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Chanson (Les châtiments, IV)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Chanson (Les châtiments, IV) Titre : Chanson (Les châtiments, IV) Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Les châtiments (1853). Nous nous promenions parmi les décombres À Rozel-Tower, Et nous écoutions les paroles sombres Que disait la mer. L'énorme océan, — car nous entendîmes Ses vagues chansons, — Disait : « Paraissez, vérités sublimes Et bleus horizons ! « Le monde captif, sans lois et sans règles, Est aux oppresseurs Volez dans les cieux, ailes des grands aigles, Esprits des penseurs ! « Naissez, levez-vous sur les flots sonores, Sur les flots vermeils, Faites dans la nuit poindre vos aurores, Peuples et soleils ! « Vous, — laissez passer la foudre et la brume, Les vents et les cris, Affrontez l'orage, affrontez l'écume, Rochers et proscrits ! » Jersey, le 5 août 1853.
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Célébration du 14 juillet dans la forêt
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Célébration du 14 juillet dans la forêt Titre : Célébration du 14 juillet dans la forêt Poète : Victor Hugo (1802-1885) Qu'il est joyeux aujourd'hui Le chêne aux rameaux sans nombre, Mystérieux point d'appui De toute la forêt sombre ! Comme quand nous triomphons, Il frémit, l'arbre civique ; Il répand à plis profonds Sa grande ombre magnifique. D'où lui vient cette gaieté ? D'où vient qu'il vibre et se dresse, Et semble faire à l'été Une plus fière caresse ? C'est le quatorze juillet. À pareil jour, sur la terre La liberté s'éveillait Et riait dans le tonnerre. Peuple, à pareil jour râlait Le passé, ce noir pirate ; Paris prenait au collet La Bastille scélérate. À pareil jour, un décret Chassait la nuit de la France, Et l'infini s'éclairait Du côté de l'espérance. Tous les ans, à pareil jour, Le chêne au Dieu qui nous crée Envoie un frisson d'amour, Et rit à l'aube sacrée. Il se souvient, tout joyeux, Comme on lui prenait ses branches ! L'âme humaine dans les cieux, Fière, ouvrait ses ailes blanches. Car le vieux chêne est gaulois : Il hait la nuit et le cloître ; Il ne sait pas d'autres lois Que d'être grand et de croître. Il est grec, il est romain ; Sa cime monte, âpre et noire, Au-dessus du genre humain Dans une lueur de gloire. Sa feuille, chère aux soldats, Va, sans peur et sans reproche, Du front d'Epaminondas À l'uniforme de Hoche. Il est le vieillard des bois ; Il a, richesse de l'âge, Dans sa racine Autrefois, Et Demain dans son feuillage. Les rayons, les vents, les eaux, Tremblent dans toutes ses fibres ; Comme il a besoin d'oiseaux, Il aime les peuples libres. C'est son jour. Il est content. C'est l'immense anniversaire. Paris était haletant. La lumière était sincère. Au loin roulait le tambour...? Jour béni ! jour populaire, Où l'on vit un chant d'amour Sortir d'un cri de colère ! Il tressaille, aux vents bercé, Colosse où dans l'ombre austère L'avenir et le passé Mêlent leur double mystère. Les éclipses, s'il en est, Ce vieux naïf les ignore. Il sait que tout ce qui naît, L'oeuf muet, le vent sonore, Le nid rempli de bonheur, La fleur sortant des décombres, Est la parole d'honneur Que Dieu donne aux vivants sombres. Il sait, calme et souriant, Sérénité formidable ! Qu'un peuple est un orient, Et que l'astre est imperdable. Il me salue en passant, L'arbre auguste et centenaire ; Et dans le bois innocent Qui chante et que je vénère, Étalant mille couleurs, Autour du chêne superbe Toutes les petites fleurs Font leur toilette dans l'herbe. L'aurore aux pavots dormants Verse sa coupe enchantée ; Le lys met ses diamants ; La rose est décolletée. Aux chenilles de velours Le jasmin tend ses aiguières ; L'arum conte ses amours, Et la garance ses guerres. Le moineau-franc, gai, taquin, Dans le houx qui se pavoise, D'un refrain républicain Orne sa chanson grivoise. L'ajonc rit près du chemin ; Tous les buissons des ravines Ont leur bouquet à la main ; L'air est plein de voix divines. Et ce doux monde charmant, Heureux sous le ciel prospère, Épanoui, dit gaiement : C'est la fête du grand-père.
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À un martyr
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À un martyr Titre : À un martyr Poète : Victor Hugo (1802-1885) On lit dans les Annales de la propagation de la Foi : « Une lettre de Hong-Kong (Chine), en date du 24 juillet 1832, nous annonce que M. Bonnard, missionnaire du Tong-King, a été décapité pour la foi, le 1er mai dernier. » Ce nouveau martyr était né dans le diocèse de Lyon et appartenait à la Société des Missions étrangères. Il était parti pour le Tong-King en 1849. » I. Ô saint prêtre ! grande âme ! oh ! je tombe à genoux ! Jeune, il avait encor de longs jours parmi nous, Il n'en a pas compté le nombre ; Il était à cet âge où le bonheur fleurit ; Il a considéré la croix de Jésus-Christ Toute rayonnante dans l'ombre. Il a dit : — « C'est le Dieu de progrès et d'amour. Jésus, qui voit ton front croit voir le front du jour. Christ sourit à qui le repousse. Puisqu'il est mort pour nous, je veux mourir pour lui ; Dans son tombeau, dont j'ai la pierre pour appui, Il m'appelle d'une voix douce. « Sa doctrine est le ciel entr'ouvert ; par la main, Comme un père l'enfant, il tient le genre humain ; Par lui nous vivons et nous sommes ; Au chevet des geôliers dormant dans leurs maisons, Il dérobe les clefs de toutes les prisons Et met en liberté les hommes. « Or il est, loin de nous, une autre humanité Qui ne le connaît point, et dans l'iniquité Rampe enchaînée, et souffre et tombe ; Ils font pour trouver Dieu de ténébreux efforts ; Ils s'agitent en vain ; ils sont comme des morts Qui tâtent le mur de leur tombe. « Sans loi, sans but, sans guide, ils errent ici-bas. Ils sont méchants, étant ignorants ; ils n'ont pas Leur part de la grande conquête. J'irai. Pour les sauver je quitte le saint lieu. Ô mes frères, je viens vous apporter mon Dieu, Je viens vous apporter ma tête ! » — Prêtre, il s'est souvenu, calme en nos jours troublés, De la parole dite aux apôtres : — Allez, Bravez les bûchers et les claies ! — Et de l'adieu du Christ au suprême moment : — Ô vivant, aimez-vous ! aimez. En vous aimant, Frères, vous fermerez mes plaies. — Il s'est dit qu'il est bon d'éclairer dans leur nuit Ces peuples égarés loin du progrès qui luit, Dont l'âme est couverte de voiles ; Puis il s'en est allé, dans les vents, dans les flots, Vers les noirs chevalets et les sanglants billots, Les yeux fixés sur les étoiles. II. Ceux vers qui cet apôtre allait, l'ont égorgé. III. Oh ! tandis que là-bas, hélas ! chez ces barbares, S'étale l'échafaud de tes membres chargé, Que le bourreau, rangeant ses glaives et ses barres, Frotte au gibet son ongle où ton sang s'est figé ; Ciel ! tandis que les chiens dans ce sang viennent boire, Et que la mouche horrible, essaim au vol joyeux, Comme dans une ruche entre en ta bouche noire Et bourdonne au soleil dans les trous de tes yeux ; Tandis qu'échevelée, et sans voix, sans paupières, Ta tête blême est là sur un infâme pieu, Livrée aux vils affronts, meurtrie à coups de pierres, Ici, derrière toi, martyr, on vend ton Dieu ! Ce Dieu qui n'est qu'à toi, martyr, on te le vole ! On le livre à Mandrin, ce Dieu pour qui tu meurs ! Des hommes, comme toi revêtus de l'étole, Pour être cardinaux, pour être sénateurs, Des prêtres, pour avoir des palais, des carrosses, Et des jardins l'été riant sous le ciel bleu, Pour argenter leur mitre et pour dorer leurs crosses, Pour boire de bon vin, assis près d'un bon feu, Au forban dont la main dans le meurtre est trempée, Au larron chargé d'or qui paye et qui sourit, Grand Dieu ! retourne-toi vers nous, tête coupée ! Ils vendent Jésus-Christ ! ils vendent Jésus-Christ ! Ils livrent au bandit, pour quelques sacs sordides, L'évangile, la loi, l'autel épouvanté, Et la justice aux yeux sévères et candides, Et l'étoile du coeur humain, la vérité ! Les bons jetés, vivants, au bagne, ou morts, aux fleuves, L'homme juste proscrit par Cartouche Sylla, L'innocent égorgé, le deuil sacré des veuves, Les pleurs de l'orphelin, ils vendent tout cela ! Tout ! la foi, le serment que Dieu tient sous sa garde, Le saint temple où, mourant, tu dis :Introïbo, Ils livrent tout ! pudeur, vertu ! — martyr, regarde, Rouvre tes yeux qu'emplit la lueur du tombeau ; — Ils vendent l'arche auguste où l'hostie étincelle ! Ils vendent Christ, te dis-je ! et ses membres liés ! Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle, Et les clous de ses mains, et les clous de ses pieds ! Ils vendent au brigand qui chez lui les attire Le grand crucifié sur les hommes penché ; Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre, Et ton martyre à toi par-dessus le marché ! Tant pour les coups de fouet qu'il reçut à la porte ! César ! tant pour l'amen, tant pour l'alléluia ! Tant pour la pierre où vint heurter sa tête morte ! Tant pour le drap rougi que sa barbe essuya ! Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte, Sa plaie au flanc, son oeil tout baigné d'infini, Ses pleurs, son agonie, et sa bouche entrouverte, Et le cri qu'il poussa : Lamma Sabacthani ! Ils vendent le sépulcre ! ils vendent les ténèbres ! Les séraphins chantant au seuil profond des cieux, Et la mère debout sous l'arbre aux bras funèbres, Qui, sentant là son fils, ne levait pas les yeux ! Oui, ces évêques, oui, ces marchands, oui, ces prêtres A l'histrion du crime, assouvi, couronné, A ce Néron repu qui rit parmi les traîtres, Un pied sur Thraséas, un coude sur Phryné, Au voleur qui tua les lois à coups de crosse, Au pirate empereur Napoléon dernier, Ivre deux fois, immonde encor plus que féroce, Pourceau dans le cloaque et loup dans le charnier, Ils vendent, ô martyr, le Dieu pensif et pâle Qui, debout sur la terre et sous le firmament, Triste et nous souriant dans notre nuit fatale, Sur le noir Golgotha saigne éternellement ! Du 5 au 8 novembre 1852, à Jersey
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À l'amour
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)
Poésie : À l'amour Titre : À l'amour Poète : Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) Reprends de ce bouquet les trompeuses couleurs, Ces lettres qui font mon supplice, Ce portrait qui fut ton complice ; Il te ressemble, il rit, tout baigné de mes pleurs. Je te rends ce trésor funeste, Ce froid témoin de mon affreux ennui. Ton souvenir brûlant, que je déteste, Sera bientôt froid comme lui. Oh ! Reprends tout. Si ma main tremble encore, C'est que j'ai cru te voir sous ces traits que j'abhorre. Oui, j'ai cru rencontrer le regard d'un trompeur ; Ce fantôme a troublé mon courage timide. Ciel ! On peut donc mourir à l'aspect d'un perfide, Si son ombre fait tant de peur ! Comme ces feux errants dont le reflet égare, La flamme de ses yeux a passé devant moi ; Je rougis d'oublier qu'enfin tout nous sépare ; Mais je n'en rougis que pour toi. Que mes froids sentiments s'expriment avec peine ! Amour... que je te hais de m'apprendre la haine ! Eloigne-toi, reprends ces trompeuses couleurs, Ces lettres, qui font mon supplice, Ce portrait, qui fut ton complice ; Il te ressemble, il rit, tout baigné de mes pleurs ! Cache au moins ma colère au cruel qui t'envoie, Dis que j'ai tout brisé, sans larmes, sans efforts ; En lui peignant mes douloureux transports, Tu lui donnerais trop de joie. Reprends aussi, reprends les écrits dangereux, Où, cachant sous des fleurs son premier artifice, Il voulut essayer sa cruauté novice Sur un coeur simple et malheureux. Quand tu voudras encore égarer l'innocence, Quand tu voudras voir brûler et languir, Quand tu voudras faire aimer et mourir, N'emprunte pas d'autre éloquence. L'art de séduire est là, comme il est dans son coeur ! Va ! Tu n'as plus besoin d'étude. Sois léger par penchant, ingrat par habitude, Donne la fièvre, amour, et garde ta froideur. Ne change rien aux aveux pleins de charmes Dont la magie entraîne au désespoir : Tu peux de chaque mot calculer le pouvoir, Et choisir ceux encore imprégnés de mes larmes... Il n'ose me répondre, il s'envole... il est loin. Puisse-t-il d'un ingrat éterniser l'absence ! Il faudrait par fierté sourire en sa présence : J'aime mieux souffrir sans témoin. Il ne reviendra plus, il sait que je l'abhorre ; Je l'ai dit à l'amour, qui déjà s'est enfui. S'il osait revenir, je le dirais encore : Mais on approche, on parle... hélas ! Ce n'est pas lui !
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Intérieur
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Intérieur Titre : Intérieur Poète : Victor Hugo (1802-1885) La querelle irritée, amère, à l'œil ardent, Vipère dont la haine empoisonne la dent, Siffle et trouble le toit d'une pauvre demeure. Les mots heurtent les mots. L'enfant s'effraie et pleure. La femme et le mari laissent l'enfant crier. « D'où viens-tu ? — Qu'as-tu fait ? — Oh ! mauvais ouvrier ! Il vit dans la débauche et mourra sur la paille. — Femme vaine et sans cœur qui jamais ne travaille ! — Tu sors du cabaret ? — Quelque amant est venu ? — L'enfant pleure, l'enfant a faim, l'enfant est nu. Pas de pain. — Elle a peur de salir ses mains blanches ! — Où cours-tu tous les jours ? — Et toi, tous les dimanches ? — Va boire ! — Va danser ! — Il n'a ni feu ni lieu ! — Ta fille seulement ne sait pas prier Dieu ! — Et ta mère, bandit, c'est toi qui l'as tuée ! — Paix ! — Silence, assassin ! — Tais-toi, prostituée ! » Un beau soleil couchant, empourprant le taudis, Embrasait la fenêtre et le plafond, tandis Que ce couple hideux, que rend deux fois infâme La misère du cœur et la laideur de l'âme, Étalait son ulcère et ses difformités Sans honte, et sans pudeur montrait ses nudités. Et leur vitre, où pendait un vieux haillon de toile, Était, grâce au soleil, une éclatante étoile Qui, dans ce même instant, vive et pure lueur, Éblouissait au loin quelque passant rêveur ! Septembre 1841.
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Attente
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Attente Titre : Attente Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Les orientales (1829). Monte, écureuil, monte au grand chêne, Sur la branche des cieux prochaine, Qui plie et tremble comme un jonc. Cigogne, aux vieilles tours fidèle, Oh ! vole et monte à tire-d'aile De l'église à la citadelle, Du haut clocher au grand donjon. Vieux aigle, monte de ton aire A la montagne centenaire Que blanchit l'hiver éternel. Et toi qu'en ta couche inquiète Jamais l'aube ne vit muette, Monte, monte, vive alouette, Vive alouette, monte au ciel ! Et maintenant, du haut de l'arbre, Des flèches de la tour de marbre, Du grand mont, du ciel enflammé, A l'horizon, parmi la brume, Voyez-vous flotter une plume Et courir un cheval qui fume, Et revenir mon bien-aimé ?
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Je lisais. Que lisais-je ?
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Je lisais. Que lisais-je ? Titre : Je lisais. Que lisais-je ? Poète : Victor Hugo (1802-1885) Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère, Le poème éternel ! — La Bible ? — Non, la terre. Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu, Lisait les vers d'Homère, et moi les fleurs de Dieu. J'épelle les buissons, les brins d'herbe, les sources ; Et je n'ai pas besoin d'emporter dans mes courses Mon livre sous mon bras, car je l'ai sous mes pieds. Je m'en vais devant moi dans les lieux non frayés, Et j'étudie à fond le texte, et je me penche, Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche. Donc, courbé, — c'est ainsi qu'en marchant je traduis La lumière en idée, en syllabes les bruits, — J'étais en train de lire un champ, page fleurie. Je fus interrompu dans cette rêverie ; Un doux martinet noir avec un ventre blanc Me parlait ; il disait : « Ô pauvre homme, tremblant Entre le doute morne et la foi qui délivre, Je t'approuve. Il est bon de lire dans ce livre. Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité, Et que les champs profonds t'emplissent de clarté ! Il est sain de toujours feuilleter la nature, Car c'est la grande lettre et la grande écriture ; Car la terre, cantique où nous nous abîmons, A pour versets les bois et pour strophes les monts ! Lis. Il n'est rien dans tout ce que peut sonder l'homme Qui, bien questionné par l'âme, ne se nomme. Médite. Tout est plein de jour, même la nuit ; Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit, A des rayons : la roue au dur moyeu, l'étoile, La fleur, et l'araignée au centre de sa toile. Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c'est aimer. Les plaines où le ciel aide l'herbe à germer, L'eau, les prés, sont autant de phrases où le sage Voit serpenter des sens qu'il saisit au passage. Marche au vrai. Le réel, c'est le juste, vois-tu ; Et voir la vérité, c'est trouver la vertu. Bien lire l'univers, c'est bien lire la vie. Le monde est l'oeuvre où rien ne ment et ne dévie, Et dont les mots sacrés répandent de l'encens. L'homme injuste est celui qui fait des contre-sens. Oui, la création tout entière, les choses, Les êtres, les rapports, les éléments, les causes, Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir, L'arabesque des bois sur les cuivres du soir, La bête, le rocher, l'épi d'or, l'aile peinte, Tout cet ensemble obscur, végétation sainte, Compose en se croisant ce chiffre énorme : DIEU. L'éternel est écrit dans ce qui dure peu ; Toute l'immensité, sombre, bleue, étoilée, Traverse l'humble fleur, du penseur contemplée ; On voit les champs, mais c'est de Dieu qu'on s'éblouit. Le lys que tu comprends en toi s'épanouit ; Les roses que tu lis s'ajoutent à ton âme. Les fleurs chastes, d'où sort une invisible flamme, Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin ; C'est l'âme qui les doit cueillir, et non la main. Ainsi tu fais ; aussi l'aube est sur ton front sombre ; Aussi tu deviens bon, juste et sage; et dans l'ombre Tu reprends la candeur sublime du berceau. » Je répondis : « Hélas ! tu te trompes, oiseau. Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe ; Mon âme ne sera blanche que dans la tombe ; Car l'homme, quoi qu'il fasse, est aveugle ou méchant. » Et je continuai la lecture du champ. Juillet 1833.
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Le cœur volé
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Le cœur volé Titre : Le cœur volé Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Mon triste coeur bave à la poupe, Mon coeur couvert de caporal : Ils y lancent des jets de soupe, Mon triste coeur bave à la poupe : Sous les quolibets de la troupe Qui pousse un rire général, Mon triste coeur bave à la poupe, Mon coeur couvert de caporal ! Ithyphalliques et pioupiesques Leurs quolibets l'ont dépravé ! Au gouvernail on voit des fresques Ithyphalliques et pioupiesques. Ô flots abracadabrantesques, Prenez mon coeur, qu'il soit lavé ! Ithyphalliques et pioupiesques Leurs quolibets l'ont dépravé ! Quand ils auront tari leurs chiques, Comment agir, ô coeur volé ? Ce seront des hoquets bachiques Quand ils auront tari leurs chiques : J'aurai des sursauts stomachiques, Moi, si mon coeur est ravalé : Quand ils auront tari leurs chiques Comment agir, ô coeur volé ?
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Le son du cor s'afflige vers les bois
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Le son du cor s'afflige vers les bois Titre : Le son du cor s'afflige vers les bois Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Sagesse (1881). Le son du cor s'afflige vers les bois D'une douleur on veut croire orpheline Qui vient mourir au bas de la colline Parmi la bise errant en courts abois. L'âme du loup pleure dans cette voix Qui monte avec le soleil qui décline D'une agonie on veut croire câline Et qui ravit et qui navre à la fois. Pour faire mieux cette plaine assoupie La neige tombe à longs traits de charpie A travers le couchant sanguinolent, Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne, Tant il fait doux par ce soir monotone Où se dorlote un paysage lent.
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Notre-Dame de Santa Fé de Bogota
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Notre-Dame de Santa Fé de Bogota Titre : Notre-Dame de Santa Fé de Bogota Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Chair (1896). Notre-Dame de Santa Fé de Bogota, Qui vous apprêtez à faire le tour de ce monde, Or, mon émotion serait trop profonde Dans le chagrin réel dont mon cœur éclata, À la nouvelle de ce départ déplorable, Si je n'avais l'orgueil de vous avoir à ta- Ble d'hôte vue ainsi que tel ou tel rasta. Et de vous devoir ce sonnet point admirable Hélas ! assez, mais que voici de tout mon cœur Tel que je l'ai conçu dans un rêve vainqueur, Dont, hélas ! je reviens avec le bruit qui grise. D'un tambourin, bruyant sans doute mais gentil D'être, grâce à votre talent de femme exquise- Ment amusant, décoré d'un doigt subtil.
