serpent, à mon tour. J’épousai cette
femme quand elle était jeune fille, je l’épousai malgré toute
ma famille; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom; et
un jour je m’aperçus que cette femme était flétrie: cette femme
était marquée d’une fleur de lis sur l’épaule gauche.433
—Oh! dit milady en se levant, je défie de retrouver le tribunal
qui a prononcé sur moi cette sentence infâme. Je défie de
retrouver celui qui t’a exécutée.—Silence, dit une voix. A ceci, c’est à moi de répondre!Et l’homme au manteau
rouge s’approcha à son tour.—Quel est cet homme, quel est cet homme? s’écria milady
suffoquée par la terreur et dont les cheveux, qui s’étaient
dénoués, semblaient se dresser sur sa tête livide comme s’ils
eussent été vivants.434
Tous les yeux se portèrent sur cet homme, car à tous,
excepté à Athos, il était inconnu.Encore Athos le regardait-il avec autant de stupéfaction
que les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver
mêlé en quelque chose à l’horrible drame qui se dénouait en
ce moment.Après s’être approché de milady, d’un pas lent et solennel,
de telle manière que la table seule le séparât d’elle, l’inconnu
ôta son masque.Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante
ce visage pâle encadré de cheveux et de favoris noirs, dont la
seule expression était une impassibilité glacée; puis tout à coup:—Oh! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu’au
mur; non, non, c’est une apparition infernale! ce n’est
pas lui! A moi! à moi! s’écria-t-elle d’une voix rauque en se
retournant vers la muraille comme si elle eût pu s’y ouvrir un
passage avec ses mains.—Mais qui êtes-vous donc? s’écrièrent tous les témoins
de cette scène.—Demandez-le à cette femme, dit l’homme au manteau
rouge, car vous voyez bien qu’elle m’a reconnu, elle.—Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille! s’écria milady
en proie à une terreur insensée et se cramponnant des
mains à la muraille pour ne pas tomber.Tout le monde s’écarta, et l’homme au manteau rouge resta
seul debout au milieu de la salle.—Oh! grâce! grâce! pardon! s’écria la misérable en tombant
à genoux.L’inconnu laissa le silence se rétablir.—Je vous le disais bien, qu’elle m’avait reconnu! reprit-il.
Oui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon
histoire.435
Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on attendait
les paroles avec une avide anxiété.—Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi
belle qu’elle est belle aujourd’hui. Elle était religieuse au couvent
des Bénédictines de Templemar. Un jeune prêtre au cœur
simple et croyant desservait l’église de ce couvent; elle entreprit
de le séduire et y réussit: elle eût séduit un saint. Leurs
vœux à tous deux étaient sacrés, irrévocables; leur liaison ne
pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint
de lui qu’ils quitteraient le pays; mais pour quitter le pays,
pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la France,
où ils pussent vivre tranquilles parce qu’ils seraient inconnus,
il fallait de l’argent; ils n’en avaient ni l’un ni l’autre. Le prêtre
vola les vases sacrés, les vendit; mais comme ils s’apprêtaient
à partir ensemble, ils furent arrêtés tous deux. Huit jours
après elle avait séduit le fils du geôlier et s’était sauvée. Le
jeune prêtre fut condamné à dix ans de fers et à la flétrissure.
J’étais bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme.