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Le passé
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Le passé Titre : Le passé Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) À M. A. de V***. Arrêtons-nous sur la colline A l'heure où, partageant les jours, L'astre du matin qui décline Semble précipiter son cours ! En avançant dans sa carrière, Plus faible il rejette en arrière L'ombre terrestre qui le suit, Et de l'horizon qu'il colore Une moitié le voit encore, C'est l'heure où, sous l'ombre inclinée, Le laboureur dans le vallon Suspend un moment sa journée, Et s'assied au bord du sillon ! C'est l'heure où, près de la fontaine, Le voyageur reprend haleine Après sa course du matin Et c'est l'heure où l'âme qui pense Qui l'abandonne en son chemin ! Ainsi notre étoile pâlie, Jetant de mourantes lueurs Sur le midi de notre vie, De notre rapide existence L'ombre de la mort qui s'avance Obscurcit déjà la moitié ! Et, près de ce terme funeste, Comme à l'aurore, il ne nous reste Que l'espérance et l'amitié ! Ami qu'un même jour vit naître, Compagnon depuis le berceau, Et qu'un même jour doit peut-être Endormir au même tombeau ! Voici la borne qui partage Qu'un même sort nous a tracé ! De ce sommet qui nous rassemble, Viens, jetons un regard ensemble Sur l'avenir et le passé ! Repassons nos jours, si tu l'oses ! Jamais l'espoir des matelots Le navire qu'on lance aux flots ? Jamais d'une teinte plus belle L'aube en riant colora-t-elle Le front rayonnant du matin ? Jamais, d'un oeil perçant d'audace, L'aigle embrassa-t-il plus d'espace Que nous en ouvrait le destin ? En vain sur la route fatale, Dont les cyprès tracent le bord, Quelques tombeaux par intervalle Nous avertissaient de la mort ! Ces monuments mélancoliques Nous semblaient, comme aux jours antiques, Un vain ornement du chemin ! Nous nous asseyions sous leur ombre, Et nous rêvions des jours sans nombre, Hélas ! entre hier et demain ! Combien de fois, près du rivage Où Nisida dort sur les mers, La beauté crédule ou volage Accourut à nos doux concerts ! Combien de fois la barque errante Berça sur l'onde transparente Deux couples par l'Amour conduits ! Tandis qu'une déesse amie Jetait sur la vague endormie Le voile parfumé des nuits ! Combien de fois, dans le délire Qui succédait à nos festins, Aux sons antiques de la lyre, J'évoquai des songes divins ! Aux parfums des roses mourantes, Aux vapeurs des coupes fumantes, Ils volaient à nous tour à tour ! Et sur leurs ailes nuancées, Dans les dédales de l'Amour ! Mais dans leur insensible pente, Les jours qui succédaient aux jours Entraînaient comme une eau courante Et nos songes et nos amours ; Pareil à la fleur fugitive Qui du front joyeux d'un convive Tombe avant l'heure du festin, Ce bonheur que l'ivresse cueille, De nos fronts tombant feuille à feuille, Et maintenant, sur cet espace Que nos pas ont déjà quitté, Retourne-toi ! cherchons la trace De l'amour, de la volupté ! En foulant leurs rives fanées, Remontons le cours des années, Tandis qu'un souvenir glacé, Comme l'astre adouci des ombres, Eclaire encor de teintes sombres La scène vide du passé ! Ici, sur la scène du monde, Se leva ton premier soleil ! Regarde ! quelle nuit profonde A remplacé ce jour vermeil ! Tout sous les cieux semblait sourire, La feuille, l'onde, le zéphire Murmuraient des accords charmants ! Ecoute ! la feuille est flétrie ! Et les vents sur l'onde tarie Rendent de sourds gémissements ! Cette mer aux flots argentés, Qui ne fait que bercer l'image Des bords dans son sein répétés ? Un nom chéri vole sur l'onde !... Mais pas une voix qui réponde, Que le flot grondant sur l'écueil ! Malheureux ! quel nom tu prononces ! Ne vois-tu pas parmi ces ronces Ce nom gravé sur un cercueil ?... Plus loin sur la rive où s'épanche Vois-tu ce palais qui se penche Et jette une ombre au sein des eaux ? Là, sous une forme étrangère, Un ange exilé de sa sphère D'un céleste amour t'enflamma ! Pourquoi trembler ? quel bruit t'étonne ? Ce n'est qu'une ombre qui frissonne Aux pas du mortel qu'elle aima ! Hélas ! partout où tu repasses, C'est le deuil, le vide ou la mort, Et rien n'a germé sur nos traces Que la douleur ou le remord ! Voilà ce coeur où ta tendresse Sema des fruits que ta vieillesse, Hélas ! ne recueillera pas : Là, l'oubli perdit ta mémoire ! Là, l'envie étouffa ta gloire ! Là, ta vertu fit des ingrats ! Là, l'illusion éclipsée S'enfuit sous un nuage obscur ! Ici, l'espérance lassée Replia ses ailes d'azur ! Là, sous la douleur qui le glace, Ton sourire perdit sa grâce, Ta voix oublia ses concerts ! Tes sens épuisés se plaignirent, Et tes blonds cheveux se teignirent Au souffle argenté des hivers ! Ainsi des rives étrangères, Quand l'homme, à l'insu des tyrans, Vers la demeure de ses pères Porte en secret ses pas errants, L'ivraie a couvert ses collines, Son toit sacré pend en ruines, Dans ses jardins l'onde a tari ; Et sur le seuil qui fut sa joie, Dans l'ombre un chien féroce aboie Contre les mains qui l'ont nourri ! Mais ces sens qui s'appesantissent Et du temps subissent la loi, Ces yeux, ce coeur qui se ternissent, Cette ombre enfin, ce n'est pas toi ! Sans regret, au flot des années, Livre ces dépouilles fanées Qu'enlève le souffle des jours, La feuille aride et vagabonde Que l'onde entraîne dans son cours ! Ce n'est plus le temps de sourire A ces roses de peu de jours ! De mêler aux sons de la lyre Les tendres soupirs des amours ! De semer sur des fonds stériles Ces voeux, ces projets inutiles, Par les vents du ciel emportés, A qui le temps qui nous dévore Ne donne pas l'heure d'éclore Pendant nos rapides étés ! Levons les yeux vers la colline Où luit l'étoile du matin ! Saluons la splendeur divine Qui se lève dans le lointain ! Cette clarté pure et féconde Aux yeux de l'âme éclaire un monde Où la foi monte sans effort ! D'un saint espoir ton coeur palpite ; Ami ! pour y voler plus vite, Prenons les ailes de la mort ! En vain, dans ce désert aride, Sous nos pas tout s'est effacé ! Viens ! où l'éternité réside, On retrouve jusqu'au passé ! Là, sont nos rêves pleins de charmes, Et nos adieux trempés de larmes, Nos voeux et nos espoirs perdus ! Là, refleuriront nos jeunesses ; Et les objets de nos tristesses A nos regrets seront rendus ! Ainsi, quand les vents de l'automne Ont balayé l'ombre des bois, L'hirondelle agile abandonne Le faîte du palais des rois ! Suivant le soleil dans sa course, Elle remonte vers la source D'où l'astre nous répand les jours ; Et sur ses pas retrouve encore Un autre ciel, une autre aurore, Un autre nid pour ses amours ! Ce roi, dont la sainte tristesse Immortalisa les douleurs, Vit ainsi sa verte jeunesse Se renouveler sous ses pleurs ! Sa harpe, à l'ombre de la tombe, Soupirait comme la colombe Sous les verts cyprès du Carmel ! Et son coeur, qu'une lampe éclaire, Résonnait comme un sanctuaire Où retentit l'hymne éternel !
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Élégie
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Élégie Titre : Élégie Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Oui, sans regret, du flambeau de mes jours Je vois déjà la lumière éclipsée. Tu vas bientôt sortir de ma pensée, Cruel objet des plus tendres amours ! Ce triste espoir fait mon unique joie. Soins importuns, ne me retenez pas. Eléonore a juré mon trépas ; Je veux aller où sa rigueur m'envoie, Dans cet asile ouvert à tout mortel, Où du malheur on dépose la chaîne, Où l'on s'endort d'un sommeil éternel, Où tout finit, et l'amour et la haine. Tu gémiras, trop sensible Amitié ! De mes chagrins conserve au moins l'histoire, Et que mon nom sur la terre oublié Vienne parfois s'offrir à ta mémoire. Peut-être alors tu gémiras aussi, Et tes regards se tourneront encore Sur ma demeure, ingrate Eléonore, Premier objet que mon cœur a choisi. Trop tard, hélas ! tu répandras des larmes. Oui, tes beaux yeux se rempliront de pleurs. Je te connais, et malgré tes rigueurs, Dans mon amour tu trouves quelques charmes. Lorsque la mort, favorable à mes vœux, De mes instants aura coupé la trame, Lorsqu'un tombeau triste et silencieux Renfermera ma douleur et ma flamme ; Ô mes amis ! vous que j'aurai perdus, Allez trouver cette beauté cruelle, Et dites-lui : c'en est fait, il n'est plus. Puissent les pleurs que j'ai versés pour elle N'être rendus !... Mais non ; dieu des Amours, Je lui pardonne ; ajoutez à ses jours Les jours heureux que m'ôta l'infidèle.
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Choc de cavaliers
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Choc de cavaliers Titre : Choc de cavaliers Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Hier il m'a semblé (sans doute j'étais ivre) Voir sur l'arche d'un pont un choc de cavaliers Tout cuirassés de fer, tout imbriqués de cuivre, Et caparaçonnés de harnais singuliers. Des dragons accroupis grommelaient sur leurs casques, Des Méduses d'airain ouvraient leurs yeux hagards Dans leurs grands boucliers, aux ornements fantasques, Et des nœuds de serpents écaillaient leurs brassards. Par moments, du rebord de l'arcade géante, Un cavalier blessé perdant son point d'appui, Un cheval effaré tombait dans l'eau béante, Gueule de crocodile entr'ouverte sous lui. C'était vous, mes désirs, c'était vous, mes pensées, Qui cherchiez à forcer le passage du pont, Et vos corps tout meurtris sous leurs armes faussées Dorment ensevelis dans le gouffre profond.
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Le gâteau
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le gâteau Titre : Le gâteau Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j'étais placé était d'une grandeur et d'une noblesse irrésistibles. Il en passa sans doute en ce moment quelque chose dans mon âme. Mes pensées voltigeaient avec une légèreté égale à celle de l'atmosphère ; les passions vulgaires, telles que la haine et l'amour profane, m'apparaissaient maintenant aussi éloignées que les nuées qui défilaient au fond des abîmes sous mes pieds ; mon âme me semblait aussi vaste et aussi pure que la coupole du ciel dont j'étais enveloppé ; le souvenir des choses terrestres n'arrivait à mon cœur qu'affaibli et diminué, comme le son de la clochette des bestiaux imperceptibles qui paissaient loin, bien loin, sur le versant d'une autre montagne. Sur le petit lac immobile, noir de son immense profondeur, passait quelquefois l'ombre d'un nuage, comme le reflet du manteau d'un géant aérien volant à travers le ciel. Et je me souviens que cette sensation solennelle et rare, causée par un grand mouvement parfaitement silencieux, me remplissait d'une joie mêlée de peur. Bref, je me sentais, grâce à l'enthousiasmante beauté dont j'étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l'univers ; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j'en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l'homme est né bon ; — quand la matière incurable renouvelant ses exigences, je songeai à réparer la fatigue et à soulager l'appétit causés par une si longue ascension. Je tirai de ma poche un gros morceau de pain, une tasse de cuir et un flacon d'un certain élixir que les pharmaciens vendaient dans ce temps-là aux touristes pour le mêler dans l'occasion avec de l'eau de neige. Je découpais tranquillement mon pain, quand un bruit très-léger me fit lever les yeux. Devant moi se tenait un petit être déguenillé, noir, ébouriffé, dont les yeux creux, farouches et comme suppliants, dévoraient le morceau de pain. Et je l'entendis soupirer, d'une voix basse et rauque, le mot : gâteau ! Je ne pus m'empêcher de rire en entendant l'appellation dont il voulait bien honorer mon pain presque blanc, et j'en coupai pour lui une belle tranche que je lui offris. Lentement il se rapprocha, ne quittant pas des yeux l'objet de sa convoitise ; puis, happant le morceau avec sa main, se recula vivement, comme s'il eût craint que mon offre ne fût pas sincère ou que je m'en repentisse déjà. Mais au même instant il fut culbuté par un autre petit sauvage, sorti je ne sais d'où, et si parfaitement semblable au premier qu'on aurait pu le prendre pour son frère jumeau. Ensemble ils roulèrent sur le sol, se disputant la précieuse proie, aucun n'en voulant sans doute sacrifier la moitié pour son frère. Le premier, exaspéré, empoigna le second par les cheveux ; celui-ci lui saisit l'oreille avec les dents, et en cracha un petit morceau sanglant avec un superbe juron patois. Le légitime propriétaire du gâteau essaya d'enfoncer ses petites griffes dans les yeux de l'usurpateur ; à son tour celui-ci appliqua toutes ses forces à étrangler son adversaire d'une main, pendant que de l'autre il tâchait de glisser dans sa poche le prix du combat. Mais, ravivé par le désespoir, le vaincu se redressa et fit rouler le vainqueur par terre d'un coup de tête dans l'estomac. À quoi bon décrire une lutte hideuse qui dura en vérité plus longtemps que leurs forces enfantines ne semblaient le promettre ? Le gâteau voyageait de main en main et changeait de poche à chaque instant ; mais, hélas ! il changeait aussi de volume ; et lorsque enfin, exténués, haletants, sanglants, ils s'arrêtèrent par impossibilité de continuer, il n'y avait plus, à vrai dire, aucun sujet de bataille ; le morceau de pain avait disparu, et il était éparpillé en miettes semblables aux grains de sable auxquels il était mêlé. Ce spectacle m'avait embrumé le paysage, et la joie calme où s'ébaudissait mon âme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu ; j'en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse : « Il y a donc un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! »
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En allant à la Chartreuse de Miraflorès
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : En allant à la Chartreuse de Miraflorès Titre : En allant à la Chartreuse de Miraflorès Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Espana (1845). Oui, c'est une montée âpre, longue et poudreuse, Un revers décharné, vrai site de Chartreuse. Les pierres du chemin, qui croulent sous les pieds, Trompent à chaque instant les pas mal appuyés. Pas un brin d'herbe vert, pas une teinte fraîche ; On ne voit que des murs bâtis en pierre sèche, Des groupes contrefaits d'oliviers rabougris, Au feuillage malsain couleur de vert-de-gris, Des pentes au soleil que nulle fleur n'égaie, Des roches de granit et des ravins de craie, Et l'on se sent le coeur de tristesse serré... Mais, quand on est en haut, coup d'oeil inespéré ! L'on aperçoit là-bas, dans le bleu de la plaine, L'église où dort le Cid près de doña Chimène !
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L'hippopotam
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : L'hippopotam Titre : L'hippopotam Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : La comédie de la mort (1838). L'hippopotame au large ventre Habite aux Jungles de Java, Où grondent, au fond de chaque antre, Plus de monstres qu'on n'en rêva. Le boa se déroule et siffle, Le tigre fait son hurlement, Le buffle en colère renifle ; Lui, dort ou pait tranquillement. Il ne craint ni kriss ni zagaies, Il regarde l'homme sans fuir, Et rit des balles des cipayes Qui rebondissent sur son cuir. Je suis comme l'hippopotame : De ma conviction couvert, Forte armure que rien n'entame, Je vais sans peur par le désert.
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Le poète et la foule
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Le poète et la foule Titre : Le poète et la foule Poète : Théophile Gautier (1811-1872) La plaine un jour disait à la montagne oisive : " Rien ne vient sur ton front des vents toujours battu ! " Au poète, courbé sur sa lyre pensive, La foule aussi disait : " Rêveur, à quoi sers-tu ? " La montagne en courroux répondit à la plaine : " C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol ; Du midi dévorant je tempère l'haleine ; J'arrête dans les cieux les nuages au vol ! Je pétris de mes doigts la neige en avalanches ; Dans mon creuset je fonds les cristaux des glaciers, Et je verse, du bout de mes mamelles blanches, En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers. Le poète, à son tour, répondit à la foule : " Laissez mon pâle front s'appuyer sur ma main. N'ai-je pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule, Fait jaillir une source où boit le genre humain ? "
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Quand bien même une amère souffrance
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Quand bien même une amère souffrance Titre : Quand bien même une amère souffrance Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Premières poésies (1829). Sonnet. Non, quand bien même une amère souffrance Dans ce cœur mort pourrait se ranimer ; Non, quand bien même une fleur d'espérance Sur mon chemin pourrait encor germer ; Quand la pudeur, la grâce et l'innocence Viendraient en toi me plaindre et me charmer, Non, chère enfant, si belle d'ignorance, Je ne saurais, je n'oserais t'aimer. Un jour pourtant il faudra qu'il te vienne L'instant suprême où l'univers n'est rien. De mon respect alors qu'il te souvienne ! Tu trouveras, dans la joie ou la peine, Ma triste main pour soutenir la tienne, Mon triste cœur pour écouter le tien.
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Tristesse
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Tristesse Titre : Tristesse Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage Où Naples réfléchit dans une mer d'azur Ses palais, ses coteaux, ses astres sans nuage, Où l'oranger fleurit sous un ciel toujours pur. Que tardez-vous ? Partons ! je veux revoir encore Le Vésuve enflammé sortant du sein des eaux ; Je veux de ses hauteurs voir se lever l'aurore ; Je veux, guidant les pas de celle que j'adore, Redescendre, en rêvant, de ces riants coteaux ; Suis-moi dans les détours de ce golfe tranquille ; Retournons sur ces bords à nos pas si connus, Aux jardins de Cinthie, au tombeau de Virgile, Près des débris épars du temple de Vénus : Là, sous les orangers, sous la vigne fleurie, Dont le pampre flexible au myrte se marie, Et tresse sur ta tête une voûte de fleurs, Au doux bruit de la vague ou du vent qui murmure, Seuls avec notre amour, seuls avec la nature, La vie et la lumière auront plus de douceurs. De mes jours pâlissants le flambeau se consume, Il s'éteint par degrés au souffle du malheur, Ou, s'il jette parfois une faible lueur, C'est quand ton souvenir dans mon sein le rallume ; Je ne sais si les dieux me permettront enfin D'achever ici-bas ma pénible journée. Mon horizon se borne, et mon oeil incertain Ose l'étendre à peine au-delà d'une année. Mais s'il faut périr au matin, S'il faut, sur une terre au bonheur destinée, Laisser échapper de ma main Cette coupe que le destin Semblait avoir pour moi de roses couronnée, Je ne demande aux dieux que de guider mes pas Jusqu'aux bords qu'embellit ta mémoire chérie, De saluer de loin ces fortunés climats, Et de mourir aux lieux où j'ai goûté la vie.
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Personne pâle
Louis Aragon (1897-1982)
Poésie : Personne pâle Titre : Personne pâle Poète : Louis Aragon (1897-1982) Recueil : Feu de joie (1920). Malheureux comme les pierres triste au possible l'homme maigre le pupitre à musique aurait voulu périr Quel froid Le vent me perce à l'endroit des feuilles des oreilles mortes Seul comment battre la semelle Sur quel pied danser toute la semaine Le silence à n'en plus finir Pour tromper l'hiver jamais un mot tendre L'ombre de l'âme de l'ami L'écriture Rien que l'adresse Mon sang ne ferait qu'un tour Les sons se perdent dans l'espace. comme des doigts gelés Plus rien qu'un patin abandonné sur la glace Le quidam On voit le jour au travers.
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Chacun choisit un homme
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Chacun choisit un homme Titre : Chacun choisit un homme Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Toute la lyre (1888 et 1893). Chacun choisit un homme, et moi j'ai choisi Dieu ! Oui, j'ai, pour l'expliquer à la foule muette, Pris le plus grand poème et le plus grand poète ! Je ne lis pas du grec ni du latin ; je lis Les horizons brumeux, les soirs doux et pâlis, Le ciel bleu, le lac sombre où l'étoile se mire ; Je déchiffre le cœur de l'homme, le sourire, Le soupir, le regard, la voix que nous aimons, Puis et toujours, les champs, les forêts et les monts, Et dans mon œuvre grave et parfois solennelle, Je traduis la nature, épopée éternelle.
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Et les voilà mentant, inventant, misérables
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Et les voilà mentant, inventant, misérables Titre : Et les voilà mentant, inventant, misérables Poète : Victor Hugo (1802-1885) Et les voilà mentant, inventant, misérables ! Les voilà, fronts sans honte et bouches incurables, Calomniant l'honneur du pays, flétrissant Tous les lutteurs, ceux-ci qui versèrent leur sang, Ceux-ci, plus grands encor, qui, voyant que la flamme Et l'espoir s'éteignaient, répandirent leur âme. Ces maroufles hideux outragent les héros ! Ils lancent au captif, à travers ses barreaux, Au proscrit, à travers son deuil, leur pierre infâme. Ils offensent la mère, ils insultent la femme ; Ils raillent l'exilé que l'ombre accable et suit ; Ils tâchent d'ajouter leur noirceur à sa nuit ; Ils entassent sur lui d'affreux réquisitoires ; Et si, voyant passer et flotter ces histoires, Vous demandez au cuistre, au conteur, au grimaud : — Croyez-vous tout cela ? — Moi, dit-il, pas un mot. — Bien. Mais alors pourquoi le dites-vous ? — Pour rire. Ah ! Les bêtes des bois ne savent pas écrire, Le tigre ne pourrait griffonner un journal, Le renard ne sort pas du confessionnal Et ne saurait narrer la Salette en bon style ; Mais au moins l'aspic siffle en honnête reptile ; Si, dans son hurlement candide, affreux, complet, L'ours se montre affamé de meurtre, c'est qu'il l'est ; Le jaguar ne ment pas et pense ce qu'il gronde ; Il n'est pas un lion dans la forêt profonde Qui ne soit, dans l'horreur de son antre fumant, Sincère, et qui ne croie à son rugissement. Mais, honte et deuil ! Ciel noir ! Comment faut-il qu'on nomme Ces scribes qui demain diront d'un honnête homme : — Je suis son assassin, mais non son ennemi ! — Ah ! Ces gueux devant qui ma jeunesse eût frémi, Pires que Mérimée et Planche, nains horribles, Ces drôles, que je n'eusse enfin pas crus possibles Jadis, quand d'espérance, hélas ! Je m'enivrais, N'ont pas la probité d'être des monstres vrais.
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Au peuple (II)
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Au peuple (II) Titre : Au peuple (II) Poète : Victor Hugo (1802-1885) Il te ressemble ; il est terrible et pacifique. Il est sous l'infini le niveau magnifique ; Il a le mouvement, il a l'immensité. Apaisé d'un rayon et d'un souffle agité, Tantôt c'est l'harmonie et tantôt le cri rauque. Les monstres sont à l'aise en sa profondeur glauque ; La trombe y germe ; il a des gouffres inconnus D'où ceux qui l'ont bravé ne sont pas revenus ; Sur son énormité le colosse chavire ; Gomme toi le despote il brise le navire ; Le fanal est sur lui comme l'esprit sur toi ; Il foudroie, il caresse, et Dieu seul sait pourquoi ; Sa vague, où l'on entend comme des chocs d'armures, Emplit la sombre nuit de monstrueux murmures, Et l'on sent que ce flot, comme toi, gouffre humain, Ayant rugi ce soir, dévorera demain. Son onde est une lame aussi bien que le glaive ; Il chante un hymne immense à Vénus qui se lève ; Sa rondeur formidable, azur universel, Accepte en son miroir tous les astres du ciel ; Il a la force rude et la grâce superbe ; Il déracine un roc, il épargne un brin d'herbe ; Il jette comme toi l'écume aux fiers sommets, Ô peuple ; seulement, lui, ne trompe jamais Quand, l'œil fixe, et debout sur sa grève sacrée, Et pensif, on attend l'heure de sa marée. Au bord de l'océan, juillet 1853.
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Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle Titre : Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, Femme impure ! L'ennui rend ton âme cruelle. Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, Il te faut chaque jour un coeur au râtelier. Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques Et des ifs flamboyants dans les fêtes publiques, Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, Sans connaître jamais la loi de leur beauté. Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde ! Salutaire instrument, buveur du sang du monde, Comment n'as-tu pas honte et comment n'as-tu pas Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ? La grandeur de ce mal où tu te crois savante Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante, Quand la nature, grande en ses desseins cachés, De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, - De toi, vil animal, - pour pétrir un génie ? Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie !
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En écoutant les oiseaux
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : En écoutant les oiseaux Titre : En écoutant les oiseaux Poète : Victor Hugo (1802-1885) Oh ! Quand donc aurez-vous fini, petits oiseaux, De jaser au milieu des branches et des eaux, Que nous nous expliquions et que je vous querelle ? Rouge-gorge, verdier, fauvette, tourterelle, Oiseaux, je vous entends, je vous connais. Sachez Que je ne suis pas dupe, ô doux ténors cachés, De votre mélodie et de votre langage. Celle que j'aime est loin et pense à moi ; je gage, O rossignol dont l'hymne, exquis et gracieux, Donne un frémissement à l'astre dans les cieux, Que ce que tu dis là, c'est le chant de son âme. Vous guettez les soupirs de l'homme et de la femme, Oiseaux ; Quand nous aimons et quand nous triomphons, Quand notre être, tout bas, s'exhale en chants profonds, Vous, attentifs, parmi les bois inaccessibles, Vous saisissez au vol ces strophes invisibles, Et vous les répétez tout haut, comme de vous ; Et vous mêlez, pour rendre encor l'hymne plus doux, A la chanson des coeurs, le battement des ailes ; Si bien qu'on vous admire, écouteurs infidèles, Et que le noir sapin murmure aux vieux tilleuls : « Sont-ils charmants d'avoir trouvé cela tout seuls ! » Et que l'eau, palpitant sous le chant qui l'effleure, Baise avec un sanglot le beau saule qui pleure ; Et que le dur tronc d'arbre a des airs attendris ; Et que l'épervier rêve, oubliant la perdrix ; Et que les loups s'en vont songer auprès des louves ! « Divin ! » dit le hibou ; le moineau dit : « Tu trouves ? » Amour, lorsqu'en nos coeurs tu te réfugias, L'oiseau vint y puiser ; ce sont ces plagiats, Ces chants qu'un rossignol, belles, prend sur vos bouches, Qui font que les grands bois courbent leurs fronts farouches, Et que les lourds rochers, stupides et ravis, Se penchent, les laissant piller le chènevis, Et ne distinguent plus, dans leurs rêves étranges, La langue des oiseaux de la langue des anges. Caudebec, septembre 183...
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Le Léthé
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le Léthé Titre : Le Léthé Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde, Tigre adoré, monstre aux airs indolents ; Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants Dans l'épaisseur de ta crinière lourde ; Dans tes jupons remplis de ton parfum Ensevelir ma tête endolorie, Et respirer, comme une fleur flétrie, Le doux relent de mon amour défunt. Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre ! Dans un sommeil aussi doux que la mort, J'étalerai mes baisers sans remord Sur ton beau corps poli comme le cuivre. Pour engloutir mes sanglots apaisés Rien ne me vaut l'abîme de ta couche ; L'oubli puissant habite sur ta bouche, Et le Léthé coule dans tes baisers. A mon destin, désormais mon délice, J'obéirai comme un prédestiné ; Martyr docile, innocent condamné, Dont la ferveur attise le supplice, Je sucerai, pour noyer ma rancoeur, Le népenthès et la bonne ciguë Aux bouts charmants de cette gorge aiguë Qui n'a jamais emprisonné de coeur.
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À un homme bienfaisant
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : À un homme bienfaisant Titre : À un homme bienfaisant Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Recueil : Poésies érotiques (1778). Cesse de chercher sur la terre Des cœurs sensibles aux bienfaits ; L'homme ne pardonne jamais Le bien que l'on ose lui faire. N'importe, ne te lasse pas ; Ne suis la vertu que pour elle ; L'humanité serait moins belle, Si l'on ne trouvait point d'ingrats.
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Que me servent mes vers
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Que me servent mes vers Titre : Que me servent mes vers Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Que me servent mes vers et les sons de ma Lyre, Quand nuit et jour je change et de mœurs et de peau, Pour aimer sottement un visage si beau ! Que l'homme est malheureux qui pour l'amour soupire ! Je pleure, je me deuls (1), je suis plein de martyre, Je fais mille Sonnets, je me romps le cerveau, Et ne suis point aimé : un amoureux nouveau Gagne toujours ma place, et je ne l'ose dire. Madame en toute ruse a l'esprit bien appris, Qui toujours cherche un autre, après qu'elle m'a pris. Quand d'elle je brûlais, son feu devenait moindre ; Mais ores que je feins n'être plus enflammé, Elle brûle de moi. Pour être bien aimé, Il faut aimer bien peu, beaucoup promettre et feindre. 1. Deuls : Du verbe douloir (se désoler, gémir).
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À une jeune fille
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À une jeune fille Titre : À une jeune fille Poète : Victor Hugo (1802-1885) Pourquoi te plaindre, tendre fille ? Tes jours n'appartiennent-ils pas à la première jeunesse ? Daïno Lithuanien. Vous qui ne savez pas combien l'enfance est belle, Enfant ! n'enviez point notre âge de douleurs, Où le cœur tour à tour est esclave et rebelle, Où le rire est souvent plus triste que vos pleurs. Votre âge insouciant est si doux qu'on l'oublie ! Il passe, comme un souffle au vaste champ des airs, Comme une voix joyeuse en fuyant affaiblie, Comme un alcyon sur les mers. Oh ! ne vous hâtez point de mûrir vos pensées ! Jouissez du matin, jouissez du printemps ; Vos heures sont des fleurs l'une à l'autre enlacées ; Ne les effeuillez pas plus vite que le temps. Laissez venir les ans ! le destin vous dévoue, Comme nous, aux regrets, à la fausse amitié, À ces maux sans espoir que l'orgueil désavoue, À ces plaisirs qui font pitié. Riez pourtant ! du sort ignorez la puissance Riez ! n'attristez pas votre front gracieux, Votre oeil d'azur, miroir de paix et d'innocence, Qui révèle votre âme et réfléchit les cieux ! Février 1825.
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Apportez vos chaudrons, sorcières de Shakespeare
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Apportez vos chaudrons, sorcières de Shakespeare Titre : Apportez vos chaudrons, sorcières de Shakespeare Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Les châtiments (1853). Apportez vos chaudrons, sorcières de Shakespeare, Sorcières de Macbeth, prenez-moi tout l'empire, L'ancien et le nouveau ; sur le même réchaud Mettez le gros Berger et le comte Frochot, Maupas avec Réal, Hullin sur Espinasse, La Saint-Napoléon avec la Saint-Ignace, Fould et Maret, Fouché gâté, Troplong pourri, Retirez Austerlitz, ajoutez Satory, Penchez-vous, crins épars, œil ardent, gorge nue, Soufflez à pleins poumons le feu sous la cornue ; Regardez le petit se dégager du grand ; Faites évaporer Baroche et Talleyrand, Le neveu qui descend pendant que l'oncle monte ; Que reste-t-il au fond de l'alambic ? La honte. Jersey, le 26 mai 1853.
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C'en est donc fait ! par des tyrans cruels
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : C'en est donc fait ! par des tyrans cruels Titre : C'en est donc fait ! par des tyrans cruels Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Élégie II. C'en est donc fait ! par des tyrans cruels, Malgré ses pleurs à l'autel entraînée, Elle a subi le joug de l'hyménée. Elle a détruit par des nœuds solennels Les nœuds secrets qui l'avaient enchaînée ! Et moi, longtemps exilé de ces lieux, Pour adoucir cette absence cruelle, Je me disais : Elle sera fidèle ; J'en crois son cœur et ses derniers adieux. Dans cet espoir, j'arrivais sans alarmes. Je tressaillis, en arrêtant mes yeux Sur le séjour qui cachait tant de charmes ; Et le plaisir faisait couler mes larmes. Je payais cher ce plaisir imposteur ! Prêt à voler aux pieds de mon amante, Dans un billet tracé par l'inconstante Je lis son crime, et je lis mon malheur. Un coup de foudre eût été moins terrible. Éléonore ! ô dieux ! est-il possible ! Il est donc fait et prononcé par toi L'affreux serment de n'être plus à moi ? Eléonore autrefois si timide, Éléonore aujourd'hui si perfide, De tant de soins voilà donc le retour ! Voilà le prix d'un éternel amour ! Car ne crois pas que jamais je t'oublie : Il n'est plus temps, je le voudrais en vain ; Et malgré toi tu feras mon destin ; Je te devrai le malheur de ma vie. En avouant ta noire trahison, Tu veux encor m'arracher ton pardon : Pour l'obtenir, tu dis que mon absence À tes tyrans te livra sans défense. Ah ! si les miens, abusant de leurs droits, Avaient voulu me contraindre au parjure, Et m'enchaîner sans consulter mon choix, L'amour, plus saint, plus fort que la nature, Aurait bravé leur injuste pouvoir ; De la constance il m'eût fait un devoir. Mais ta prière est un ordre suprême : Trompé par toi, rejeté de tes bras, Je te pardonne, et je ne me plains pas : Puisse ton cœur te pardonner de même.
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La maline
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : La maline Titre : La maline Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Recueil : Poésies (1870-1871). Sonnet. Dans la salle à manger brune, que parfumait Une odeur de vernis et de fruits, à mon aise Je ramassais un plat de je ne sais quel met Belge, et je m'épatais dans mon immense chaise. En mangeant, j'écoutais l'horloge, - heureux et coi. La cuisine s'ouvrit avec une bouffée, - Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi, Fichu moitié défait, malinement coiffée Et, tout en promenant son petit doigt tremblant Sur sa joue, un velours de pêche rose et blanc, En faisant, de sa lèvre enfantine, une moue, Elle arrangeait les plats, près de moi, pour m'aiser ; - Puis, comme ça, - bien sûr, pour avoir un baiser, - Tout bas : " Sens donc, j'ai pris 'une' froid sur la joue..."
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Le miroir
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Le miroir Titre : Le miroir Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Le Spleen de Paris (1869). Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace. « Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir ? » L'homme épouvantable me répond : « — Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits ; donc je possède le droit de me mirer ; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. » Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.
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Silvia
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Silvia Titre : Silvia Poète : Alfred de Musset (1810-1857) À Madame ***. Il est donc vrai, vous vous plaignez aussi, Vous dont l'oeil noir, gai comme un jour de fête, Du monde entier pourrait chasser l'ennui. Combien donc pesait le souci Qui vous a fait baisser la tête ? C'est, j'imagine, un aussi lourd fardeau Que le roitelet de la fable ; Ce grand chagrin qui vous accable Me fait souvenir du roseau. Je suis bien loin d'être le chêne, Mais, dites-moi, vous qu'en un autre temps (Quand nos aïeux vivaient en bons enfants) J'aurais nommée Iris, ou Philis, ou Climène, Vous qui, dans ce siècle bourgeois, Osez encor me permettre parfois De vous appeler ma marraine, Est-ce bien vous qui m'écrivez ainsi, Et songiez-vous qu'il faut qu'on vous réponde ? Savez-vous que, dans votre ennui, Sans y penser, madame et chère blonde, Vous me grondez comme un ami ? Paresse et manque de courage, Dites-vous ; s'il en est ainsi, Je vais me remettre à l'ouvrage. Hélas ! l'oiseau revient au nid, Et quelquefois même à la cage. Sur mes lauriers on me croit endormi ; C'est trop d'honneur pour un instant d'oubli, Et dans mon lit les lauriers n'ont que faire ; Ce ne serait pas mon affaire. Je sommeillais seulement à demi, À côté d'un brin de verveine Dont le parfum vivait à peine, Et qu'en rêvant j'avais cueilli. Je l'avouerai, ce coupable silence, Ce long repos, si maltraité de vous, Paresse, amour, folie ou nonchalance, Tout ce temps perdu me fut doux. Je dirai plus, il me fut profitable ; Et, si jamais mon inconstant esprit Sait revêtir de quelque fable Ce que la vérité m'apprit, Je vous paraîtrai moins coupable. Le silence est un conseiller Qui dévoile plus d'un mystère ; Et qui veut un jour bien parler Doit d'abord apprendre à se taire. Et, quand on se tairait toujours, Du moment qu'on vit et qu'on aime, Qu'importe le reste ? et vous-même, Quand avez-vous compté les jours ? Et puisqu'il faut que tout s'évanouisse, N'est-ce donc pas une folle avarice, De conserver comme un trésor Ce qu'un coup de vent nous enlève ? Le meilleur de ma vie a passé comme un rêve Si léger, qu'il m'est cher encor. Mais revenons à vous, ma charmante marraine. Vous croyez donc vous ennuyer ? Et l'hiver qui s'en vient, rallumant le foyer, A fait rêver la châtelaine. Un roman, dites-vous, pourrait vous égayer ; Triste chose à vous envoyer ! Que ne demandez-vous un conte à La Fontaine ? C'est avec celui-là qu'il est bon de veiller ; Ouvrez-le sur votre oreiller, Vous verrez se lever l'aurore. Molière l'a prédit, et j'en suis convaincu, Bien des choses auront vécu Quand nos enfants liront encore Ce que le bonhomme a conté, Fleur de sagesse et de gaieté. Mais quoi ! la mode vient, et tue un vieil usage. On n'en veut plus, du sobre et franc langage Dont il enseignait la douceur, Le seul français, et qui vienne du cœur ; Car, n'en déplaise à l'Italie, La Fontaine, sachez-le bien, En prenant tout n'imita rien ; Il est sorti du sol de la patrie, Le vert laurier qui couvre son tombeau ; Comme l'antique, il est nouveau. Ma protectrice bien-aimée, Quand votre lettre parfumée Est arrivée à votre. enfant gâté, Je venais de causer en toute liberté Avec le grand ami Shakespeare. Du sujet cependant Boccace était l'auteur ; Car il féconde tout, ce charmant inventeur ; Même après l'autre, il fallait le relire. J'étais donc seul, ses Nouvelles en main, Et de la nuit la lueur azurée, Se jouant avec le matin, Etincelait sur la tranche dorée Du petit livre florentin ; Et je songeais, quoi qu'on dise ou qu'on fasse, Combien c'est vrai que les Muses sont sœurs ; Qu'il eut raison, ce pinceau plein de grâce, Qui nous les montre au sommet du Parnasse, Comme une guirlande de fleurs ! La Fontaine a ri dans Boccace, Où Shakespeare fondait en pleurs. Sera-ce trop que d'enhardir ma muse Jusqu'à tenter de traduire à mon tour Dans ce livre amoureux une histoire d'amour ? Mais tout est bon qui vous amuse. Je n'oserais, si ce n'était pour vous, Car c'est beaucoup que d'essayer ce style Tant oublié, qui fut jadis si doux, Et qu'aujourd'hui l'on croit facile. Il fut donc, dans notre cité, Selon ce qu'on nous a conté (Boccace parle ainsi ; la cité, c'est Florence), Un gros marchand, riche, homme d'importance, Qui de sa femme eut un enfant ; Après quoi, presque sur-le-champ, Ayant mis ordre à ses affaires, Il passa de ce monde ailleurs. La mère survivait ; on nomma des tuteurs, Gens loyaux, prudents et sévères ; Capables de se faire honneur En gardant les biens d'un mineur. Le jouvenceau, courant le voisinage, Sentit d'abord douceur de cœur Pour une fille de son âge, Qui pour père avait un tailleur ; Et peu à peu l'enfant devenant homme, Le temps changea l'habitude en amour, De telle sorte que Jérôme Sans voir Silvia ne pouvait vivre un jour. À son voisin la fille accoutumée Aima bientôt comme elle était aimée. De ce danger la mère s'avisa, Gronda son fils, longtemps moralisa, Sans rien gagner par force ou par adresse. Elle croyait que la richesse En ce monde doit tout changer, Et d'un buisson peut faire un oranger. Ayant donc pris les tuteurs à partie, La mère dit : « Cet enfant que voici, Lequel n'a pas quatorze ans, Dieu merci ! Va désoler le reste de ma vie. Il s'est si bien amouraché De la fille d'un mercenaire, Qu'un de ces jours, s'il n'en est empêché, Je vais me réveiller grand'mère. Soir ni matin, il ne la quitte pas. C'est, je crois, Silvia qu'on l'appelle ; Et, s'il doit voir quelque autre dans ses bras, Il se consumera pour elle. Il faudrait donc, avec votre agrément, L'éloigner par quelque voyage ; Il est jeune, la fille est sage, Elle l'oubliera sûrement ; Et nous le marierons à quelque honnête femme. » Les tuteurs dirent que la dame Avait parlé fort sagement. « Te voilà grand, dirent-ils à Jérôme, Il est bon de voir du pays. Va-t'en passer quelques jours à Paris, Voir ce que c'est qu'un gentilhomme, Le bel usage, et comme on vit là-bas ; Dans peu de temps tu reviendras. » À ce conseil, le garçon, comme on pense, Répondit qu'il n'en ferait rien, Et qu'il pouvait voir aussi bien Comment l'on vivait à Florence. Là-dessus, la mère en fureur Répond d'abord par une grosse injure ; Puis elle prend l'enfant par la douceur ; On le raisonne, on le conjure, À ses tuteurs il lui faut obéir ; On lui promet de ne le retenir Qu'un an au plus. Tant et tant on le prie, Qu'il cède enfin. Il quitte sa patrie ; Il part, tout plein de ses amours, Comptant les nuits, comptant les jours, Laissant derrière lui la moitié de sa vie. L'exil dura deux ans ; ce long terme passé, Jérôme revint à Florence, Du mal d'amour plus que jamais blessé, Croyant sans doute être récompensé. Mais. c'est un grand tort que l'absence. Pendant qu'au loin courait le jouvenceau, La fille s'était mariée. En revoyant les rives de l'Arno, Il n'y trouva que le tombeau De son espérance oubliée. D'abord il n'en murmura point, Sachant que le monde, en ce point, Agit rarement d'autre sorte. De l'infidèle il connaissait la porte, Et tous les jours il passait sur le seuil, Espérant un signe, un coup d'oeil, Un rien, comme on fait quand on aime. Mais tous ses pas furent perdus Silvia ne le connaissait plus, Dont il sentit une douleur extrême. Cependant, avant d'en mourir, Il voulut de son souvenir Essayer de parler lui-même. Le mari n'était pas jaloux, Ni la femme bien surveillée. Un soir que les nouveaux époux Chez un voisin étaient à la veillée, Dans la maison, au tomber de la nuit, Jérôme entra, se cacha près du lit, Derrière une pièce de toile ; Car l'époux était tisserand, Et fabriquait cette espèce de voile Qu'on met sur un balcon toscan. Bientôt après les mariés rentrèrent, Et presque aussitôt se couchèrent. Dès qu'il entend dormir l'époux, Dans l'ombre vers Silvia Jérôme s'achemine, Et lui posant la main sur la poitrine, Il lui dit doucement : « Mon âme, dormez-vous ? La pauvre enfant, croyant voir un fantôme, Voulut crier ; le jeune homme ajouta « Ne criez pas, je suis votre Jérôme. — Pour l'amour de Dieu, dit Silvia, Allez-vous-en, je vous en prie. Il est passé, ce temps de notre vie Où notre enfance eut loisir de s'aimer, Vous voyez, je suis mariée. Dans les devoirs auxquels je suis liée, Il ne me sied plus de penser À vous revoir ni vous entendre. Si mon mari venait à vous surprendre, Songez que le moindre des maux Serait pour moi d'en perdre le repos ; Songez qu'il m'aime et que je suis sa femme. » À ce discours, le malheureux amant Fut navré jusqu'au fond de l'âme. Ce fut en vain qu'il peignit son tourment, Et sa constance et sa misère ; Par promesse ni par prière, Tout son chagrin ne put rien obtenir. Alors, sentant la mort venir, Il demanda que, pour grâce dernière, Elle le laissât se coucher Pendant un instant auprès d'elle, Sans bouger et sans la toucher, Seulement pour se réchauffer, Ayant au cœur une glace mortelle, Lui promettant de ne pas dire un mot, Et qu'il partirait aussitôt, Pour ne la revoir de sa vie. La jeune femme, ayant quelque compassion, Moyennant la condition, Voulut contenter son envie. Jérôme profita d'un moment de pitié ; Il se coucha près de Silvie. Considérant alors quelle longue amitié Pour cette femme il avait eue, Et quelle était sa cruauté, Et l'espérance à tout jamais perdue, Il résolut de cesser de souffrir, Et rassemblant dans un dernier soupir Toutes les forces de sa vie, Il serra la main de sa mie, Et rendit l'âme à son côté. Silvia, non sans quelque surprise, Admirant sa tranquillité, Resta d'abord quelque temps indécise. « Jérôme, il faut sortir d'ici, Dit-elle enfin, l'heure s'avance. » Et, comme il gardait le silence, Elle pensa qu'il s'était endormi. Se soulevant donc à demi, Et doucement l'appelant à voix basse, Elle étendit la main vers lui, Et le trouva froid comme glace. Elle s'en étonna d'abord ; Bientôt, l'ayant touché plus fort, Et voyant sa peine inutile, Son ami restant immobile, Elle comprit qu'il était mort. Que faire ? il n'était pas facile De le savoir en un moment pareil. Elle avisa de demander conseil À son mari, le tira de son somme, Et lui conta l'histoire de Jérôme, Comme un malheur advenu depuis peu, Sans dire à qui ni dans quel lieu. « En pareil cas, répondit le bonhomme, Je crois que le meilleur serait De porter le mort en secret À son logis, l'y laisser sans rancune, Car la femme n'a point failli, Et le mal est à la fortune. — C'est donc à nous de faire ainsi, » Dit la femme ; et, prenant la main de son mari Elle lui fit toucher près d'elle Le corps sur son lit étendu. Bien que troublé par ce coup imprévu, L'époux se lève, allume sa chandelle ; Et, sans entrer en plus de mots, Sachant que sa femme est fidèle, Il charge le corps sur son dos, À sa maison secrètement l'emporte, Le dépose devant la porte, Et s'en revient sans avoir été vu. Lorsqu'on trouva, le jour étant venu, Le jeune homme couché par terre, Ce fut une grande rumeur ; Et le pire, dans ce malheur, Fut le désespoir de la mère. Le médecin aussitôt consulté, Et le corps partout visité, Comme on n'y vit point de blessure, Chacun parlait à sa façon De cette sinistre aventure. La populaire opinion Fut que l'amour de sa maîtresse Avait jeté Jérôme en cette adversité, Et qu'il était mort de tristesse, Comme c'était la vérité. Le corps fut donc à l'église porté, Et là s'en vint la malheureuse mère, Au milieu des amis en deuil, Exhaler sa douleur amère. Tandis qu'on menait le cercueil, Le tisserand qui, dans le fond de l'âme, Ne laissait pas d'être inquiet : « Il est bon, dit-il à sa femme, Que tu prennes ton mantelet, Et t'en ailles à cette église Où l'on enterre ce garçon Qui mourut hier à la maison. J'ai quelque peur qu'on ne médise Sur cet inattendu trépas, Et ce serait un mauvais pas, Tout innocents que nous en sommes. Je me tiendrai parmi les hommes, Et prierai Dieu, tout en les écoutant. De ton côté, prends soin d'en faire autant À l'endroit qu'occupent les femmes. Tu retiendras ce que ces bonnes âmes Diront de nous, et nous ferons Selon ce que nous entendrons. » La pitié trop tard à Silvie Etait venue, et ce discours lui plut. Celui dont un baiser eût conservé la vie, Le voulant voir encore, elle s'en fut. Il est étrange, il est presque incroyable Combien c'est chose inexplicable Que la puissance de l'amour. Ce cœur, si chaste et si sévère, Qui semblait fermé sans retour Quand la fortune était prospère, Tout à coup s'ouvrit au malheur. À peine dans l'église entrée, De compassion et d'horreur Silvia se sentit pénétrée ; L'ancien amour s'éveilla tout entier. Le front baissé, de son manteau voilée, Traversant la triste assemblée, Jusqu'à la bière il lui fallut aller ; Et là, sous le drap mortuaire Sitôt qu'elle vit son ami, Défaillante et poussant un cri, Comme une sœur embrasse un frère, Sur le cercueil elle tomba ; Et, comme la douleur avait tué Jérôme, De sa douleur ainsi mourut Silvia. Cette fois ce fut au jeune homme A céder la moitié du lit : L'un près de l'autre on les ensevelit. Ainsi ces deux amants, séparés sur la terre, Furent unis, et la mort fit Ce que l'amour n'avait pu faire.
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Promenade nocturne
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Promenade nocturne Titre : Promenade nocturne Poète : Théophile Gautier (1811-1872) La rosée arrondie en perles Scintille aux pointes du gazon ; Les chardonnerets et les merles Chantent à l'envi leur chanson ; Les fleurs de leurs paillettes blanches Brodent le bord vert du chemin ; Un vent léger courbe les branches Du chèvrefeuille et du jasmin ; Et la lune, vaisseau d'agate, Sur les vagues des rochers bleus S'avance comme la frégate Au dos de l'Océan houleux. Jamais la nuit de plus d'étoiles N'a semé son manteau d'azur, Ni, du doigt entr'ouvrant ses voiles, Mieux fait voir Dieu dans le ciel pur. Prends mon bras, ô ma bien-aimée, Et nous irons, à deux, jouir De la solitude embaumée, Et, couchés sur la mousse, ouïr Ce que tout bas, dans la ravine Où brillent ses moites réseaux, En babillant, l'eau qui chemine Conte à l'oreille des roseaux.
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Chanson d'amour
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Chanson d'amour Titre : Chanson d'amour Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Chanson XV. Quand ce beau printemps je vois, J'aperçois Rajeunir la terre et l'onde, Et me semble que le jour Et l'amour, Comme enfants, naissent au monde. Le jour, qui plus beau se fait, Nous refait Plus belle et verte la terre : Et Amour, armé de traits Et d'attraits, En nos cœurs nous fait la guerre, II répand de toutes parts Feu et dards, Et dompte sous sa puissance Hommes, bêtes et oiseaux, Et les eaux Lui rendent obéissance. Vénus, avec son enfant Triomphant Au haut de son Coche assise, Laisse ses cygnes voler Parmi l'air Pour aller voir son Anchise. Quelque part que ses beaux yeux Par les Cieux Tournent leurs lumières belles, L'air qui se montre serein Est tout plein D'amoureuses étincelles. Puis en descendant à bas, Sous ses pas Naissent mille fleurs écloses : Les beaux lys et les oeillets Vermeillets Rougissent entre les roses. Je sens en ce mois si beau Le flambeau D'Amour qui m'échauffe l'âme, Y voyant de tous côtés Les beautés Qu'il emprunte de ma Dame. Quand je vois tant de couleurs Et de fleurs Qui émaillent un rivage, Je pense voir le beau teint Qui est peint Si vermeil en son visage. Quand je vis les grands rameaux Des ormeaux Qui sont lacez de lierre, Je pense être pris et las De ses bras, Et que mon col elle serre. Quand j'entends la douce voix Par les bois Du gai Rossignol qui chante, D'elle je pense jouir Et ouïr Sa douce voix qui m'enchante. Quand je vois en quelque endroit Un pin droit, Ou quelque arbre qui s'élève. Je me laisse décevoir, Pensant voir Sa telle taille et sa grève (1). Quand je vois dans un jardin Au matin S'éclore une fleur nouvelle, Je compare le bouton Au téton De son beau sein qui pommelle. Quand le soleil tout riant D'Orient Nous montre sa blonde tresse, II me semble que je vois Devant moi Lever ma belle maîtresse. Quand je sens parmi les prés Diaprez (2) Les fleurs dont la terre est pleine, Lors je fais croire à mes sens Que je sens La douceur de son haleine. Bref, je fais comparaison Par raison Du Printemps et de ma mie : II donne aux fleurs la vigueur, Et mon cœur D'elle prend vigueur et vie. Je voudrais, au bruit de l'eau D'un ruisseau. Déplier ses tresses blondes, Frisant en autant de nœuds Ses cheveux, Que je verrais friser d'ondes. Je voudrais, pour la tenir, Devenir Dieu de ces forets désertes, La baisant autant de fois Qu'en un bois Il y a de feuilles vertes. Ah, maîtresse mon souci, Vient ici, Vient contempler la verdure Les fleurs, de mon amitié Ont pitié, Et seule tu n'en as cure (3). Au moins lève un peu tes yeux Gracieux, Et vois ces deux colombelles, Qui font naturellement, Doucement, L'amour, du bec et des ailes : Et nous, sous ombre d'honneur, Le bonheur Trahissons par une crainte : Les oiseaux sont plus heureux Amoureux Qui font l'amour sans contrainte. Toutefois ne perdons pas Nos ébats Pour ces lois tant rigoureuses : Mais si tu m'en crois, vivons, Et suivons Les colombes amoureuses. Pour effacer mon émoi, Baise-moi, Rebaise-moi, ma Déesse ; Ne laissons passer en vain Si soudain Les ans de notre jeunesse. 1. Grève : Jambe. 2. Diaprer : Varier. 3. Cure : Souci.