Je fus obligé de marquer le coupable, et le coupable, messieurs,
c’était mon frère! Je jurai alors que cette femme qui
l’avait perdu, qui était plus que sa complice, puisqu’elle l’avait
poussé au crime, partagerait au moins le châtiment. Je me
doutai du lieu où elle était cachée, je la poursuivis, je l’atteignis,
je la garrottai et lui imprimai la même flétrissure que
j’avais imprimée à mon frère. Le lendemain de mon retour à
Lille, mon frère parvint à s’échapper à son tour, on m’accusa
de complicité, et l’on me condamna à rester en prison à sa
place tant qu’il ne se serait pas constitué prisonnier. Mon
pauvre frère ignorait ce jugement; il avait rejoint cette femme;
ils avaient fui ensemble dans le Berry; et là, il avait obtenu
une petite cure. Cette femme passait pour sa sœur.»Le seigneur de la terre sur laquelle était située l’église du
436
curé vit cette prétendue sœur et en devint amoureux, amoureux
au point qu’il lui proposa de l’épouser. Alors elle quitta
celui quelle avait perdu pour celui qu’elle devait perdre, et
devint la comtesse de La Fère...»Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont c’était le véritable
nom, et qui fit signe de la tête que tout ce qu’avait dit le
bourreau était vrai.—Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé à se débarrasser
d’une existence à laquelle elle avait tout enlevé, honneur
et bonheur, mon pauvre frère revint à Lille, et, apprenant
l’arrêt qui m’avait condamné à sa place, se constitua prisonnier
et se pendit le même soir au soupirail de son cachot. Au
reste, c’est une justice à leur rendre, ceux qui m’avaient
condamné me tinrent parole. A peine l’identité du cadavre fut-elle
constatée qu’on me rendit ma liberté. Voilà le crime dont
je l’accuse, voilà la cause pour laquelle elle a été marquée.—Monsieur d’Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que
vous réclamez contre cette femme?—La peine de mort, répondit d’Artagnan.—Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine
que vous réclamez contre cette femme?—La peine de mort, reprit lord Winter.—Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes
ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette
femme?—La peine de mort, répondirent d’une voix sourde les
deux mousquetaires.Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas
vers ses juges en se traînant sur ses genoux.Athos étendit la main vers elle.—Charlotte Backson, comtesse de La Fère, milady de
Winter, dit-il, vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et
437
Dieu dans le ciel. Si vous savez quelque prière, dites-la, car
vous êtes condamnée et vous allez mourir.A ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, milady se
releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui
manquèrent; elle sentit qu’une main puissante et implacable la
saisissait par les cheveux et l’entraînait
aussi irrévocablement
que la fatalité entraîne l’homme:
elle ne tenta donc pas même de
faire résistance
et sortit de la
chaumière.Lord Winter,
d’Artagnan, Athos,
Porthos et Aramis
sortirent derrière elle. Les valets suivirent leurs maîtres, et la
chambre resta solitaire avec sa fenêtre brisée, sa porte ouverte
et sa lampe fumeuse qui brûlait tristement sur la table.438 |
L’EXÉCUTION | Il était minuit à peu près; la lune, échancrée par sa décroissance
et ensanglantée par les dernières traces de l’orage, se
levait derrière la petite ville d’Armentières, qui découpait sur
sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le
squelette de son haut clocher découpé à jour. En face, la Lys
roulait ses eaux pareilles à une rivière d’étain fondu; tandis
que sur l’autre rive on voyait la masse noire des arbres se
profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés
qui faisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit.
A gauche s’élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes immobiles,
dans les ruines duquel une chouette faisait entendre
son cri aigu, périodique et monotone. Çà et là dans la plaine, à
droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège,
apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient
des nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cette
heure sinistre.De temps en temps un large éclair ouvrait l’horizon dans
toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des
arbres et venait comme un immense cimeterre couper le ciel
et l’eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne glissait dans
l’atmosphère alourdie. Un silence de mort écrasait toute la
nature, le sol était humide et glissant de la pluie qui venait de
tomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus
d’énergie.Deux valets entraînaient milady, qu’ils tenaient chacun
par un bras; le bourreau marchait derrière, et lord Winter,
439
d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le
bourreau.Planchet et Bazin venaient les derniers.Les deux valets conduisaient milady du côté de la rivière.