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Premier sourire du printemps
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Premier sourire du printemps Titre : Premier sourire du printemps Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Tandis qu'à leurs oeuvres perverses Les hommes courent haletants, Mars qui rit, malgré les averses, Prépare en secret le printemps. Pour les petites pâquerettes, Sournoisement lorsque tout dort, Il repasse des collerettes Et cisèle des boutons d'or. Dans le verger et dans la vigne, Il s'en va, furtif perruquier, Avec une houppe de cygne, Poudrer à frimas l'amandier. La nature au lit se repose ; Lui descend au jardin désert, Et lace les boutons de rose Dans leur corset de velours vert. Tout en composant des solfèges, Qu'aux merles il siffle à mi-voix, Il sème aux prés les perce-neiges Et les violettes aux bois. Sur le cresson de la fontaine Où le cerf boit, l'oreille au guet, De sa main cachée il égrène Les grelots d'argent du muguet. Sous l'herbe, pour que tu la cueilles, Il met la fraise au teint vermeil, Et te tresse un chapeau de feuilles Pour te garantir du soleil. Puis, lorsque sa besogne est faite, Et que son règne va finir, Au seuil d'avril tournant la tête, Il dit : " Printemps, tu peux venir ! "
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Choses du soir
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Choses du soir Titre : Choses du soir Poète : Victor Hugo (1802-1885) Le brouillard est froid, la bruyère est grise ; Les troupeaux de boeufs vont aux abreuvoirs ; La lune, sortant des nuages noirs, Semble une clarté qui vient par surprise. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. Le voyageur marche et la lande est brune ; Une ombre est derrière, une ombre est devant ; Blancheur au couchant, lueur au levant ; Ici crépuscule, et là clair de lune. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. La sorcière assise allonge sa lippe ; L'araignée accroche au toit son filet ; Le lutin reluit dans le feu follet Comme un pistil d'or dans une tulipe. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. On voit sur la mer des chasse-marées ; Le naufrage guette un mât frissonnant ; Le vent dit : demain ! l'eau dit : maintenant ! Les voix qu'on entend sont désespérées. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. Le coche qui va d'Avranche à Fougère Fait claquer son fouet comme un vif éclair ; Voici le moment où flottent dans l'air Tous ces bruits confus que l'ombre exagère. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. Dans les bois profonds brillent des flambées ; Un vieux cimetière est sur un sommet ; Où Dieu trouve-t-il tout ce noir qu'il met Dans les coeurs brisés et les nuits tombées ? Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. Des flaques d'argent tremblent sur les sables ; L'orfraie est au bord des talus crayeux ; Le pâtre, à travers le vent, suit des yeux Le vol monstrueux et vague des diables. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. Un panache gris sort des cheminées ; Le bûcheron passe avec son fardeau ; On entend, parmi le bruit des cours d'eau, Des frémissements de branches traînées. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou. La faim fait rêver les grands loups moroses ; La rivière court, le nuage fuit ; Derrière la vitre où la lampe luit, Les petits enfants ont des têtes roses. Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou.
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À petite Jeanne
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À petite Jeanne Titre : À petite Jeanne Poète : Victor Hugo (1802-1885) Vous eûtes donc hier un an, ma bien-aimée. Contente, vous jasez, comme, sous la ramée, Au fond du nid plus tiède ouvrant de vagues yeux, Les oiseaux nouveau-nés gazouillent, tout joyeux De sentir qu'il commence à leur pousser des plumes. Jeanne, ta bouche est rose ; et dans les gros volumes Dont les images font ta joie, et que je dois, Pour te plaire, laisser chiffonner par tes doigts, On trouve de beaux vers ; mais pas un qui te vaille Quand tout ton petit corps en me voyant tressaille ; Les plus fameux auteurs n'ont rien écrit de mieux Que la pensée éclose à demi dans tes yeux, Et que ta rêverie obscure, éparse, étrange, Regardant l'homme avec l'ignorance de l'ange. Jeanne, Dieu n'est pas loin puisque vous êtes là. Ah ! vous avez un an, c'est un âge cela ! Vous êtes par moments grave, quoique ravie ; Vous êtes à l'instant céleste de la vie Où l'homme n'a pas d'ombre, où dans ses bras ouverts, Quand il tient ses parents, l'enfant tient l'univers ; Votre jeune âme vit, songe, rit, pleure, espère D'Alice votre mère à Charles votre père ; Tout l'horizon que peut contenir votre esprit Va d'elle qui vous berce à lui qui vous sourit ; Ces deux êtres pour vous à cette heure première Sont toute la caresse et toute la lumière ; Eux deux, eux seuls, ô Jeanne ; et c'est juste ; et je suis, Et j'existe, humble aïeul, parce que je vous suis ; Et vous venez, et moi je m'en vais ; et j'adore, N'ayant droit qu'à la nuit, votre droit à l'aurore. Votre blond frère George et vous, vous suffisez A mon âme, et je vois vos jeux, et c'est assez ; Et je ne veux, après mes épreuves sans nombre, Qu'un tombeau sur lequel se découpera l'ombre De vos berceaux dorés par le soleil levant. Ah ! nouvelle venue innocente, et rêvant, Vous avez pris pour naître une heure singulière ; Vous êtes, Jeanne, avec les terreurs familière ; Vous souriez devant tout un monde aux abois ; Vous faites votre bruit d'abeille dans les bois, Ô Jeanne, et vous mêlez votre charmant murmure Au grand Paris faisant sonner sa grande armure. Ah ! quand je vous entends, Jeanne, et quand je vous vois Chanter, et, me parlant avec votre humble voix, Tendre vos douces mains au-dessus de nos têtes, Il me semble que l'ombre où grondent les tempêtes Tremble et s'éloigne avec des rugissements sourds, Et que Dieu fait donner à la ville aux cent tours Désemparée ainsi qu'un navire qui sombre, Aux énormes canons gardant le rempart sombre, A l'univers qui penche et que Paris défend, Sa bénédiction par un petit enfant. Paris, 30 septembre 1870.
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Les deux amitiés
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)
Poésie : Les deux amitiés Titre : Les deux amitiés Poète : Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) Il est deux Amitiés comme il est deux Amours. L'une ressemble à l'imprudence ; Faite pour l'âge heureux dont elle a l'ignorance, C'est une enfant qui rit toujours. Bruyante, naïve, légère, Elle éclate en transports joyeux. Aux préjugés du monde indocile, étrangère, Elle confond les rangs et folâtre avec eux. L'instinct du cœur est sa science, Et son guide est la confiance. L'enfance ne sait point haïr ; Elle ignore qu'on peut trahir. Si l'ennui dans ses yeux (on l'éprouve à tout âge) Fait rouler quelques pleurs, L'Amitié les arrête, et couvre ce nuage D'un nuage de fleurs. On la voit s'élancer près de l'enfant qu'elle aime, Caresser la douleur sans la comprendre encor, Lui jeter des bouquets moins riants qu'elle-même, L'obliger à la fuite et reprendre l'essor. C'est elle, ô ma première amie ! Dont la chaîne s'étend pour nous unir toujours. Elle embellit par toi l'aurore de ma vie, Elle en doit embellir encor les derniers jours. Oh ! que son empire est aimable ! Qu'il répand un charme ineffable Sur la jeunesse et l'avenir, Ce doux reflet du souvenir ! Ce rêve pur de notre enfance En a prolongé l'innocence ; L'Amour, le temps, l'absence, le malheur, Semblent le respecter dans le fond de mon cœur. Il traverse avec nous la saison des orages, Comme un rayon du ciel qui nous guide et nous luit : C'est, ma chère, un jour sans nuages Qui prépare une douce nuit. L'autre Amitié, plus grave, plus austère, Se donne avec lenteur, choisit avec mystère ; Elle observe en silence et craint de s'avancer ; Elle écarte les fleurs, de peur de s'y blesser. Choisissant la raison pour conseil et pour guide, Elle voit par ses yeux et marche sur ses pas : Son abord est craintif, son regard est timide ; Elle attend, et ne prévient pas.
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Amour, je ne me plains
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Amour, je ne me plains Titre : Amour, je ne me plains Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Amours diverses (1578). Amour, je ne me plains de l'orgueil endurci, Ni de la cruauté de ma jeune Lucrèce, Ni comme, sans recours, languir elle me laisse : Je me plains de sa main et de son godmicy. C'est un gros instrument par le bout étréci, Dont chaste elle corrompt toute nuit sa jeunesse : Voilà contre l'Amour sa prudente finesse, Voilà comme elle trompe un amoureux souci. Aussi, pour récompense, une haleine puante, Une glaire épaissie entre ses draps gluante, Un oeil hâve et battu, un teint pâle et défait, Montrent qu'un faux plaisir toute nuit la possède. Il vaut mieux être Phryne et Laïs tout à fait, Que se feindre Portie avec un tel remède.
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La Diva
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : La Diva Titre : La Diva Poète : Théophile Gautier (1811-1872) On donnait à Favart Mosé. Tamburini, Le basso cantante, le ténor Rubini, Devaient jouer tous deux dans la pièce ; et la salle Quand on l'eût élargie et faite colossale, Grande comme Saint-Charle ou comme la Scala, N'aurait pu contenir son public ce soir-là. Moi, plus heureux que tous, j'avais tout à connaître, Et la voix des chanteurs et l'ouvrage du maître. Aimant peu l'opéra, c'est hasard si j'y vais, Et je n'avais pas vu le Moïse français ; Car notre idiome, à nous, rauque et sans prosodie, Fausse toute musique ; et la note hardie, Contre quelque mot dur se heurtant dans son vol, Brise ses ailes d'or et tombe sur le sol. J'étais là, les deux bras en croix sur la poitrine, Pour contenir mon cœur plein d'extase divine ; Mes artères chantant avec un sourd frisson, Mon oreille tendue et buvant chaque son, Attentif, comme au bruit de la grêle fanfare, Un cheval ombrageux qui palpite et s'effare ; Toutes les voix criaient, toutes les mains frappaient, A force d'applaudir les gants blancs se rompaient ; Et la toile tomba. C'était le premier acte. Alors je regardai ; plus nette et plus exacte, A travers le lorgnon dans mes yeux moins distraits, Chaque tête à son tour passait avec ses traits. Certes, sous l'éventail et la grille dorée, Roulant, dans leurs doigts blancs la cassolette ambrée, Au reflet des joyaux, au feu des diamants, Avec leurs colliers d'or et tous leurs ornements, J'en vis plus d'une belle et méritant éloge, Du moins je le croyais, quand au fond d'une loge J'aperçus une femme. Il me sembla d'abord, La loge lui formant un cadre de son bord, Que c'était un tableau de Titien ou Giorgione, Moins la fumée antique et moins le vernis jaune, Car elle se tenait dans l'immobilité, Regardant devant elle avec simplicité, La bouche épanouie en un demi-sourire, Et comme un livre ouvert son front se laissant lire ; Sa coiffure était basse, et ses cheveux moirés Descendaient vers sa tempe en deux flots séparés. Ni plumes, ni rubans, ni gaze, ni dentelle ; Pour parure et bijoux, sa grâce naturelle ; Pas d'œillade hautaine ou de grand air vainqueur, Rien que le repos d'âme et la bonté de cœur. Au bout de quelque temps, la belle créature, Se lassant d'être ainsi, prit une autre posture : Le col un peu penché, le menton sur la main, De façon à montrer son beau profil romain, Son épaule et son dos aux tons chauds et vivaces Où l'ombre avec le clair flottaient par larges masses. Tout perdait son éclat, tout tombait à côté De cette virginale et sereine beauté ; Mon âme tout entière à cet aspect magique, Ne se souvenait plus d'écouter la musique, Tant cette morbidezze et ce laisser-aller Était chose charmante et douce à contempler, Tant l'œil se reposait avec mélancolie Sur ce pâle jasmin transplanté d'Italie. Moins épris des beaux sons qu'épris des beaux contours Même au parlar Spiegar, je regardai toujours ; J'admirais à part moi la gracieuse ligne Du col se repliant comme le col d'un cygne, L'ovale de la tête et la forme du front, La main pure et correcte, avec le beau bras rond ; Et je compris pourquoi, s'exilant de la France, Ingres fit si longtemps ses amours de Florence. Jusqu'à ce jour j'avais en vain cherché le beau ; Ces formes sans puissance et cette fade peau Sous laquelle le sang ne court, que par la fièvre Et que jamais soleil ne mordit de sa lèvre ; Ce dessin lâche et mou, ce coloris blafard M'avaient fait blasphémer la sainteté de l'art. J'avais dit : l'art est faux, les rois de la peinture D'un habit idéal revêtent la nature. Ces tons harmonieux, ces beaux linéaments, N'ont jamais existé qu'aux cerveaux des amants, J'avais dit, n'ayant vu que la laideur française, Raphaël a menti comme Paul Véronèse ! Vous n'avez pas menti, non, maîtres ; voilà bien Le marbre grec doré par l'ambre italien L'œil de flamme, le teint passionnément pâle, Blond comme le soleil, sous son voile de hâle, Dans la mate blancheur, les noirs sourcils marqués, Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués, Les ailes de cheveux s'abattant sur les tempes ; Et tous les nobles traits de vos saintes estampes, Non, vous n'avez pas fait un rêve de beauté, C'est la vie elle-même et la réalité. Votre Madone est là ; dans sa loge elle pose, Près d'elle vainement l'on bourdonne et l'on cause ; Elle reste immobile et sous le même jour, Gardant comme un trésor l'harmonieux contour. Artistes souverains, en copistes fidèles, Vous avez reproduit vos superbes modèles ! Pourquoi découragé par vos divins tableaux, Ai-je, enfant paresseux, jeté là mes pinceaux, Et pris pour vous fixer le crayon du poète, Beaux rêves, possesseurs de mon âme inquiète, Doux fantômes bercés dans les bras du désir, Formes que la parole en vain cherche à saisir ! Pourquoi lassé trop tôt dans une heure de doute, Peinture bien-aimée, ai-je quitté ta route ! Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté, Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté, Et l'épithète creuse et la rime incolore. Ah ! Combien je regrette et comme je déplore De ne plus être peintre, en te voyant ainsi A Mosé, dans ta loge, ô Julia Grisi !
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La cigogne
Auguste Angellier (1848-1911)
Poésie : La cigogne Titre : La cigogne Poète : Auguste Angellier (1848-1911) À Paul Vérola. Quand la blanche cigogne, à travers le ciel bleu, Frappant à larges coups d'air de sa puissante aile, Le col tendu, ses pieds roses pendant sous elle, Vole vers les climats d'or, d'azur et de feu, Emportée à son rêve, et buvant dans l'éther L'ivresse des éclairs, elle perçoit à peine Le long déroulement de l'incessante plaine, Des fleuves, des forêts, des vallons, de la mer ; Les champs et les coteaux, sortant de l'horizon, Disparaissent soudain dans une fuite infime ; Et les grandes cités, comme au fond d'un abîme, N'existent qu'un instant et s'éloignent d'un bond ; Un jour lui fait franchir les bornes d'un pays ; Dans les vents quelle fend ou bien qu'elle devance, Infatigablement son fort désir la lance Vers les cieux aux soleils toujours épanouis. Mais soudain son regard prodigieux a vu, Dans la fente d'un roc, sous un pied de fougère, Ramper le glissement furtif d'une vipère ; Son inflexible vol d'un coup s'est abattu. Quand sa chute s'arrête et remonte en essor, Elle emporte, dans l'air frissonnant, le reptile, Et, dans son bec couleur d'aurore, le mutile, Tandis qu'en noirs replis il se noue et se tord. Alors, songeant toujours aux éclatants soleils, Aux longues stations au bord des eaux sacrées, Ou sur les minarets aux coupoles dorées Où le soir lumineux ruisselle en flots vermeils, Joyeuse, elle reprend, à la calme hauteur D'où les terres sans fin redeviennent lointaines, Son vol splendide, dont l'ourlet noir de ses pennes Isole dans l'azur l'éclatante blancheur.
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Souvenir
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Souvenir Titre : Souvenir Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) En vain le jour succède au jour, Ils glissent sans laisser de trace ; Dans mon âme rien ne t'efface, Ô dernier songe de l'amour ! Je vois mes rapides années S'accumuler derrière moi, Comme le chêne autour de soi Voit tomber ses feuilles fanées. Mon front est blanchi par le temps ; Mon sang refroidi coule à peine, Semblable à cette onde qu'enchaîne Le souffle glacé des autans. Mais ta jeune et brillante image, Que le regret vient embellir, Dans mon sein ne saurait vieillir Comme l'âme, elle n'a point d'âge. Non, tu n'as pas quitté mes yeux ; Et quand mon regard solitaire Cessa de te voir sur la terre, Soudain je te vis dans les cieux. Là, tu m'apparais telle encore Que tu fus à ce dernier jour, Quand vers ton céleste séjour Tu t'envolas avec l'aurore. Ta pure et touchante beauté Dans les cieux même t'a suivie ; Tes yeux, où s'éteignait la vie, Rayonnent d'immortalité ! Du zéphyr l'amoureuse haleine Soulève encor tes longs cheveux ; Sur ton sein leurs flots onduleux Retombent en tresses d'ébène, L'ombre de ce voile incertain Adoucit encor ton image, Comme l'aube qui se dégage Des derniers voiles du matin. Du soleil la céleste flamme Avec les jours revient et fuit ; Mais mon amour n'a pas de nuit, Et tu luis toujours sur mon âme. C'est toi que j'entends, que je vois, Dans le désert, dans le nuage ; L'onde réfléchit ton image ; Le zéphyr m'apporte ta voix. Tandis que la terre sommeille, Si j'entends le vent soupirer, Je crois t'entendre murmurer Des mots sacrés à mon oreille. Si j'admire ces feux épars Qui des nuits parsèment le voile, Je crois te voir dans chaque étoile Qui plaît le plus à mes regards. Et si le souffle du zéphyr M'enivre du parfum des fleurs. Dans ses plus suaves odeurs C'est ton souffle que je respire. C'est ta main qui sèche mes pleurs, Quand je vais, triste et solitaire, Répandre en secret ma prière Près des autels consolateurs. Quand je dors, tu veilles dans l'ombre ; Tes ailes reposent sur moi ; Tous mes songes viennent de toi, Doux comme le regard d'une ombre. Pendant mon sommeil, si ta main De mes jours déliait la trame, Céleste moitié de mon âme, J'irais m'éveiller dans ton sein ! Comme deux rayons de l'aurore, Comme deux soupirs confondus, Nos deux âmes ne forment plus Qu'une âme, et je soupire encore !
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Les hiboux
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Les hiboux Titre : Les hiboux Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. Sous les ifs noirs qui les abritent, Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur oeil rouge. Ils méditent. Sans remuer ils se tiendront Jusqu'à l'heure mélancolique Où, poussant le soleil oblique, Les ténèbres s'établiront. Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement, L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D'avoir voulu changer de place.
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À George Verlaine
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : À George Verlaine Titre : À George Verlaine Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Amour (1888). Ce livre ira vers toi comme celui d'Ovide S'en alla vers la Ville. Il fut chassé de Rome ; un coup bien plus perfide Loin de mon fils m'exile. Te reverrai-je ? Et quel ? Mais quoi ! moi mort ou non, Voici mon testament : Crains Dieu, ne hais personne, et porte bien ton nom Qui fut porté dûment.
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Marie, à tous les coups vous me venez reprendre
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Marie, à tous les coups vous me venez reprendre Titre : Marie, à tous les coups vous me venez reprendre Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le second livre des Amours (1556). Marie, à tous les coups vous me venez reprendre Que je suis trop léger, et me dites toujours, Quand je vous veux baiser, que j'aille à ma Cassandre, Et toujours m'appelez inconstant en amours. Je le veux être aussi, les hommes sont bien lourds Qui n'osent en cent lieux neuve amour entreprendre. Celui-là qui ne veut qu'à une seule entendre, N'est pas digne qu'Amour lui fasse de bons tours. Celui qui n'ose faire une amitié nouvelle, A faute de courage, ou faute de cervelle, Se défiant de soi, qui ne peut avoir mieux. Les hommes maladifs, ou matés de vieillesse, Doivent être constants : mais sotte est la jeunesse Qui n'est point éveillée, et qui n'aime en cent lieux.
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Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent Titre : Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent Poète : Victor Hugo (1802-1885) Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front, Ceux qui d'un haut. destin gravissent l'âpre cime, Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime, Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour, Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour. C'est le prophète saint prosterné devant l'arche, C'est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche, Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins. Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains. Car de son vague ennui le néant les enivre, Car le plus lourd fardeau, c'est d'exister sans vivre. Inutiles, épars, ils traînent ici-bas Le sombre accablement d'être en ne pensant pas. Ils s'appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule. Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule, Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non, N'a jamais de figure et n'a jamais de nom ; Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère, Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère, Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus, Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus. Ils sont les passants froids sans but, sans nœud, sans âge ; Le bas du genre humain qui s'écroule en nuage ; Ceux qu'on ne connaît pas, ceux qu'on ne compte pas, Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas. L'ombre obscure autour d'eux se prolonge et recule Ils n'ont du plein midi qu'un lointain crépuscule, Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit, Ils errent près du bord sinistre de la nuit. Quoi ! ne point aimer ! suivre une morne carrière Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière, Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l'on va, Rire de Jupiter sans croire à Jéhovah, Regarder sans respect l'astre, la fleur, la femme, Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l'âme, Pour de vains résultats faire de vains efforts, N'attendre rien d'en haut ! ciel ! oublier les morts ! Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères, Fiers, puissants, ou cachés dans d'immondes repaires, Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés Et j'aimerais mieux être, ô fourmis des cités, Tourbe, foule, hommes faux, cœurs morts, races déchues, Un arbre dans les bois qu'une âme en vos cohues ! Paris, le 31 décembre 1848 à minuit.
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Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront
Joachim du Bellay (1522-1560)
Poésie : Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront Titre : Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront Poète : Joachim du Bellay (1522-1560) Recueil : Les Regrets (1558). Sonnet V. Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront, Ceux qui aiment l'honneur, chanteront de la gloire, Ceux qui sont près du roi, publieront sa victoire, Ceux qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront, Ceux qui aiment les arts, les sciences diront, Ceux qui sont vertueux, pour tels se feront croire, Ceux qui aiment le vin, deviseront de boire, Ceux qui sont de loisir, de fables écriront, Ceux qui sont médisants, se plairont à médire, Ceux qui sont moins fâcheux, diront des mots pour rire, Ceux qui sont plus vaillants, vanteront leur valeur, Ceux qui se plaisent trop, chanteront leur louange, Ceux qui veulent flatter, feront d'un diable un ange : Moi, qui suis malheureux, je plaindrai mon malheur.
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À travers les soupirs, les plaintes et le râle
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : À travers les soupirs, les plaintes et le râle Titre : À travers les soupirs, les plaintes et le râle Poète : Théophile Gautier (1811-1872) À travers les soupirs, les plaintes et le râle Poursuivons jusqu'au bout la funèbre spirale De ses détours maudits. Notre guide n'est pas Virgile le poète, La Béatrix vers nous ne penche pas la tête Du fond du paradis. Pour guide nous avons une vierge au teint pâle Qui jamais ne reçut le baiser d'or du hâle Des lèvres du soleil. Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre, Le bouton de sa gorge est blanc comme l'albâtre, Au lieu d'être vermeil. Un souffle fait plier sa taille délicate ; Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l'agate, Pendent languissamment ; Sa main laisse échapper une fleur qui se fane, Et, ployée à son dos, son aile diaphane Reste sans mouvement. Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre, Sous leur sourcil d'ébène et leur longue paupière Luisent ses deux grands yeux, Comme l'eau du Léthé qui va muette et noire, Ses cheveux débordés baignent sa chair d'ivoire À flots silencieux. Des feuilles de ciguë avec des violettes Se mêlent sur son front aux blanches bandelettes, Chaste et simple ornement ; Quant au reste, elle est nue, et l'on rit et l'on tremble En la voyant venir ; car elle a tout ensemble L'air sinistre et charmant. Quoiqu'elle ait mis le pied dans tous les lits du monde, Sous sa blanche couronne elle reste inféconde Depuis l'éternité. L'ardent baiser s'éteint sur sa lèvre fatale, Et personne n'a pu cueillir la rose pâle De sa virginité.
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Final
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Final Titre : Final Poète : Paul Verlaine (1844-1896) J'ai fait ces vers qu'un bien indigne pécheur, bien indigne, après tant de grâces données, Lâchement, salement, froidement piétinées Par mes pieds de pécheur, de vil et laid pécheur. J'ai fait ces vers, Seigneur, à votre gloire encor, A votre gloire douce encor qui me tente Toujours, en attendant la formidable attente Ou de votre courroux ou de ta gloire encore, Jésus, qui pus absoudre et bénir mon péché. Mon péché monstrueux, mon crime bien plutôt ! Je me rementerais de votre amour, plutôt, Que de mon effrayant et vil et laid péché. Jésus qui sus bénir ma folle indignité, Bénir, souffrir, mourir pour moi, ta créature, Et dès avant le temps, choisis dans la nature, Créateur, moi, ceci, pourri d'indignité ! Aussi, Jésus ! avec un immense remords Et plein de tels sanglots ! à cause de mes fautes Je viens et je reviens à toi, crampes aux côtes, Les pieds pleins de cloques et les usages morts, Les usages ? Du cœur, de la tête, de tout Mon être on dirait cloué de paralysie Navrant en même temps ma pauvre poésie Qui ne s'exhale plus, mais qui reste debout Comme frappée, ainsi le troupeau par l'orage, Berger en tête, et si fidèle nonobstant Mon cœur est là, Seigneur, qui t'adore d'autant Que tu m'aimes encore ainsi parmi l'orage. Mon cœur est un troupeau dissipé par l'autan Mais qui se réunit quand le vrai Berger siffle Et que le bon vieux chien, Sergent ou Remords, gifle D'une dent suffisante et dure assez l'engeance. Affreuse que je suis, troupeau qui m'en allai Vers une monstrueuse et solitaire voie. O, me voici, Seigneur, ô votre sainte joie ! Votre pacage simple en les prés où, j'allai Naguère, et le lin pur qu'il faut et qu'il fallut, Et la contrition, hélas ! si nécessaire, Et si vous voulez bien accepter ma misère, La voici ! faites-la, telle, hélas ! qu'il fallut.
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Images d'un sou
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Images d'un sou Titre : Images d'un sou Poète : Paul Verlaine (1844-1896) De toutes les douleurs douces Je compose mes magies ! Paul, les paupières rougies, Erre seul aux Pamplemousses. La Folle-par-amour chante Une ariette touchante. C'est la mère qui s'alarme De sa fille fiancée. C'est l'épouse délaissée Qui prend un sévère charme A s'exagérer l'attente Et demeure palpitante. C'est l'amitié qu'on néglige Et qui se croit méconnue. C'est toute angoisse ingénue, C'est tout bonheur qui s'afflige : L'enfant qui s'éveille et pleure, Le prisonnier qui voit l'heure, Les sanglots des tourterelles, La plainte des jeunes filles. C'est l'appel des Inésilles - Que gardent dans des tourelles De bons vieux oncles avares - A tous sonneurs de guitares. Voici Damon qui soupire Sa tendresse à Geneviève De Brabant qui fait ce rêve D'exercer un chaste empire Dont elle-même se pâme Sur la veuve de Pyrame Tout exprès ressuscitée, Et la forêt des Ardennes Sent circuler dans ses veines La flamme persécutée De ces princesses errantes Sous les branches murmurantes, Et madame Malbrouck monte A sa tour pour mieux entendre La viole et la voix tendre De ce cher trompeur de Comte Ory qui revient d'Espagne Sans qu'un doublon l'accompagne. Mais il s'est couvert de gloire Aux gorges des Pyrénées Et combien d'infortunées Au teint de lys et d'ivoire Ne fit-il pas à tous risques Là-bas, parmi les Morisques !... Toute histoire qui se mouille De délicieuses larmes, Fût-ce à travers des chocs d'armes, Aussitôt chez moi s'embrouille, Se mêle à d'autres encore, Finalement s'évapore En capricieuses nues, Laissant à travers des filtres Subtils talismans et philtres Au fin fond de mes cornues Au feu de l'amour rougies. Accourez à mes magies ! C'est très beau. Venez, d'aucunes Et d'aucuns. Entrez, bagasse ! Cadet-Roussel est paillasse Et vous dira vos fortunes. C'est Crédit qui tient la caisse. Allons vite qu'on se presse !
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Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore Titre : Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Puisque l'aube grandit, puisque voici l'aurore, Puisque, après m'avoir fui longtemps, l'espoir veut bien Revoler devers moi qui l'appelle et l'implore, Puisque tout ce bonheur veut bien être le mien, C'en est fait à présent des funestes pensées, C'en est fait des mauvais rêves, ah ! c'en est fait Surtout de l'ironie et des lèvres pincées Et des mots où l'esprit sans l'âme triomphait. Arrière aussi les poings crispés et la colère A propos des méchants et des sots rencontrés ; Arrière la rancune abominable ! arrière L'oubli qu'on cherche en des breuvages exécrés ! Car je veux, maintenant qu'un Être de lumière A dans ma nuit profonde émis cette clarté D'une amour à la fois immortelle et première, De par la grâce, le sourire et la bonté, Je veux, guidé par vous, beaux yeux aux flammes douces, Par toi conduit, ô main où tremblera ma main, Marcher droit, que ce soit par des sentiers de mousses Ou que rocs et cailloux encombrent le chemin ; Oui, je veux marcher droit et calme dans la Vie, Vers le but où le sort dirigera mes pas, Sans violence, sans remords et sans envie : Ce sera le devoir heureux aux gais combats. Et comme, pour bercer les lenteurs de la route, Je chanterai des airs ingénus, je me dis Qu'elle m'écoutera sans déplaisir sans doute ; Et vraiment je ne veux pas d'autre Paradis.
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À Clymène
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : À Clymène Titre : À Clymène Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Fêtes galantes (1869). Mystiques barcarolles, Romances sans paroles, Chère, puisque tes yeux, Couleur des cieux, Puisque ta voix, étrange Vision qui dérange Et trouble l'horizon De ma raison, Puisque l'arôme insigne De ta pâleur de cygne Et puisque la candeur De ton odeur, Ah ! puisque tout ton être, Musique qui pénètre, Nimbes d'anges défunts, Tons et parfums, A, sur d'almes cadences En ses correspondances Induit mon coeur subtil, Ainsi soit-il !
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Quand je suis vingt ou trente mois
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Quand je suis vingt ou trente mois Titre : Quand je suis vingt ou trente mois Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Quand je suis vingt ou trente mois Sans retourner en Vendômois, Plein de pensées vagabondes, Plein d'un remords et d'un souci, Aux rochers je me plains ainsi, Aux bois, aux antres et aux ondes. Rochers, bien que soyez âgés De trois mil ans, vous ne changez Jamais ni d'état ni de forme ; Mais toujours ma jeunesse fuit, Et la vieillesse qui me suit, De jeune en vieillard me transforme. Bois, bien que perdiez tous les ans En l'hiver vos cheveux plaisants, L'an d'après qui se renouvelle, Renouvelle aussi votre chef ; Mais le mien ne peut derechef R'avoir sa perruque nouvelle. Antres, je me suis vu chez vous Avoir jadis verts les genoux, Le corps habile, et la main bonne ; Mais ores j'ai le corps plus dur, Et les genoux, que n'est le mur Qui froidement vous environne. Ondes, sans fin vous promenez Et vous menez et ramenez Vos flots d'un cours qui ne séjourne ; Et moi sans faire long séjour Je m'en vais, de nuit et de jour, Au lieu d'où plus on ne retourne. Si est-ce que je ne voudrois Avoir été rocher ou bois Pour avoir la peau plus épaisse, Et vaincre le temps emplumé ; Car ainsi dur je n'eusse aimé Toy qui m’as fait vieillir, Maistresse.
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L'homme et la mer
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : L'homme et la mer Titre : L'homme et la mer Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image ; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets : Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ; Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets ! Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
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Comme leurs yeux troublés
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Comme leurs yeux troublés Titre : Comme leurs yeux troublés Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Toute la lyre (1888 et 1893). Comme leurs yeux troublés de sentiments contraires Se baissaient devant lui, Il dit : « Allez en paix ! allez en paix, mes frères, Vous qui m'avez trahi ! Vivez, et que jamais sous vos pas ne s'entr'ouvre Un piège inattendu, Que la main du Seigneur vous assiste et vous couvre, Vous qui m'avez vendu ! »
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Bon chevalier masqué
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Bon chevalier masqué Titre : Bon chevalier masqué Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Bon chevalier masqué qui chevauche en silence, Le Malheur a percé mon vieux coeur de sa lance. Le sang de mon vieux coeur n'a fait qu'un jet vermeil, Puis s'est évaporé sur les fleurs, au soleil. L'ombre éteignit mes yeux, un cri vint à ma bouche Et mon vieux coeur est mort dans un frisson farouche. Alors le chevalier Malheur s'est rapproché, Il a mis pied à terre et sa main m'a touché. Son doigt ganté de fer entra dans ma blessure Tandis qu'il attestait sa loi d'une voix dure. Et voici qu'au contact glacé du doigt de fer Un coeur me renaissait, tout un coeur pur et fier Et voici que, fervent d'une candeur divine, Tout un coeur jeune et bon battit dans ma poitrine ! Or je restais tremblant, ivre, incrédule un peu, Comme un homme qui voit des visions de Dieu. Mais le bon chevalier, remonté sur sa bête, En s'éloignant, me fit un signe de la tête Et me cria (j'entends encore cette voix) : " Au moins, prudence ! Car c'est bon pour une fois. "
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Fable ou histoire
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Fable ou histoire Titre : Fable ou histoire Poète : Victor Hugo (1802-1885) Un jour, maigre et sentant un royal appétit, Un singe d'une peau de tigre se vêtit. Le tigre avait été méchant ; lui, fut atroce. Il avait endossé le droit d'être féroce. Il se mit à grincer des dents, criant : Je suis Le vainqueur des halliers, le roi sombre des nuits ! Il s'embusqua, brigand des bois, dans les épines Il entassa l'horreur, le meurtre, les rapines, Egorgea les passants, dévasta la forêt, Fit tout ce qu'avait fait la peau qui le couvrait. Il vivait dans un antre, entouré de carnage. Chacun, voyant la peau, croyait au personnage. Il s'écriait, poussant d'affreux rugissements : Regardez, ma caverne est pleine d'ossements ; Devant moi tout recule et frémit, tout émigre, Tout tremble ; admirez-moi, voyez, je suis un tigre ! Les bêtes l'admiraient, et fuyaient à grands pas. Un belluaire vint, le saisit dans ses bras, Déchira cette peau comme on déchire un linge, Mit à nu ce vainqueur, et dit : Tu n'es qu'un singe ! Jersey, le 6 novembre 1852.
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À M. le D. De ***
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : À M. le D. De *** Titre : À M. le D. De *** Poète : Victor Hugo (1802-1885) Jules, votre château, tour vieille et maison neuve, Se mire dans la Loire, à l'endroit où le fleuve, Sous Blois, élargissant son splendide bassin, Comme une mère presse un enfant sur son sein En lui parlant tout bas d'une voix recueillie, Serre une île charmante en ses bras qu'il replie. Vous avez tous les biens que l'homme peut tenir. Déjà vous souriez, voyant l'été venir, Et vous écouterez bientôt sous le feuillage Les rires éclatants qui montent du village. Vous vivez ! avril passe, et voici maintenant Que mai, le mois d'amour, mai rose et rayonnant, Mai dont la robe verte est chaque jour plus ample, Comme un lévite enfant chargé d'orner le temple, Suspend aux noirs rameaux, qu'il gonfle en les touchant, Les fleurs d'où sort l'encens, les nids d'où sort le chant. Et puis vous m'écrivez que votre cheminée Surcharge en ce moment sa frise blasonnée D'un tas d'anciens débris autrefois triomphants, De glaives, de cimiers essayés des enfants, Qui souillent les doigts blancs de vos belles duchesses ; Et qu'enfin, — et c'est là d'où viennent vos richesses, — Vos paysans, piquant les bœufs de l'aiguillon, Ont ouvert un sépulcre en creusant un sillon. Votre camp de César a subi leur entaille ; Car vous avez à vous tout un champ de bataille ; Et vos durs bûcherons, tout hâlés par le vent, Du bruit de leur cognée ont troublé bien souvent, Avec les noirs corbeaux s'enfuyant par volées, Les ombres des héros à vos chênes mêlées. Ami, vous le savez, spectateur sérieux, J'ai rêvé bien des fois dans ces champs glorieux. Oui, forcés par le soc, eux, vieux témoins des guerres, A donner des moissons comme des champs vulgaires, Pareils au roi déchu qui, craignant le réveil, Revoit sa gloire en songe aux heures du sommeil, Le jour, laissent marcher le bouvier dans leurs seigles, Et reçoivent, la nuit, la visite des aigles ! Oh ! respectez, enfant d'un siècle où tout se vend, Rome morte à côté d'un village vivant ! Que votre piété, qui sur tout veut descendre, Laisse en paix cette terre ou plutôt cette cendre ! Vivez content! dès l'aube, en vos secrets chemins, Errez avec la main d'une femme en vos mains ; Contemplez, du milieu de tant de douces choses, Dieu qui se réjouit dans la saison des roses ; Et puis, le soir, au fond d'un coffre vermoulu Prenez ce vieux Virgile où tant de fois j'ai lu ! Cherchez l'ombre, et, tandis que dans la galerie Jase et rit au hasard la folle causerie, Vous, éclairant votre âme aux antiques clartés, Lisez mon doux Virgile, ô Jule ! et méditez. Car les temps sont venus qu'a prédits le poète : Aujourd'hui dans ces champs, vaste plaine muette, Parfois le laboureur, sur le sillon courbé, Trouve un noir javelot qu'il croit des cieux tombé, Puis heurte pêle-mêle, au fond du sol qu'il fouille, Casques vides, vieux dards qu'amalgame la rouille, Et, rouvrant des tombeaux pleins de débris humains, Pâlit de la grandeur des ossements romains ! Mai 1839.
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L'avis de mariage
Claude Mermet (1550-1601)
Poésie : L'avis de mariage Titre : L'avis de mariage Poète : Claude Mermet (1550-1601) Toi qui veux femme choisir, À plaisir, Si ta belle te demeure, Des amis de ses beaux yeux Curieux, Te viendront voir à toute heure. Si tu mets en ta maison, Sans raison, La laide et mal gracieuse, Elle qui rechignera, Te sera Toute sa vie ennuyeuse. Si de force dépourvu, Tu as eu La femme jeune et féconde, C'est un cheval, pour soudain, Comme un daim, Te porter en l'autre monde. Si tu veux par fol désir Te saisir De la vieille jà chenue, Tu regretteras toujours Les beaux jours De ta jeunesse perdue. Si tu veux la riche avoir, Son avoir La rendra bien si rebelle, Qu'elle te méprisera Et dira Que tu ne vivrais sans elle. Si la pauvre tu attends, Le bon temps, Chez-toi, n'arrêtera guère ; Pauvreté par désarroi, Tire à soi Toute sorte de misère. Si d'avarice surpris, Tu as pris Une femme fausse et fière Tu t'es mis la corde au col, Comme un fol, Qui se noie en la rivière. Mais toi qui par ton savoir, Dis avoir Femme belle et bonne ensemble ; Ô beau Phénix devenu, Cher tenu, Heureux est qui te ressemble !
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L'amour de la Patrie
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'amour de la Patrie Titre : L'amour de la Patrie Poète : Paul Verlaine (1844-1896) L'amour de la Patrie est le premier amour Et le dernier amour après l'amour de Dieu. C'est un feu qui s'allume alors que luit le jour Où notre regard luit comme un céleste feu ; C'est le jour baptismal aux paupières divines De l'enfant, la rumeur de l'aurore aux oreilles Frais écloses, c'est l'air emplissant les poitrines En fleur, l'air printanier rempli d'odeurs vermeilles. L'enfant grandit, il sent la terre sous ses pas Qui le porte, le berce, et, bonne, le nourrit, Et douce, désaltère encore ses repas D'une liqueur, délice et gloire de l'esprit. Puis l'enfant se fait homme ou devient jeune fille Et cependant que croît sa chair pleine de grâce, Son âme se répand par-delà la famille Et cherche une âme soeur, une chair qu'il enlace ; Et quand il a trouvé cette âme et cette chair, Il naît d'autres enfants encore, fleurs de fleurs Qui germeront aussi le jardin jeune et cher Des générations d'ici, non pas d'ailleurs. L'homme et la femme ayant l'un et l'autre leur tâche S'en vont un peu chacun de son coté. La femme, Gardienne du foyer tout le jour sans relâche, La nuit garde l'honneur comme une chaste femme ; L'homme vaque aux durs soins du dehors ; les travaux, La parole à porter - sûr ce qu'il vaut - Sévère et probe et douce, et rude aux discours faux, Et la nuit le ramène entre les bras qu'il faut. Tout deux, si pacifique est leur course terrestre, Mourront bénis de fils et vieux dans la patrie ; Mais que le noir démon, la guerre, essore l'oestre, Que l'air natal s'empourpre aux fleurs de tuerie, Que l'étranger mette son pied sur le vieux sol Nourricier, - imitant les peuples de tous bords. Saragosse, Moscou, le Russe, l'Espagnol, La France de quatre-vingt-treize, l'homme alors, Magnifié soudain, à son oeuvre se hausse, Et tragique, et classique, et très fort, et très calme, Lutte pour sa maison ou combat pour sa fosse, Meurt en pensant aux siens ou leur conquiert la palme S'il survit il reprend le train de tous les jours, Élève ses enfants dans la crainte de Dieu Des ancêtres, et va refleurir ses amours Aux flancs de l'épousée éprise du fier jeu. L'âge mûr est celui des sévères pensées, Des espoirs soucieux, des amitiés jalouses, C'est l'heure aussi des justes haines amassées, Et quand sur la place publique, habits et blouses, Les citoyens discords dans d'honnêtes combats (Et combien douloureux à leur fraternité !) S'arrachent les devoirs et les droits, et non pas Pour le lucre, mais pour une stricte équité, Il prend parti, pleurant de tuer, mais terrible Et tuant sans merci comme en d'autres batailles, Le sang autour de lui giclant comme d'un crible, Une atroce fureur, pourtant sainte, aux entrailles. Tué, son nom, célèbre ou non, reste honoré. Proscrit ou non, il meurt heureux, dans tous les cas D'avoir voué sa vie et tout au lieu sacré Qui le fit homme et tout, de joyeux petit gas.
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Un nom
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Un nom Titre : Un nom Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Il est un nom caché dans l'ombre de mon âme, Que j'y lis nuit et jour et qu'aucun oeil n'y voit, Comme un anneau perdu que la main d'une femme Dans l'abîme des mers laissa glisser du doigt. Dans l'arche de mon coeur, qui pour lui seul s'entrouvre, Il dort enseveli sous une clef d'airain ; De mystère et de peur mon amour le recouvre, Comme après une fête on referme un écrin. Si vous le demandez, ma lèvre est sans réponse, Mais, tel qu'un talisman formé d'un mot secret, Quand seul avec l'écho ma bouche le prononce, Ma nuit s'ouvre, et dans l'âme un être m'apparaît. En jour éblouissant l'ombre se transfigure ; Des rayons, échappés par les fentes des cieux, Colorent de pudeur une blanche figure Sur qui l'ange ébloui n'ose lever les yeux. C'est une vierge enfant, et qui grandit encore ; Il pleut sur ce matin des beautés et des jours ; De pensée en pensée on voit son âme éclore, Comme son corps charmant de contours en contours. Un éblouissement de jeunesse et de grâce Fascine le regard où son charme est resté. Quand elle fait un pas, on dirait que l'espace S'éclaire et s'agrandit pour tant de majesté. Dans ses cheveux bronzés jamais le vent ne joue. Dérobant un regard qu'une boucle interrompt, Ils serpentent collés au marbre de sa joue, Jetant l'ombre pensive aux secrets de son front. Son teint calme, et veiné des taches de l'opale, Comme s'il frissonnait avant la passion, Nuance sa fraîcheur des moires d'un lis pâle, Où la bouche a laissé sa moite impression. Sérieuse en naissant jusque dans son sourire, Elle aborde la vie avec recueillement ; Son coeur, profond et lourd chaque fois qu'il respire, Soulève avec son sein un poids de sentiment. Soutenant sur sa main sa tête renversée, Et fronçant les sourcils qui couvrent son oeil noir, Elle semble lancer l'éclair de sa pensée Jusqu'à des horizons qu'aucun oeil ne peut voir. Comme au sein de ces nuits sans brumes et sans voiles, Où dans leur profondeur l'oeil surprend les cieux nus, Dans ses beaux yeux d'enfant, firmament plein d'étoiles, Je vois poindre et nager des astres inconnus. Des splendeurs de cette âme un reflet me traverse ; Il transforme en Éden ce morne et froid séjour. Le flot mort de mon sang s'accélère, et je berce Des mondes de bonheur sur ces vagues d'amour. - Oh ! dites-nous ce nom, ce nom qui fait qu'on aime ; Qui laisse sur la lèvre une saveur de miel ! - Non, je ne le dis pas sur la terre à moi-même ; Je l'emporte au tombeau pour m'embellir le ciel.
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Pour son tombeau
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Pour son tombeau Titre : Pour son tombeau Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Derniers vers (1586). Ronsard repose icy qui hardy dés enfance Détourna d'Helicon les Muses en la France, Suivant le son du luth et les traits d'Apollon : Mais peu valut sa Muse encontre l'eguillon De la mort, qui cruelle en ce tombeau l'enserre. Son ame soit à Dieu, son corps soit à la terre.
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Éclipse
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Éclipse Titre : Éclipse Poète : Victor Hugo (1802-1885) La terre par moments doute ; on ne comprend plus. L'homme a devant les yeux de la brume, un reflux, On ne sait quoi de pâle et de crépusculaire ; On n'a plus d'allégresse, on n'a plus de colère ; La disparition produit l'effarement. L'œil fauve du hibou regarde affreusement. Toutes sortes d'éclairs inexplicables brillent. L'autel penche, et les vers du sépulcre y fourmillent. Tout se mêle ; Irmensul ressemble à Jéhovah ; Le sage stupéfait balbutie et s'en va ; Le mal semble identique au bien dans la pénombre ; On ne voit que le pied de l'échelle du Nombre Et l'on n'ose monter vers l'obscur infini. Dodone vaguement parle à Gethsémani, L'Œta fume non loin du Sinaï qui tonne ; On fouille, on rêve, on nie, on querelle, on s'étonne ; Des aveugles entr'eux se montrent le chemin ; Le divin ciel a tort devant l'esprit humain ; Le penseur est croyant, le savant est athée ; La conscience écoute, essaye, et, déroutée, Prend le faux pour le vrai dans ces tâtonnements. Où l'un voit des védas, l'autre voit des romans. Les choses qu'on nommait vertus perdent leurs formes. Les monstruosités font des ombres énormes Jusque sur l'âme humaine et sur le firmament. Plus d'honneur, plus de foi, plus rien, plus de serment. On voit encor la cime, on ne voit plus le phare. Une lueur de torche empourpre la tiare. On cherche à voir, on rôde, on va, le cou tendu. L'amour au fond des cœurs bat de l'aile éperdu Comme s'il n'était plus en sûreté dans l'homme. La route est noire ; on crie, on s'appelle, on se nomme. Qui donc est là ? Parlez. On tâte son voisin. La foule éparse flotte avec un bruit d'essaim ; On se touche, on se voit, mais on n'est plus ensemble. Le mal est empereur, la nuit est reine. On tremble. Un trône d'ombre est là. Les misérables font Des groupes effrayants dans l'abîme profond ; On croit voir des glaçons que les gouffres charrient ; Tout est confus et blême ; et les ténèbres rient. Le fond du ciel est trouble, horrible et pluvieux ; Et le petit enfant qui passe paraît vieux. Il semble que la vie éternelle décroisse. L'âme alors est sinistre, et voit avec angoisse Ces occultations redoutables de Dieu. Naît-on ? Meurt-on ? Quel est le temps ? Quel est le lieu ? Les peuples sont hagards ; ces brins d'herbe frissonnent ; On entend des tocsins et des clairons qui sonnent ; Le vent est lourd, l'espace est froid, le globe est nu ; Le démon souriant dit : Je suis méconnu. Le 6 mai 1870.