Sa bouche était muette; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable
éloquence, suppliant tour à tour chacun de ceux
qu’elle regardait.Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit
aux valets:—Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite;
mais si vous me livrez à vos maîtres, j’ai ici près des vengeurs
qui vous feront payer cher ma mort.Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.Athos, qui avait entendu la voix de milady, s’approcha vivement,
lord Winter en fit autant.—Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne sont
plus sûrs.On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud
et de Mousqueton.Arrivés au bord de l’eau, le bourreau s’approcha de milady
et lui lia les pieds et les mains.Alors elle rompit le silence pour s’écrier:—Vous êtes des lâches, vous êtes des misérables assassins,
vous vous mettez à dix pour égorger une femme; prenez garde,
si je ne suis point secourue, je serai vengée...—Vous n’êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous
n’appartenez pas à l’espèce humaine, vous êtes un démon
échappé de l’enfer et que nous allons y faire rentrer.—Ah! messieurs les hommes vertueux! dit milady, faites
attention que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à son
tour un assassin.440
—Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, madame,
dit l’homme
au manteau rouge
en frappant sur sa
large épée; c’est le
dernier juge, voilà
tout.Et, comme il la
liait en disant ces
paroles, milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui firent
441
un effet étrange en s’envolant dans la nuit et en se perdant dans
les profondeurs du bois.—Mais si je suis coupable, si j’ai commis les crimes dont
vous m’accusez, hurlait milady, conduisez-moi devant un tribunal;
vous n’êtes pas des juges, vous, pour me condamner.—Je vous avais proposé Tyburn, dit lord Winter, pourquoi
n’avez-vous pas voulu?—Parce que je ne veux pas mourir! s’écria milady en se
débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir!—La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était
plus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est
morte, dit d’Artagnan.—J’entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit
milady.—Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et vous en
êtes sortie pour perdre mon frère.Milady poussa un cri d’effroi et tomba sur ses genoux.Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l’emporter
vers le bateau.—Oh, mon Dieu! s’écria-t-elle, mon Dieu! allez-vous donc
me noyer!Ces cris avaient quelque chose de si déchirant, que d’Artagnan,
qui d’abord était le plus acharné contre milady, se
laissa aller sur une souche, et pencha la tête, se bouchant les
oreilles avec la paume de ses mains; et cependant, malgré cela,
il l’entendait encore menacer et crier.D’Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le cœur
lui manqua.—Oh! je ne puis voir cet affreux spectacle! je ne puis
consentir à ce que cette femme meure ainsi!Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s’était
reprise à une lueur d’espérance.442
—D’Artagnan! d’Artagnan! cria-t-elle, souviens-toi que je
t’ai aimé!Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.Mais Athos se leva, tira son épée, se mit sur son chemin.—Si vous faites un pas de plus, d’Artagnan, dit-il, nous
croiserons le fer ensemble.D’Artagnan tomba à genoux et pria.—Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.—Volontiers, monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai
que je suis bon catholique, je crois fermement être juste en
accomplissant ma fonction sur cette femme.—C’est bien.Athos fit un pas vers milady.—Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m’avez fait;
je vous pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, mon
443
amour souillé et mon salut à jamais compromis par le désespoir
où vous m’avez jeté. Mourez en paix.Lord Winter s’avança à son tour.—Je vous pardonne, dit-il, l’empoisonnement de mon frère,
l’assassinat de Sa Grâce lord Buckingham; je vous pardonne
la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur
ma personne. Mourez en paix.—Et moi, dit d’Artagnan, pardonnez-moi, madame, d’avoir,
par une fourberie indigne d’un gentilhomme, provoqué votre
colère; et, en échange, je vous pardonne le meurtre de ma
pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne
et je pleure sur vous. Mourez en paix.—I am lost! murmura en anglais milady, I must die.Alors elle se releva d’elle-même, jeta tout autour d’elle un
de ces regards clairs qui semblaient jaillir d’un œil de flamme.Elle ne vit rien.Elle écouta, elle n’entendit rien.Elle n’avait autour d’elle que des ennemis.—Où vais-je mourir? dit-elle.—Sur l’autre rive, répondit le bourreau.Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y
mettre le pied, Athos lui remit une somme d’argent.—Tenez, dit-il, voici le prix de l’exécution; que l’on voie
bien que nous agissons en juges.—C’est bien, dit le bourreau; et que maintenant, à son
tour, cette femme sache que je n’accomplis pas mon métier,
mais mon devoir.Et il jeta l’argent dans la rivière.Le bateau s’éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant
la coupable et l’exécuteur; tous les autres demeurèrent sur la
rive droite, où ils étaient tombés à genoux.Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous
444
le reflet d’un nuage pâle qui surplombait l’eau en ce moment.On le vit aborder
sur l’autre rive; les
personnages se dessinaient
en noir sur l’horizon
rougeâtre.Milady, pendant le trajet, était parvenue à détacher la corde
qui liait ses pieds: en arrivant sur le rivage, elle sauta légèrement
445
à terre et prit la fuite. Mais le sol était humide; en arrivant
au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux.Une idée superstitieuse la frappa sans
doute; elle comprit que le ciel lui refusait
son secours et resta dans l’attitude où elle se
trouvait, la tête inclinée et les mains jointes.Alors on vit, de l’autre rive, le bourreau lever lentement ses deux
bras, un rayon de la lune se refléta sur la lame de sa large épée, les
deux bras retombèrent; on entendit le sifflement du fer et le cri de la
victime, puis une masse tronquée s’affaissa sous le coup.Alors le bourreau détacha son manteau rouge, l’étendit à terre, y
coucha le corps, y jeta la tête, puis le noua par les quatre coins, le
rechargea sur son épaule et remonta dans le bateau. Arrivé au milieu de
la Lys, il arrêta la barque, et suspendant son fardeau au-dessus de la
rivière:446
—Laissez passer la justice de Dieu! cria-t-il à haute voix.Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l’eau, qui
se referma sur lui.Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient à
Paris; ils étaient restés dans les limites de leur congé, et le
même soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. de
Tréville.—Eh bien! messieurs, leur demanda le brave capitaine,
vous êtes-vous bien amusés dans votre excursion?—Prodigieusement! répondit Athos en son nom et au
nom de ses camarades. |
CONCLUSION | Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu’il avait
faite au cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle,
sortit de sa capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui
venait de se répandre que Buckingham venait d’être assassiné.