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Dans dix ans d'ici seulement
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Dans dix ans d'ici seulement Titre : Dans dix ans d'ici seulement Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies nouvelles (1850). Dans dix ans d'ici seulement, Vous serez un peu moins cruelle. C'est long, à parler franchement. L'amour viendra probablement Donner à l'horloge un coup d'aile. Votre beauté nous ensorcelle, Prenez-y garde cependant : On apprend plus d'une nouvelle En dix ans. Quand ce temps viendra, d'un amant Je serai le parfait modèle, Trop bête pour être inconstant, Et trop laid pour être infidèle. Mais vous serez encor trop belle Dans dix ans.
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À sa guiterre
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : À sa guiterre Titre : À sa guiterre Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Ma guiterre, je te chante, Par qui seule je deçoy, Je deçoy, je romps, j'enchante Les amours que je reçoy. Nulle chose, tant soit douce, Ne te sçauroit esgaler, Toi qui mes ennuis repousse Si tost qu'ils t'oyent parler. Au son de ton harmonie Je refreschy ma chaleur ; Ardante en flamme infinie, Naissant d'infini malheur. Plus chèrement je te garde Que je ne garde mes yeux, Et ton fust que je regarde Peint dessus en mille lieux, Où le nom de ma déesse En maint amoureux lien, En mains laz d'amour se laisse, Joindre en chiffre avec le mien ; Où le beau Phebus, qui baigne Dans le Loir son poil doré, Du luth aux Muses enseigne Dont elles m'ont honoré, Son laurier preste l'oreille, Si qu'au premier vent qui vient, De reciter s'apareille Ce que par cœur il retient. Icy les forests compagnes Orphée attire, et les vents, Et les voisines campagnes, Ombrage de bois suivants. Là est Ide la branchue, Où l'oiseau de Jupiter Dedans sa griffe crochue Vient Ganymede empieter, Ganymede délectable, Chasserot délicieux, Qui ores sert à la table D'un bel échanson aux Dieux. Ses chiens après l'aigle aboient, Et ses gouverneurs aussi, En vain étonnez, le voient Par l'air emporter ainsi. Tu es des dames pensives L'instrument approprié, Et des jeunesses lascives Pour les amours dédié. Les amours, c'est ton office, Non pas les assaus cruels, Mais le joyeux exercice De souspirs continuels. Encore qu'au temps d'Horace Les armes de tous costez Sonnassent par la menace Des Cantabres indomtez, Et que le Romain empire Foullé des Parthes fust tant, Si n'a-il point à sa lyre Bellonne accordé pourtant, Mais bien Venus la riante, Ou son fils plein de rigueur, Ou bien Lalagé fuyante Davant avecques son cœur. Quand sur toy je chanteroye D'Hector les combas divers, Et ce qui fut fait à Troye Par les Grecs en dix hyvers, Cela ne peut satisfaire A l'amour qui tant me mord : Que peut Hector pour moy faire ? Que peut Ajax, qui est mort ? Mieux vaut donc de ma maistresse Chanter les beautez, afin Qu'à la douleur qui me presse Daigne mettre heureuse fin ; Ces yeux autour desquels semble Qu'amour vole, ou que dedans II se cache, ou qu'il assemble Cent traits pour les regardants. Chantons donc sa chevelure, De laquelle Amour vainqueur Noua mille rets à l'heure Qu'il m'encordela le cœur, Et son sein, rose naïve, Qui va et vient tout ainsi Que font deux flots à leur rive Poussez d'un vent adoucy.
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Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares ?
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares ? Titre : Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares ? Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Qu'en dis-tu, voyageur, des pays et des gares ? Du moins as-tu cueilli l'ennui, puisqu'il est mûr, Toi que voilà fumant de maussades cigares, Noir, projetant une ombre absurde sur le mur ? Tes yeux sont aussi morts depuis les aventures, Ta grimace est la même et ton deuil est pareil : Telle la lune vue à travers des mâtures, Telle la vieille mer sous le jeune soleil, Tel l'ancien cimetière aux tombes toujours neuves ! Mais voyons, et dis-nous les récits devinés, Ces désillusions pleurant le long des fleuves, Ces dégoûts comme autant de fades nouveau-nés, Ces femmes ! Dis les gaz, et l'horreur identique Du mal toujours, du laid partout sur tes chemins, Et dis l'Amour et dis encor la Politique Avec du sang déshonoré d'encre à leurs mains. Et puis surtout ne va pas t'oublier toi-même Traînassant ta faiblesse et ta simplicité Partout où l'on bataille et partout où l'on aime, D'une façon si triste et folle, en vérité ! A-t-on assez puni cette lourde innocence ? Qu'en dis-tu ? L'homme est dur, mais la femme ? Et tes pleurs, Qui les a bus ? Et quelle âme qui les recense Console ce qu'on peut appeler tes malheurs ? Ah les autres, ah toi ! Crédule à qui te flatte, Toi qui rêvais (c'était trop excessif, aussi) Je ne sais quelle mort légère et délicate ? Ah toi, l'espèce d'ange avec ce vœu transi ! Mais maintenant les plans, les buts ? Es-tu de force, Ou si d'avoir pleuré t'a détrempé le cœur ? L'arbre est tendre s'il faut juger d'après l'écorce, Et tes aspects ne sont pas ceux d'un grand vainqueur. Si gauche encore ! avec l'aggravation d'être Une sorte à présent d'idyllique engourdi Qui surveille le ciel bête par la fenêtre Ouverte aux yeux matois du démon de midi. Si le même dans cette extrême décadence ! Enfin ! — Mais à ta place un être avec du sens, Payant les violons voudrait mener la danse, Au risque d'alarmer quelque peu les passants. N'as-tu pas, en fouillant les recoins de ton âme, Un beau vice à tirer comme un sabre au soleil, Quelque vice joyeux, effronté, qui s'enflamme Et vibre, et darde rouge au front du ciel vermeil ? Un ou plusieurs ? Si oui, tant mieux ! Et pars bien vite En guerre, et bats d'estoc et de taille, sans choix Surtout, et mets ce masque indolent où s'abrite La haine inassouvie et repue à la fois... Il faut n'être pas dupe en ce farceur de monde Où le bonheur n'a rien d'exquis et d'alléchant S'il n'y frétille un peu de pervers et d'immonde, Et pour n'être pas dupe il faut être méchant. - Sagesse humaine, ah ! j'ai les yeux sur d'autres choses, Et parmi ce passé dont ta voix décrivait L'ennui, pour des conseils encore plus moroses, Je ne me souviens plus que du mal que j'ai fait. Dans tous les mouvements bizarres de ma vie, De mes « malheurs », selon le moment et le lieu, Des autres et de moi, de la route suivie, Je n'ai rien retenu que la grâce de Dieu. Si je me sens puni, c'est que je le dois être. Ni l'homme ni la femme ici ne sont pour rien. Mais j'ai le ferme espoir d'un jour pouvoir connaître Le pardon et la paix promis à tout Chrétien. Bien de n'être pas dupe en ce monde d'une heure, Mais pour ne l'être pas durant l'éternité, Ce qu'il faut à tout prix qui règne et qui demeure, Ce n'est pas la méchanceté, c'est la bonté.
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Albertus (CXII)
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Albertus (CXII) Titre : Albertus (CXII) Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Albertus (1832). Squelettes conservés dans les amphithéâtres, Théophile Gautier. Squelettes conservés dans les amphithéâtres, Animaux empaillés, monstres, foetus verdâtres, Tout humides encor de leur bain d'alcool, Culs-de-jatte, pieds-bots, montés sur des limaces, Pendus tirant la langue et faisant des grimaces ; Guillotinés blafards, un ruban rouge au col, Soutenant d'une main leur tête chancelante ; - Tous les suppliciés, foule morne et sanglante, Parricides manchots couverts d'un voile noir, Hérétiques vêtus de tuniques soufrées, Roués meurtris et bleus, noyés aux chairs marbrées ; - C'était épouvantable à voir !
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Guerrière, militaire et virile en tout point
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Guerrière, militaire et virile en tout point Titre : Guerrière, militaire et virile en tout point Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Guerrière, militaire et virile en tout point, La sainte Chasteté que Dieu voit la première, De toutes les vertus marchant dans sa lumière Après la Charité distante presque point, Va d'un pas assuré mieux qu'aucune amazone A travers l'aventure et l'erreur du Devoir, Ses yeux grands ouverts pleins du dessein de bien voir, Son corps robuste et beau digne d'emplir un trône, Son corps robuste et nu balancé noblement. Entre une tête haute et des jambes sereines, Du port majestueux qui sied aux seules reines, Et sa candeur la vêt du plus beau vêtement. Elle sait ce qu'il faut qu'elle sache des choses. Entre autres que Jésus a fait l'homme de chair Et mis dans notre sang un charme doux-amer D'où doivent découler nos naissances moroses. Et que l'amour charnel est bénit en des cas. Elle préside alors et sourit à ces fêtes, Dévêt la jeune épouse avec ses mains honnêtes Et la mène à l'époux par des tours délicats. Elle entre dans leur lit, lève le linge ultime, Guide pour le baiser et l'acte et le repos Leurs corps voluptueux aux fins de bons propos Et désormais va vivre entre eux leur ange intime. Puis au-dessus du couple ou plutôt à côté, — Bien agir fait s'unir les vœux et les nivelle, — Vers le Vierge et la Vierge isolés dans leur belle Thébaïde à chacun la sainte Chasteté. Sans quitter les Amants, par un charmant miracle, Vole et vient rafraîchir l'Intacte et l'Impollu De gais parfums de fleurs comme s'il avait plu D'un bon orage sur l'un et sur l'autre habitacle, Et vêt de chaleur douce au point et de jour clair La cellule du Moine et celle de la Nonne, Car s'il nous faut souffrir pour que Dieu nous pardonne. Du moins Dieu veut punir, non torturer la chair. Elle dit à ces chers enfants de l'Innocence : Dormez, veillez, priez. Priez surtout, afin Que vous n'ayez pas fait tous ces travaux en vain. Humilité, douceur et céleste ignorance ! Enfin elle va chez la Veuve et chez le Veuf, Chez le vieux Débauché, chez l'Amoureuse vieille, Et leur tient des discours qui sont une merveille Et leur refait, à force d'art, un corps tout neuf. Et quand alors elle a fini son tour du monde, Tour du monde ubiquiste, invisible et présent, Elle court à son point de départ en faisant Tel grand détour, espoir d'espérance profonde ; Et ce point de départ est un lieu bien connu, Eden même : là sous le chêne et vers la rose. Puisqu'il paraît qu'il n'a pas faire autre chose, Rit et gazouille un beau petit enfant tout nu.
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Ischia
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Ischia Titre : Ischia Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Le soleil va porter le jour à d'autres mondes ; Dans l'horizon désert Phébé monte sans bruit, Et jette, en pénétrant les ténèbres profondes, Un voile transparent sur le front de la nuit. Voyez du haut des monts ses clartés ondoyantes Comme un fleuve de flamme inonder les coteaux, Dormir dans les vallons, ou glisser sur les pentes, Ou rejaillir au loin du sein brillant des eaux. La douteuse lueur, dans l'ombre répandue, Teint d'un jour azuré la pâle obscurité, Et fait nager au loin dans la vague étendue Les horizons baignés par sa molle clarté ! L'Océan amoureux de ces rives tranquilles Calme, en baisant leurs pieds, ses orageux transports, Et pressant dans ses bras ces golfes et ces îles, De son humide haleine en rafraîchit les bords. Du flot qui tour à tour s'avance et se retire L'oeil aime à suivre au loin le flexible contour : On dirait un amant qui presse en son délire La vierge qui résiste, et cède tour à tour ! Doux comme le soupir de l'enfant qui sommeille, Un son vague et plaintif se répand dans les airs : Est-ce un écho du ciel qui charme notre oreille ? Est-ce un soupir d'amour de la terre et des mers ? Il s'élève, il retombe, il renaît, il expire, Comme un coeur oppressé d'un poids de volupté, Il semble qu'en ces nuits la nature respire, Et se plaint comme nous de sa félicité ! Mortel, ouvre ton âme à ces torrents de vie ! Reçois par tous les sens les charmes de la nuit, A t'enivrer d'amour son ombre te convie ; Son astre dans le ciel se lève, et te conduit. Vois-tu ce feu lointain trembler sur la colline ? Par la main de l'Amour c'est un phare allumé ; Là, comme un lis penché, l'amante qui s'incline Prête une oreille avide aux pas du bien-aimé ! La vierge, dans le songe où son âme s'égare, Soulève un oeil d'azur qui réfléchit les cieux, Et ses doigts au hasard errant sur sa guitare Jettent aux vents du soir des sons mystérieux ! " Viens ! l'amoureux silence occupe au loin l'espace ; Viens du soir près de moi respirer la fraîcheur ! C'est l'heure; à peine au loin la voile qui s'efface Blanchit en ramenant le paisible pêcheur ! " Depuis l'heure où ta barque a fui loin de la rive, J'ai suivi tout le jour ta voile sur les mers, Ainsi que de son nid la colombe craintive Suit l'aile du ramier qui blanchit dans les airs ! " Tandis qu'elle glissait sous l'ombre du rivage, J'ai reconnu ta voix dans la voix des échos ; Et la brise du soir, en mourant sur la plage, Me rapportait tes chants prolongés sur les flots. " Quand la vague a grondé sur la côte écumante, À l'étoile des mers j'ai murmuré ton nom, J'ai rallumé sa lampe, et de ta seule amante L'amoureuse prière a fait fuir l'aquilon ! " Maintenant sous le ciel tout repose, ou tout aime : La vague en ondulant vient dormir sur le bord ; La fleur dort sur sa tige, et la nature même Sous le dais de la nuit se recueille et s'endort. " Vois ! la mousse a pour nous tapissé la vallée, Le pampre s'y recourbe en replis tortueux, Et l'haleine de l'onde, à l'oranger mêlée, De ses fleurs qu'elle effeuille embaume mes cheveux. " A la molle clarté de la voûte sereine Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin, Jusqu'à l'heure où la lune, en glissant vers Misène, Se perd en pâlissant dans les feux du matin. " Elle chante ; et sa voix par intervalle expire, Et, des accords du luth plus faiblement frappés, Les échos assoupis ne livrent au zéphire Que des soupirs mourants, de silence coupés ! Celui qui, le coeur plein de délire et de flamme, A cette heure d'amour, sous cet astre enchanté, Sentirait tout à coup le rêve de son âme S'animer sous les traits d'une chaste beauté ; Celui qui, sur la mousse, au pied du sycomore, Au murmure des eaux, sous un dais de saphirs, Assis à ses genoux, de l'une à l'autre aurore, N'aurait pour lui parler que l'accent des soupirs ; Celui qui, respirant son haleine adorée, Sentirait ses cheveux, soulevés par les vents, Caresser en passant sa paupière effleurée, Ou rouler sur son front leurs anneaux ondoyants ; Celui qui, suspendant les heures fugitives, Fixant avec l'amour son âme en ce beau lieu, Oublierait que le temps coule encor sur ces rives, Serait-il un mortel, ou serait-il un dieu ?... Et nous, aux doux penchants de ces verts Elysées, Sur ces bords où l'amour eût caché son Eden, Au murmure plaintif des vagues apaisées, Aux rayons endormis de l'astre élysien, Sous ce ciel où la vie, où le bonheur abonde, Sur ces rives que l'oeil se plaît à parcourir, Nous avons respiré cet air d'un autre monde, Elyse !... et cependant on dit qu'il faut mourir !
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Vénus Anadyomène
Arthur Rimbaud (1854-1891)
Poésie : Vénus Anadyomène Titre : Vénus Anadyomène Poète : Arthur Rimbaud (1854-1891) Recueil : Poésies (1870-1871). Sonnet. Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête De femme à cheveux bruns fortement pommadés D'une vieille baignoire émerge, lente et bête, Avec des déficits assez mal ravaudés ; Puis le col gras et gris, les larges omoplates Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ; Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ; La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ; L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût Horrible étrangement ; on remarque surtout Des singularités qu'il faut voir à la loupe... Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ; - Et tout ce corps remue et tend sa large croupe Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
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Nuit du Walpurgis classique
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Nuit du Walpurgis classique Titre : Nuit du Walpurgis classique Poète : Paul Verlaine (1844-1896) C'est plutôt le sabbat du second Faust que l'autre. Un rhythmique sabbat, rhythmique, extrêmement Rhythmique. — Imaginez un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant. Des ronds-points ; au milieu, des jets d'eau ; des allées Toutes droites ; sylvains de marbre ; dieux marins De bronze ; çà et là, des Vénus étalées ; Des quinconces, des boulingrins ; Des châtaigniers ; des plants de fleurs formant la dune ; Ici, des rosiers nains qu'un goût docte effila ; Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune D'un soir d'été sur tout cela. Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air De chasse : tel, doux, lent, sourd et mélancolique, L'air de chasse de Tannhauser. Des chants voilés de cors lointains où la tendresse Des sens étreint l'effroi de l'âme en des accords Harmonieusement dissonnants dans l'ivresse ; Et voici qu'à l'appel des cors S'entrelacent soudain des formes toutes blanches, Diaphanes, et que le clair de lune fait Opalines parmi l'ombre verte des branches, — Un Watteau rêvé par Raffet ! — S'entrelacent parmi l'ombre verte des arbres D'un geste alangui, plein d'un désespoir profond ; Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres Très lentement dansent en rond. — Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée Du poète ivre, ou son regret, ou son remords, Ces spectres agités en tourbe cadencée, Ou bien tout simplement des morts ? Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu'invite L'horreur, ou ton regret, ou ta pensée, — hein ? — tous Ces spectres qu'un vertige irrésistible agite, Ou bien des morts qui seraient fous ? — N'importe ! ils vont toujours, les fébriles fantômes, Menant leur ronde vaste et morne et tressautant Comme dans un rayon de soleil des atomes, Et s'évaporent à l'instant Humide et blême où l'aube éteint l'un après l'autre Les cors, en sorte qu'il ne reste absolument Plus rien — absolument — qu'un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant.
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Ah ! vous voulez la lune
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Ah ! vous voulez la lune Titre : Ah ! vous voulez la lune Poète : Victor Hugo (1802-1885) Ah ! vous voulez la lune ? Où ? dans le fond du puits ? Non ; dans le ciel. Eh bien, essayons. Je ne puis. Et c'est ainsi toujours. Chers petits, il vous passe Par l'esprit de vouloir la lune, et dans l'espace J'étends mes mains, tâchant de prendre au vol Phoebé. L'adorable hasard d'être aïeul est tombé Sur ma tête, et m'a fait une douce fêlure. Je sens en vous voyant que le sort put m'exclure Du bonheur, sans m'avoir tout à fait abattu. Mais causons. Voyez-vous, vois-tu, Georges, vois-tu, Jeanne ? Dieu nous connaît, et sait ce qu'ose faire Un aïeul, car il est lui-même un peu grand-père ; Le bon Dieu, qui toujours contre nous se défend, Craint ceci : le vieillard qui veut plaire à l'enfant ; Il sait que c'est ma loi qui sort de votre bouche, Et que j'obéirais ; il ne veut pas qu'on touche Aux étoiles, et c'est pour en être bien sûr Qu'il les accroche aux clous les plus hauts de l'azur.
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Le jour de son mariage
Victoire Babois (1760-1839)
Poésie : Le jour de son mariage Titre : Le jour de son mariage Poète : Victoire Babois (1760-1839) Recueil : Élégies et poésies diverses (1828). A Eulalie Victoire Babois. A Eulalie Tu quittes ta douce patrie ; Mais c'est pour suivre un tendre époux : Qu'importe où s'écoule la vie, Lorsque l'amour est avec nous ? Des jeux de ta paisible enfance Rappelle souvent les plaisirs ; Le souvenir de l'innocence Est le plus doux des souvenirs. Donne à l'amour sa récompense : Donne à l'hymen les plus beaux jours. L'amitié perdra ta présence, Mais ses vœux te suivront toujours. Crois-moi, son charme est en nous-même, Et l'absence n'est qu'une erreur ; On ne quitte pas ceux qu'on aime, Ou les emporte dans son cœur.
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Causerie
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : Causerie Titre : Causerie Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose ! Mais la tristesse en moi monte comme la mer, Et laisse, en refluant sur ma lèvre morose Le souvenir cuisant de son limon amer. - Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ; Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé Par la griffe et la dent féroce de la femme. Ne cherchez plus mon coeur ; les bêtes l'ont mangé. Mon coeur est un palais flétri par la cohue ; On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux ! - Un parfum nage autour de votre gorge nue !... Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux ! Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes, Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes !
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L'amour et le crâne
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : L'amour et le crâne Titre : L'amour et le crâne Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). L'Amour est assis sur le crâne De l'Humanité, Et sur ce trône le profane, Au rire effronté, Souffle gaiement des bulles rondes Qui montent dans l'air, Comme pour rejoindre les mondes Au fond de l'éther. Le globe lumineux et frêle Prend un grand essor, Crève et crache son âme grêle Comme un songe d'or. J'entends le crâne à chaque bulle Prier et gémir : - " Ce jeu féroce et ridicule, Quand doit-il finir ? Car ce que ta bouche cruelle Eparpille en l'air, Monstre assassin, c'est ma cervelle, Mon sang et ma chair ! "
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L'hymne de la nuit
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : L'hymne de la nuit Titre : L'hymne de la nuit Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) Le jour s'éteint sur tes collines, Ô terre où languissent mes pas ! Quand pourrez-vous, mes yeux, quand pourrez-vous, hélas ! Saluer les splendeurs divines Du jour qui ne s'éteindra pas ? Sont-ils ouverts pour les ténèbres, Ces regards altérés du jour ? De son éclat, ô Nuit ! à tes ombres funèbres Pourquoi passent-ils tour à tour ? Mon âme n'est point lasse encore D'admirer l'œuvre du Seigneur ; Les élans enflammés de ce sein qui l'adore N'avaient pas épuisé mon cœur ! Dieu du jour ! Dieu des nuits ! Dieu de toutes les heures ! Laisse-moi m'envoler sur les feux du soleil ! Où va vers l'occident ce nuage vermeil ? Il va voiler le seuil de tes saintes demeures Où l'œil ne connaît plus la nuit ni le sommeil ! Cependant ils sont beaux à l'œil de l'espérance, Ces champs du firmament ombragés par la nuit ; Mon Dieu ! dans ces déserts mon œil retrouve et suit Les miracles de ta présence ! Ces chœurs étincelants que ton doigt seul conduit, Ces océans d'azur où leur foule s'élance, Ces fanaux allumés de distance en distance, Cet astre qui paraît, cet astre qui s'enfuit, Je les comprends, Seigneur ! tout chante, tout m'instruit Que l'abîme est comblé par ta magnificence, Que les cieux sont vivants, et que ta providence Remplit de sa vertu tout ce qu'elle a produit ! Ces flots d'or, d'azur, de lumière, Ces mondes nébuleux que l'œil ne compte pas, Ô mon Dieu, c'est la poussière Qui s'élève sous tes pas ! Ô Nuits, déroulez en silence Les pages du livre des cieux ; Astres, gravitez en cadence Dans vos sentiers harmonieux ; Durant ces heures solennelles, Aquilons, repliez vos ailes, Terre, assoupissez vos échos ; Étends tes vagues sur les plages, Ô mer ! et berce les images Du Dieu qui t'a donné tes flots. Savez-vous son nom ? La nature Réunit en vain ses cent voix, L'étoile à l'étoile murmure Quel Dieu nous imposa nos lois ? La vague à la vague demande Quel est celui qui nous gourmande ? La foudre dit à l'aquilon : Sais-tu comment ton Dieu se nomme ? Mais les astres, la terre et l'homme Ne peuvent achever son nom. Que tes temples, Seigneur, sont étroits pour mon âme ! Tombez, murs impuissants, tombez ! Laissez-moi voir ce ciel que vous me dérobez ! Architecte divin, tes dômes sont de flamme ! Que tes temples, Seigneur, sont étroits pour mon âme ! Tombez, murs impuissants, tombez ! Voilà le temple où tu résides ! Sous la voûte du firmament Tu ranimes ces feux rapides Par leur éternel mouvement ! Tous ces enfants de ta parole, Balancés sur leur double pôle, Nagent au sein de tes clartés, Et des cieux où leurs feux pâlissent Sur notre globe ils réfléchissent Des feux à toi-même empruntés ! L'Océan se joue Aux pieds de son Roi ; L'aquilon secoue Ses ailes d'effroi ; La foudre te loue Et combat pour toi ; L'éclair, la tempête, Couronnent ta tête D'un triple rayon ; L'aurore t'admire, Le jour te respire, La nuit te soupire, Et la terre expire D'amour à ton nom ! Et moi, pour te louer, Dieu des soleils, qui suis-je ? Atome dans l'immensité, Minute dans l'éternité, Ombre qui passe et qui n'a plus été, Peux-tu m'entendre sans prodige ? Ah ! le prodige est ta bonté ! Je ne suis rien, Seigneur, mais ta soif me dévore ; L'homme est néant, mon Dieu, mais ce néant t'adore, Il s'élève par son amour ; Tu ne peux mépriser l'insecte qui t'honore, Tu ne peux repousser cette voix qui t'implore, Et qui vers ton divin séjour, Quand l'ombre s'évapore, S'élève avec l'aurore, Le soir gémit encore, Renaît avec le jour. Oui, dans ces champs d'azur que ta splendeur inonde, Où ton tonnerre gronde, Où tu veilles sur moi, Ces accents, ces soupirs animés par la foi, Vont chercher, d'astre en astre, un Dieu qui me réponde, Et d'échos en échos, comme des voix sur l'onde, Roulant de monde en monde Retentir jusqu'à toi. Florence, le 9 mars 1826.