Quoique prévenue que l’homme qu’elle avait tant aimé courait
un danger, la reine, lorsqu’on lui annonça cette mort, ne
voulut pas la croire; il lui arriva même de s’écrier imprudemment:—C’est faux! il vient de m’écrire.Mais le lendemain il lui fallut bien croire à cette fatale
nouvelle; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre
par les ordres du roi Charles Ier arriva porteur du dernier et
funèbre présent que Buckingham envoyait à la reine.La joie du roi avait été très vive; il ne se donna pas la
peine de la dissimuler et la fit même éclater avec affectation
447
devant la reine. Louis XIII, comme tous les cœurs faibles,
manquait de générosité. Mais bientôt le roi redevint sombre et
mal portant: son front n’était pas de ceux qui s’éclaircissent
pour longtemps; il sentait qu’en retournant au camp il allait
reprendre son esclavage, et cependant il y retournait.Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur, et il était
l’oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui
échapper.Aussi le retour vers La Rochelle était-il profondément triste.
Nos quatre amis surtout faisaient l’étonnement de leurs camarades;
ils voyageaient ensemble côte à côte, l’œil sombre et
la tête baissée. Athos relevait seul de temps en temps son large
front; un éclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait
sur ses lèvres, puis, pareil à ses camarades, il se laissait
de nouveau aller à ses rêveries.Dès l’arrivée de l’escorte dans une ville, lorsqu’ils avaient
conduit le roi à son logis, les quatre amis se retiraient ou chez
eux ou dans quelque cabaret écarté, où ils ne jouaient ni ne
buvaient; seulement ils parlaient à voix basse en regardant
avec attention si nul ne les écoutait.Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler
la pie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de
suivre la chasse, s’étaient arrêtés dans un cabaret sur la grande
route, un homme, qui venait de La Rochelle à franc étrier,
s’arrêta à la porte pour boire un verre de vin, et plongea son
regard dans l’intérieur de la chambre où étaient attablés les
quatre mousquetaires.—Holà! monsieur d’Artagnan! dit-il, n’est-ce point vous
que je vois là-bas?D’Artagnan leva la tête et poussa un cri de joie. Cet homme
qu’il appelait son fantôme, c’était son inconnu de Meung, de
la rue des Fossoyeurs et d’Arras.448
D’Artagnan tira son épée et s’élança vers la porte.Mais cette fois, au lieu de fuir, l’inconnu s’élança à bas de
cheval, et s’avança à la rencontre de d’Artagnan.—Ah! monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc
enfin; cette fois vous ne m’échapperez pas.—Ce n’est pas mon intention non plus, monsieur, car
cette fois je vous cherchais. Au nom du roi, je vous arrête.
Je dis que vous ayez à me rendre votre épée, monsieur,
et cela sans résistance; il y va de votre tête, je vous en
avertis.—Qui êtes-vous donc? demanda d’Artagnan en baissant son
épée, mais sans la rendre encore.—Je suis le chevalier de Rochefort, répondit l’inconnu,
l’écuyer de monsieur le cardinal de Richelieu, et j’ai ordre de
vous ramener à Son Éminence.—Nous retournons auprès de Son Éminence, monsieur le
chevalier, dit Athos en s’avançant, et vous accepterez bien la
parole de M. d’Artagnan, qui promet de se rendre en droite
ligne à La Rochelle.—Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le
ramèneront au camp.—Nous lui en servirons, monsieur, sur notre parole de
gentilshommes; mais sur notre parole de gentilshommes aussi,
ajouta Athos, M. d’Artagnan ne nous quittera pas.Le chevalier de Rochefort jeta un coup d’œil en arrière et
vit que Porthos et Aramis s’étaient placés entre lui et la porte;
il comprit qu’il était complètement à la merci de ces quatre
hommes.—Messieurs, dit-il, si M. d’Artagnan veut me rendre son
épée, et joindre sa parole à la vôtre, je me contenterai de votre
promesse de conduire M. d’Artagnan au quartier de monseigneur
le cardinal.449
—Vous avez ma parole, monsieur, dit d’Artagnan, et voici
mon épée.—Cela me va d’autant mieux, ajouta Rochefort, qu’il faut
que je continue mon voyage.—Si c’est pour rejoindre milady, dit froidement Athos,
c’est inutile, vous ne la retrouverez pas.—Qu’est-elle donc devenue? demanda vivement Rochefort.—Revenez au camp et vous le saurez.Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n’était
plus qu’à une journée de Surgères, jusqu’où le cardinal devait
venir au-devant du roi, il résolut de suivre le conseil d’Athos
et de revenir avec eux.D’ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c’était de surveiller
lui-même son prisonnier.On se remit en route.Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, on arriva à
Surgères. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le
roi y échangèrent force caresses, se félicitèrent de l’heureux
hasard qui débarrassait la France de l’ennemi acharné qui
ameutait l’Europe contre elle. Après quoi, le cardinal, qui avait
été prévenu par Rochefort que d’Artagnan était arrêté, et qui
avait hâte de le voir, prit congé du roi en l’invitant à venir visiter
le lendemain les travaux de la digue qui étaient achevés.En revenant le soir à son quartier du pont de la Pierre,
le cardinal trouva debout devant la porte de la maison qu’il
habitait d’Artagnan sans épée et les trois mousquetaires
armés.Cette fois, comme il était en force, il les regarda sévèrement,
et fit signe de l’œil et de la main à d’Artagnan de le suivre.D’Artagnan obéit.—Nous t’attendons, d’Artagnan, dit Athos assez haut pour
que le cardinal l’entendit.450
Son Éminence continua son chemin sans prononcer une
seule parole.D’Artagnan entra derrière le cardinal, et derrière d’Artagnan
la porte fut gardée.Son Éminence se rendit dans la chambre qui lui servait de
cabinet, et fit signe à Rochefort d’introduire le jeune mousquetaire.Rochefort obéit et se retira.D’Artagnan resta seul en face du cardinal; c’était sa seconde
entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu’il avait été bien
convaincu que ce serait la dernière.Richelieu resta debout, appuyé contre la cheminée, une
table était dressée entre lui et d’Artagnan.—Monsieur, dit le cardinal, vous avez été arrêté par mes
ordres.—On me l’a dit, monseigneur.—Savez-vous pourquoi?—Non, monseigneur; car la seule chose pour laquelle je
pourrais être arrêté est encore inconnue de Son Éminence.Richelieu regarda fixement le jeune homme.—Holà! dit-il, que veut dire cela?—Si monseigneur veut m’apprendre d’abord les crimes
qu’on m’impute, je lui dirai ensuite les actes que j’ai commis.—On vous impute des crimes qui ont fait choir des têtes
plus hautes que la votre, monsieur! dit le cardinal.—Lesquels, monseigneur? demanda d’Artagnan avec un
calme qui étonna le cardinal lui-même.—On vous impute d’avoir correspondu avec les ennemis du