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Villanelle rythmique
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : Villanelle rythmique Titre : Villanelle rythmique Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Quand viendra la saison nouvelle, Quand auront disparu les froids, Tous les deux, nous irons, ma belle, Pour cueillir le muguet au bois ; Sous nos pieds égrenant les perles Que l'on voit au matin trembler, Nous irons écouter les merles Siffler. Le printemps est venu, ma belle, C'est le mois des amants béni, Et l'oiseau, satinant son aile, Dit des vers au rebord du nid. Oh ! Viens donc sur le banc de mousse Pour parler de nos beaux amours, Et dis-moi de ta voix si douce : « Toujours ! » Loin, bien loin, égarant nos courses, Faisons fuir le lapin caché Et le daim au miroir des sources Admirant son grand bois penché ; Puis chez nous tout joyeux, tout aises, En panier enlaçant nos doigts, Revenons rapportant des fraises Des bois.
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Dieu
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Dieu Titre : Dieu Poète : Victor Hugo (1802-1885) Recueil : Dernière Gerbe (Posthume, 1902). Dieu. À travers ce qu'on sent confusément bruire, C'est lui qui fait trembler, c'est lui qui fait reluire L'oeil sous le cil baissé, l'eau sous la berge en fleurs ; Le rayon de la lune au bas des monts paisibles Et le vague reflet des choses invisibles Au front incliné des rêveurs.
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Tristesse
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Tristesse Titre : Tristesse Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Recueil : Poésies nouvelles (1850). J'ai perdu ma force et ma vie, Et mes amis et ma gaieté ; J'ai perdu jusqu'à la fierté Qui faisait croire à mon génie. Quand j'ai connu la Vérité, J'ai cru que c'était une amie ; Quand je l'ai comprise et sentie, J'en étais déjà dégoûté. Et pourtant elle est éternelle, Et ceux qui se sont passés d'elle Ici-bas ont tout ignoré. Dieu parle, il faut qu'on lui réponde. Le seul bien qui me reste au monde Est d'avoir quelquefois pleuré.
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Éloge de l'amour
Jean de La Fontaine (1621-1695)
Poésie : Éloge de l'amour Titre : Éloge de l'amour Poète : Jean de La Fontaine (1621-1695) Recueil : Les Amours de Psyché (1669). Tout l'Univers obéit à l'Amour ; Belle Psyché, soumettez-lui votre âme. Les autres dieux à ce dieu font la cour, Et leur pouvoir est moins doux que sa flamme. Des jeunes coeurs c'est le suprême bien Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien. Sans cet Amour, tant d'objets ravissants, Lambris dorés, bois, jardins, et fontaines, N'ont point d'appâts qui ne soient languissants, Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines. Des jeunes coeurs c'est le suprême bien Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien.
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Quand vous serez bien vieille
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Quand vous serez bien vieille Titre : Quand vous serez bien vieille Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Sonnets pour Hélène (1578). Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Assise auprès du feu, devisant et filant, Direz chantant mes vers, en vous émerveillant : Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Qui au bruit de mon nom ne s'aille réveillant, Bénissant votre nom de louange immortelle. Je serai sous la terre, et, fantôme sans os, Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ; Vous serez au foyer une vieille accroupie, Regrettant mon amour et votre fier dédain. Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain ; Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
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Pourtant si ta maîtresse est un petit putain
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Pourtant si ta maîtresse est un petit putain Titre : Pourtant si ta maîtresse est un petit putain Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Le second livre des Amours (1556). Pourtant si ta maîtresse est un petit putain, Tu ne dois pour cela te courroucer contre elle. Voudrais-tu bien haïr ton ami plus fidèle Pour être un peu jureur, ou trop haut à la main ? Il ne faut prendre ainsi tous péchés à dédain, Quand la faute en péchant n'est pas continuelle ; Puis il faut endurer d'une maîtresse belle Qui confesse sa faute, et s'en repent soudain. Tu me diras qu'honnête et gentille est t'amie, Et je te répondrai qu'honnête fut Cynthie, L'amie de Properce en vers ingénieux, Et si ne laissa pas de faire amour diverse. Endure donc, Ami, car tu ne vaux pas mieux Que Catulle valut, que Tibulle et Properce.
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Lucie
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Lucie Titre : Lucie Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saule au cimetière. J'aime son feuillage éploré ; La pâleur m'en est douce et chère, Et son ombre sera légère À la terre où je dormirai. Un soir, nous étions seuls, j'étais assis près d'elle ; Elle penchait la tête, et sur son clavecin Laissait, tout en rêvant, flotter sa blanche main. Ce n'était qu'un murmure : on eût dit les coups d'aile D'un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux, Et craignant en passant d'éveiller les oiseaux. Les tièdes voluptés des nuits mélancoliques Sortaient autour de nous du calice des fleurs. Les marronniers du parc et les chênes antiques Se berçaient doucement sous leurs rameaux en pleurs. Nous écoutions la nuit ; la croisée entr'ouverte Laissait venir à nous les parfums du printemps ; Les vents étaient muets, la plaine était déserte ; Nous étions seuls, pensifs, et nous avions quinze ans. Je regardais Lucie. Elle était pâle et blonde. Jamais deux yeux plus doux n'ont du ciel le plus pur Sondé la profondeur et réfléchi l'azur. Sa beauté m'enivrait ; je n'aimais qu'elle au monde. Mais je croyais l'aimer comme on aime une soeur, Tant ce qui venait d'elle était plein de pudeur ! Nous nous tûmes longtemps ; ma main touchait la sienne. Je regardais rêver son front triste et charmant, Et je sentais dans l'âme, à chaque mouvement, Combien peuvent sur nous, pour guérir toute peine, Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur, Jeunesse de visage et jeunesse de coeur. La lune, se levant dans un ciel sans nuage, D'un long réseau d'argent tout à coup l'inonda. Elle vit dans mes yeux resplendir son image ; Son sourire semblait d'un ange : elle chanta. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Fille de la douleur, harmonie ! harmonie ! Langue que pour l'amour inventa le génie ! Qui nous vins d'Italie, et qui lui vins des cieux ! Douce langue du coeur, la seule où la pensée, Cette vierge craintive et d'une ombre offensée, Passe en gardant son voile et sans craindre les yeux ! Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire Dans tes soupirs divins, nés de l'air qu'il respire, Tristes comme son coeur et doux comme sa voix ? On surprend un regard, une larme qui coule ; Le reste est un mystère ignoré de la foule, Comme celui des flots, de la nuit et des bois ! - Nous étions seuls, pensifs ; je regardais Lucie. L'écho de sa romance en nous semblait frémir. Elle appuya sur moi sa tête appesantie. Sentais-tu dans ton coeur Desdemona gémir, Pauvre enfant ? Tu pleurais ; sur ta bouche adorée Tu laissas tristement mes lèvres se poser, Et ce fut ta douleur qui reçut mon baiser. Telle je t'embrassai, froide et décolorée, Telle, deux mois après, tu fus mise au tombeau ; Telle, ô ma chaste fleur ! tu t'es évanouie. Ta mort fut un sourire aussi doux que ta vie, Et tu fus rapportée à Dieu dans ton berceau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Doux mystère du toit que l'innocence habite, Chansons, rêves d'amour, rires, propos d'enfant, Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend, Qui fis hésiter Faust au seuil de Marguerite, Candeur des premiers jours, qu'êtes-vous devenus ? Paix profonde à ton âme, enfant ! à ta mémoire ! Adieu ! ta blanche main sur le clavier d'ivoire, Durant les nuits d'été, ne voltigera plus... Mes chers amis, quand je mourrai, Plantez un saule au cimetière. J'aime son feuillage éploré ; La pâleur m'en est douce et chère, Et son ombre sera légère À la terre où je dormirai.
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Encore Dieu, mais avec des restrictions
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : Encore Dieu, mais avec des restrictions Titre : Encore Dieu, mais avec des restrictions Poète : Victor Hugo (1802-1885) Quel beau lieu ! Là le cèdre avec l'orme chuchote, L'âne est Iyrique et semble avoir vu Don Quichotte, Le tigre en cage a l'air d'un roi dans son palais, Les pachydermes sont effroyablement laids ; Et puis c'est littéraire, on rêve à des idylles De Viennet en voyant bâiller les crocodiles. Là, pendant qu'au babouin la singesse se vend, Pendant que le baudet contemple le savant, Et que le vautour fait au hibou bon visage, Certes, c'est un emploi du temps digne d'un sage De s'en aller songer dans cette ombre, parmi Ces arbres pleins de nids, où tout semble endormi Et veille, où le refus consent, où l'amour lutte, Et d'écouter le vent, ce doux joueur de flûte. Apprenons, laissons faire, aimons, les cieux sont grands ; Et devenons savants, et restons ignorants. Soyons sous l'infini des auditeurs honnêtes ; Rien n'est muet ni sourd ; voyons le plus de bêtes Que nous pouvons ; tirons partie de leurs leçons. Parce qu'autour de nous tout rêve, nous pensons. L'ignorance est un peu semblable à la prière ; L'homme est grand par devant et petit par derrière ; C'est, d'Euclide à Newton, de Job à Réaumur, Un indiscret qui veut voir par-dessus le mur, Et la nature, au fond très moqueuse, paraphe Notre science avec le cou de la girafe. Tâchez de voir, c'est bien. Épiez. Notre esprit Pousse notre science à guetter ; Dieu sourit, Vieux malin. Je l'ai dit, Dieu prête à la critique. Il n'est pas sobre. Il est débordant, frénétique, Inconvenant ; ici le nain, là le géant, Tout à la fois ; énorme ; il manque de néant. Il abuse du gouffre, il abuse du prisme. Tout, c'est trop. Son soleil va jusqu'au gongorisme ; Lumière outrée. Oui, Dieu vraiment est inégal ; Ici la Sibérie, et là le Sénégal ; Et partout l'antithèse ! il faut qu'on s'y résigne ; S'il fait noir le corbeau, c'est qu'il fit blanc le cygne ; Aujourd'hui Dieu nous gèle, hier il nous chauffait. Comme à l'académie on lui dirait son fait ! Que nous veut la comète ? À quoi sert le bolide ? Quand on est un pédant sérieux et solide, Plus on est ébloui, moins on est satisfait ; La férule à Batteux, le sabre à Galifet Ne tolèrent pas Dieu sans quelque impatience ; Dieu trouble l'ordre ; il met sur les dents la science ; À peine a-t-on fini qu'il faut recommencer ; Il semble que l'on sent dans la main vous glisser On ne sait quel serpent tout écaillé d'aurore. Dès que vous avez dit : assez ! il dit : encore ! Ce démagogue donne au pauvre autant de fleurs Qu'au riche ; il ne sait pas se borner ; ses couleurs, Ses rayons, ses éclairs, c'est plus qu'on ne souhaite. Ah ! tout cela fait mal aux yeux ! dit la chouette. Et la chouette, c'est la sagesse. Il est sûr Que Dieu taille à son gré le monde en plein azur ; Il mêle l'ironie à son tonnerre épique ; Si l'on plane il foudroie et si l'on broute il pique. (Je ne m'étonne pas que Planche eût l'air piqué.) Le vent, voix sans raison, sorte de bruit manqué, Sans jamais s'expliquer et sans jamais conclure, Rabâche, et l'océan n'est pas exempt d'enflure. Quant à moi, je serais, j'en fais ici l'aveu, Curieux de savoir ce que diraient de Dieu, Du monde qu'il régit, du ciel qu'il exagère, De l'infini, sinistre et confuse étagère, De tout ce que ce Dieu prodigue, des amas D'étoiles de tout genre et de tous les formats, De sa façon d'emplir d'astres le télescope, Nonotte et Baculard dans le café Procope.
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Aspiration
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Aspiration Titre : Aspiration Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Cette vallée est triste et grise : un froid brouillard Pèse sur elle ; L'horizon est ridé comme un front de vieillard ; Oiseau, gazelle, Prêtez-moi votre vol ; éclair, emporte-moi ! Vite, bien vite, Vers ces plaines du ciel où le printemps est roi, Et nous invite À la fête éternelle, au concert éclatant Qui toujours vibre, Et dont l'écho lointain, de mon cœur palpitant Trouble la fibre. Là, rayonnent, sous l'oeil de Dieu qui les bénit, Des fleurs étranges, Là, sont des arbres où gazouillent comme un nid Des milliers d'anges ; Là, tous les sons rêves, là, toutes les splendeurs Inabordables Forment, par un hymen miraculeux, des chœurs Inénarrables ! Là, des vaisseaux sans nombre, aux cordages de feu Fendent les ondes D'un lac de diamant où se peint le ciel bleu Avec les mondes ; Là, dans les airs charmés, volèrent des odeurs Enchanteresses, Enivrant à la fois les cerveaux et les cœurs De leurs caresses. Des vierges, à la chair phosphorescente, aux yeux Dont l'orbe austère Contient l'immensité sidérale des cieux Et du mystère, Y baisent chastement, comme il sied aux péris, Le saint poète, Qui voit tourbillonner des légions d'esprits Dessus sa tête. L'âme, dans cet Éden, boit à flots l'idéal, Torrent splendide, Qui tombe des hauts lieux et roule son cristal Sans une ride. Ah ! pour me transporter dans ce septième ciel, Moi, pauvre hère, Moi, frêle fils d'Adam, cœur tout matériel, Loin de la terre, Loin de ce monde impur où le fait chaque jour Détruit le rêve, Où l'or remplace tout, la beauté, l'art, l'amour, Où ne se lève Aucune gloire un peu pure que les siffleurs Ne la déflorent, Où les artistes pour désarmer les railleurs Se déshonorent, Loin de ce bagne où, hors le débauché qui dort, Tous sont infâmes, Loin de tout ce qui vit, loin des hommes, encor Plus loin des femmes, Aigle, au rêveur hardi, pour l'enlever du sol, Ouvre ton aile ! Éclair, emporte-moi ! Prêtez-moi votre vol, Oiseau, gazelle !
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L'ennemi se déguise en l'Ennui
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : L'ennemi se déguise en l'Ennui Titre : L'ennemi se déguise en l'Ennui Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Recueil : Sagesse (1881). L'ennemi se déguise en l'Ennui Et me dit : « A quoi bon, pauvre dupe ? » Moi je passe et me moque de lui. L'ennemi se déguise en la Chair Et me dit : « Bah, bah, vive une jupe ! » Moi j'écarte le conseil amer. L'ennemi se transforme en un Ange De lumière et dit : « Qu'est ton effort A côté des tributs de louange Et de Foi dus au Père céleste ? Ton Amour va-t-il jusqu'à la mort ? » Je réponds : « L'Espérance me reste. » Comme c'est le vieux logicien, Il a fait bientôt de me réduire A ne plus vouloir répliquer rien. Mais sachant qui c'est, épouvanté De ne plus sentir les mondes luire, Je prierai pour de l'humilité.
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Je suis homme né pour mourir
Pierre de Ronsard (1524-1585)
Poésie : Je suis homme né pour mourir Titre : Je suis homme né pour mourir Poète : Pierre de Ronsard (1524-1585) Recueil : Poésies diverses (1587). Je suis homme né pour mourir, Je suis bien seur que du trespas Je ne me sçaurois secourir Que poudre je n'aille là-bas. Je cognois bien les ans que j'ay, Mais ceux qui me doivent venir, Bons ou mauvais, je ne les sçay, Ni quand mon âge doit finir. Pour ce fuyés-vous-en, esmoy, Qui rongez mon coeur à tous coups, Fuyés-vous-en bien loin de moy, Je n'ay que faire avecque vous. Au moins avant que trespasser, Que je puis à mon aise un jour Jouer, sauter, rire et danser, Avecque Bacchus, et Amour.
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J'ai dit à l'esprit vain, à l'ostentation
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : J'ai dit à l'esprit vain, à l'ostentation Titre : J'ai dit à l'esprit vain, à l'ostentation Poète : Paul Verlaine (1844-1896) J'ai dit à l'esprit vain, à l'ostentation, L'Ilion de l'orgueil futile, le Sion De la frivolité sans cœur et sans entrailles, La citadelle enfin du Faux : « Croulez, murailles Ridicules et pis, remparts bêtes et pis. Contrescarpes, sautez comme autant de tapis Qu'un valet matinal aux fenêtres secoue, Fossés que l'eau remplit, concrétez-vous en boue Qu'il ne reste plus rien qu'un souvenir banal De tout votre appareil, et que cet arsenal, Chics fougueux et froids, mots secs, phrase redondante, Et cætera, se rende à l'émeute grondante Des sentiments enfin naturels et réels. » Ah ! j'en suis revenu, des « dandysmes » « cruels » Vrais ou faux, dans la vie (accident ou coutume) Ou dans l'art ou tout bêtement dans le costume. Le vêtement de son état avec le moins De taches et de trous possible, apte aux besoins, Aux lies, aux chics qu'il faut, le linge, mal terrible D'empois et d'amidon, le plus fréquent possible, Et souple et frais autour du corps dispos aussi, Voilà pour le costume, et quant à l'art, voici : L'art tout d'abord doit être et paraître sincère Et clair, absolument : c'est la loi nécessaire Et dure, n'est-ce pas, les jeunes, mais la loi ; Car le public, non le premier venu, mais moi, Mais mes pairs et moi, par exemple, vieux complices, Nous, promoteurs de vos, de nos pauvres malices. Nous autres qu'au besoin vous sauriez bien chercher, Le vrai, le seul Public qu'il faille raccrocher. Le Public, pour user de ce mot ridicule, Dorénavant il bat en retraite et recule Devant vos trucs un peu trop niais d'aujourd'hui, Tordu par le fou rire ou navré par l'ennui. L'art, mes enfants, c'est d'être absolument soi-même, Et qui m'aime me suive et qui me suit qu'il m'aime, Et si personne n'aime ou me suit, allons seul. Mais traditionnel et soyons notre aïeul ! Obéissons au sang qui coule dans nos veines Et qui ne peut broncher en conjectures vaines. Flux de verve gauloise et flot d'aplomb romain Avec, puisqu'un peu Franc, de bon limon germain, Moyennant cette allure et par cette assurance Il pourra bien germer des artistes en France. Mais, plus de fioritures, bons petits, Ni de ce pessimisme et ni du cliquetis De ce ricanement comme d'armes faussées, Et ni de ce scepticisme en sottes fusées ; Autrement c'est la mort et je vous le prédis De ma voix de bonhomme, encore un peu. Jadis. Foin ! d'un art qui blasphème et fi ! d'un art qui pose, Et vive un vers bien simple, autrement c'est la prose. La Simplicité, — c'est d'ailleurs l'avis rara, — Ô la Simplicité, tout-puissant, qui l'aura Véritable, au service, en outre, de la Vie Elle vous rend bon, franc, vous demi-déifie. Que dis-je ? elle vous déifie en Jésus-Christ Par l'opération du même Saint-Esprit Et l'humblesse sans nom de son Eucharistie, Sur les siècles épand l'ordre et la sympathie, Règne avec la candeur et lutte par la foi, Mais la foi tout de go, sans peur et sans émoi Ni de ces grands raffinements des exégètes, Elle trempe les cœurs, rassérène les têtes, Enfante la vertu, met en fuite le mal Et fixerait le monde en son état normal N'était la Liberté que Dieu dispense aux âmes Et dont le premier homme et nous, nous abusâmes Jusqu'aux tristes excès où nous nous épuisons Dans des complexités comme autant de prisons. Et puis, c'est l'unité désirable et suprême : On vit simple, comme on naît simple, comme on aime Quand on aime vraiment et fort, et comme on hait Et comme l'on pardonne, au bout, lorsque l'on est Purement, nettement simple et l'on meurt de même, Comme on naît, comme on vit, comme on hait, comme on aime, Car aimer c'est l'Alpha, fils, et c'est l'Oméga Des simples que le Dieu simple et bon délégua Pour témoigner de lui sur cette sombre terre En attendant leur vol calme dans sa lumière. Oui, d'être absolument soi-même, absolument ! D'être un brave homme épris de vivre, et réclamant Sa place à toi, juste Soleil de tout le monde. Sans plus se soucier, naïveté profonde ! De ce tiers, l'apparat, que du fracas, ce quart, Pour le costume, dans la vie et quant à l'art ; Dédaigneux au superlatif de la réclame, Un digne homme amoureux et frère de la Femme, Élevant ses enfants pour ici-bas et pour Leur lot gagné dûment en le meilleur Séjour, Fervent de la patrie et doux aux misérables, Fier pourtant, partant, aux refus inexorables Devant les préjugés et la banalité Assumant à l'envi ce masque dégoûté Qui rompt la patience et provoque la claque Et, pour un peu, ferait défoncer la baraque ! Rude à l'orgueil tout en pitoyant l'orgueilleux, Mais dur au fat et l'écrasant d'un mot joyeux S'il juge toutefois qu'il en vaille la peine Et que sa nullité soit digne de l'aubaine. Oui, d'être et de mourir loin d'un siècle gourmé Dans la franchise, ô vivre et mourir enfermé, Et s'il nous faut, par surcroît, de posthumes socles, Gloire au poète pur en ces jours de monocles !
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J'ai dans mon cœur
Théophile Gautier (1811-1872)
Poésie : J'ai dans mon cœur Titre : J'ai dans mon cœur Poète : Théophile Gautier (1811-1872) Recueil : Espana (1845). J'ai dans mon coeur, dont tout voile s'écarte, Deux bancs d'ivoire, une table en cristal, Où sont assis, tenant chacun leur carte, Ton faux amour et mon amour loyal. J'ai dans mon coeur, dans mon coeur diaphane, Ton nom chéri qu'enferme un coffret d'or ; Prends-en la clef, car nulle main profane Ne doit l'ouvrir ni ne l'ouvrit encor. Fouille mon coeur, ce coeur que tu dédaignes Et qui pourtant n'est peuplé que de toi, Et tu verras, mon amour, que tu règnes Sur un pays dont nul homme n'est roi !