royaume, on vous impute d’avoir surpris les secrets de l’État,
on vous impute d’avoir essayé de faire avorter les plans de
votre général.—Et qui m’impute cela, monseigneur? dit d’Artagnan, qui
451
se doutait que l’accusation venait de milady: une femme flétrie
par la justice du pays, une femme qui a épousé un homme
en France et un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonné
son second mari et qui a tenté de m’empoisonner
moi-même!—Que dites-vous donc là? monsieur, s’écria le cardinal
étonné, et de quelle femme parlez-vous ainsi?—De milady de Winter, répondit d’Artagnan; oui, de milady
de Winter, dont, sans doute, Votre Éminence ignorait tous
les crimes lorsqu’elle l’a honorée de sa confiance.—Monsieur, dit le cardinal, si milady de Winter a commis
les crimes que vous dites, elle sera punie.—Elle l’est, monseigneur.—Et qui l’a punie?—Nous.—Elle est en prison.—Elle est morte.—Morte! répéta le cardinal, qui ne pouvait croire à ce qu’il
entendait: morte! n’avez-vous pas dit qu’elle était morte?—Trois fois elle avait essayé de me tuer, et je lui avais
pardonné; mais elle a tué la femme que j’aimais. Alors, mes
amis et moi, nous l’avons prise, jugée et condamnée.D’Artagnan alors raconta l’empoisonnement de madame
Bonacieux dans le couvent des Carmélites de Béthune, le jugement
dans la maison isolée, l’exécution sur les bords de la Lys.Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant
ne frissonnait pas facilement.Mais tout à coup, comme subissant l’influence d’une pensée
muette, la physionomie du cardinal, sombre jusqu’alors, s’éclaircit
peu à peu et en arriva à la plus parfaite sérénité.—Ainsi, dit te cardinal avec une voix dont la douceur
contrastait avec la sévérité de ses paroles, vous vous êtes
452
constitués en juges, sans penser que ceux qui n’ont pas mission
de punir et qui punissent sont des assassins!—Monseigneur, je vous jure que je n’ai pas eu un instant l’intention
de défendre ma tête contre vous. Je subirai le châtiment que Votre
Éminence voudra bien m’infliger. Je ne tiens pas assez à la vie pour
craindre la mort.—Oui, je le sais, vous êtes un homme de cœur, monsieur, dit le
cardinal avec une voix presque affectueuse: je puis donc vous dire
d’avance que vous serez jugé, condamné même.—Un autre pourrait répondre à Votre Éminence qu’il a sa grâce dans
sa poche; moi je me contenterai de vous dire: Ordonnez, monseigneur; je
suis prêt.—Votre grâce? dit Richelieu surpris.—Oui, monseigneur, dit d’Artagnan.—Et signée de qui? du roi?Et le cardinal prononça ces mots avec une singulière expression
de mépris.453
—Non, de Votre Éminence.—De moi? vous êtes fou, monsieur?—Monseigneur reconnaîtra sans doute son écriture.Et d’Artagnan présenta au cardinal le précieux papier
qu’Athos avait arraché à milady, et qu’il avait donné à d’Artagnan
pour lui servir de sauvegarde.Son Éminence prit le papier et lut d’une voix lente et en
appuyant sur chaque syllabe:C’est par mon ordre et pour le bien de l’État que le porteur
du présent papier a fait ce qu’il vient de faire.
RICHELIEU.
Au camp de la Rochelle, ce 5 août 1628.Le cardinal, après avoir lu ces deux lignes, tomba dans une
rêverie profonde, mais il ne rendit pas le papier à d’Artagnan.—Il médite de quel genre de supplice il me fera mourir,
se dit tout bas d’Artagnan; eh bien, ma foi! il verra comment
meurt un gentilhomme.Le jeune mousquetaire était en excellente disposition pour
trépasser héroïquement.Richelieu pensait toujours, roulait et déroulait le papier
dans ses mains. Enfin il leva la tête, fixa son regard d’aigle
sur cette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce
visage sillonné de larmes toutes les souffrances qu’il avait
endurées depuis un mois, et songea pour la troisième ou
quatrième fois combien cet enfant avait d’avenir, et quelles
ressources son activité, son courage et son esprit pouvaient
offrir à un bon maître. D’un autre côté, les crimes, la puissance,
le génie infernal de milady l’avaient plus d’une fois épouvanté.