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La mort du duc de Berry
Victor Hugo (1802-1885)
Poésie : La mort du duc de Berry Titre : La mort du duc de Berry Poète : Victor Hugo (1802-1885) Le Meurtre, d'une main violente, brise les liens Les plus sacrés, La Mort vient enlever le jeune homme florissant, Et le Malheur s'approche comme un ennemi rusé Au milieu des jours de fête. Schiller. I. Modérons les transports d'une ivresse insensée ; Le passage est bien court de la joie aux douleurs ; La mort aime à poser sa main lourde et glacée Sur des fronts couronnés de fleurs. Demain, souillés de cendre, humbles, courbant nos têtes, Le vain souvenir de nos fêtes Sera pour nous presque un remords ; Nos jeux seront suivis des pompes sépulcrales ; Car chez nous, malheureux ! l'hymne des saturnales Sert de prélude au chant des morts. II. Fuis les banquets, fais trêve à ton joyeux délire, Paris, triste cité ! détourne tes regards Vers le cirque où l'on voit aux accords de la lyre S'unir les prestiges des arts. Chœurs, interrompez-vous ; cessez, danses légères ; Qu'on change en torches funéraires Ces feux purs, ces brillants flambeaux ; — Dans cette enceinte, auprès d'une couche sanglante, J'entends un prêtre saint dont la voix chancelante Dit la prière des tombeaux. Sous ces lambris, frappés des éclats de la joie, Près d'un lit où soupire un mourant étendu, D'une famille auguste, au désespoir en proie, Je vois le cortège éperdu. C'est un père à genoux, c'est un frère en alarmes, Une sœur qui n'a point de larmes Pour calmer ses sombres douleurs ; Car ses affreux revers ont, dès son plus jeune âge, Dans ses yeux, enflammés d'un si mâle courage, Tari la source de ses pleurs. Sur l'échafaud, aux cris d'un sénat sanguinaire, Sa mère est morte en reine et son père en héros ; Elle a vu dans les fers périr son jeune frère, Et n'a pu trouver des bourreaux. Et, quand des rois ligués la main brisa ses chaînes, Longtemps, sur des rives lointaines, Elle a fui nos bords désolés ; Elle a revu la France, après tant de misères, Pour apprendre, en rentrant au palais de ses pères, Que ses maux n'étaient pas comblés. Plus loin, c'est une épouse... Oh ! qui peindra ses craintes, Sa force, ses doux soins, son amour assidu ? Hélas ! et qui dira ses lamentables plaintes, Quand tout espoir sera perdu ? Quels étaient nos transports, ô vierge de Sicile, Quand naguère à ta main docile Berry joignit sa noble main ! Devais-tu donc, princesse, en touchant ce rivage, Voir sitôt succéder le crêpe du veuvage Au chaste voile de l'hymen ? Berry, quand nous vantions ta paisible conquête, Nos chants ont réveillé le dragon endormi ; L'Anarchie en grondant a relevé sa tête, Et l'enfer même en a frémi. Elle a rugi ; soudain, du milieu des ténèbres, Clément poussa des cris funèbres, Ravaillac agita ses fers ; Et le monstre, étendant ses deux ailes livides, Aux applaudissements des ombres régicides, S'envola du fond des enfers. Le démon, vers nos bords tournant son vol funeste, Voulut, brisant ces lys qu'il flétrit tant de fois, Epuiser d'un seul coup le déplorable reste D'un sang trop fertile en bons rois. Longtemps le sbire obscur qu'il arma pour son crime, Rêveur, autour de la victime Promena ses affreux loisirs ; Enfin le ciel permet que son vœu s'accomplisse ; Pleurons tous, car le meurtre a choisi pour complice Le tumulte de nos plaisirs. Le fer brille... un cri part : guerriers, volez aux armes ! C'en est fait ; la duchesse accourt en pâlissant ; Son bras soutient Berry, qu'elle arrose de larmes, Et qui l'inonde de son sang. Dressez un lit funèbre : est-il quelque espérance ?... Hélas ! un lugubre silence A condamné son triste époux. Assistez-le, madame, en ce moment horrible ; Les soins cruels de l'art le rendront plus terrible, Les vôtres le rendront plus doux. Monarque en cheveux blancs, hâte-toi, le temps presse ; Un Bourbon va rentrer au sein de ses aïeux ; Viens, accours vers ce fils, l'espoir de ta vieillesse ; Car ta main doit fermer ses yeux ! Il a béni sa fille, à son amour ravie ; Puis, des vanités de sa vie Il proclame un noble abandon ; Vivant, il pardonna ses maux à la patrie ; Et son dernier soupir, digne du Dieu qu'il prie, Est encore un cri de pardon. Mort sublime ! ô regrets ! vois sa grande âme et pleure, Porte au ciel tes clameurs, ô peuple désolé ! Tu l'as trop peu connu ; c'est à sa dernière heure Que le héros s'est révélé. Pour consoler la veuve, apportez l'orpheline ; Donnez sa fille à Caroline, La nature encore a ses droits. Mais, quand périt l'espoir d'une tige féconde, Qui pourra consoler, dans se terreur profonde, La France, veuve de ses rois ? À l'horrible récit, quels cris expiatoires Vont poussez nos guerriers, fameux par leur valeur ! L'Europe, qu'ébranlait le bruit de leurs victoires, Va retentir de leur douleur. Mais toi, que diras-tu, chère et noble Vendée ? Si longtemps de sang inondée, Tes regrets seront superflus ; Et tu seras semblable à la mère accablée, Qui s'assied sur sa couche et pleure inconsolée, Parce que son enfant n'est plus ! Bientôt vers Saint-Denis, désertant nos murailles, Au bruit sourd des clairons, peuple, prêtres, soldats, Nous suivrons à pas lents le char des funérailles, Entouré des chars des combats. Hélas ! jadis souillé par des mains téméraires, Saint-Denis, où dormaient ses pères, A vu déjà bien des forfaits ; Du moins, puisse, à l'abri des complots parricides, Sous ces murs profanés, parmi ces tombes vides, Sa cendre reposer en paix ! III. D'Enghien s'étonnera, dans les célestes sphères, De voir sitôt l'ami, cher à ses jeunes ans, À qui le vieux Condé, prêt à quitter nos terres, Léguait ses devoirs bienfaisants. À l'aspect de Berry, leur dernière espérance, Des rois que révère la France Les ombres frémiront d'effroi ; Deux héros gémiront sur leurs races éteintes, Et le vainqueur d'Ivry viendra mêler ses plaintes Aux pleurs du vainqueur de Rocroy. Ainsi, Bourbon, au bruit du forfait sanguinaires, On te vit vers d'Artois accourir désolé ; Car tu savais les maux que laisse au cœur d'un père Un fils avant l'âge immolé. Mais bientôt, chancelant dans ta marche incertaine, L'affreux souvenir de Vincennes Vint s'offrir à tes sens glacés ; Tu pâlis ; et d'Artois, dans la douleur commune, Sembla presque oublier sa récente infortune, Pour plaindre tes revers passés. Et toi, veuve éplorée, au milieu de l'orage Attends des jours plus doux, espère un sort meilleur ; Prends ta sœur pour modèle, et puisse ton courage Etre aussi grand que ton malheur ! Tu porteras comme elle une urne funéraire ; Comme elle, au sein du sanctuaire, Tu gémiras sur un cercueil ; L'hydre des factions, qui, par des morts célèbres, A marqué pour ta sœur tant d'époques funèbres, Te fait aussi ton jour de deuil ! IV. Pourtant, ô frêle appui de la tige royale, Si Dieu par ton secours signale son pouvoir, Tu peux sauver la France, et de l'hydre infernale Tromper encor l'affreux espoir. Ainsi, quand le Serpent, auteur de tous les crimes, Vouait d'avance aux noirs abîmes L'homme que son forfait perdit, Le Seigneur abaissa sa farouche arrogance ; Une femme apparut, qui, faible et sans défense, Brisa du pied son front maudit. Février 1820.
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Stances - Sur le costume
Alfred de Musset (1810-1857)
Poésie : Stances - Sur le costume Titre : Stances - Sur le costume Poète : Alfred de Musset (1810-1857) Voltaire, ombre auguste et suprême, Roi des madrigaux à la crème Des vermillons et des paniers Assis au pied de ta statue, Je me disais : « Qu'est devenue Cette perruque à trois lauriers ? Ô Corisandres ! me disais-je, Mouches que, sur un sein de neige, L'abbé posait du bout du doigt ! Bonnes marquises, nos aïeules, Qui, sans être par trop bégueules, Rendiez à Dieu ce qu'on lui doit ! Et vous, héros frappés du foudre, Hélas ! – Et deux règnes de poudre, En un demi-siècle effacés !... » Quand, l'autre soir, dans une fête, Mon regard tout à coup s'arrête Sur un minois des temps passés ! Mais ce n'était point, ô Voltaire ! Une mouche de douairière Qui ravive un œil défaillant ; C'était la plus discrète mouche Qui puisse effleurer une bouche Plus rose que le lys n'est blanc. Fine mouche, comme on peut croire, Qui, pour poser son aile noire, Entre les roses du jardin, Avait choisi, comme l'abeille, La plus fraîche et la plus vermeille De toutes celles du matin. Reste donc, mouche bienheureuse. Si cette abeille voyageuse, Qui, volant jadis, nous dit-on, Entre les bosquets de la Grèce, Vint chatouiller la lèvre épaisse Du grand philosophe Platon, Eût trouvé, dans l'ombre mi-close, Cette fleur aux feuilles de rose, Qu'eût-elle fait que s'arrêter Sur cette perle d'Angleterre, Lèvres que le ciel n'a pu faire Que pour sourire ou pour chanter ?
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Philosophie
Alphonse de Lamartine (1790-1869)
Poésie : Philosophie Titre : Philosophie Poète : Alphonse de Lamartine (1790-1869) (Au Marquis de Lamaisonfort) Oh ! qui m'emportera vers les tièdes rivages, Où l'Arno couronné de ses pâles ombrages, Aux murs des Médicis en sa course arrêté, Réfléchit le palais par un sage habité, Et semble, au bruit flatteur de son onde plus lente, Murmurer les grands noms de Pétrarque et du Dante ? Ou plutôt, que ne puis-je, au doux tomber du jour, Quand le front soulagé du fardeau de la cour, Tu vas sous tes bosquets chercher ton Égérie, Suivre, en rêvant, tes pas de prairie en prairie ; Jusqu'au modeste toit par tes mains embelli, Où tu cours adorer le silence et l'oubli ! J'adore aussi ces dieux : depuis que la sagesse Aux rayons du malheur a mûri ma jeunesse, Pour nourrir ma raison des seuls fruits immortels, J'y cherche en soupirant l'ombre de leurs autels ; Et, s'il est au sommet de la verte colline, S'il est sur le penchant du coteau qui s'incline, S'il est aux bords déserts du torrent ignoré Quelque rustique abri, de verdure entouré, Dont le pampre arrondi sur le seuil domestique Dessine en serpentant le flexible portique ; Semblable à la colombe errante sur les eaux, Qui, des cèdres d'Arar découvrant les rameaux, Vola sur leur sommet poser ses pieds de rose, Soudain mon âme errante y vole et s'y repose ! Aussi, pendant qu'admis dans les conseils des rois, Représentant d'un maître honoré par son choix, Tu tiens un des grands fils de la trame du monde ; Moi, parmi les pasteurs, assis aux bords de l'onde, Je suis d'un oeil rêveur les barques sur les eaux ; J'écoute les soupirs du vent dans les roseaux ; Nonchalamment couché près du lit des fontaines, Je suis l'ombre qui tourne autour du tronc des chênes, Ou je grave un vain nom sur l'écorce des bois, Ou je parle à l'écho qui répond à ma voix, Ou dans le vague azur contemplant les nuages, Je laisse errer comme eux mes flottantes images ; La nuit tombe, et le Temps, de son doigt redouté, Me marque un jour de plus que je n'ai pas compté ! Quelquefois seulement quand mon âme oppressée Sent en rythmes nombreux déborder ma pensée ; Au souffle inspirateur du soir dans les déserts, Ma lyre abandonnée exhale encor des vers ! J'aime à sentir ces fruits d'une sève plus mûre, Tomber, sans qu'on les cueille, au gré de la nature, Comme le sauvageon secoué par les vents, Sur les gazons flétris, de ses rameaux mouvants Laisse tomber ces fruits que la branche abandonne, Et qui meurent au pied de l'arbre qui les donne ! Il fut un temps, peut-être, où mes jours mieux remplis, Par la gloire éclairés, par l'amour embellis, Et fuyant loin de moi sur des ailes rapides, Dans la nuit du passé ne tombaient pas si vides. Aux douteuses clartés de l'humaine raison, Egaré dans les cieux sur les pas de Platon, Par ma propre vertu je cherchais à connaître Si l'âme est en effet un souffle du grand être ; Si ce rayon divers, dans l'argile enfermé, Doit être par la mort éteint ou rallumé ; S'il doit après mille ans revivre sur la terre ; Ou si, changeant sept fois de destins et de sphère, Et montant d'astre en astre à son centre divin, D'un but qui fuit toujours il s'approche sans fin ? Si dans ces changements nos souvenirs survivent ? Si nos soins, nos amours, si nos vertus nous suivent S'il est un juge assis aux portes des enfers, Qui sépare à jamais les justes des pervers ? S'il est de saintes lois qui, du ciel émanées, Des empires mortels prolongent les années, Jettent un frein au peuple indocile à leur voix, Et placent l'équité sous la garde des rois ? Ou si d'un dieu qui dort l'aveugle nonchalance Laisse au gré du destin trébucher sa balance, Et livre, en détournant ses yeux indifférents, La nature au hasard, et la terre aux tyrans ? Mais ainsi que des cieux, où son vol se déploie, L'aigle souvent trompé redescend sans sa proie, Dans ces vastes hauteurs où mon oeil s'est porté Je n'ai rien découvert que doute et vanité ! Et las d'errer sans fin dans des champs sans limite, Au seul jour où je vis, au seul bord que j'habite, J'ai borné désormais ma pensée et mes soins : Pourvu qu'un dieu caché fournisse à mes besoins ! Pourvu que dans les bras d'une épouse chérie Je goûte obscurément les doux fruits de ma vie ! Que le rustique enclos par mes pères planté Me donne un toit l'hiver, et de l'ombre l'été ; Et que d'heureux enfants ma table couronnée D'un convive de plus se peuple chaque année ! Ami ! je n'irai plus ravir si loin de moi, Dans les secrets de Dieu ces comment ; ces pourquoi, Ni du risible effort de mon faible génie, Aider péniblement la sagesse infinie ! Vivre est assez pour nous ; un plus sage l'a dit : Le soin de chaque jour à chaque jour suffit. Humble, et du saint des saints respectant les mystères, J'héritai l'innocence et le dieu de mes pères ; En inclinant mon front j'élève à lui mes bras, Car la terre l'adore et ne le comprend pas : Semblable à l'Alcyon, que la mer dorme ou gronde, Qui dans son nid flottant s'endort en paix sur l'onde, Me reposant sur Dieu du soin de me guider A ce port invisible où tout doit aborder, Je laisse mon esprit, libre d'inquiétude, D'un facile bonheur faisant sa seule étude, Et prêtant sans orgueil la voile à tous les vents, Les yeux tournés vers lui, suivre le cours du temps. Toi, qui longtemps battu des vents et de l'orage, Jouissant aujourd'hui de ce ciel sans nuage, Du sein de ton repos contemples du même oeil Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil ; Dont la raison facile, et chaste sans rudesse, Des sages de ton temps n'a pris que la sagesse, Et qui reçus d'en haut ce don mystérieux De parler aux mortels dans la langue des dieux ; De ces bords enchanteurs où ta voix me convie, Où s'écoule à flots purs l'automne de ta vie, Où les eaux et les fleurs, et l'ombre, et l'amitié, De tes jours nonchalants usurpent la moitié, Dans ces vers inégaux que ta muse entrelace, Dis-nous, comme autrefois nous l'aurait dit Horace, Si l'homme doit combattre ou suivre son destin ? Si je me suis trompé de but ou de chemin ? S'il est vers la sagesse une autre route à suivre ? Et si l'art d'être heureux n'est pas tout l'art de vivre.
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Du plus malheureux des amants
Évariste de Parny (1753-1814)
Poésie : Du plus malheureux des amants Titre : Du plus malheureux des amants Poète : Évariste de Parny (1753-1814) Élégie I. Du plus malheureux des amants Elle avait essuyé les larmes, Sur la foi des nouveaux serments Ma tendresse était sans alarmes ; J'en ai cru son dernier baiser ; Mon aveuglement fut extrême. Qu'il est facile d'abuser L'amant qui s'abuse lui-même ! Des yeux timides et baissés, Une voix naïve et qui touche, Des bras autour du cou passés, Un baiser donné sur la bouche, Tout cela n'est point de l'amour. J'y fus trompé jusqu'à ce jour. Je divinisais les faiblesses ; Et ma sotte crédulité N'osait des plus folles promesses Soupçonner la sincérité ; Je croyais surtout aux caresses. Hélas ! en perdant mon erreur, Je perds le charme de la vie. J'ai partout cherché la candeur, Partout j'ai vu la perfidie. Le dégoût a flétri mon cœur. Je renonce au plaisir trompeur, Je renonce à mon infidèle ; Et, dans ma tristesse mortelle, Je me repens de mon bonheur.
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L'aube spirituelle
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : L'aube spirituelle Titre : L'aube spirituelle Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil : Les fleurs du mal (1857). Sonnet. Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille Entre en société de l'Idéal rongeur, Par l'opération d'un mystère vengeur Dans la brute assoupie un ange se réveille. Des Cieux Spirituels l'inaccessible azur, Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre, S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre. Ainsi, chère Déesse, Être lucide et pur, Sur les débris fumeux des stupides orgies Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant, A mes yeux agrandis voltige incessamment. Le soleil a noirci la flamme des bougies ; Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil, Ame resplendissante, à l'immortel soleil !
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Les sapins
Anatole France (1844-1924)
Poésie : Les sapins Titre : Les sapins Poète : Anatole France (1844-1924) On entend l'Océan heurter les promontoires ; De lunaires clartés blêmissent le ravin Où l'homme perdu, seul, épars, se cherche en vain ; Le vent du nord, sonnant dans les frondaisons noires, Sur les choses sans forme épand l'effroi divin. Paisibles habitants aux lentes destinées, Les grands sapins, pleins d'ombre et d'agrestes senteurs, De leurs sommets aigus couronnent les hauteurs ; Leurs branches, sans fléchir, vers le gouffre inclinées, Tristes, semblent porter d'iniques pesanteurs. Ils n'ont point de ramure aux nids hospitalière, Ils ne sont pas fleuris d'oiseaux et de soleil, Ils ne sentent jamais rire le jour vermeil ; Et, peuple enveloppé dans la nuit familière, Sur la terre autour d'eux pèse un muet sommeil. La vie, unique bien et part de toute chose, Divine volupté des êtres, don des fleurs, Seule source de joie et trésor de douleurs, Sous leur rigide écorce est cependant enclose Et répand dans leur corps ses secrètes chaleurs. Ils vivent. Dans la brume et la neige et le givre, Sous l'assaut coutumier des orageux hivers, Leurs veines sourdement animent leurs bras verts, Et suscitent en eux cette gloire de vivre Dont le charme puissant exalte l'univers. Pour la fraîcheur du sol d'où leur pied blanc s'élève, Pour les vents glacials, dont les tourbillons sourds Font à peine bouger leurs bras épais et lourds, Et pour l'air, leur pâture, avec la vive sève, Coulent dans tout leur sein d'insensibles amours. En souvenir de l'âge où leurs aïeux antiques, D'un givre séculaire étreints rigidement, Respiraient les frimas, seuls, sur l'escarpement Des glaciers où roulaient des îlots granitiques, L'hiver les réjouit dans l'engourdissement. Mais quand l'air tiédira leurs ténèbres profondes, Ils ne sentiront pas leur être ranimé Multiplier sa vie au doux soleil de mai, En de divines fleurs d'elles-mêmes fécondes, Portant chacune un fruit dans son sein parfumé. Leurs flancs s'épuiseront à former pour les brises Ces nuages perdus et de nouveaux encor, En qui s'envoleront leurs esprits, blond trésor, Afin qu'en la forêt quelques grappes éprises Tressaillent sous un grain de la poussière d'or. Ce fut jadis ainsi que la fleur maternelle Les conçut au frisson d'un vent mystérieux ; C'est ainsi qu'à leur tour, pères laborieux, Ils livrent largement à la brise infidèle La vie, immortel don des antiques aïeux. Car l'ancêtre premier dont ils ont reçu l'être Prit sur la terre avare, en des âges lointains, Une rude nature et de mornes destins ; Et les sapins, encor semblables à l'ancêtre, Éternisent en eux les vieux mondes éteints.
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Immaculée conception
Paul Verlaine (1844-1896)
Poésie : Immaculée conception Titre : Immaculée conception Poète : Paul Verlaine (1844-1896) Vous fûtes conçue immaculée, Ainsi l'Église l'a constaté Pour faire notre âme consolée Et notre fois plus fort conseillée, Et notre esprit plus ferme et bandé. La raison veut ce dogme et l'assume. La charité l'embrasse et s'y tient, Et Satan grince et l'enfer écume Et hurle : « L'Ève prédite vient Dont le Serpent saura l'amertume » : Sous la tutelle et dans l'onction De votre chaste et sainte mère Anne, Vous grandissez en perfection Jusqu'à votre présentation Au temple saint, loin du bruit profane, Du monde vain que fuira Jésus Et, comme lui, toute au pauvre monde. Vous atteignez dans de pieux us L'époque où, dans sa pitié profonde. Dieu veut que de vous sorte Jésus ! L'ange qui vous salua la mère Du Rédempteur que Dieu nous donnait Ne troubla pas votre candeur fière Qui dit comme Dieu de la lumière : « Ce que vous m'annoncez me soit fait. » Et tout le temps que vivra le Maître, Vous le passerez obscurément, Sans rien vouloir savoir ou connaître Que de l'aimer comme il daigne l'être, Jusqu'à sa mort, prise saintement. Aussi, quand vous-même rendez l'âme, Pendant à votre conception Immaculée, un décret proclame Pour vous la tombe un séjour infâme, Vous soustrait à la corruption, Et vous enlève au séjour de la gloire D'où vous régnez sur l'Ange et sur nous. Participant à toute l'histoire De notre vie intime et de tous Les hauts débats de la grande histoire.
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L'amour
Victoire Babois (1760-1839)
Poésie : L'amour Titre : L'amour Poète : Victoire Babois (1760-1839) Tout n'est qu'amour dans la nature Pour un cœur enflammé d'amour : Le printemps nous rend la verdure Pour offrir un trône à l'amour ; L'astre brillant de la lumière Devient le flambeau de l'amour ; La nuit sur la nature entière Etend le bandeau de l'amour. Clarté naissante de l'aurore, C'est l'espoir d'un naissant amour ; Chaque printemps reçoit de Flore Les seuls dons qu'ose offrir l'amour. Des bosquets le silence et l'ombre Protègent doux pensers d'amour ; Le soir, dans la forêt plus sombre, Echo redit chanson d'amour. Ruisseau murmure dans la plaine Les tendres plaintes de l'amour ; De Zéphirs l'amoureuse haleine Prolonge un soupir de l'amour. Sur le feuillage qu'il anime L'oiseau naît pour chanter l'amour ; Et le cœur même qu'il opprime Se plaît à célébrer l'amour. Craignons la foudre et sa furie Moins qu'un orage de l'amour ; Craignons moins de perdre la vie Que de survivre à notre amour. Songeons qu'avide jouissance Traîne après soi regrets d'amour, Et qu'en altérant l'innocence, Nous altérons aussi l'amour.
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L'irréparable
Charles Baudelaire (1821-1867)
Poésie : L'irréparable Titre : L'irréparable Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, Qui vit, s'agite et se tortille, Et se nourrit de nous comme le ver des morts, Comme du chêne la chenille ? Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ? Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane, Noierons-nous ce vieil ennemi, Destructeur et gourmand comme la courtisane, Patient comme la fourmi ? Dans quel philtre ? - dans quel vin ? - dans quelle tisane ? Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais, A cet esprit comblé d'angoisse Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés, Que le sabot du cheval froisse, Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais, A cet agonisant que le loup déjà flaire Et que surveille le corbeau, A ce soldat brisé ! s'il faut qu'il désespère D'avoir sa croix et son tombeau ; Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire ! Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? Peut-on déchirer des ténèbres Plus denses que la poix, sans matin et sans soir, Sans astres, sans éclairs funèbres ? Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ? L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge Est soufflée, est morte à jamais ! Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge Les martyrs d'un chemin mauvais ! Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge ! Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? Dis, connais-tu l'irrémissible ? Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés, A qui notre coeur sert de cible ? Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? L'Irréparable ronge avec sa dent maudite Notre âme, piteux monument, Et souvent il attaque, ainsi que le termite, Par la base le bâtiment. L'Irréparable ronge avec sa dent maudite ! - J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal Qu'enflammait l'orchestre sonore, Une fée allumer dans un ciel infernal Une miraculeuse aurore ; J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal Un être, qui n'était que lumière, or et gaze, Terrasser l'énorme Satan ; Mais mon coeur, que jamais ne visite l'extase, Est un théâtre où l'on attend Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze !
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