Il sentait comme une joie secrète d’être à jamais débarrassé
de ce complice dangereux.454
Il déchira lentement le papier que d’Artagnan lui avait
généreusement remis.—Je suis perdu, dit en lui-même d’Artagnan.Et il s’inclina profondément devant le cardinal en homme
qui dit: «Seigneur, que votre volonté soit faite!»Le cardinal s’approcha de la table, et, sans s’asseoir, écrivit
quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers étaient
déjà remplis et y apposa son sceau.—Ceci est ma condamnation, dit d’Artagnan; il m’épargne
l’ennui de la Bastille et les lenteurs d’un jugement. C’est encore
fort aimable à lui.—Tenez, monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je
vous ai pris un blanc seing et je vous en rends un autre. Le
nom manque sur ce brevet et vous l’écrirez vous-même.D’Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les yeux
dessus.C’était une lieutenance dans les mousquetaires.D’Artagnan tomba aux pieds du cardinal.—Monseigneur, dit-il, ma vie est à vous, disposez-en désormais;
mais cette faveur que vous m’accordez, je ne la mérite
pas: j’ai trois amis qui sont plus méritants et plus dignes...—Vous êtes un brave garçon, d’Artagnan, interrompit le
cardinal en lui frappant familièrement sur l’épaule, charmé
qu’il était d’avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet
ce qu’il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, quoique
le nom soit en blanc, c’est à vous que je le donne.—Je ne l’oublierai jamais, répondit d’Artagnan, Votre Éminence
peut en être certaine.Le cardinal se retourna et dit à haute voix:—Rochefort!Le chevalier, qui sans doute était derrière la porte, entra
aussitôt.455—Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d’Artagnan; je
le reçois au nombre de mes amis; ainsi donc que l’on s’embrasse
et que l’on soit sage si l’on tient à conserver sa tête.456
Rochefort et d’Artagnan s’embrassèrent du bout des lèvres;
mais le cardinal était là, qui les observait de son œil vigilant.Ils sortirent de la chambre en même temps.—Nous nous retrouverons, n’est-ce pas, monsieur?—Quand il vous plaira, fit d’Artagnan.—L’occasion viendra, répondit Rochefort.—Hein? fit Richelieu en ouvrant la porte.Les deux hommes se sourirent, se serrèrent la main et
saluèrent Son Éminence.—Nous commencions à nous impatienter, dit Athos.—Me voilà, mes amis! répondit d’Artagnan, non seulement
libre, mais en faveur.—Vous nous conterez cela?—Dès ce soir.En effet, dès le soir même d’Artagnan se rendit au logis
d’Athos, qu’il trouva en train de vider sa bouteille de vin d’Espagne,
occupation qu’il accomplissait religieusement tous les
soirs.Il lui raconta ce qui s’était passé entre le cardinal et lui, et
tirant le brevet de sa poche.—Tenez, mon cher Athos, voilà, dit-il, qui vous revient
naturellement.Athos sourit de son doux et charmant sourire.—Ami, dit-il, pour Athos c’est trop; pour le comte de La
Fère, c’est trop peu. Gardez ce brevet, il est à vous, hélas,
mon Dieu! vous l’avez acheté assez cher.D’Artagnan sortit, de la chambre d’Athos, et entra dans
celle de Porthos.Il le trouva vêtu d’un magnifique habit, couvert de broderies
splendides, et se mirant devant une glace.—Ah! ah! dit Porthos, c’est vous, cher ami! comment
trouvez-vous que ce vêtement me va?457
—A merveille, dit d’Artagnan, mais je viens vous proposer
un habit qui vous ira mieux encore.—Lequel? demanda Porthos.—Celui de lieutenant aux mousquetaires.D’Artagnan raconta à Porthos son entrevue avec le cardinal,
et tirant le brevet de sa poche:—Tenez, mon cher, dit-il, écrivez votre nom là-dessus, et
soyez bon chef pour moi.Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit à d’Artagnan,
au grand étonnement du jeune homme.—Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n’aurais
pas assez longtemps à jouir de cette faveur. Pendant notre
expédition de Béthune, le mari de ma duchesse est mort; de
sorte que, mon cher, le coffre du défunt me tendant les bras,
j’épouse la veuve. Tenez, j’essayais mon habit de noces; gardez
la lieutenance, mon cher; gardez.Et il rendit le brevet à d’Artagnan.Le jeune homme entra chez Aramis.Il le trouva agenouillé devant un prie-Dieu, le front appuyé
contre son livre d’heures ouvert.Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour
la troisième fois son brevet de sa poche:—Vous, notre ami, notre lumière, notre protecteur invisible,
dit-il, acceptez ce brevet; vous l’avez mérité plus que personne,
par votre sagesse et vos conseils toujours suivis de si
heureux résultats.—Hélas, cher ami! dit Aramis, nos dernières aventures
m’ont dégoûté tout à fait de la vie et de l’épée. Cette fois, mon
parti est pris irrévocablement: après le siège j’entre chez les
Lazaristes. Gardez le brevet, d’Artagnan, le métier des armes
vous convient, vous serez un brave et aventureux capitaine.D’Artagnan, l’œil humide de reconnaissance et brillant de
458
joie, revint à Athos, qu’il trouva toujours attablé et mirant
son dernier verre de malaga à la lueur de la lampe.—Eh bien! dit-il, et eux aussi ont refusé ce brevet!—C’est que personne, cher ami, n’en est plus digne que
vous.Et il prit une plume, écrivit sur le brevet le nom de d’Artagnan,
et le lui remit.—Je n’aurai donc plus d’amis, dit le jeune homme; hélas!
plus rien, que d’amers souvenirs...Et il laissa tomber sa tête entre ses deux mains, tandis que
deux larmes roulaient le long de ses joues.—Vous êtes jeune, vous, répondit Athos, et vos souvenirs
amers ont le temps de se changer en doux souvenirs! |
ÉPILOGUE | La Rochelle, privée du secours de la flotte anglaise et de la
division, promise par Buckingham, se rendit, après un siège
d’un an, le 28 octobre 1628. On signa tout aussitôt la capitulation.Le roi fit son entrée à Paris le 23 décembre de la même
année. On lui fit un triomphe comme s’il revenait de vaincre
l’ennemi et non des Français. Il entra par le faubourg
Saint-Jacques dans un magnifique apparat.Le cortège précédé de chars symboliques passa sous douze
arcs de triomphe, où tous les dieux de l’Olympe célébraient les
460
vertus innombrables de Louis le Victorieux. Une foule innombrable
groupée sur tout le parcours du cortège acclama par des
vivats enthousiastes, le retour du triomphateur.461
D’Artagnan prit possession de son grade. Porthos quitta le
service et épousa, dans le courant de l’année suivante, madame
Coquenard: le coffre tant convoité contenait huit cent mille
livres.Mousqueton eut une livrée magnifique, et la satisfaction
qu’il avait ambitionnée toute sa vie, de monter derrière un
carrosse doré.Aramis, après un long voyage en Lorraine, disparut tout à
coup et cessa d’écrire à ses amis. On apprit beaucoup plus tard,
par madame de Chevreuse, qui le dit à deux ou trois de ses
amants, qu’il s’était décidé à prendre l’habit dans un couvent
de Nancy.Bazin devint frère lai.Athos resta mousquetaire sous les ordres de d’Artagnan
jusqu’en 1631, époque à laquelle, à la suite d’un voyage qu’il
fit en Touraine, il quitta aussi le service sous prétexte qu’il
venait de recueillir un petit héritage en Roussillon.Grimaud suivit Athos.D’Artagnan se battit trois fois avec Rochefort et le blessa
trois fois.—Je vous tuerai probablement à la quatrième, lui dit-il en
lui tendant la main pour le relever.—Il vaut donc mieux pour vous et pour moi que nous en
restions là, répondit le blessé. Corbleu! je suis plus votre ami
que vous ne pouvez le penser, car dès la première rencontre
j’aurais pu, en disant un mot au cardinal, vous faire couper le
cou.Ils s’embrassèrent cette fois, mais de très bon cœur et sans
arrière-pensée.Planchet obtint de Rochefort le grade de sergent dans les
gardes.M. Bonacieux vivait fort tranquille, ignorant parfaitement
462
ce qu’était devenue sa femme et ne s’en inquiétant guère. Un
jour, il eut l’imprudence de se rappeler au souvenir du cardinal;
le cardinal lui fit répondre qu’il allait pourvoir à ce
qu’il ne manquât jamais de rien désormais.En effet, le lendemain, M. Bonacieux, étant sorti à sept
heures du soir de chez lui pour se rendre au Louvre, ne
reparut plus rue des Fossoyeurs; l’avis de ceux qui parurent
les mieux informés fut qu’il était nourri et logé dans quelque
château royal aux frais de sa généreuse Éminence. |